Robinson Crusoé – Tome II

LE DON QUICHOTTE CHINOIS.

On en voyait deux autres, dont peu degentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service :la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère ; laseconde tenait un plat d’une main, et de l’autre tenait ce quitombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie.Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d’elle d’employerses propres mains à toutes ces opérations familières que les roiset les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’êtretouchés par les doigts rustiques de leurs valets[27].

À ce spectacle, je me pris à penser auxtortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchantorgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui ale sens commun ; puis, laissant ce pauvre hère se délecter àl’idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nousle regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nouspoursuivîmes notre voyage ; seulement Père Simon eut lacuriosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient lesfriandises dont ce châtelain se repaissait avec tantd’apparat ; il eut l’honneur d’en goûter et nous dit quec’était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peinemanger, si on le lui offrait, c’est-à-dire un plat de riz bouilli,rehaussé d’une grosse gousse d’ail, d’un sachet rempli de poivrevert et d’une autre plante à peu près semblable à notre gingembre,mais qui a l’odeur du musc et la saveur de la moutarde ; letout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre.Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinqautres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S’illes nourrissait moins somptueusement qu’il se nourrissait lui-même,si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient fairemaigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nousvoyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné deses gentilshommes, et entouré d’une telle pompe que je ne pus guèrel’entrevoir que de loin ; je remarquai toutefois qu’entretouts les chevaux de son cortége il n’y en avait pas un seul quiparût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais ;ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais etautres semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ilsétaient gras ou maigres : on appercevait à peine le bout deleur tête et de leurs pieds.

J’avais alors le cœur gai ; débarrassé dutrouble et de la perplexité dont j’ai fait la peinture, et nenourrissant plus d’idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peutplus agréable. Je n’y essuyai d’ailleurs aucun fâcheuxaccident ; seulement en passant à gué une petite rivière, moncheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire qu’il me jetadedans : l’endroit n’était pas profond, mais je fus trempéjusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alorsque se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms deplusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais meressouvenir. N’en ayant pas pris tant le soin nécessaire, lesfeuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible dedéchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux nomsde quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking. – Je n’avaisavec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avaitattaché à ma personne comme domestique, lequel se montratrès-fidèle et très-diligent ; mon partnern’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant aupilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donnéson passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrémentde sa compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car ilentendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peuanglais : vraiment ce bon homme nous fut partout on ne peutplus utile Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking,quand il vint me trouver en riant : – « Ah !senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vousdire qui vous mettra la joie au cœur. » – « La joie aucœur ! dis-je, que serait-ce donc ? Je ne sache rien dansce pays qui puisse m’apporter ni grande joie ni grandchagrin. » – « Oui, oui, dit le vieux homme en mauvaisanglais, faire vous content, et moifâcheux. » – C’estfâché qu’il voulait dire. Ceci piqua macuriosité. – « Pourquoi, repris-je, cela vousfâcherait-il ? » – « Parce que, répondit-il, aprèsm’avoir amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous melaisserez m’en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagnermon port sans vaisseau, sans cheval, sanspécune ? » C’est ainsi qu’ilnommait l’argent dans un latin corrompu qu’il avait en provisionpour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu’il y avait dans la villeune grande caravane de marchands moscovites et polonais qui sedisposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinqsemaines, et que sûrement nous saisirions l’occasion de partir aveceux et le laisserions derrière s’en revenir tout seul. J’avoue quecette nouvelle me surprit : une joie secrète se répandit danstoute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentisjamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendantquelque temps de répondre un seul mot au bon homme ; à la finpourtant, me tournant vers lui : – « Comment savez-vouscela ? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai ? »« Oui-dà, reprit-il ; j’ai rencontré ce matin, dans larue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vousdites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux ; il estarrivé dernièrement d’Astracan et se proposait d’aller au Ton-Kin,où je l’ai connu autrefois ; mais il a changé d’avis, etmaintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane,puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan. » – « Ehbien ! senhor, soyez sans inquiétude quant à êtrelaissé seul : si c’est un moyen pour moi de retourner enAngleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied àMacao. » J’allai alors consulter mon partner surce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce qu’il pensait de lanouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions :il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que jevoudrais ; car il avait si bien établi ses affaires au Bengaleet laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvaitconvertir l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser ensoies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’êtretransportées, il serait très-content d’aller en Angleterre, d’où ilrepasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que,si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous ledéfraierions jusqu’à Moscou ou jusqu’en Angleterre, comme il luiplairait. Certes nous n’eussions point passé pour généreux si nousne l’eussions pas récompensé davantage ; les services qu’ilnous avait rendus valaient bien cela et au-delà : il avait éténon-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi direnotre courtier à terre ; et en nous procurant le négociantjaponais il avait mis quelques centaines de livres sterling dansnos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux dele gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, etsouhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était unhomme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous luidonnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après moncalcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nousprendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles deson cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme quitransporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes levieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu. –« Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d’être menacé de vous enretourner tout seul ; j’ai maintenant à vous annoncer que vousne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris partid’aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avecnous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votrevolonté. » – Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était unlong voyage ; qu’il n’avait point depécune pour l’entreprendre, ni pour subsisterquand il serait arrivé. – « Nous ne l’ignorons pas, luidîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de fairequelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommessensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussivotre compagnie nous est agréable. – Je lui déclarai alors que nousétions convenus de lui donner présentement une certainesomme ; qu’il pourrait employer de la même manière que nousemploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de sesdépenses, s’il venait avec nous, nous voulions le déposer à bonport, – sauf mort ou événements, – soit en Moscovie soit enAngleterre, et cela à notre charge, le transport de sesmarchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, etprotesta qu’il nous suivrait au bout du monde ; nous nousmîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en futde nous comme des autres marchands : nous eûmes touts beaucoupde choses à terminer, et au lieu d’être prêts en cinq semaines,avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jourss’écoulèrent.

Ce ne fut qu’au commencement de février quenous quittâmes Péking. – Mon partner et le vieuxpilote se rendirent au port où nous avions d’abord débarqué pourdisposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, etmoi avec un marchand chinois que j’avais connu à Nanking, et quiétait venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai dans lapremière de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix piècesde beau damas avec environ deux cents pièces d’autres bellesétoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochéesd’or ; toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Pékingau retour de mon partner. En outre, nous achetâmes unepartie considérable de soie écrue et plusieurs autresarticles : notre pacotille s’élevait, rien qu’en cesmarchandises, à 3,500 livres sterling, et avec du thé, quelquesbelles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noixmuscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part,dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui,avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargésde provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ouchevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autantque je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre centschevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très-bien arméset préparés à tout événement ; car, si les caravanesorientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-cisont sujettes à l’être par les Tartares, qui ne sont pas, à vraidire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbaresquand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens dedifférentes nations, principalement de Moscovites ; il y avaitbien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmilesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfactiontoute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et quiparaissaient très-versés dans la science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, quiétaient au nombre de cinq, appelèrent touts lesgentlemen et les marchands, c’est-à-diretouts les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir,disaient-ils, un grand conseil. À ce grand conseil chacundéposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourragequ’on achèterait en route, lorsqu’on ne pourrait en avoirautrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux delouage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent levoyage, selon leur expression, c’est-à-dire qu’ils nommèrent descapitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander encas d’attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement.L’établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moinsqu’inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.

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