Robinson Crusoé – Tome II

LE NÉGOCIANT JAPONAIS

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtrefrançais, Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de laMission de se rendre à Péking, résidence royale de l’Empereurchinois, et attendait un autre prêtre qu’on devait lui envoyer deMacao pour l’accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemblesans qu’il m’invitât à faire ce voyage avec lui, m’assurant qu’ilme montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire etentre autres la plus grande cité du monde : – « Cité,disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraientégaler. » – Il voulait parler de Péking, qui, je l’avoue, estune ville fort grande et infiniment peuplée ; mais comme j’airegardé ces choses d’un autre œil que le commun des hommes, j’endonnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite demes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.

Mais d’abord je retourne à mon moine oumissionnaire : dînant un jour avec lui, nous trouvant toutsfort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et ilse mit à me presser très-vivement, ainsi que monpartner, et à nous faire mille séductions pour nousdécider. – « D’où vient donc, Père Simon, dit monpartner, que vous souhaitez si fort notresociété ? Vous savez que nous sommes hérétiques ; vous nepouvez nous aimer ni goûter notre compagnie. » –« Oh ! s’écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bonsCatholiques, avec le temps : mon affaire ici est de convertirdes payens ; et qui sait si je ne vous convertirai pasaussi ? » – « Très-bien, Père, repris-je ;ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin. » –« Non, non, je ne vous importunerai pas : notre religionn’est pas incompatible avec les bonnes manières ; d’ailleurs,nous sommes touts ici censés compatriotes. Au fait ne lesommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons ; et sivous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pastouts chrétiens ? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommestouts de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sansnous incommoder l’un l’autre. » – Je goûtai fort ces dernièresparoles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastiqueque j’avais laissé au Brésil, mais il s’en fallait de beaucoup quece Père Simon approchât de son caractère ; car bien que PèreSimon n’eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle,cependant il n’avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piétéstricte, d’affection sincère pour la religion que mon autre bonecclésiastique possédait et dont j’ai parlé longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu’il nenous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir aveclui. Autre chose alors nous préoccupait : il s’agissait denous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nouscommencions à douter fort que nous le pussions, car nous étionsdans une place peu marchande : une fois même je fus tenté deme hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville deNanking ; mais la Providence sembla alors, plus visiblementque jamais, s’intéresser à nos affaires, et mon courage futtout-à-coup relevé par le pressentiment que je devais, d’unemanière ou d’une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfinma patrie : pourtant je n’avais pas le moindre soupçon de lavoie qui s’ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songerje ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence,dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour lapremière chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nousamena un négociant japonais qui, après s’être enquis desmarchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu toutnotre opium : il nous en donna un très-bon prix, et nous payaen or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partieen petits lingots d’environ dix ou onze onces chacun. Tandis quenous étions en affaire avec lui pour notre opium il me vint àl’esprit qu’il pourrait bien aussi s’arranger de notre navire etj’ordonnai à l’interprète de lui en faire la proposition ; àcette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelquesjours après il revint avec un des missionnaires pour son truchemanet me fit cette offre : – « Je vous ai acheté, dit-il,une trop grande quantité de marchandises avant d’avoir la pensée ouque la proposition m’ait été faite d’acheter le navire, de sortequ’il ne me reste pas assez d’argent pour le payer ; mais sivous voulez le confier au même équipage je le louerai pour aller auJapon, d’où je l’enverrai aux îles Philippines avec un nouveauchargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et àson retour je l’achèterai. » Je prêtai l’oreille à cetteproposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière queje conçus aussitôt l’idée de partir moi-même avec lui, puis defaire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandaidonc au négociant japonais s’il ne pourrait pas ne nous garder quejusqu’aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non,que la chose était impossible, parce qu’alors il ne pourraiteffectuer le retour de sa cargaison, mais qu’il nous congédieraitau Japon, à la rentrée du navire. J’y adhérais, toujours disposé àpartir ; mais mon partner, plus sage que moi,m’en dissuada en me représentant les dangers auxquels j’allaiscourir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruelset perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, pluscruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grandchangement dans nos affaires, il fallait d’abord consulter lecapitaine du navire. Et l’équipage, et savoir s’ils voulaient allerau Japon, et tandis que cela m’occupait, le jeune homme que monneveu m’avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me ditqu’il croyait l’expédition proposée fort belle, qu’elle promettaitde grands avantages et qu’il serait ravi que jel’entreprisse ; mais que si je ne me décidais pas à cela etque je voulusse l’y autoriser, il était prêt à partir commemarchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir. – « Sijamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouvevivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera toutà votre discrétion. »

Il me fâchait réellement de me séparer delui ; mais, songeant aux avantages qui étaient vraimentconsidérables, et que ce jeune homme était aussi propre à menerl’affaire à bien que qui que ce fût, j’inclinai à le laisserpartir ; cependant je lui dis que je voulais d’abord consultermon partner, et que je lui donnerais une réponse lelendemain. Je m’en entretins donc avec mon partner,qui s’y prêta très-généreusement : – « Vous savez, medit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolutouts les deux de ne plus nous y embarquer : si votreintendant – ainsi appelait-il mon jeune homme – veut tenter levoyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu’il en tire lemeilleur parti possible ; et si nous vivons assez pour revoirl’Angleterre, et s’il réussit dans ces expéditions lointaines, ilnous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire,l’autre moitié sera pour lui. »

Mon partner qui n’avait nulleraison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offresemblable, je me gardai bien d’être moins généreux ; et toutl’équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes lamoitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écritpar lequel il s’obligeait à nous tenir compte de l’autre et ilpartit pour le Japon. – Le négociant japonais se montra un parfaithonnête homme à son égard : il le protégea au Japon, il luifit obtenir, la permission de descendre à terre, faveur qu’engénérai les Européens n’obtiennent plus depuis quelque temps ;il lui paya son fret très-ponctuellement, et l’envoya auxPhilippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec unsubrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols,rapporta des marchandises européennes et une forte partie de clousde girofle et autres épices. À son arrivée non-seulement il luipaya son fret recta et grassement, mais encore, comme notre jeunehomme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociantlui fournit des marchandises pour son compte ; de sortequ’avec quelque argent et quelques épices qu’il avait d’autre partet qu’il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez lesEspagnols, où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là,s’étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que sonnavire fût déclaré libre ; et le gouverneur de Manille l’ayantloué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, illui donna la permission d’y débarquer, de se rendre à Mexico, et deprendre passage pour l’Europe, lui et tout son monde, sur un navireespagnol.

Il fit le voyage d’Acapulco très-heureusement,et là il vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission dese rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment,le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu’il avait, etenviron huit ans après il revint en Angleterre excessivementriche : de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce je reviens àmes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et del’équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompenseque nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis sifort à propos du projet formé contre nous dans la rivière deCamboge. Le fait est qu’ils nous avaient rendu un service insigne,et qu’ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant,ils ne fussent eux-mêmes qu’une paire de coquins ; car,ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et nedoutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ilsétaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèchede ce qu’on machinait contre nous, mais encore pour s’en allerfaire la course en notre compagnie, et l’un d’eux avoua plus tardque l’espérance seule d’écumer la mer avec nous l’avait poussé àcette révélation. N’importe ! le service qu’ils nous avaientrendu n’en était pas moins grand, et c’est pourquoi, comme je leuravais promis d’être reconnaissant envers eux, j’ordonnaipremièrement qu’on leur payât les appointements qu’ils déclaraientleur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c’est-à-dire àl’Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais ; puis,en outre et par dessus, je leur fis donner une petite somme en or,à leur grand contentement. Je nommai ensuite l’Anglais maîtrecanonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second etcommis aux vivres ; pour le Hollandais je le fis maîtred’équipage. Ainsi grandement satisfaits, l’un et l’autre rendirentde bons offices, car touts les deux étaient d’habiles marins etd’intrépides compagnons.

Nous étions alors à terre à la Chine ; etsi au Bengale je m’étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandisque pour mon argent, j’avais tant de moyens de revenir chez moi,que ne devais-je pas penser en ce moment où j’étais environ à millelieues plus loin de l’Angleterre, et sans perspective aucune deretour !

Seulement, comme une autre foire devait setenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nousespérions qu’alors nous serions à même de nous procurer toutessortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouverquelques jonques chinoises ou quelques navires venant de Nankingqui seraient à vendre et qui pourraient nous transporter nous etnos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, jerésolus d’attendre ; d’ailleurs comme nos personnes privéesn’étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ouhollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l’occasionde charger nos marchandises et d’obtenir passage pour quelque autreendroit des Indes moins éloigné de notre patrie ?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmesdonc à demeurer en ce lieu ; mais pour nous récréer nous nouspermîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmesd’abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, villevraiment digne d’être visitée. On dit qu’elle renferme un milliond’âmes, je ne le crois pas : elle est symétriquement bâtie,toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l’unel’autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuseapparence.

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