Robinson Crusoé – Tome II

CHAM-CHI-THAUNGU.

Mais que signifiaient cet ébahissement et cesréflexions ? C’était ainsi ; je le voyais devant mesyeux ; impossible à moi d’en douter. Tout mon étonnementtournant en rage, je galopai vers l’image ou monstre, comme il vousplaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu’il avait sur latête, au beau milieu, tellement qu’il pendait par une des cornes.Un de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau demouton qui couvrait l’idole et l’arrachait, quand tout-à-coup unehorrible clameur parcourut le village, et deux ou trois centsdrôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me sauvai sansdemander mon reste, et d’autant plus volontiers que quelques-unsavaient des arcs et des flèches ; mais je fis serment de leurrendre une nouvelle visite.

Notre caravane demeura trois nuits dans laville, distante de ce lieu de quatre ou cinq milles environ, afinde se pourvoir de quelques montures dont elle avait besoin,plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et estropiés par lemauvais chemin et notre longue marche à travers le dernierdésert ; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein àexécution. – Je communiquai mon projet au marchand écossais deMoscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce quej’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensantque la nature humaine pût dégénérer jusque là. Je lui dis que si jepouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent mesuivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cetteabominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’étaitqu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable dese défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui luioffraient des sacrifices.

Il se prit à rire. – « Votre zèle peutêtre bon, me dit-il ; mais que vous proposez-vous parlà ? » – « Ce que je me propose ! m’écriai-je,c’est de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cetteadoration satanique. » – « Mais comment cela vengerait-ill’honneur de Dieu, reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à mêmede comprendre votre intention, à moins que vous ne leur parliez etne la leur expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vousl’assure, car ce sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agitde la défense de leur idolâtrie. » – « Ne pourrions-nouspas le faire de nuit, dis-je, et leur en laisser les raisons parécrit, dans leur propre langage ? » – « Parécrit ! répéta-t-il ; peste ! Mais dans cinq deleurs nations il n’y a pas un seul homme qui sache ce que c’estqu’une lettre, qui sache lire un mot dans aucune langue même dansla leur. » – « Misérable ignorance !… »m’écriai-je. « J’ai pourtant grande envie d’accomplir mondessein ; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirerdes inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorerces hideuses machines. » – « Cela vous regarde,sir, reprit-il ; si votre zèle vous y pousse siimpérieusement, faites-le ; mais auparavant qu’il vous plaisede considérer que ces peuples sauvages sont assujétis par la forceà la domination du Czar de Moscovie ; que si vous faites lecoup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliersse plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction,et que si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre unà parier qu’ils révolteront et que ce sera là l’occasion d’unenouvelle guerre avec touts les tartares de ce pays. »

Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment denouvelles pensées en tête ; mais j’en revenais toujours à mapremière idée et toute cette journée l’exécution de mon projet metourmenta[28]. Vers le soir le marchand écossaism’ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de laville, me demanda à s’entretenir avec moi. – « Je crains, medit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein : j’en aiété un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles etl’idolâtrie tout autant que vous pouvez le faire. » –« Franchement, lui répondis-je, vous m’avez quelque peudéconcerté quant à son exécution, mais vous ne l’avez pointentièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que jel’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré ensatisfaction. » – « Non, non, dit-il, à Dieu ne plaisequ’on vous livre à une pareille engeance de montres ! On ne lefera pas ; ce serait vous assassiner. » – « Oui-dà,fis-je, eh ! comment me traiteraient-ils donc ? » –« Comment ils vous traiteraient ! s’écria-t-il ;écoutez, que je vous conte comment ils ont accommodé un pauvreRussien qui, les ayant insultés dans leur culte, juste comme vousavez fait, tomba entre leurs mains. Après l’avoir estropié avec undard pour qu’il ne pût s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu,le posèrent sur le haut de leur idole-monstre, se rangèrent toutautour et lui tirèrent autant de flèches qu’il s’en put ficher dansson corps ; puis ils le brûlèrent lui et toutes les flèchesdont il était hérissé, comme pour l’offrir en sacrifice à leuridole. » – « Était-ce la même idole ? » fis-je.– « Oui, dit-il, justement la même. » – « Eh !bien, » repris-je, « à mon tour, que je vous conte unehistoire ; » – Là-dessus je lui rapportai l’aventure denos Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis àsac un village et tué hommes, femmes et enfants pour venger lemeurtre de nos compagnons, ainsi que cela a été relatéprécédemment ; puis, quand j’eus finis, j’ajoutai que jepensais que nous devions faire de même à ce village.

Il écouta très-attentivement toute l’histoire,mais quand je parlai de faire de même à ce village, il medit : – « Vous vous trompez fort, ce n’est pas cevillage, c’est au moins à cent milles plus loin ; mais c’étaitbien la même idole, car on la charrie en procession dans tout lepays. » – « Eh ! bien, alors, » dis-je,« que l’idole soit punie ! et elle le sera, que je vivejusqu’à cette nuit ! »

Bref, me voyant résolu, l’aventure leséduisit, et il me dit que je n’irais pas seul, qu’il irait avecmoi et qu’il m’amènerait pour nous accompagner un de sescompatriotes, un drille, disait-il, aussi fameux que qui que cesoit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques. Bref, ilm’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait capitaineRichardson. Je lui fis au long le récit de ce quej’avais vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me ditqu’il voulait me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nousconvînmes de partir seulement nous trois. J’en avais bien fait laproposition à mon partner, mais il s’en était excusé.Il m’avait dit que pour ma défense il était prêt à m’assister detoutes ses forces et en toute occasion ; mais que c’était uneentreprise tout-à-fait en dehors de sa voie : ainsi, dis-je,nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois etmon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même sur le minuit,avec tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nousjugeâmes bon de renvoyer la partie à la nuit suivante, parce que lacaravane devant se mettre en route dans la matinée du surlendemain,nous pensâmes que le gouverneur ne pourrait prétendre donnersatisfaction à ces barbares à nos dépens quand nous serions hors deson pouvoir. Le marchand écossais, aussi ferme dans ses résolutionsque hardi dans l’exécution, m’apporta une robe de Tartare ougonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et des flèches, ets’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin que si nousvenions à être apperçus on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit àmixtionner quelques matières combustibles avec del’aqua-vitæ, de la poudre à canon et autres drogues quenous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une bonnequantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après lesoleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onzeheures du soir : nous ne remarquâmes pas que le peuple eût lemoindre soupçon du danger qui menaçait son idole. La nuit étaitsombre, le ciel était couvert de nuages ; cependant la lunedonnait assez de lumière pour laisser voir que l’idole était justedans les mêmes posture et place qu’auparavant. Les habitantssemblaient tout entiers à leur repos ; seulement dans lagrande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vules trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nousapperçûmes une lueur, et en nous glissant près de la porte, nousentendîmes parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Ilnous parut donc de toute évidence que si nous mettions le feu àl’idole, ces gens sortiraient immédiatement et s’élanceraient surnous pour la sauver de la destruction que nous préméditions ;mais comment faire ? nous étions fort embarrassés. Il nouspassa bien par l’esprit de l’emporter et de la brûler plusloin ; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous latrouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans lamême perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu àla hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesurequ’ils montreraient le nez ; mais je m’y opposai, jen’entendais point qu’on tuât personne, s’il était possible del’éviter. – « Eh bien, alors, dit le marchand écossais, voilàce qu’il nous faut faire : tâchons de nous emparer d’eux,lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction deleur idole. »

Comme il se trouvait que nous n’avions pas malde cordes et de ficelles qui nous avaient servi à lier nos piècesd’artifice, nous nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens dela cabane, et avec aussi peu de bruit que possible. Nouscommençâmes par heurter à la porte, et quand un des prêtres seprésenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui bouchâmes labouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le conduisîmes versl’idole, où nous le baillonnâmes pour qu’il ne pût jeter descris : nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes parterre.

Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte,comptant que quelque autre sortirait pour voir de quoi il étaitquestion. Nous attendîmes jusqu’à ce que notre troisième compagnonnous eût rejoint ; mais personne ne se montrant, nousheurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt sortirent deux autresindividus que nous accommodâmes juste de la même manière ;mais nous fûmes obligés de nous mettre touts après eux pour lescoucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un del’autre, Quand nous revînmes nous en vîmes deux autres à l’entréede la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de laporte. Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmessur-le-champ. Le troisième se prit alors à crier en sereculant ; mais mon Écossais le suivit, et prenant unecomposition que nous avions faite, une mixtion propre à répandreseulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jetaau beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre Écossais etmon serviteur s’occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrentensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole ; puis,pour qu’ils vissent si elle les secourerait, ils les laissèrent là,ayant grande hâte de venir vers nous.

Quand l’artifice que nous avions jeté euttellement rempli la hutte de fumée qu’on y était presque suffoqué,nous y lançâmes un sachet de cuir d’une autre espèce qui flambaitcomme une chandelle ; nous le suivîmes, et nous n’apperçûmesque quatre personnes, deux hommes et deux femmes à ce que nouscrûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique. Ilsnous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants,stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer uneparole.

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