Robinson Crusoé – Tome II

PROPOSITION DU NÉGOCIANT ANGLAIS

Je goûtai fort cette proposition, surtoutparce qu’elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d’unemanière amicale. Je ne dirai que ma situation isolée et détachée merendait plus que tout autre situation propre à embrasser uneentreprise commerciale : le négoce n’était pas monélément ; mais je puis bien dire avec vérité que si lecommerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était ; etjamais proposition d’aller visiter quelque coin du monde que jen’avais point encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant quenous eussions pu nous procurer un navire à notre gré ; etquand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver desmarins anglais, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour gouvernerle voyage et diriger les matelots que nous prendrions sur leslieux. À la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maîtred’équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, ettrois Portugais, matelots du gaillard d’avant ; avec ce mondeet des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrionspasser outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écritl’histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans cesparages, qu’il serait pour tout le monde assez insipide de donnerune longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples quiles habitent. Je laisse cette besogne à d’autres, et je renvoie lelecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjàpubliés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C’estassez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord à Achem,dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmesquelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et del’arack ; le premier est un article d’un grand prix chez lesChinois, et dont ils avaient faute à cette époque. En un mot nousallâmes jusqu’à Sung-Kiang ; nous fîmes un très-grandvoyage ; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmesau Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de monentreprise. – J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne dece que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et lesnégociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grandsbiens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix,cent mille livres sterling.

Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moinscela s’explique quand on considère le nombre innombrable de portset de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songeque, dans touts ces lieux, ces ports fréquentés par les naviresanglais il se fait constamment des demandes si considérables detouts les produits étrangers, que les marchandises qu’on y porte ysont toujours d’une aussi bonne défaite que celles qu’on enexporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et jegagnai tant d’argent dans cette première expédition, et j’acquis detelles notions sur la manière d’en gagner davantage, que si j’eusseété de vingt ans plus jeune, j’aurais été tenté de me fixer en cepays, et n’aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu’était toutceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un hommebien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéirà un désir impatient de voir le monde qu’au désir cupide d’y fairegrand gain ? Et c’est vraiment à bon droit, je pense, quej’appelle ce désir impatient ; car c’en était là : quandj’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand j’étais àl’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, quem’importait ce gain ? Déjà bien assez riche, je n’avais nuldésir importun d’accroître mes richesses ; et c’est pourquoiles profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour mepousser à de nouvelles entreprises Il me semblait que dans cetteexpédition je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu aulieu d’où j’étais parti, à la maison, en quelque sorte ;d’autant que mon œil, comme l’œil dont parle Salomon,n’était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plusdésireux de courir et de voir. J’étais venu dans une partie dumonde que je n’avais jamais visitée, celle dont plusparticulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais résoluà la parcourir autant que possible : après quoi, pensais-je,je pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digned’être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nousavions une idée différente, Je ne dis pas cela pour insister sur lamienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et laplus conforme au but d’un négociant, dont toute la sagesse,lorsqu’il est au dehors en opération commerciale, se résume encela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut luifaire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en tenait aupositif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de roulier,toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selonsa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée, aucontraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’unécolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir unechose deux fois.

Or ce n’était pas tout. J’avais une sorted’impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas lamoindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cetteindétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche desaffaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pourrapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou desenvirons, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce,bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nousne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelquesautres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils l’ont àBatavia, Ceylan et cætera. Nous n’avions pas été longs ànous préparer pour cette expédition : la difficulté principaleavait été de m’y engager. Cependant à la fin rien autre ne s’étantoffert et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profitsi grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréableen soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce quipour moi était une mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous lefîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieursautres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes aubout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, quiconsistaient principalement en clous de girofle et en noixmuscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour leGolfe ; nous gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement unbénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, meregarda en souriant : – Eh bien maintenant, me dit-il,insultant aimablement à ma nonchalance ; ceci ne vaut-il pasmieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdrenotre temps à nous ébahir de la sottise et de l’ignorance despayens ? – « Vraiment, mon ami, répondis-je, je le croiset commence à me convertir aux principes du négoce ; maissouffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont jesuis capable ; car si une bonne fois je surmonte monindolence, et m’embarque résolument, tout vieux que je suis, jevous harasserai de côté et d’autre par le monde jusqu’à ce que vousn’en puissiez plus ; car je prendrai si chaudement l’affaire,que je ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peude temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant deBatavia ; ce n’était pas un navire marchand européen, mais uncaboteur, du port d’environ de cents tonneaux. L’équipage,prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n’ayant pasassez de monde pour tenir la mer, s’était vu forcé de relâcher auBengale ; et comme s’il eût assez gagné d’argent, ou qu’ilsouhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit annoncerpubliquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vintaux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eûtouï parler, et il me prit grandement envie de faire cetteacquisition. J’allai donc le trouver et je lui en touchai quelquesmots. Il réfléchit un instant, car il n’était pas homme às’empresser ; puis, après cette pause, il répondit : –« Il est un peu trop gros ; mais cependantayons-le. » – En conséquence, tombant d’accord avec lecapitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmespossession. Ceci fait, nous résolûmes d’embaucher les gens del’équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà etpoursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu non leursgages, mais leurs parts de l’argent, comme nous l’apprîmes plustard, il ne fut plus possible d’en retrouver un seul. Nous nousenquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes qu’ils étaientpartis touts ensemble par terre pour Agra, la grande cité,résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis degagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis long-temps ne m’avait autantchagriné que d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux. Un telpélerinage, m’imaginais-je, eût été pour moi en pareille compagnie,tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avecmon grand projet : j’aurais vu le monde et en même temps je meserais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moinsinconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sortede compagnons c’étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire.L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était que le canonnier et nonle commandant. Dans le cours d’un voyage commercial ils avaient étéattaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent lecapitaine et trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles aunombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le bâtiment, cequ’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du Bengale,abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nousaurons des nouvelles plus loin.

N’importe par quelle voie ce navire leur étaittombé entre les mains, nous l’avions acquis honnêtement,pensions-nous, quoique, je l’avoue, nous n’eussions pas examiné lachose aussi exactement que nous le devions ; car nous n’avionsfait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés,se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraientdémentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes : etd’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de lessuspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navireà un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nomsemblable, forgé comme tout le reste je suppose, qui soi-disantétait le sien, ce que nous n’avions pu mettre en doute ; et,un peu trop inconsidérément ou du moins n’ayant aucun soupçon de lachose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu’il en fût, après cet achat nousenrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nousdéterminâmes à faire un second voyage dans le Sud-Est pour allerchercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippineset aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cettepartie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, jepassai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant ettrafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernièreannée j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseauci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étionsd’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par lesvents, nous fûmes obligés de louvoyer long-temps çà et là dans ledétroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de cesmers difficiles nous nous apperçûmes que le navire avait fait unevoie d’eau : malgré toute notre habileté nous ne pouvionsdécouvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercherquelque part, et mon partner, qui connaissait le paysmieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière deCamboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, unM. Thompson, ne voulant point me charger ducommandement du navire. Cette rivière coule au nord de la grandebaie ou golfe qui remonte jusqu’à Siam.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer