Robinson Crusoé – Tome II

VOYAGE À NANKING

Mais quand j’en viens à comparer lesmisérables peuples de ces contrées aux peuples de nos contrées,leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion,leurs richesses et leur splendeur – comme disent quelques-uns, –j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d’êtrenommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et queperdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

Il est à remarquer que nous nous ébahissons dela grandeur, de l’opulence, des cérémonies, de la pompe, dugouvernement, des manufactures, du commerce et de la conduite deces peuples, non parce que ces choses méritent de fixer notreadmiration ou même nos regards, mais seulement parce que, toutremplis de l’idée primitive que nous avons de la barbarie de cescontrées, de la grossièreté et de l’ignorance qui y règnent, nousne nous attendons pas à y trouver rien de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices au prix despalais et des châteaux royaux de l’Europe ? Qu’est-ce que leurcommerce auprès du commerce universel de l’Angleterre, de laHollande, de la France et de l’Espagne ? Que sont leurs villesau prix des nôtres pour l’opulence, la force, le faste des habits,le luxe des ameublements, la variété infinie ? Que sont leursports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparésà notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante etformidable marine ? Notre cité de Londres fait plus decommerce que tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerreanglais, hollandais ou français, de quatre-vingts canons, battraitet détruirait toutes les forces navales des Chinois, la grandeur deleur opulence et de leur commerce, la puissance de leurgouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce que,je l’ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer commeune nation barbare de payens et à peu près comme des Sauvages, nousne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux, etc’est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nousapparaissent leur splendeur et leur puissance : autrement,cela en soi-même n’est rien du tout ; car ce que j’ai dit deleurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leursarmées ; toutes les forces de leur Empire, bien qu’ilspuissent mettre en campagne deux millions d’hommes, ne seraientbonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et à les réduireeux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une ville forte deFlandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne decuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait touteleur cavalerie ; un million de leurs fantassins ne pourraienttenir devant un corps du notre infanterie rangé en bataille etposté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingtcontre un : voire même, je ne hâblerais pas si je disais quetrente mille hommes d’infanterie allemande ou anglaise et dix millechevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine. Il enest de même de notre fortification et de l’art de nos ingénieursdans l’attaque et la défense des villes : il n’y a pas à laChine une place fortifiée qui pût tenir un mois contre lesbatteries et les assauts d’une armée européenne tandis que toutesles armées des Chinois ne pourraient prendre une ville commeDunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l’assiégeraient-ellesdix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai ; mais ellessont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu ; ilsont de la poudre, mais elle n’a point de force ; enfin ilsn’ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, nihabileté dans l’attaque, ni modération dans la retraite. Aussij’avoue que ce fut chose bien étrange pour moi quand je revins enAngleterre d’entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdessur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et lecommerce des Chinois, qui ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’unméprisable troupeau d’esclaves ignorants et sordides assujétis à ungouvernement bien digne de commander à tel peuple ; et en unmot, car je suis maintenant tout-à-fait lancé hors de mon sujet, eten un mot, dis-je si la Moscovie n’était pas à une si énormedistance, si l’Empire moscovite n’était pas un ramassis d’esclavespresque aussi grossiers, aussi faibles, aussi mal gouvernés que lesChinois eux-mêmes, le Czar de Moscovie pourrait tout à son aise leschasser touts de leur contrée et la subjuguer dans une seulecampagne. Si le Czar, qui, à ce que j’entends dire, devient ungrand prince et commence à se montrer formidable dans le monde, sefût jeté de ce côté au lieu de s’attaquer aux belliqueux Suédois, –dans cette entreprise aucune des puissances ne l’eût envié ouentravé, – il serait aujourd’hui Empereur de la Chine au lieud’avoir été battu par le Roi de Suède à Narva, où les Suédoisn’étaient pas un contre six. – De même que les Chinois nous sontinférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce eten agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, enhabileté dans les sciences : ils ont des globes et des sphèreset une teinture des mathématiques ; mais vient-on à examinerleurs connaissances… que les plus judicieux de leurs savants ont lavue courte ! Ils ne savent rien du mouvement des corpscélestes et sont si grossièrement et si absurdement ignorants, que,lorsque le soleil s’éclipse, ils s’imaginent q’il est assailli parun grand dragon qui veut l’emporter, et ils se mettent à faire uncharivari avec touts les tambours et touts les chaudrons du payspour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisonspour rappeler un essaim d’abeilles.

C’est là l’unique digression de ce genre queje me sois permise dans tout le récit que j’ai donné de mesvoyages ; désormais je me garderai de faire aucune descriptionde contrée et de peuple ; ce n’est pas mon affaire, ce n’estpas de mon ressort : m’attachant seulement à la narration demes propres aventures à travers une vie ambulante et une longuesérie de vicissitudes, presque inouïes, je ne parlerai des villesimportantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j’aiencore à traverser qu’autant qu’elles se lieront à ma proprehistoire et que mes relations avec elles le rendront nécessaire. –J’étais alors, selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de laChine, par 30 degrés environ de latitude Nord, car nous étionsrevenus de Nanking. J’étais toujours possédé d’une grande envie devoir Péking, dont j’avais tant ouï parler, et Père Simonm’importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion. Enfinl’époque de son départ étant fixée, et l’autre missionnaire quidevait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallaitprendre une détermination. Je renvoyai Père Simon à monpartner, m’en référant tout-à-fait à son choix. Monpartner finit par se déclarer pour l’affirmative, etnous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous partîmes assezavantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la permission devoyager à la suite d’un des mandarins du pays, une manière device-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident,tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grandshommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvripar eux, car touts les pays qu’ils traversent sont obligés de leurfournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une choseque je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminantavec les bagages de celui-ci, c’est que, bien que nous reçussionsdes habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux,comme appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés detout payer ce que nous acceptions d’après le prix courant du lieu.L’intendant ou commissaire des vivres du mandarin nous soutiraittrès-ponctuellement ce revenant-bon, de sorte que si voyager à lasuite du mandarin était une grande commodité pour nous, ce n’étaitpas une haute faveur de sa part, c’était, tout au contraire, ungrand profit pour lui, si l’on considère qu’il y avait unetrentaine de personnes chevauchant de la même manière sous laprotection de son cortège ou, comme nous disions, sous son convoi.C’était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair : ilnous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays luifournissait pour rien.

Pour gagner Péking nous eûmes vingt-cinq joursde marche à travers un pays extrêmement populeux, maismisérablement cultivé : quoiqu’on préconise tant l’industriede ce peuple, son agriculture, son économie rurale, sa manière devivre, tout cela n’est qu’une pitié. Je dis une pitié, et cela estvraiment tel comparativement à nous, et nous semblerait ainsi ànous qui entendons la vie, si nous étions obligés de lesubir ; mais il n’en est pas de même pour ces pauvres diablesqui ne connaissent rien autre. L’orgueil de ces pécores est énorme,il n’est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu’ajouter à ceque j’appelle leur misère. Il m’est avis que les Sauvages tout nusde l’Amérique vivent beaucoup plus heureux ; s’ils n’ont rienils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, nesont après tout que des gueux et des valets ; leur ostentationest inexprimable : elle se manifeste surtout dans leursvêtements, dans leurs demeures et dans la multitude de laquais etd’esclaves qu’ils entretiennent ; mais ce qui met le comble àleur ridicule, c’est le mépris qu’ils professent pour toutl’univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plusagréablement dans les déserts et les vastes solitudes de laGrande-Tartarie que dans cette Chine où cependant les routes sontbien pavées, bien entretenues et très-commodes pour les voyageurs.Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si hautain, siimpérieux, si outrecuidant au sein de l’imbécillité et del’ignorance la plus crasse ; car tout son fameux génie n’estque çà et pas plus ! Aussi mon ami Père Simon et moi nelaissions-nous jamais échapper l’occasion de faire gorge chaude deleur orgueilleuse gueuserie. – Un jour, approchant du manoir d’ungentilhomme campagnard, comme l’appelait Père Simon à environ dixlieues de la ville de Nanking, nous eûmes l’honneur de chevaucherpendant environ deux milles avec le maître de la maison, dontl’équipage était un parfait Don-Quichotisme, un mélange de pompe etde pauvreté.

L’habit de ce crasseux Don eûtmerveilleusement fait l’affaire d’un scaramouche ou d’unfagotin : il était d’un sale calicot surchargé de tout lepimpant harnachement de la casaque d’un fou ; les manches enétaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés ettaillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasseque celle d’un boucher, et qui témoignait que son Honneur était untrès-exquis saligaud.

Son cheval était une pauvre, maigre, affaméeet cagneuse créature ; on pourrait avoir une pareille montureen Angleterre pour trente ou quarante schelings. Deux esclaves lesuivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal. Il avait unfouet à la main et il rossait la bête aussi fort et ferme du côtéde la tête que ses esclaves le faisaient du côté de la queue, etainsi il s’en allait chevauchant près de nous avec environ dix oudouze valets ; et on nous dit qu’il se rendait à son manoir àune demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement, maiscette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nousarrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quandnous arrivâmes vers le castel du ce grand personnage, nous le vîmesinstallé sur un petit emplacement devant sa porte, et en train deprendre sa réfection : au milieu de cette espèce de jardin, ilétait facile de l’appercevoir, et on nous donna à entendre que plusnous le regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu prèssemblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de satête, du côté du midi ; mais, par luxe, on avait placé sousl’arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d’œil. Ilétait étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c’était unhomme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée pardeux esclaves femelles.

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