Robinson Crusoé – Tome II

DESTRUCTION DE CHAM-CHI-THAUNGU.

En un mot, nous les prîmes, nous lesgarrottâmes comme les autres, et le tout sans aucun bruit. J’auraisdû dire que nous les emmenâmes hors de la hutte d’abord, car toutcomme à eux la fumée nous fut insupportable. Ceci fait nous lesconduisîmes touts ensemble vers l’idole, et arrivés là nous nousmîmes à la travailler : d’abord nous la barbouillâmes du hauten bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaineautre matière que nous avions, composée de suif et de soufre ;nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule depoudre à canon ; puis nous entortillâmes dans son bonnet unegrande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte de toutsles combustibles que nous avions apportés nous regardâmes autour denous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour sonembrasement. Tout-à-coup mon serviteur se souvint que près de lahutte il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin,je ne me rappelle pas : il y courut avec un des Écossais etils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cettebesogne nous prîmes touts nos prisonniers, nous les rapprochâmes,ayant les pieds déliés et la bouche débaillonnée nous les fîmestenir debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole,puis nous y mîmes feu de tout côté.

Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environavant que la poudre des yeux, de la bouche et des oreilles del’idole sautât ; cette explosion, comme il nous fut facile dele voir, la fendit et la défigura toute ; en un mot, nousdemeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser et ne formerplus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir entourée defourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt entièrementconsumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l’Écossais nousdit : – « Ne partons pas, car ces pauvres misérablesdupes seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtiravec leur idole. » – Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ceque le fourrage fût brûlé, puis, nous fîmes volte-face, et lesquittâmes.

Le matin nous parûmes parmi nos compagnons devoyage excessivement occupés à nos préparatifs de départ :personne ne se serait imaginé que nous étions allés ailleurs quedans nos lits, comme raisonnablement tout voyageur doit faire, pourse préparer aux fatigues d’une journée de marche.

Mais ce n’était pas fini, le lendemain unegrande multitude de gens du pays, non-seulement de ce village maisde cent autres, se présenta aux portes de la ville, et d’une façonfort insolente, demanda satisfaction au gouverneur de l’outragefait à leurs prêtres et à leur grandCham-Chi-Thaungu ; c’était là le nom féroce qu’ildonnait à la monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitantsde Nertzinskoy furent d’abord dans une grande consternation :ils disaient que les Tartares étaient trente mille pour le moins,et qu’avant peu de jours ils seraient cent mille et au-delà.

Le gouverneur russien leur envoya desmessagers pour les appaiser et leur donner toutes les bonnesparoles imaginables. Il les assura qu’il ne savait rien del’affaire ; que pas un homme de la garnison n’ayant mis lepied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux ; mais ques’ils voulaient le lui faire connaître il serait exemplairementpuni. Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait legrand Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil,et que nul mortel n’eût osé outrager son image, hors quelquechrétien mécréant (ce fut là leur expression, je crois), etqu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui et à touts lesRussiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, deschrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulantpoint de rupture, ni qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoquéla guerre, le Czar lui ayant étroitement enjoint de traiter le paysconquis avec bénignité et courtoisie, leur donna encore toutes lesbonnes paroles possibles ; à la fin il leur dit qu’unecaravane était partie pour la Russie le matin même, que quelqu’unpeut-être des voyageurs leur avait fait cette injure, et que, s’ilsvoulaient en avoir l’assurance, il enverrait après eux pour eninformer. Ceci parut les appaiser un peu, et le gouverneur nousdépêcha donc un courrier pour nous exposer l’état des choses, ennous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient faitle coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, quenous ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu’il lesamuserait aussi long-temps qu’il pourrait.

C’était très-obligeant de la part dugouverneur. Toutefois lorsque la caravane fut instruite de cemessage, personne n’y comprit rien, et quant à nous qui étions lescoupables, nous fûmes les moins soupçonnés de touts : on nenous fit pas seulement une question. Néanmoins le capitaine quipour le moment commandait la caravane, profita de l’avis que legouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux jourset deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous reposâmesà un village nommé Plothus, nous n’y fîmes pas non plus une longuestation, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du Czarde Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose àremarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche, au-delà decette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sansnom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nousnous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurionsété touts détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus,que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à unegrande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres quenous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nousavions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nousapperçûmes un corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lacvers le Nord. Nous remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nousvers l’Ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé que nousavions pris la rive Nord, tandis que nous avions pris la rive Sud.Deux jours après nous ne les vîmes plus, car pensant que nousétions toujours devant eux ils poussèrent jusqu’à la rivièreUdda : plus loin, vers le Nord, c’est un courant considérable,mais à l’endroit où nous la passâmes, elle est étroite etguéable.

Le troisième jour, soit qu’ils se fussentapperçu de leur méprise, soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles,ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venionsjustement de choisir, à notre grande satisfaction, une placetrès-convenable pour camper pendant la nuit, car, bien que nous nefussions qu’à l’entrée d’un désert dont la longueur était de plusde cinq cents milles, nous n’avions point de villes où nousretirer, et par le fait nous n’en avions d’autre à attendre queJarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Cedésert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et depetites rivières qui couraient toutes se jeter dans la granderivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épaisnous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaquenocturne.

Personne, excepté nous, ne savait, pourquoinous étions poursuivis ; mais comme les Tartares-Mongols ontpour habitude de rôder en troupes dans le désert, les caravanes ontcoutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contredes armées de voleurs ; cette poursuite n’était donc pas chosenouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plusavantageux que nous eussions jamais eu : nous étions postésentre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notrefront, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu’on nepouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encoremîmes-nous touts nos soins à rendre notre front aussi fort quepossible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux,touts en ligne au bord du ruisseau : sur notre arrière nousabattîmes quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour lanuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussionsachevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme desbrigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nousenvoyèrent trois messagers pour demander qu’on leur livrât leshommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur DieuCham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ilsdisaient qu’ils se retireraient, et ne nous feraient point demal : autrement qu’ils nous feraient touts périr dans lesflammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirentà se regarder l’un l’autre entre les deux yeux pour voir siquelqu’un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne !c’était le mot, personne n’avait fait cela. Le commandant de lacaravane leur fit répondre qu’il était bien sûr que pas un desnôtres n’était coupable de cet outrage ; que nous étions depaisibles marchands voyageant pour nos affaires ; que nousn’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût ; qu’ilsdevaient chercher plus loin ces ennemis, qui les avaient injuriés,car nous n’étions pas ces gens-là ; et qu’il les priait de nepas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

Cette réponse fut loin de les satisfaire, etle matin, à la pointe du jour, une foule immense s’avança versnotre camp ; mais en nous voyant dans une si avantageuseposition, ils n’osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau quibarrait notre front, où ils s’arrêtèrent, et déployèrent de tellesforces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point ; ceuxd’entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu’ilsétaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent unmoment ; puis, poussant un affreux hourra, ils nousdécochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien àcouvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas queparmi nous un seul homme fût blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire unpetit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notrearrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gagesdes Moscovites, appela le commandant de la caravane et luidit : – « Je vais envoyer toute cette engeance àSibeilka. » – C’était une ville à quatre ou cinq journées demarche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prenddonc son arc et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notrearrière au galop, comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisantun grand circuit, il rejoint l’armée des Tartares comme s’il étaitun exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement queles gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaunguétaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants,c’est-à-dire de Chrétiens, résolus qu’ils étaient de brûler le DieuScal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’ilparlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu’ilsgobèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pourSibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche versle Sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors denotre vue, nous n’en entendîmes plus parler, et nous n’avons jamaissu s’ils allèrent ou non jusqu’à ce lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville deJarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous ydemeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguéede sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville nous eûmes à passerun affreux désert qui nous tint vingt-trois jours. Nous nous étionsmunis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendantla nuit, et le commandant de la caravane s’était procuré seizechariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nosprovisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notrecamp, nous servaient de retranchement ; de sorte que, si lesTartare se fussent montrés, à moins d’être en très-grand nombre,ils n’auraient pu nous toucher.

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