Robinson Crusoé – Tome II

CHAMEAU VOLÉ.

Nous étions lors de cette affaire sur leterritoire chinois : c’est pourquoi les Tartares ne semontrèrent pas très-hardis ; mais au bout de cinq jours nousentrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous retint troisjours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre eau avecnous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme j’aiouï dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.

Je demandai à nos guides à qui appartenait cepays-là. Ils me dirent, que c’était une sorte de frontière qu’à bondroit on pourrait nommer No Man’s Land, laTerre de Personne, faisant partie du grand Karakathay ou grandeTartarie, et dépendant en même temps de la Chine ; et que,comme on ne prenait aucun soin de préserver ce désert desincursions des brigands, il était réputé le plus dangereux de laroute, quoique nous en eussions de beaucoup plus étendus àtraverser.

En passant par ce désert qui, de prime abord,je l’avoue, me remplit d’effroi, nous vîmes deux ou trois fois depetites troupes de Tartares ; mais ils semblaient tout entiersà leurs propres affaires et ne paraissaient méditer aucun desseincontre nous ; et, comme l’homme qui rencontra le diable, nouspensâmes que s’ils n’avaient rien à nous dire, nous n’avions rien àleur dire : nous les laissâmes aller.

Une fois, cependant un de leurs partiss’approcha de nous, s’arrêta pour nous contempler. Examinait-il cequ’il devait faire, s’il devait nous attaquer ou non, nous nesavions pas. Quoi qu’il en fût, après l’avoir un peu dépassé, nousformâmes une arrière-garde de quarante hommes, et nous nous tînmesprêts à le recevoir, laissant la caravane cheminer à un demi-milleou environ devant nous. Mais au bout de quelques instants il seretira, nous saluant simplement à son départ, de cinq flèches, dontune blessa et estropia un de nos chevaux : nous abandonnâmesle lendemain la pauvre bête en grand besoin d’un bon maréchal. Nousnous attendions à ce qu’il nous décocherait de nouvelles flèchesmieux ajustées ; mais, pour cette fois, nous ne vîmes plus niflèches ni Tartares.

Nous marchâmes après ceci près d’un mois pardes routes moins bonnes que d’abord, quoique nous fussions toujoursdans les États de l’Empereur de la Chine ; mais, pour laplupart, elles traversaient des villages dont quelques-uns étaientfortifiés, à cause des incursions des Tartares. En atteignant un deces bourgs, à deux journées et demie de marche de la ville de Naum,j’eus curie d’acheter un chameau. Tout le long de cette route il yen avait à vendre en quantité, ainsi que des chevaux tels quels,parce que les nombreuses caravanes qui suivent ce chemin en ontsouvent besoin. La personne à laquelle je m’adressai pour meprocurer un chameau serait allé me le chercher ; mais moi,comme un fou, par courtoisie, je voulus l’accompagner.L’emplacement où l’on tenait les chameaux et les chevaux sous bonnegarde se trouvait environ à deux milles du bourg.

Je m’y rendis à pied avec mon vieux pilote etun Chinois, désireux que j’étais d’un peu de diversité. En arrivantlà nous vîmes un terrain bas et marécageux entouré comme un parcd’une muraille de pierres empilées à sec, sans mortier et sansliaison, avec une petite garde de soldats chinois à la porte. Aprèsavoir fait choix d’un chameau, après être tombé d’accord sur leprix, je m’en revenais, et le Chinois qui m’avait suivi conduisaitla bête, quand tout-à-coup s’avancèrent cinq Tartares àcheval : deux d’entre eux se saisirent du camarade et luienlevèrent le chameau, tandis que les trois autres coururent surmon vieux pilote et sur moi, nous voyant en quelque sorte sansarmes ; je n’avais que mon épée, misérable défense contretrois cavaliers. Le premier qui s’avança s’arrêta court quand jemis flamberge au vent, ce sont d’insignes couards ; mais unsecond se jetant à ma gauche m’assena un horion sur la tête ;je ne le sentis que plus tard et je m’étonnai, lorsque je revins àmoi, de ce qui avait eu lieu et de ma posture, car il m’avaitrenversé à plate terre. Mais mon fidèle pilote, mon vieuxPortugais, par un de ces coups heureux de la Providence, qui seplaît à nous délivrer des dangers par des voies imprévues, avait unpistolet dans sa poche, ce que je ne savais pas, non plus que lesTartares ; s’ils l’avaient su, je ne pense pas qu’ils nouseussent attaqués ; les couards sont toujours les plus hardisquand il n’y a pas de danger.

Le bon homme me voyant terrassé marchaintrépidement sur le camarade qui m’avait frappé, et lui saisissantle bras d’une main et de l’autre l’attirant violemment à lui, illui déchargea son pistolet dans la tête et l’étendit roidemort ; puis il s’élança immédiatement sur celui qui s’étaitarrêté, comme je l’ai dit, et avant qu’il pût s’avancer de nouveau,car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il luidétacha un coup de cimeterre qu’il portait d’habitude. Il manqual’homme mais il effleura la tête du cheval et lui abattit uneoreille et une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par sesblessures, n’obéissant plus à son cavalier, quoiqu’il se tînt bienen selle, la pauvre bête prit la fuite et l’emporta hors del’atteinte du pilote. Enfin, se dressant sur les pieds de derrière,elle culbuta le Tartare et se laissa choir sur lui.

Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinoisqui avait perdu le chameau ; mais il n’avait point d’armes.Cependant, appercevant le Tartare abattu et écrasé sous son cheval,il courut à lui, empoignant un instrument grossier et mal faitqu’il avait au côté, une manière de hache d’armes, il le luiarracha et lui fit sauter sa cervelle tartarienne. Or mon vieuxpilote avait encore quelque chose à démêler avec le troisièmechenapan. Voyant qu’il ne fuyait pas comme il s’y était attendu,qu’il ne s’avançait pas pour le combattre comme il le redoutait,mais qu’il restait là comme une souche, il se tint coi lui-même etse mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare entrevit lepistolet, s’imagina-t-il que c’en était un autre, je ne sais, il sesauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion, comme jel’appelai depuis, une victoire complète.

En ce moment je commençais à m’éveiller, car,en revenant à moi, je crus sortir d’un doux sommeil ; et,comme je l’ai dit, je restai là dans l’étonnement de savoir oùj’étais, comment j’avais été jeté par terre, ce que tout celasignifiait ; mai bientôt après, recouvrant mes esprits,j’éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête, et je laretirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la mémoireme revint et tout se représenta dans mon esprit.

Je me dressai subitement sur mes pieds, je mesaisis de mon épée, mais point d’ennemis ! Je trouvai unTartare étendu mort et son cheval arrêté tranquillement près delui ; et, regardant plus loin, j’apperçus mon champion, monlibérateur, qui était allé voir ce que le Chinois avait fait et quis’en revenait avec son sabre à la main. Le bon homme me voyant surpied vint à moi en courant et m’embrassa dans un transport de joie,ayant eu d’abord quelque crainte que je n’eusse été tué ; etme voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure : cen’était que peu de chose, seulement, comme on dit, une tête cassée.Je ne me ressentis pas trop de ce horion, si ce n’est à l’endroitmême qui avait reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux outrois jours.

Cette victoire après tout ne nous procura pasgrand butin, car nous perdîmes un chameau et gagnâmes uncheval ; mais ce qu’il y a de bon, c’est qu’en rentrant dansle village, l’homme, le vendeur, demanda à être payé de sonchameau, Je m’y refusai, et l’affaire fut portée à l’audience dujuge chinois du lieu, c’est-à-dire, comme nous dirions chez nousque nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui justice, cemagistrat se comporta avec beaucoup de prudence et d’impartialité.Après avoir entendu les deux parties, il demanda gravement auChinois qui était venu avec moi pour acheter le chameau de qui ilétait le serviteur. – « Je ne suis pas serviteur, répondit-il,je suis allé simplement avec l’étranger. » – « À larequête de qui ? » dit le juge. – « À la requête del’étranger. » – « Alors, reprit le justice, vousétiez serviteur de l’étranger pour le moment ; et le chameauayant été livré à son serviteur, il a été livré à lui, et il faut,lui, qu’il le paie. »

J’avoue que la chose était si claire que jen’eus pas un mot à dire. Enchanté de la conséquence tirée d’un sijuste raisonnement et de voir le cas si exactement établi, je payaile chameau de tout cœur et j’en envoyai quérir un autre. Remarquezbien que j’y envoyai ; je me donnai de garde d’aller lechercher moi-même : j’en avais assez comme ça.

La ville de Naum est sur la lisière del’Empire chinois. On la dit fortifiée et l’on dit vrai : ellel’est pour le pays ; car je ne craindrais pas d’affirmer quetouts les Tartares du Karakathay, qui sont, je crois, quelquesmillions, ne pourraient pas en abattre les murailles avec leursarcs et leurs flèches ; mais appeler cela une ville forte, sielle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir se faire rireau nez par touts ceux qui s’y entendent.

Nous étions encore, comme je l’ai dit, à plusde deux journées de marche de cette ville, quand des exprès furentexpédiés sur toute la route pour ordonner à touts les voyageurs età toutes les caravanes de faire halte jusqu’à ce qu’on leur eûtenvoyé une escorte, parce qu’un corps formidable de Tartares,pouvant monter à dix mille hommes, avait paru à trente millesenviron au-delà de la ville.

C’était une fort mauvaise nouvelle pour desvoyageurs ; cependant, de la part du gouverneur, l’attentionétait louable, et nous fûmes très-contents d’apprendre que nousaurions une escorte. Deux jours après nous reçûmes donc deux centssoldats détachés d’une garnison chinoise sur notre gauche et troiscents autres de la ville de Naum, et avec ce renfort nous avançâmeshardiment. Les trois cents soldats de Naum marchaient à notrefront, les deux cents autres à l’arrière-garde, nos gens de chaquecôté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la caravane aucentre. Dans cet ordre et bien préparés au combat, nous nouscroyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s’ilsse présentaient ; mais le lendemain, quand ils se montrèrent,ce fut tout autre chose.

De très-bonne heure dans la matinée, commenous quittions une petite ville assez bien située, nommée Changu,nous eûmes une rivière à traverser. Nous fûmes obligés de la passerdans un bac, et si les Tartares eussent eu quelque intelligence,c’est alors qu’ils nous eussent attaqués, tandis que la caravaneétait déjà sur l’autre rivage et l’arrière-garde encoreen-deçà ; mais personne ne parut en ce lieu.

Environ trois heures après, quand nous fûmesentrés dans un désert de quinze ou seize milles d’étendue, à unnuage de poussière qui s’élevait nous présumâmes que l’ennemi étaitproche : et il était proche en effet, car il arrivait sur nousà toute bride.

Les Chinois de notre avant-garde qui la veilleavaient eu le verbe si haut commencèrent à s’ébranler ;fréquemment ils regardaient derrière eux, signe certain chez unsoldat qu’il est prêt à lever le camp. Mon vieux pilote fit la mêmeremarque ; et, comme il se trouvait près de moi, ilm’appela : – « Senhor Inglez, dit-il, ilfaut remettre du cœur au ventre à ces drôles, ou ils nous perdronttouts, car si les Tartares s’avancent, ils ne résisterontpas. » – « C’est aussi mon avis, lui répondis-je, maisque faire ? » – « Que faire ! s’écria-t-il, quede chaque côté cinquante de nos hommes s’avancent, qu’ils flanquentces peureux et les animent, et ils combattront comme de bravescompagnons en brave compagnie ; sinon touts vont tournercasaque. » – Là-dessus je courus au galop vers notrecommandant, je lui parlai, il fut entièrement de notre avis :cinquante de nous se portèrent donc à l’aile droite et cinquante àl’aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve. Nouspoursuivîmes ainsi notre route, laissant les derniers deux centshommes faire un corps à part pour garder nos chameaux ;seulement, si besoin était, ils devaient envoyer une centaine desleurs pour assister nos cinquante hommes de réserve.

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