Robinson Crusoé – Tome II

LES TARTARES-MONGOLS.

Bref les Tartares arrivèrent en foule :impossible à nous de dire leur nombre, mais nous pensâmes qu’ilsétaient dix mille tout au moins. Ils détachèrent d’abord un partipour examiner notre attitude, en traversant le terrain sur le frontde notre ligne. Comme nous le tenions à portée de fusil, notrecommandant ordonna aux deux ailes d’avancer en toute hâte et de luienvoyer simultanément une salve de mousqueterie, ce qui fut fait.Sur ce, il prit la fuite, pour rendre compte, je présume, de laréception qui attendait nos Tartares. Et il paraîtrait que ce salutne les mit pas en goût, car ils firent halte immédiatement. Aprèsquelques instants de délibération, faisant un demi-tour à gauche,ils rengaînèrent leur compliment et ne nous en dirent pas davantagepour cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne fut pastrès-désagréable : nous ne brûlions pas excessivement dedonner bataille à une pareille multitude.

Deux jours après ceci nous atteignîmes laville de Naum ou Nauma. Nous remerciâmes le gouverneur de ses soinspour nous, et nous fîmes une collecte qui s’éleva à une centaine decrowns que nous donnâmes aux soldats envoyés pour notre escorte.Nous y restâmes un jour. Naum est tout de bon une ville degarnison ; il y avait bien neuf cents soldats, et la raison enest qu’autrefois les frontières moscovites étaient beaucoup plusvoisines qu’elles ne le sont aujourd’hui, les Moscovites ayantabandonné toute cette portion du pays (laquelle, à l’Ouest de laville, s’étend jusqu’à deux cents milles environ), comme stérile etindéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et de ladifficulté qu’il y a d’y entretenir des troupes pour sa défense,car nous étions encore à deux mille milles de la Moscovieproprement dite.

Après cette étape nous eûmes à passerplusieurs grandes rivières et deux terribles déserts, dont l’unnous coûta seize jours de marche : c’est à juste titre, commeje l’ai dit, qu’ils pourraient se nommer No Man’sLand, la Terre de Personne ; et le 13 avril nousarrivâmes aux frontières des États moscovites. Si je me souviensbien la première cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira,qui appartient au Czar de Moscovie, s’appelle Argun, située qu’elleest sur la rive occidentale de la rivière de ce nom.

Je ne pus m’empêcher de faire paraître unevive satisfaction en entrant dans ce que j’appelais un payschrétien, ou du moins dans un pays gouverné par desChrétiens ; car, quoiqu’à mon sens les Moscovites ne méritentque tout juste le nom de Chrétiens, cependant ils se prétendenttels et sont très-dévots à leur manière. Tout homme à coup sûr quivoyage par le monde comme je l’ai fait, s’il n’est pas incapable deréflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à se bienpénétrer que c’est une bénédiction d’être né dans une contrée où lenom de Dieu et d’un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non pasdans un pays où le peuple, abandonné par le Ciel à de grossièresimpostures, adore le démon, se prosterne devant le bois et lapierre, et rend un culte aux monstres, aux éléments, à des animauxde forme horrible, à des statues ou à des images monstrueuses. Pasune ville, pas un bourg par où nous venions de passer qui n’eût sespagodes, ses idoles, ses temples, et dont la population ignoranten’adorât jusqu’aux ouvrages de ses mains !

Alors du moins nous étions arrivés en un lieuoù tout respirait le culte chrétien, où, mêlée d’ignorance ou non,la religion chrétienne était professée et le nom du vrai Dieuinvoqué et adoré. J’en étais réjoui jusqu’au fond de l’âme. Jesaluai le brave marchand écossais dont j’ai parlé plus haut à lapremière nouvelle que j’en eus, et, lui prenant la main, je luidis : – « Béni soit Dieu ! nous voici encore unefois revenus parmi les Chrétiens ! » – Il sourit, et merépondit : – « Compatriote, ne vous réjouissez pas troptôt : ces Moscovites sont une étrange sorte deChrétiens ; ils en portent le nom, et voilà tout ; vousne verrez pas grand’chose de réel avant quelques mois de plus denotre voyage. »

– « Soit, dis-je ; mais toujoursest-il que cela vaut mieux que le paganisme et l’adoration desdémons. » – « Attendez, reprit-il, je vous diraiqu’excepté les soldats russiens des garnisons et quelques habitantsdes villes sur la route, tout le reste du pays jusqu’à plus demille milles au-delà est habité par des payens exécrables etstupides ; » – comme en effet nous le vîmes.

Nous étions alors, si je comprends quelquechose à la surface du globe, lancés à travers la plus grande piècede terre solide qui se puisse trouver dans l’univers. Nous avionsau moins douze cents milles jusqu’à la mer, à l’Est ; nous enavions au moins deux mille jusqu’au fond de la mer Baltique, ducôté de l’Ouest, et au moins trois mille si nous laissions cettemer pour aller chercher au couchant le canal de la Manche entre laFrance et l’Angleterre ; nous avions cinq mille milles pleinsjusqu’à la mer des Indes ou de Perse, vers le Sud, et environ huitcents milles au Nord jusqu’à la mer Glaciale Si l’on en croit mêmecertaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du Nord-Estjusqu’au pôle, et conséquemment dans tout le Nord-Ouest : uncontinent irait donc joindre l’Amérique, nul mortel ne saitoù ! mais d’excellentes raisons que je pourrais donner meportent à croire que c’est une erreur.

Quand nous fûmes entrés dans les possessionsmoscovites, avant d’arriver à quelque ville considérable, nousn’eûmes rien à observer, sinon que toutes les rivières coulent àl’Est. Ainsi que je le reconnus sur les cartes que quelquespersonnes de la caravane avaient avec elles, il est clair qu’ellesaffluent toutes dans le grand fleuve Yamour ou Gammour. Ce fleuve,d’après son cours naturel, doit se jeter dans la mer ou Océanchinois. On nous raconta que ses bouches sont obstruées par desjoncs d’une crue monstrueuse, de trois pieds de tour et de vingt outrente pieds de haut. Qu’il me soit permis de dire que je n’encrois rien. Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu’il nese fait point de commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, ensont les maîtres, s’adonnant tout entier à leurs troupeaux,personne donc, que je sache, n’a été assez curieux pour ledescendre en bateaux jusqu’à son embouchure, ou pour le remonteravec des navires. Chose positive, c’est que courant vers l’Est parune latitude de 60 degrés, il emporte un nombre infini de rivières,et qu’il trouve dans cette latitude un Océan pour verser ses eaux.Aussi est-on sûrs qu’il y a une mer par là.

À quelques lieues au Nord de ce fleuve il setrouve plusieurs rivières considérables qui courent aussidirectement au Nord que le Yamour court à l’Est. On sait qu’ellesvont toutes se décharger dans le grand fleuve Tartarus, tirant sonnom des nations les plus septentrionales d’entre lesTartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plusanciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs etMagogs dont il est fait mention dans l’histoire sacrée.

Ces rivières courant toutes au Nord aussi bienque celles dont j’ai encore à parler, démontrent évidemment quel’Océan septentrional borne aussi la terre de ce côté, de sortequ’il ne semble nullement rationnel de penser que le continentpuisse se prolonger dans cette région pour aller joindrel’Amérique, ni qu’il n’y ait point de communication entre l’Océanseptentrional et oriental ; mais je n’en dirai pas davantagelà-dessus : c’est une observation que je lis alors, voilàpourquoi je l’ai consignée ici. De la rivière Arguna nous poussâmesen avant à notre aise et à petites journées, et nous fûmessensiblement obligés du soin que le Czar de Moscovie a pris debâtir autant de cités et de villes que possible, où ses soldatstiennent garnison à peu près comme ces colonies militaires postéespar les Romains dans les contrées les plus reculées de leur Empire,et dont quelques-unes, entre autres, à ce que j’ai lu, étaientplacées en Bretagne pour la sûreté du commerce et pourl’hébergement des voyageurs. C’était de même ici ; car partoutoù nous passâmes, bien que, en ces villes et en ces stations, lagarnison et les gouverneurs fussent Russiens et professassent leChristianisme, les habitants du pays n’étaient que de vrais payens,sacrifiant aux idoles et adorant le soleil, la lune, les étoiles ettoutes les armées du Ciel. Je dirai même que de toutes lesidolâtries, de touts les payens que je rencontrai jamais, c’étaientbien les plus barbares ; seulement ces misérables nemangeaient pas de chair humaine, comme font nos Sauvages del’Amérique.

Nous en vîmes quelques exemples dans le paysentre Arguna, par où nous entrâmes dans les États moscovites, etune ville habitée par des Tartares et des Moscovites appeléeNertzinskoy, où se trouve un désert, une forêt continue qui nousdemanda vingt-deux jours de marche. Dans un village près ladernière de ces places, j’eus la curiosité d’aller observer lamanière de vivre des gens du pays, qui est bien la plus brute et laplus insoutenable. Ce jour-là il y avait sans doute grandsacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc d’arbre une idolede bois aussi effroyable que le diable, du moins à peu près commenous nous figurons qu’il doit être représenté : elle avait unetête qui assurément ne ressemblait à celle d’aucune créature que lemonde ait vue ; des oreilles aussi grosses que cornes d’unbouc et aussi longues ; des yeux de la taille d’un écu ;un nez bossu comme une corne de bélier, et une gueule carrée etbéante comme celle d’un lion, avec des dents horribles, crochuescomme le bec d’un perroquet. Elle était habillée de la plus salemanière qu’on puisse s’imaginer : son vêtement supérieur secomposait de peaux de mouton, la laine tournée en dehors, et d’ungrand bonnet tartare planté sur sa tête avec deux cornes passant autravers. Elle pouvait avoir huit pieds du haut ; mais ellen’avait ni pieds ni jambes, ni aucune espèce de proportions.

Cet épouvantail était érigé hors du village etquand j’en approchai il y avait là seize ou dix-sept créatures,hommes ou femmes, je ne sais, – car ils ne font point dedistinction ni dans leurs habits ni dans leurs coiffures, – toutescouchées par terre à plat ventre, autour de ce formidable etinforme bloc de bois. Je n’appercevais pas le moindre mouvementparmi elles, pas plus que si elles eussent été des souches commeleur idole. Je le croyais d’abord tout de bon ; mais quand jefus un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds etpoussèrent un hurlement, à belle gueule, comme l’eût fait une meutede chiens, puis elles se retirèrent, vexées sans doute de ce quenous les troublions. À une petite distance du monstre, à l’entréed’une tente ou hutte toute faite de peaux de mouton et de peaux devache séchées, étaient postés trois hommes que je pris pour desbouchers parce qu’en approchant je vis de longs couteaux dans leursmains et au milieu de la tente trois moutons tués et un jeune bœufou bouvillon. Selon toute apparence ces victimes étaient pour cettebûche d’idole, à laquelle appartenaient les trois prêtres, et lesdix-sept imbécilles prosternés avaient fourni l’offrande etadressaient leurs prières à la bûche.

Je confesse que je fus plus révolté de leurstupidité et de cette brutale adoration d’un hobgoblin,d’un fantôme, que du tout ce qui m’avait frappé dans le cours de mavie. Oh ! qu’il m’était douloureux de voir la plus glorieuse,la meilleure créature de Dieu, à laquelle, par la création même, ila octroyé tant d’avantages, préférablement à touts les autresouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme raisonnable,douée de facultés et de capacités, afin qu’elle honorât sonCréateur et qu’elle en fût honorée ! oh ! qu’il m’étaitdouloureux de la voir, dis-je, tombée et dégénérée jusque là d’êtreassez stupide pour se prosterner devant un rien hideux, un objetpurement imaginaire, dressé par elle-même, rendu terrible à sesyeux par sa propre fantaisie, orné seulement de torchons et deguenilles, et de songer que c’était là l’effet d’une pure ignorancetransformée en dévotion infernale par le diable lui-même, qui,enviant à son créateur l’hommage et l’adoration de ses créatures,les avait plongées dans des erreurs si grossières, si dégoûtantes,si honteuses, si bestiales, qu’elles semblaient devoir choquer lanature elle-même !

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