Robinson Crusoé – Tome II

LES TONGOUSES.

On croira facilement que nous eûmes grandbesoin de repos après ce long trajet ; car dans ce désert nousne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y trouvâmes à peine quelquesbuissons, mais nous apperçûmes en revanche une grande quantité dechasseurs de zibelines ; ce sont touts des Tartares de laMongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent fréquemmentles petites caravanes, mais nous n’en rencontrâmes point en grandetroupe. J’étais curieux de voir les peaux des zibelines qu’ilschassaient ; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucund’eux, car ils n’osaient pas s’approcher de nous, et je n’osais pasmoi-même m’écarter de la compagnie pour les joindre.

Après avoir traversé ce désert, nous entrâmesdans une contrée assez bien peuplée, c’est-à-dire où nous trouvâmesdes villes et des châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec desgarnisons de soldats stationnaires pour protéger les caravanes, etdéfendre le pays contre les Tartares, qui autrement rendraient laroute très-dangereuse. Et sa majesté Czarienne a donné des ordressi stricts pour la sûreté des caravanes et des marchands que, si onentend parler de quelques Tartares dans le pays, des détachementsde la garnison sont de suite envoyés pour escorter les voyageurs destation en station.

Aussi le gouverneur d’Adinskoy, auquel j’eusoccasion de rendre visite, avec le marchand écossais qui était liéavec lui, nous offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nouspensions qu’il y eût quelque danger, jusqu’à la prochainestation.

Long-temps je m’étais imaginé qu’en approchantde l’Europe, nous trouverions le pays mieux peuplé et le peupleplus civilisé ; je m’étais doublement trompé, car nous avionsencore à traverser la nation des Tongouses, où nous vîmes desmarques de paganisme et de barbarie, pour le moins aussi grossièresque celles qui nous avaient frappées précédemment ; seulementcomme ces Tongouses ont été assujétis par les Moscovites, etentièrement réduits, ils ne sont pas très-dangereux ; mais enfait de rudesse de mœurs, d’idolâtrie et de polythéisme jamaispeuple au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux debêtes aussi bien que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, àleur costume, vous ne distingueriez pas un homme d’avec une femme.Durant l’hiver, quand la terre est couverte de neige ils viventsous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont les cavités oucavernes se communiquent entre elles.

Si les Tartares avaient leurCham-Chi-Thaungu pour tout un village ou toute unecontrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et danschaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l’eau, laneige, et en un mot tout ce qu’ils ne comprennent pas, et ils necomprennent pas grand’chose ; de sorte qu’à touts les élémentset à presque touts les objets extraordinaires ils offrent dessacrifices.

Mais je ne dois faire la description d’unpeuple ou d’une contrée qu’autant que cela se rattache à ma proprehistoire. – Il ne m’arriva rien de particulier dans ce pays, quej’estime éloigné de plus de quatre cents milles du dernier désertdont j’ai parlé, et dont la moitié même est aussi un désert, oùnous marchâmes rudement pendant douze jours sans rencontrer unemaison, un arbre, une broussaille et où nous fûmes encore obligésde porter avec nous nos provisions, l’eau comme le pain. Après êtresortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk,ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve,nous fut-il dit, sépare l’Europe de l’Asie, quoique nos faiseurs decartes, à ce qu’on m’a rapporté, n’en tombent pas d’accord.N’importe, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne à l’Orientl’ancienne Sibérie, qui aujourd’hui ne forme qu’une province duvaste Empire Moscovite bien qu’elle soit aussi grande que l’EmpireGermanique tout entier.

Je remarquai que l’ignorance et le paganismeprévalaient encore, excepté dans les garnisons Moscovites :toute la contrée entre le fleuve Oby et le fleuve Yénissei estentièrement payenne, et les habitants sont aussi barbares que lesTartares les plus reculés, même qu’aucune nation que je sache del’Asie ou de l’Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis observeraux gouverneurs Moscovites avec lesquels j’eus occasion deconverser, que ces payens, pour être sous le gouvernement moscoviten’en étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais touten reconnaissant que c’était assez vrai, ils répondaient que cen’était pas leur affaire ; que si le Czar s’était promis deconvertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il auraitenvoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ilsajoutaient avec plus de sincérité que je ne m’y serais attendu quele grand souci de leur monarque n’était pas de faire de ces peuplesdes Chrétiens, mais des sujets.

Depuis ce fleuve jusqu’au fleuve Oby, noustraversâmes une contrée sauvage et inculte ; je ne sauraisdire que ce soit un sol stérile, c’est seulement un sol qui manquede bras et d’une bonne exploitation, car autrement c’est un payscharmant, très-fertile et très-agréable en soi. Les quelqueshabitants que nous y trouvâmes étaient touts payens, excepté ceuxqu’on y avait envoyés de Russie ; car c’est dans cettecontrée, j’entends sur les rives de l’Oby, que sont bannis lescriminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort : unefois là, il est presque impossible qu’ils en sortent.

Je n’ai rien d’essentiel à dire sur mon comptejusqu’à mon arrivée à Tobolsk, capitale de la Sibérie, où jeséjournai assez long-temps pour les raisons suivantes.

Il y avait alors près de sept mois que nousétions en route et l’hiver approchait rapidement : dans cetteconjoncture, sur nos affaires privées, mon partner etmoi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à propos,attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas àMoscou, de considérer le parti qu’il nous fallait prendre. On nousavait parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur laneige pendant l’hiver ; et c’est tout de bon que les Russiensfont usage de pareils véhicules, dont les détails sembleraientincroyables si je les rapportais, et au moyen desquels ils voyagentbeaucoup plus dans la saison froide qu’ils ne sauraient voyager enété, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit etjour : une neige congelée couvrant alors toute la nature, lesmontagnes, les vallées, les rivières, les lacs n’offrent plusqu’une surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ilscourent sans se mettre nullement en peine de ce qui estdessous.

Mais je n’eus pas occasion de faire un voyagede ce genre. – Comme je me rendais en Angleterre et non pas àMoscou, j’avais deux routes à prendre : il me fallait alleravec la caravane jusqu’à Jaroslav, puis tourner vers l’Ouest, pourgagner Narva et le golfe de Finlande, et, soit par mer soit parterre, Dantzick, où ma cargaison de marchandises chinoises devaitse vendre avantageusement ; ou bien il me fallait laisser lacaravane à une petite ville sur la Dvina, d’où par eau je pouvaisgagner en six jours Archangel, et de là faire voile pourl’Angleterre, la Hollande ou Hambourg.

Toutefois il eût été absurde d’entreprendrel’un ou l’autre de ces voyages pendant l’hiver : si je mefusse décidé pour Dantzick, la Baltique en cette saison est gelée,tout passage m’eût été fermé, et par terre il est bien moins sûr devoyager dans ces contrées que parmi les Tartares-Mongols. D’unautre côté, si je me fusse rendu à Archangel en octobre, j’eussetrouvé touts les navires partis, et même les marchands qui ne s’ytiennent que l’été, et l’hiver se retirent à Moscou, vers le Sud,après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et lanécessité de rester tout l’hiver dans une ville déserte, c’est làtout ce que j’eusse pu espérer d’y rencontrer. En définitive, jepensai donc que le mieux était de laisser partir la caravane, et defaire mes dispositions pour hiverner à l’endroit où je me trouvais,c’est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60degrés ; là, au moins, pour passer un hiver rigoureux, jepouvais faire fond sur trois choses, savoir : l’abondance detoutes les provisions que fournit le pays, une maison chaude avecdes combustibles à suffisance, et une excellente compagnie. De toutceci, je parlerai plus au long en son lieu.

J’étais alors dans un climat entièrementdifférent de mon île bien-aimée, où je n’eus jamais froid que dansmes accès de fièvre, où tout au contraire j’avais peine à endurerdes habits sur mon dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors,et pour préparer ma nourriture : aussi étais-je emmitouflédans trois bonnes vestes avec de grandes robes par-dessus,descendant jusqu’aux pieds et se boutonnant au poignet, toutesdoublées de fourrures, pour les rendre suffisamment chaudes.

J’avoue que je désapprouve fort notre manièrede chauffer les maisons en Angleterre, c’est-à-dire de faire du feudans chaque chambre, dans des cheminées ouvertes, qui, dès que lefeu est éteint, laissent l’air intérieur aussi froid que latempérature. Après avoir pris un appartement dans une bonne maisonde la ville, au centre de six chambres différentes je fisconstruire une cheminée en forme de fourneau, semblable à unpoêle ; le tuyau pour le passage de la fumée était d’un côté,la porte ouvrant sur le foyer d’un autre ; toutes les chambresétaient également chauffées, sans qu’on vît aucun feu, juste commesont chauffés les bains en Angleterre.

Par ce moyen nous avions toujours la mêmetempérature dans tout le logement, et une chaleur égale seconservait. Quelque froid qu’il fît dehors, il faisait toujourschaud dedans ; cependant on ne voyait point de feu, et l’onn’était jamais incommodé par la fumée.

Mais la chose la plus merveilleuse c’étaitqu’il fût possible de trouver bonne compagnie, dans une contréeaussi barbare que les parties les plus septentrionales de l’Europe,dans une contrée proche de la mer Glaciale, et à peu de degrés dela Nouvelle-Zemble.

Cependant, comme c’est dans ce pays, ainsi queje l’ai déjà fait remarquer, que sont bannis les criminels d’Étatmoscovites, la ville était pleine de gens de qualité, de princes,de gentilshommes, de colonels, en un mot, de nobles de tout rang,de soldats de tout grade, et de courtisans. Il y avait le fameuxprince Galilfken ou Galoffken, son filsle fameux général Robostisky, plusieurs autrespersonnages de marque, et quelques dames de haut parage.

Par l’intermédiaire de mon négociant écossais,qui toutefois ici se sépara de moi, je fis connaissance avecplusieurs de ces gentilshommes, avec quelques-uns même du premierordre, et de qui, dans les longues soirées d’hiver pendantlesquelles je restais au logis, je reçus d’agréables visites. Cefut causant un soir avec un certain prince banni, un desex-ministres d’État du Czar, que la conversation tomba sur monchapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur lagrandeur, la magnificence, les possessions, et le pouvoir absolu del’Empereur des Russiens, je l’interrompis et lui dis que j’avaisété un prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie,quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples sinombreux. À ce coup, le seigneur russien eut l’air un peu surpris,et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de s’étonner dece que j’avançais.

Je lui dis que son étonnement cesserait quandje me serais expliqué. D’abord je lui contai que j’avais à monentière disposition la vie et la fortune de mes sujets ; quenonobstant mon pouvoir absolu, je n’avais pas eu un seul individumécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans toutes mespossessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu’en cela jesurpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant, j’ajoutaique toutes les terres de mon royaume m’appartenaient enpropre ; que touts mes sujets étaient non-seulement mestenanciers, mais mes tenanciers à volonté ; qu’ils se seraienttouts battus pour moi jusqu’à la dernière goutte de leur sang, etque jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n’avait été siuniversellement aimé, et cependant si horriblement redouté de sessujets.

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