Robinson Crusoé – Tome II

COMBAT À LA POIX

À la vue de cette multitude, la positionvraiment n’était pas tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer,et se mirent à nous crier qu’ils ne savaient que faire. Jecommandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages dedescendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient leschaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nousemployâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux del’échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purentexécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras les Cochinchinoisqui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notrechaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était unmatelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait unmousquet à la main ; mais, au lieu de faire feu, il le déposadans la chaloupe : je le crus fou. Le drôle entendait mieuxque moi son affaire ; car il agrippa un payen, le tiraviolemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par lesdeux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord,que le camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite unHollandais qui se trouvait à côté ramassa, le mousquet, et avec lacrosse manœuvra si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbaresau moment où ils tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’étaittout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui,intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à seprécipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelotsseulement ! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout àrire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce quec’est :

Notre charpentier, en train de donner un suifà l’extérieur du navire et de brayer les coutures qu’il avaitcalfatées pour boucher les voies, venait justement de fairedescendre dans la chaloupe deux chaudières, l’une pleine de poixbouillante, l’autre de résine, de suif, d’huile et d’autresmatières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon quiservait notre charpentier avait justement à la main une grandecuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs lamatière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à l’endroit mêmeoù se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans lachaloupe. Le drille aussitôt les salua d’une cuillerée de poixbouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ilsétaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ilssautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. À ce coup lecharpentier s’écria : – « Bien joué,Jack ! bravo, va toujours. » – Puiss’avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant dans lachaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telleprofusion, que, bref, dans trois barques, il n’y eut pas unassaillant qui ne fût roussi et brûlé d’une manière piteuse, d’unemanière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements telsque de ma vie je n’avais ouï un plus horrible vacarme, voire mêmerien de semblable ; car bien que la douleur, et c’est unechose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris à toutsles êtres, cependant chaque nation a un mode particulierd’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langageà elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nomni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’aivraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs desloups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur lesfrontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir,non-seulement parce qu’elle était pour moi inopinée et qu’elle noustirait d’un péril imminent, mais encore parce que nous l’avionsremportée sans avoir répandu d’autre sang que celui de ce pauvrediable qu’un de nos drilles avait dépêché de ses mains, à monregret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareilsmisérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans lapersuasion où j’étais qu’ils croyaient ne faire rien que de juste,et n’en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût êtrejustifiable parce qu’il avait été nécessaire et qu’il n’y a pointde crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais pas moins quec’est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuernos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, jepense ainsi toujours ; même aujourd’hui j’aimerais mieuxsouffrir beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil quim’outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’unevie, sera de mon sentiment, j’en ai l’assurance, s’il réfléchitsérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durantcette échauffourée mon partner et moi, qui dirigionsle reste de l’équipage à bord, nous avions fort dextrement redresséle navire ou à peu près ; et, quand nous eûmes remis lescanons en place, le canonner me pria d’ordonner à notre chaloupe dese retirer, parce qu’il voulait envoyer une bordée à l’ennemi. Jelui dis de s’en donner de garde, de ne point mettre en batterie,que sans lui le charpentier ferait la besogne ; je le chargeaiseulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont,prit soin notre Cook qui se trouvait à bord. Mais nosassaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ilsne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis quis’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pourainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, às’appercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvantque ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis. – C’estainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille ; et commedeux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines,du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de nepas demeurer là plus long-temps, et de remettre en mer quoi qu’ilen pût advenir ; car nous ne doutions pas d’être environnés,le jour suivant, d’un si grand nombre de ces marauds, que notrechaudière de poix n’y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soirmême, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans cesentrefaites, comme nous avions mouillé l’ancre à quelque distancedu rivage, nous fûmes bien moins inquiets : nous étions alorsen position de combattre et de courir au large si quelque ennemi sefût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notrebesogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nousmîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie deTon-Kin, désireux que nous étions d’obtenir quelques renseignementssur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés ; mais nousn’osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieursnavires qui s’y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmesdonc au Nord-Est, à dessein de toucher à l’île Formose, neredoutait pas moins d’être apperçu par un bâtiment marchandhollandais ou anglais qu’un navire hollandais ou anglais ne redoutede l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerrealgérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer noustînmes toujours au Nord-Est comme si nous voulions aller auxManilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomberdans la route des vaisseaux européens ; puis nous gouvernâmesau Nord jusqu’à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes delatitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l’île Formose,où nous jetâmes l’ancre pour faire de l’eau et des provisionsfraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civilsdans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrenttrès-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leursrelations et touts leurs marchés, ce que nous n’avions pas trouvédans l’autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste duchristianisme autrefois planté dans cette île par une mission deprotestants hollandais : preuve nouvelle de ce que j’aisouvent observé, que la religion chrétienne partout où elle estreçue civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elleopère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord,nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine,jusqu’à ce que nous eussions passé touts les ports fréquentés parles navires européens, résolus que nous étions autant que possibleà ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vunotre position, c’eût été fait de nous infailliblement. Pour mapart, j’avais une telle peur d’être capturé, que, je le croisfermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains del’inquisition espagnole[22].

Étant alors parvenus à la latitude de 30degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port decommerce que nous trouverions. Tandis que nous rallions la terre,une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bordun vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtimenteuropéen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de saproposition ; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nousdemander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelleil était venu.

Bien persuadé qu’il nous était loisible alorsde nous faire mener par ce vieux homme où bon nous semblerait, jelui parlai tout d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dansla partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bon hommenous dit qu’il connaissait fort bien le golfe de Nanking ;mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptionsfaire.

Je lui répondis que nous voulions y vendrenotre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soiesécrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par lamême route. – « En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieuxvotre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer devous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votreargent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandiseschinoises à aussi bon marché qu’à Nanking. »

Dans l’impossibilité de détourner le bon hommede ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je luidis que nous étions gentlemen aussi bien quenégociants, et que nous avions envie d’aller voir la grande cité dePéking et la fameuse Cour du monarque de la Chine. – « Alors,reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve qui se jettelà dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grandcanal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout levaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieursmontagnes considérables au moyen d’écluses et de portes, ets’avance jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux centsoixante-dix lieues. »

– « Fort bien, senhorPortuguez, répondis-je ; mais ce n’est pas là notreaffaire maintenant : la grande question est de savoir s’ilvous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plustard nous nous rendrions à Péking. » – Il me dit que Oui, quec’était pour lui chose facile, et qu’un gros navire hollandaisvenait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelquetrouble : un vaisseau hollandais était pour lors notreterreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu’ilne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions lapersuasion qu’un bâtiment hollandais serait notre ruine ; nousn’étions pas de taille à nous mesurer : touts les vaisseauxqui trafiquent dans ces parages étant d’un port considérable etd’une beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s’apperçut de mon trouble et demon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il medit :

– « Sir, vous n’avez rien àredouter des Hollandais, je ne suppose pas qu’ils soient en guerreaujourd’hui avec votre nation. » – « Non, dis-je, il estvrai ; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuventdonner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leurspays. » – « Eh quoi ! reprit-il, vous n’êtes pas despirates, que craignez-vous ? À coup sûr on ne s’attaquera pasà de paisibles négociants. »

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