Robinson Crusoé – Tome II

SACCAGEMENT DU VILLAGE INDIEN

En un mot, nous trouvâmes partout les tracesd’une rage si barbare, et d’une fureur si au-delà de tout ce quiest humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupablesde telles atrocités, ou s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmesque touts avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’étaitpas tout : nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les criscroissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dansla dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nousapperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussantd’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis,derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize oudix sept naturels poursuivis – je ne saurais les mieux nommer – partrois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leurenvoyèrent une décharge : un pauvre diable, frappé d’uneballe, fut renversé sous nos yeux. Quand ces indiens nous virent,croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions leségorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse ils jetèrent uncri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent parterre comme morts d’effroi.

À ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sangse glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelotsanglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les auraisfait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à cespauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, etaussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant lesmains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions lavie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention,touts vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notreprotection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandaide ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir dequelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés,ce qu’ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de seretirer, en leur assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ilsauraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je leslaissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins,je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectaclem’attendait ! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti lespieds en passant et courant à travers le feu ; d’autresavaient les mains brûlées ; une des femmes était tombée dansles flammes et avait été presque mortellement grillée avant depouvoir s’en arracher ; deux ou trois hommes avaient eu, dansleur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens ; unautre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandisque j’étais là.

J’aurais bien désiré connaître quelle avaitété la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de cequ’ils me dirent ; à leurs signes, toutefois, je m’apperçusqu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat metransperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là pluslong-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais partde ma résolution et leur commandais de me suivre, quand,tout-à-coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le maîtred’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et depoussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, commes’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes lesappelèrent de toutes leurs forces ; un d’eux, non sansbeaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre ; ilsreconnurent qui nous étions, et s’approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d’équipage nous vit, ilpoussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait durenfort ; et sans plus écouter : – « Capitaine,s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyezvenu ! nous n’avons pas encore à moitié fini. Les platsgueux ! les chiens d’Enfer ! je veux en tuer autant quele pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avonsjuré de n’en épargner aucun ; nous voulons extirper cette racede la terre ! » – Et il se reprit à courir, pantelant,hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peusilence : – « Chien sanguinaire ! lui criai-je,qu’allez-vous faire ? Je vous défends de toucher à une seulede ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votretête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vousêtes mort. »

– « Tudieu ! Sir,dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait ?Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous,venez ici. » – Et sur ce, il me montra le pauvreTom pendu à un arbre, et la gorge coupée.

J’avoue qu’à cet aspect je fus irritémoi-même, et qu’en tout autre occasion j’eusse été fortexaspéré ; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté quetrop loin leur rage et je me rappelai les paroles deJacob à ses fils Siméon etLévi : – « Maudite soit leur colère,car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a étécruelle. » – Or, une nouvelle besogne me tomba alorssur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jetéles yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j’eus autant depeine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus,mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façonà ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient seulement que noshommes ne fussent écrasés par le nombre ; mais quant auxhabitants, qu’ils méritaient touts la mort, car touts avaienttrempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traitéscomme des assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maîtred’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglantouvrage. Et moi, puisqu’il était tout-à-fait hors de mon pouvoir deles retenir, je me retirai morne et pensif : je ne pouvaissupporter la vue encore moins les cris et les gémissements despauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue etdeux hommes ; et avec eux seuls je retournai vers nosembarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’enaller ainsi ; car il commençait à faire jour et l’alarmes’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommesarmés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze outreize cabanes dont il a été question déjà ; mais par bonheur,j’évitai cette place et je gagnai directement la côte Quandj’arrivai au rivage il faisait grand jour : je prisimmédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyaipour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps oùj’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruitappaisé ; mais environ une demi-heure après que j’étais à bordj’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fuméeC’était, comme je l’appris plus lard, nos hommes qui, cheminfaisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau.Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons,mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nosaventuriers commencèrent à reparaître : ils arrivaient petit àpetit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis,mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignéed’hommes résolus auraient pu leur couper à touts la retraite.

Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout lepays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’unecentaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspectde cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pasun homme qui fît une belle défense. Surpris tout à la fois parl’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu del’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir.S’ils fuyaient d’un côté ils rencontraient un parti, s’ilsreculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas unn’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le piedet un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J’étais fort irrité contre mon neveu lecapitaine, et au fait intérieurement, contre touts les hommes dubord, mais surtout contre lui, non-seulement parce qu’il avaitforfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable duvoyage, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti larage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise.Mon neveu me répondit très-respectueusement, et me dit qu’à la vuedu cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et sibarbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pumaîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsicomme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la naturel’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant auxautres ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaientque trop : aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nousn’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord surle nombre des gens qu’ils avaient tués : les uns disaient unechose, les autres une autre ; mais selon le plus admissible detouts leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquantepersonnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé unehabitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys,comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge siprofondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas étéla peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaienttrouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendupar un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nosmarins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverteavec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudiraitnotre voyage ; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaientfait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Ilest vrai que les Indiens avaient tué ThomasJeffrys ; mais Thomas Jeffrys avait étél’agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait violé ou débauchéune de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemmentet sur la foi des traités.

À bord, le maître d’équipage défendit sa causepar la suite. Il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompula trêve, mais qu’il n’en était rien ; que la guerre avait étéallumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaienttiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucuneprovocation ; que puisque nous avions été en droit de lescombattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous fairejustice d’une façon extraordinaire ; que ce n’était pas uneraison parce que le pauvre Tom avait pris quelqueslibertés avec une jeune Malgache, pour l’assassiner et d’unemanière si atroce ; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que dejuste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire auxmeurtriers.

On va penser sans doute qu’après cet évènementnous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi lespayens et les barbares mais point du tout, les hommes ne deviennentsages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience sembleleur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrementachetée.

Nous étions alors destinés pour le golfePersique et de là pour la case de Coromandel, en touchant seulementà Surate ; mais le principal dessein de notre subrécarguel’appelait dans la baie du Bengale, d’où, s’il manquait l’affairepour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, etrevenir à la côte en s’en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce futdans le golfe Persique, où s’étant aventurés à terre sur la côteArabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par lesArabes et touts tués ou emmenés en esclavage : le reste desmatelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de lesdélivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer