Robinson Crusoé – Tome II

COMBAT AVEC LES LOUPS

La nuit approchait et commençait à se fairenoire, ce qui empirait notre situation ; et, comme le bruitcroissait, nous pouvions aisément reconnaître les cris et leshurlements de ces bêtes infernales. Soudain nous apperçûmes deux outrois troupes de loups sur notre gauche, une derrière nous et une ànotre front, de sorte que nous en semblions environnés. Néanmoins,comme elles ne nous assaillaient point, nous poussâmes en avantaussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à cause del’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un grand trot. Decette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue de l’entréedu bois à travers lequel nous devions passer ; mais notresurprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous apperçûmes,juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

Tout-à-coup vers une autre percée du bois nousentendîmes la détonation d’un fusil ; et comme nous regardionsde ce côté, sortit un cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent,et ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups haletants : envérité il les avait sur ses talons. Comme nous ne pouvions supposerqu’il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ilsfiniraient par le joindre ; infailliblement il en a dû êtreainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alorsfrapper nos regards : ayant gagné la percée d’où le chevalétait sorti, nous trouvâmes les cadavres d’un autre cheval et dedeux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L’un de ces hommesétait sans doute le même que nous avions entendu tirer une arme àfeu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et lapartie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous nesavions où porter nos pas ; mais ces animaux, alléchés par laproie, tranchèrent bientôt la question en se rassemblant autour denous. Sur l’honneur, il y en avait bien trois cents ! – Il setrouvait, fort heureusement pour nous, à l’entrée du bois, mais àune petite distance, quelques gros arbres propres à la charpente,abattus l’été d’auparavant, et qui, je le suppose, gisaient là enattendant qu’on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieude ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long,j’engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant cetronc devant nous comme un parapet, à former un triangle ou troisfronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, carjamais il ne fut plus furieuse charge que celle qu’exécutèrent surnous ces animaux quand nous fûmes en ce lieu : ils seprécipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de charpente quinous servait de parapet, comme s’ils se jetaient sur leur proie.Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout excitée par la vuedes chevaux placés derrière nous : c’était là la curée qu’ilsconvoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu commeauparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien qu’ilstuèrent plusieurs loups à la première décharge ; mais il futnécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nouscomme des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmesqu’ils s’arrêteraient un peu, et j’espérais qu’ils allaient battreen retraite ; mais ce ne fût qu’une lueur, car d’autress’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos salves de pistolets.Je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-septou dix-huit et que nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils nedésemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre derniercoup trop à la hâte. J’appelai donc mon domestique, non pas monserviteur Vendredi, il était mieux employé :durant l’engagement il avait, avec la plus grande dextéritéimaginable chargé mon fusil et le sien ; mais, comme jedisais, j’appelai mon autre homme, et, lui donnant une corne àpoudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de lapièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’enaller, quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montésdessus, lorsque moi, lâchant près de la poudre le chien d’unpistolet déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur lacharpente furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ouplutôt sautèrent parmi nous, soit par la force ou par la peur dufeu. Nous les dépêchâmes en un clin-d’œil ; et les autresfurent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près alorsd’être close rendit encore plus terrible, qu’ils se reculèrent unpeu.

Là-dessus je commandai de faire une déchargegénérale de nos derniers pistolets, après quoi nous jetâmes un cri.Les loups alors nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmesune sortie sur une vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes sedébattant par terre, et que nous taillâmes à coups de sabre, ce quirépondit à notre attente ; car les cris et les hurlementsqu’ils poussèrent furent entendus par leurs camarades, si bienqu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié unesoixantaine, et si c’eût été en plein jour nous en aurions tué biendavantage. Le champ de bataille étant ainsi balayé, nous nousremîmes en route, car nous avions encore près d’une lieue à faire.Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces bêtes dévoranteshurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous nousimaginâmes en voir quelques-unes ; mais, nos yeux étantéblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une heureaprès nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous ytrouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car lanuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dansle village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaientforcés de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pourdéfendre leur bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et sesmembres si enflés par l’apostème de ses deux blessures, qu’il neput aller plus loin. Là nous fûmes donc obligés d’en prendre unnouveau pour nous conduire à Toulouse, où nous ne trouvâmes nineige, ni loups, ni rien de semblable, mais un climat chaud et unpays agréable et fertile. Lorsque nous racontâmes notre aventure àToulouse, on nous dit que rien n’était plus ordinaire dans cesgrandes forêts au pied des montagnes, surtout quand la terre étaitcouverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce de guidenous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans unesaison si rigoureuse, et on nous dit qu’il était fort heureux quenous n’eussions pas été touts dévorés. Au récit que nous fîmes dela manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieude nous, on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu’il yaurait eu cinquante à gager contre un que nous eussions dûpérir ; car c’était la vue des chevaux qui avait rendu lesloups si furieux : ils les considéraient comme leurproie ; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurémenteffrayés de nos fusils ; mais, qu’enrageant de faim, leurviolente envie d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendusinsensibles au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par lestratagème de la traînée de poudre, nous n’en étions venus à bout,qu’il y avait gros à parier que nous aurions été mis enpièces ; tandis que, si nous fussions demeurés tranquillementà cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils n’auraientpas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des hommessur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à terreet avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus avectant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains etsaufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en sigrand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie unsentiment plus profond du danger ; car, lorsque je vis plus detrois cents de ces bêtes infernales, poussant des rugissements etla gueule béante, s’avancer pour nous dévorer, sans que nouseussions rien pour nous réfugier ou nous donner retraite, j’avaiscru que c’en était fait de moi. N’importe ! je ne pense pasque je me soucie jamais de traverser les montagnes ;j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d’essuyerune tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passageà travers la France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aientdonné le récit infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendisde Toulouse à Paris ; puis, sans faire nulle part un longséjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé à Douvres, le14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pourvoyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage,et en peu de temps j’eus autour de moi toutes mes richessesnouvellement recouvrées, les lettres de change dont j’étais porteurayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce futma bonne vieille veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que jelui avais envoyé, ne trouvait ni peines trop grandes ni soins troponéreux quand il s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses maconfiance en elle si complètement, que je fus parfaitementtranquille quant à la sûreté de mon avoir ; et, par le fait,depuis, le commencement jusqu’à la fin, je n’eus qu’à me féliciterde l’inviolable intégrité de cette bonnegentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir àcette femme, et de passer à Lisbonne, puis de là au Brésil ;mais de nouveaux scrupules religieux vinrent m’endétourner[2]. – Je pris donc le parti de demeurer dansma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire dema plantation[3].

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami deLisbonne. Il me répondit qu’il trouverait aisément à vendre maplantation dans le pays ; mais que, si je consentais à cequ’au Brésil il l’offrit en mon nom aux deux marchands, lessurvivants de mes curateurs, que je savais fort riches, et qui, setrouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la valeur, ilétait sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire l’acquisition, et nemettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5,000pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cetteoffre mes instructions, qu’il suivit. Au bout de huit mois, lebâtiment étant de retour, il me fit savoir que la proposition avaitété acceptée, et qu’ils avaient adressé 33,000 pièces de huit àl’un de leurs correspondants à Lisbonne pour effectuer lepaiement.

De mon côté je signai l’acte de vente en formequ’on m’avait expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieilami, qui m’envoya des lettres de change pour 32,800 pièces dehuit[4], prix de ma propriété, se réservant lepaiement annuel de 100 moidores pour lui, et plus tardpour son fils celui viager de 50 moidores[5], que je leur avais promis et dont laplantation répondait comme d’une rente inféodée. – Voici que j’aidonné la première partie de ma vie de fortune et d’aventures, viequ’on pourrait appeler une marqueterie de laProvidence, vie d’une bigarrure telle que le monde enpourra rarement offrir de semblable. Elle commença follement, maiselle finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances nem’avait donné lieu de l’espérer.

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