Robinson Crusoé – Tome II

AFFAIRE DES CINQ CHALOUPES

Pour compléter leur désastre notre canonnierleur envoya deux autres coups ; nous ne sûmes où ilsfrappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjàplusieurs hommes luttaient avec les flots. – Sur-le-champ je fismettre à la mer et garnir de monde notre pinace, avec ordre derepêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était possible, et de lesamener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaientà s’approcher. Nos gens de la pinace obéirent et recueillirenttrois pauvres diables, dont l’un était sur le point de senoyer : nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui.Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voilesdehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupeseurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient levéla chasse.

Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’enignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je nel’avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner àconnaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l’Est,entièrement hors de la ligne suivie par les navires européenschargée pour la Chine ou même tout autre lieu en relationcommerciale avec les nations de l’Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmesavec les deux marins, et nous leur demandâmes d’abord ce que toutcela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d’un coup dansle secret, en nous déclarant que le drille qui nous avait vendu lenavire, comme on sait, n’était rien moins qu’un voleur qui s’étaitenfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont ilnous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd’hui, avait ététraîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca,avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatreautres s’étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bienlong-temps, et d’où lui seul enfin s’était échappé d’une façonmiraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui,naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sachaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n’avait pas osédescendre sur le rivage où était l’embarcation ; mais, dans lanuit, ayant gagné l’eau un peu au-delà, après avoir nagé fortlong-temps, à la fin il avait été recueilli par la chaloupe dunavire.

Il nous dit ensuite qu’il était allé àBatavia, où ayant abandonné les autres dans leur voyage, deuxmarins appartenant à ce navire étaient arrivés ; il nous contaque le drôle qui s’était enfui avec le bâtiment l’avait vendu auBengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaientdéjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richementchargés.

Cette dernière allégation nous concernaitdirectement ; et quoiqu’il fût patent qu’elle était fausse,cependant, comme mon partner le disait très-bien, sinous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nousune prévention telle, que c’eût été en vain que nous nous serionsdéfendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nosaccusateurs auraient été nos juges : nous n’aurions rien eu àen attendre que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter unecolère aveugle. Aussi l’opinion de mon partnerfut-elle de retourner en droiture au Bengale, d’où nous venions,sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nousjustifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand lenavire était arrivé, à qui nous l’avions acheté, et surtout, s’iladvenait que nous fussions dans la nécessité de porter l’affairedevant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrsd’obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d’abord et jugésaprès.

Je fus quelque temps de l’avis de monpartner ; mais après y avoir songé un peu plussérieusement : – « Il me semble bien dangereux pour nous,lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que noussommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée nouspouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais deBatavia et par les Anglais ; et si nous étions en quelquesorte pris en fuite, par là nous nous condamnerionsnous-mêmes : il n’en faudrait pas davantage pour nous perdre.– Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu’ilpartageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et monpartner et l’équipage. Nous déterminâmes immédiatementd’aller à la côte de Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout enpoursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, dechercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire de notrenavire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays quenous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme auxplus sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, noustenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire versl’Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir sesinconvénients ; les vents, quand nous fûmes à cette distancede la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, lesmoussons, comme on les appelle, soufflant Est etEst-Nord-Est ; de sorte que, tout mal pourvu de vivres quenous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’unetraversée laborieuse ; et ce qui était encore pire, nousavions à redouter que les navires anglais et hollandais dont leschaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-unsétaient destinés pour ces parages, n’arrivassent avant nous, ou quequelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux,ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors àmon aise, et je m’estimais, depuis que j’avais échappé auxchaloupes dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé dema vie ; en quelque mauvaise passe que j’eusse été, je nem’étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur ; jen’avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et laloyauté, encore moins qui fût contraire à l’honneur. J’avais étésurtout mon propre ennemi, je n’avais été même, je puis bien ledire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je me voyaisempêtré dans la plus méchante affaire imaginable ; car bienque je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même deprouver mon innocence ; pourtant, si j’étais pris, je mevoyais prévenu d’un crime de la pire espèce, au moins considérécomme tel par les gens auxquels j’avais à faire.

Je n’avais qu’une idée : chercher notresalut ; mais comment ? mais dans quel port, dans quellieu ? Je ne savais. – Mon partner, qui d’abordavait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit àrelever mon courage ; et après m’avoir fait la description desdifférents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis derelâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagnerensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, oùrésident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendentd’ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer enChine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et enconséquence, après une traversée lente et irrégulière, durantlaquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nousarrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et faisantréflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquelnous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petiterivière ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nousne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire,reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les portsd’alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuseprécaution ; car si tout d’abord aucun navire européen nes’offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matinil y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sanspavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation,passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte deChine. Dans l’après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais,tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnésd’ennemis de touts côtés. Le pays où nous faisions station étaitsauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou parprofession ; et bien qu’avec eux nous n’eussions guèrecommerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nousévitassions d’avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grandepeine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieursfois.

La petite rivière où nous étions n’estdistante que de quelques lieues des dernières limitesseptentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmesau Nord-Est jusqu’à la pointe de terre qui ouvre la grande baie deTon-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nousdécouvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étionsenvironnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plusbarbares de touts les habitants de cette côte ; ils n’ontcommerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson,d’huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leurbarbarie toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’unnavire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipageprisonnier, c’est-à-dire esclave ; et nous ne tardâmes pas àvoir un échantillon de leur bonté en ce genre à l’occasionsuivante :

J’ai consigné ci-dessus que notre navire avaitfait une voie d’eau en mer, et que nous n’avions pu le découvrir.Bien qu’à la fin elle eût été bouchée aussi inopinémentqu’heureusement dans l’instant même où nous allions être capturéspar les chaloupes hollandaises et anglaises proche la baie de Siam,cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bonpoint que nous l’aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nousétions en cet endroit, de l’échouer au rivage après avoir retiré lepeu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer etréparer la carène, et, s’il était possible, trouver où s’était faitle déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment etmis touts les canons et les autres objets mobiles d’un seul côté,nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin deparvenir jusqu’à la quille ; car, toute réflexion faite, nousne nous étions pas souciés de l’échouer à sec : nous n’avionspu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n’avaient jamais assisté àun pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nousregarder ; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers larive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l’autre côté, surdes échafaudages et dans les embarcations travaillaient à lacarène, ils s’imaginèrent qu’il avait fait naufrage et se trouvaitprofondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux outrois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaientles unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près denous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller lenavire, et, s’ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves àleur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui lesgouvernait.

Quand ils s’approchèrent du bâtiment etcommencèrent de ramer à l’entour, ils nous apperçurent touts fortembesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant lesuif, comme tout marin sait que cela se pratique.

Ils s’arrêtèrent quelque temps à nouscontempler. Dans notre surprise nous ne pouvions concevoir quelétait leur dessein ; mais, à tout évènement, profitant de celoisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire,et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afinqu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors depropos ; car après tout au plus un quart d’heure dedélibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellementnaufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et denous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand ontransporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage denos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échuset s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.

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