Robinson Crusoé – Tome II

LE VIEUX PILOTE PORTUGAIS

Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pasau visage, c’est que quelque obstruction l’arrêta dans lesvaisseaux que la nature a destinés à sa circulation. – Jeté dans ladernière confusion, je dissimulai mal, et le bon homme s’apperçutaisément de mon désordre.

– « Sir, me dit-il, je voisque je déconcerte vos mesures : je vous en prie, s’il vousplaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que je vousservirai de toutes mes forces. » – « Oui, cela est vrai,Senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peuébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d’autantsurtout que vous avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y ena pas dans ces mers ; nous serions en fort mauvaiseposition : vous le voyez, notre navire n’est pas de haut-bordet n’est que faiblement équipé. »

« Oh ! Sir,s’écria-t-il, tranquillisez-vous ; je ne sache pas qu’aucunpirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté,qui a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y aenviron un mois ; mais vous pouvez être certain qu’il estparti pour le Sud ; d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidableni propre à son métier ; il n’a pas été construit pour fairela course ; il a été enlevé par un tas de coquins qui setrouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de seshommes eurent été tués par des Malais à ou près l’île deSumatra. »

« Quoi ! dis-je, faisant semblant dene rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leurcapitaine ? » – « Non, reprit-il, je ne prétends pasqu’ils l’aient massacré ; mais comme après le coup ils se sontenfuis avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré partrahison entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et quesans doute ils avaient apostés pour cela. » – « Alors,m’écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s’ils avaientfrappé eux-mêmes. » – « Oui-da, repartit le bon homme ilsl’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont découvertspar quelque navire anglais ou hollandais ; car touts sontconvenus s’ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner dequartier. »

– « Mais, lui fis-je observer, puisquevous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ilsle rencontrer ? » – « Oui vraiment, répliqua-t-il,on assure qu’il est parti ; ce qu’il y a de certain toutefois,comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est entré il y a environun mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et quelà, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie del’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurscompagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est falluqu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglaiset hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premièresembarcations avaient été bien secondées on l’aurait infailliblementcapturé ; mais ne se voyant harcelés que par deux chaloupes,il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que lesautres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit leverla chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte dunavire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils letrouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaineni à ses hommes et de les pendre touts à la grandevergue. »

– « Quoi ! m’écriai-je, ils lesexécuteront à tort ou à droit ? Ils les pendront d’abord etles jugeront ensuite ? » – « Bon Dieu !Sir, répondit le vieux pilote, qu’est-il besoin deformalités avec de pareils coquins ? Qu’on les lie dos à doset qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce qu’ilsméritent. »

Sentant le bon homme entre mes mains et dansl’impossibilité de me nuire, je l’interrompis brusquement : –« Fort bien, Senhor, lui dis-je, et voilàjustement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et neveux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté parles bâtiments anglais ou hollandais ; car, sachez,Senhor, que messieurs les capitaines de vaisseaux sontun tas de malavisés, d’orgueilleux, d’insolents personnages qui nesavent ce que c’est que la justice, ce que c’est que de se conduireselon les lois de Dieu et la nature ; fiers de leur office etn’entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils sefont assassins ; ils prennent sur eux d’outrager des gensfaussement accusés et de les déclarer coupables sans enquêtelégale ; mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendrecompte, je leur ferai apprendre comment la justice veut êtreadministrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme uncriminel avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de laculpabilité de cet homme. »

Sur ce, je lui déclarai que notre navire étaitcelui-là même que ces messieurs avaient attaqué ; je luiexposai tout au long l’escarmouche que nous avions eue avec leurschaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite ; jelui contai toute l’histoire de l’acquisition du navire et commentle Hollandais nous avait présenté la chose ; je lui dis lesraisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat ducapitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire ; quece n’était qu’une fable du crû de ces messieurs pour insinuer quel’équipage s’était fait pirate ; qu’après tout ces messieursauraient dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer audépourvu et de nous contraindre à leur résister : – « Ilsauront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notrelégitime défense nous avons tués ! »

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit quenous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s’ilavait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtimenten Chine, chose facile, puis d’en construire ou d’en acheter unautre dans ce pays : – « Assurément, ajouta-t-il, vousn’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre ; mais vouspourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramenervous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partoutailleurs. »

Je lui dis que j’userais de son avis quandnous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver unbâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter lemien. Il m’assura qu’à Nanking les acquéreurs afflueraient ;que pour m’en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement monaffaire ; et qu’il me procurerait des gens qui m’achèteraientl’un et qui me vendraient l’autre.

– « Soit ! Senhor,repris-je ; mais comme vous dites que ces messieursconnaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourraijeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier etpeut-être les faire égorger inopinément ; car partout où cesmessieurs rencontreront le navire il leur suffira de le reconnaîtrepour impliquer l’équipage : ainsi d’innocentes créaturesseraient surprises et massacrées. » – « Non, non, dit lebon homme, j’aviserai au moyen de prévenir ce malencontre :comme je connais touts ces commandants dont vous parlez et que jeles verrai touts quand ils passeront, j’aurai soin de leur exposerla chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l’énormité deleur méprise ; je leur dirai que s’il est vrai que les hommesde l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est fauxpourtant qu’ils se soient faits pirates ; et que ceux qu’ilsont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefoisenlevèrent le navire, mais de braves gens qui l’ont achetéinnocemment pour leur commerce : et je suis persuadé qu’ilsajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus dediscrétion à l’avenir. » – « Bravo, lui dis-je, etvoulez-vous leur remettre un message de ma part ? » –« Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez parécrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu’il vient devous, qu’il n’est pas de mon crû. » – Me rendant à son désir,sur-le-champ je pris une plume, de l’encre et du papier, et je memis à écrire sur l’échauffourée des chaloupes, sur la prétendueraison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où jedéclarais en somme à ces messieurs les commandants qu’ils avaientfait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient enAngleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils lapaieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de mapatrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste etme demanda à plusieurs reprises si j’étais prêt à soutenir ce quej’y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu’il meresterait quelque chose au monde, dans la conviction où j’étais quetôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais jen’eus pas l’occasion d’envoyer le pilote porter ce message, car ilne s’en retourna point[23]. Tandisque tout ceci se passait entre nous, par manière d’entretien, nousavancions directement vers Nanking, et au bout d’environ treizejours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la pointeSud-Ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard que deuxbâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, etqu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cetteconjoncture, je consultai de nouveau monpartner ; il était aussi embarrassé que moi, etaurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n’importe où.Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai auvieux pilote s’il n’y avait pas quelque crique, quelque havre où jepusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans êtreen danger de l’ennemi. Il me dit que si je voulais faire encorequarante-deux lieues au Sud nous trouverions un petit port nomméQuinchang, où les Pères de la Mission débarquaient d’ordinaire envenant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne auxChinois, et où les navires européens ne se montraient jamais ;et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand j’auraismis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décisionultérieure. – « J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas uneplace marchande, cependant à certaines époques il s’y tient unesorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter desmarchandises chinoises. »

Nous fûmes touts d’avis de gagner ce port,dont peut-être j’écris le nom de travers ; je ne puis au justeme le rappeler l’ayant perdu ainsi que plusieurs autres notes surun petit livre de poche que l’eau me gâta, dans un accident que jerelaterai en son lieu ; je me souviens seulement que lesnégociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes enrelation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, etqu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendreà cette place, nous levâmes l’ancre le jour suivant ; nousétions allés deux fois à terre pour prendre de l’eau fraîche, etdans ces deux occasions les habitants du pays s’étaient montréstrès-civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion dechoses, c’est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé,de riz et d’oiseaux ; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes àQuinchang qu’au bout de cinq jours ; mais notre satisfactionn’en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien ledire, de reconnaissance envers le Ciel, quand je posai le pied surle rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s’ilnous était possible de disposer de nous et de nos marchandisesd’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamaisremonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici lereconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai faitquelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérablequ’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison : –« L’effroi que conçoit un homme lui tend unpiège. » C’est une mort dans la vie ; elleoppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie ;elle étouffe les esprits animaux et abat toute cette vigueurnaturelle qui soutient ordinairement l’homme dans ses afflictions,et qu’il retrouve toujours dans les plus grandesperplexités[24].

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