Robinson Crusoé – Tome II

RENCONTRE DU CANONNIER

Tandis que nous étions mouillés là, allantsouvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, secondcanonnier, si je ne me trompe, à bord d’un navire de la compagniedes Indes Orientales, à l’ancre plus haut dans la même rivière prèsde la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l’avait amené en celieu ? Je ne sais ; mais il vint à moi, et, m’adressantla parole en anglais : – « Sir, dit-il, vousm’êtes étranger et je vous le suis également ; cependant j’aià vous dire quelque chose qui vous touche de très-près. »

Je le regardai long-temps fixement, et je crusd’abord le reconnaître ; mais je me trompais. – « Si celame touche de très-près, lui dis-je, et ne vous touche pointvous-même, qui vous porte à me le communiquer ? » –« Ce qui m’y porte c’est le danger imminent où vous êtes, etdont je vois que vous n’avez aucune connaissance. » –« Tout le danger où je suis, que je sache, c’est que monnavire a fait une voie d’eau que je ne puis trouver ; mais jeme propose de le mettre à terre demain pour tâcher de ladécouvrir. » – « Mais, Sir, répliqua-t-il,qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non,vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vousaurez entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous,Sir, que la ville de Camboge n’est guère qu’à quinzelieues plus haut sur cette rivière et qu’environ à cinq lieues dece côté il y a deux gros bâtiments anglais et troishollandais ? » – « Eh bien ! qu’est-ce que celame fait, à moi ? repartis-je. » – « Quoi !Sir, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherchecertaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port sansexaminer auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est deforce à se mesurer avec eux ? Je ne suppose pas que vouspensiez la partie égale. » – Ce discours m’avait fort amusé,mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu’ilsignifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je luidis : – « Sir,je vous en prie,expliquez-vous ; je n’imagine pas quelle raison je puis avoirde redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtimentshollandais : je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoirà me dire ? »

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant,garda un instant le silence, puis souriant : – « Fortbien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, àvos souhaits ! je suis pourtant fâché que votre destinée vousrende sourd à un bon avis ; sur l’honneur, je vous l’assure,si vous ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué àla prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être,si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf àinformer après. Sir, je pensais trouver un meilleuraccueil en vous rendant un service d’une telle importance. » –« Je ne saurais être méconnaissant d’aucun service, ni enversaucun homme qui me témoigne de l’intérêt ; mais cela passe macompréhension, qu’on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoiqu’il en soit, puisque vous me dites qu’il n’y a point de temps àperdre, et qu’on ourdit contre moi quelque odieuse trame, jeretourne à bord sur-le champ et je remets immédiatement à la voile,si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau ou si malgré cela nouspouvons tenir la mer. Mais, Sir, partirai-je sanssavoir la raison de tout ceci ? Ne pourriez-vous me donnerlà-dessus quelques lumières ? »

« – Je ne puis vous conter qu’une partiede l’affaire, Sir, me dit-il ; mais j’ai là avecmoi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense, vous dirait lereste si le temps le permettait. Or le gros de l’histoire, dont lapremière partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c’estque vous êtes allés avec ce navire à Sumatra ; que là votrecapitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, etque vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avecvous, vous vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vousêtes faits Pirates. Voilà le fait en substance, etvous allez être touts saisis comme écumeurs, je vous l’assure, etexécutés sans autre forme de procès ; car, vous le savez, lesnavires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ilstombent en leur pouvoir. »

– « Maintenant vous parlez bon anglais,lui dis-je, et je vous remercie ; et quoique je ne sache pasque nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d’avoiracquis honnêtement et légitimement ce vaisseau[21],cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme vous dites, etque vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes. »– « Non, Sir, reprit-il, je ne vous dis pas devous mettre sur vos gardes : la meilleure précaution estd’être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie etde celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la maréehaute ; comme vous aurez toute une marée devant vous, vousserez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissentdescendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme ellessont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de deuxheures sur elles par la différence de la marée, sans compter lalongueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupesseulement, et non point des navires, elles n’oseront vous suivre aularge, surtout s’il fait du vent. »

– « Bien, lui dis-je, vous avez été on nepeut plus obligeant en cette rencontre : que puis-je fairepour votre récompense ? » – « Sir,répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser,vous n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci : jevous ferai seulement une proposition : il m’est dû dix-neufmois de paie à bord du navire le ***, sur lequel je suis venud’Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais qui est avecmoi ; voulez-vous nous en tenir compte ? nous partironsavec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien deplus ; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nousavons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de toutl’équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion. »

J’y tôpai sur-le-champ, et je m’en allaiimmédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt quej’approchai du navire, mon partner, qui ne l’avaitpoint quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et tout joyeux mecria : – « O ho ! O ho ! nous avons bouché lavoie » – « Tout de bon ? lui dis-je ; béni soitDieu ! mais qu’on lève l’ancre en toute hâte. » –« Qu’on lève l’ancre ! répéta-t-il, qu’entendez-vous parlà ? Qu’y a-t-il ? » « Point de questions,répliquai-je ; mais tout le monde à l’œuvre, et qu’on lèvel’ancre sans perdre une minute. » – Frappé d’étonnement, il nelaissa pas d’appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinentde lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrementmontée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route versla mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine etje lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir lesdeux hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme cerécit demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’unmatelot vint crier à la porte de la cabine, de la part ducapitaine, que nous étions chassés. – « Chassés !m’écriai-je ; comment et par qui ? » – « Parcinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde. » –« Très-bien ! dis-je ; il paraît qu’il y a du vrailà-dedans. » – Sur-le-champ je fis assembler touts nos hommes,et je leur déclarai qu’on avait dessein de se saisir du navire pournous traiter comme des pirates ; puis je leur demandai s’ilsvoulaient nous assister et se défendre. Ils répondirentjoyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avecnous. Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens lameilleure marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu àrésister jusqu’à la dernière goutte de mon sang. – « Il faut,dit-il, tenir l’ennemi à distance avec notre canon, aussilong-temps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notremousqueterie pour l’empêcher de nous aborder ; puis, cesressources épuisées, se retirer dans nos quartiers ; peut-êtren’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et nepourront-ils pénétrer jusqu’à nous. »

Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre detransporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont del’avant à l’arrière, et de les charger de balles, de morceaux deferraille, et de tout ce qui tomberait sous la main. Tandis quenous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le largeavec assez de vent, et nous appercevions dans l’éloignement lesembarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avectoute la voile qu’elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de noslongues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé lesautres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement surnous ; à n’en pas douter, elles voulaient nous joindre ;nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimerl’ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc,comme pour demander à parlementer ; mais elles continuèrent deforcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée de canon.Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient pointfait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes surelles à boulets. Sans en tenir aucun compte elles poursuivirent.Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voixque nous avions à bord nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmesde s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n’en démordirentpoint, et s’efforcèrent d’arriver sous notre poupe comme pour nousaborder par l’arrière. Voyant qu’elles étaient résolues à tenter unmauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, jedonnai l’ordre de mettre en panne afin de leur présenter letravers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont unavait été pointé si juste qu’il emporta la poupe de la chaloupe laplus éloignée, ce qui mit l’équipage dans la nécessité d’amenertoutes les voiles et de se jeter sur l’avant pour empêcher qu’ellene coulât ; elle s’en tint là, elle en eut assez ; maisla plus avancée n’en poursuivant pas moins sa course, nous nouspréparâmes à faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois quisuivaient, ayant devancé les deux autres, s’approcha de celle quenous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuiteen recueillir l’équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe laplus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer,afin de savoir ce qu’elle nous voulait : pour toute réponseelle s’avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était unadroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu surelle ; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe,faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent enavant. Le canonnier, s’étant de nouveau promptement apprêté, fitfeu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu’il n’atteignît pasl’embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nouspûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nousvirâmes lof pour lof ; nous leur présentâmes la hanche, et,leur ayant lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que lachaloupe était presque mise en pièces ; le gouvernail entreautres et un morceau de la poupe avaient été emportés ; ilsserrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaientdans une grande confusion.

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