Robinson Crusoé – Tome II

LE PRINCE MOSCOVITE.

Après avoir amusé quelque temps la compagniede ces énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fisau long l’histoire de ma vie dans l’île, et de la manière dont jem’y gouvernais et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste commeje l’ai rédigé depuis. On fut excessivement touché de cettehistoire, et surtout le prince, qui me dit avec un soupir, que lavéritable grandeur ici-bas était d’être son propre maître ;qu’il n’aurait pas échangé une condition telle que la mienne,contre celle du Czar de Moscovie ; qu’il trouvait plus defélicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cetexil qu’il n’en avait jamais trouvé dans la plus haute autoritédont il avait joui à la Cour de son maître le Czar ; que lecomble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur auxcirconstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poidsdes plus grandes tempêtes. – « Ici, poursuivit-il aucommencement de mon bannissement, je pleurais, je m’arrachais lescheveux, je déchirais mes habits, comme tant d’autres avaient faitavant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion àregarder au-dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi surles choses extérieures, je trouvai que, s’il est une fois conduit àréfléchir sur la vie, sur le peu d’influence qu’a le monde sur levéritable bonheur, l’esprit de l’homme est parfaitement capable dese créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement ets’alliant à ses meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs,sans grand besoin de l’assistance du monde. De l’air pour respirer,de la nourriture pour soutenir la vie, des vêtements pour avoirchaud, la liberté de prendre l’exercice nécessaire à la santé,complètent dans mon opinion tout ce que le monde peut faire pournous. La grandeur, la puissance, les richesses et les plaisirs dontquelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour ma part j’ai joui,sont pleins d’attraits pour nous, mais toutes ces choses lâchent labride à nos plus mauvaises passions, à notre ambition, à notreorgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre sensualité,passions qui procèdent de ce qu’il y a de pire dans la nature del’homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment lasemence de toute espèce de crimes, et n’ont aucun rapport, et ne serattachent en rien ni aux vertus qui constituent l’homme sage, niaux grâces qui nous distinguent comme Chrétiens. Privé que je suisaujourd’hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dansla pratique de touts ces vices, je me trouve à même de porter mesregards sur leur côté sombre, où je n’entrevois que difformités. Jesuis maintenant convaincu que la vertu seule fait l’homme vraimentsage, riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à unbonheur suprême, dans une vie future ; et en cela, ne suis-jepas plus heureux dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleinepossession des biens et du pouvoir que je leur aiabandonnés ? »

« Sir, ajouta-t-il, jen’amène point mon esprit à cela par politique, me soumettant à lanécessité de ma condition, que quelques-uns appellent misérable.Non, si je ne m’abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais pasm’en retourner ; non, quand bien même le Czar mon maître merappellerait et m’offrirait de me rétablir dans toute ma grandeurpassée ; non, dis-je, je ne voudrais pas m’en retourner, pasplus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prisoncorporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu’elle doittrouver au-delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chairet de sang qui l’enferme aujourd’hui, et abandonner les Cieux pourse replonger dans la fange et l’ordure des affaireshumaines. »

Il prononça ces paroles avec tant de chaleuret d’effusion, tant d’émotion se trahissait dans son maintien qu’ilétait visible que c’étaient là les vrais sentiments de son âme.Impossible demeure en doute sa sincérité.

Je lui répondis qu’autrefois dans mon anciennecondition dont je venais de lui faire la peinture, je m’étais cruune espèce de monarque, mais que je pensais qu’il était, lui,non-seulement un monarque mais un grand conquérant ; car celuiqui remporte la victoire sur ses désirs excessifs, qui a un empireabsolu sur lui-même, et dont la raison gouverne entièrement lavolonté est certainement plus grand que celui qui conquiert uneville. – « Mais, Mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire unequestion ? – « De tout mon cœur, répondit-il. » –« Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je, nesaisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cetexil ? »

– « Attendez, dit-il, votre question estsubtile, elle demande de sérieuses et d’exactes distinctions pour ydonner une réponse sincère, et je veux vous mettre mon cœur à jour.Rien au monde que je sache ne pourrait me porter à me délivrer decet état de bannissement, sinon ces deux choses : premièrementma famille, et secondement un climat un peu plus doux. Mais je vousproteste que pour retourner aux pompes de la Cour, à la gloire, aupouvoir, au tracas d’un ministre d’État, à l’opulence, au faste etaux plaisirs, c’est-à-dire aux folies d’un courtisan, si mon maîtrem’envoyait aujourd’hui la nouvelle qu’il me rend tout ce dont ilm’a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me connais bien, queje ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes et ces lacsglacés pour le palais de Moscou. »

– « Mais, Mylord, repris-je, peut-êtren’êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la Cour, dupouvoir, de l’autorité et de l’opulence dont vous jouissiezautrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes descommodités de la vie ; vos terres sont peut-être confisquées,vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-êtrepas aux besoins ordinaires de la vie. »

– « Oui, me répliqua-t-il, si vous meconsidérez comme un seigneur ou un prince, comme dans le fait je lesuis ; mais veuillez ne voir en moi simplement qu’un homme,une créature humaine, que rien ne distingue d’avec la foule, et ilvous sera évident que je ne puis sentir aucun besoin, à moins queje ne sois visité par quelque maladie ou quelque infirmité. Pourmettre toutefois la question hors de doute, voyez notre manière devivre : nous sommes en cette ville cinq grandspersonnages ; nous vivons tout-à-fait retirés, comme ilconvient à des gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose dunaufrage de notre fortune, qui nous met au-dessus de la nécessitéde chasser pour notre subsistance ; mais les pauvres soldatsqui sont ici, et qui n’ont point nos ressources vivent dans uneaussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois chasser leszibelines et les renards : le travail d’un mois fournit à leurentretien pendant un an. Comme notre genre de vie n’est pascoûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu’il nousfaut : donc votre objection est détruite. »

La place me manque pour rapporter tout au longla conversation on ne peut plus agréable que j’eus avec cet hommevéritablement grand, et dans laquelle son esprit laissa paraîtreune si haute connaissance des choses, soutenue tout à la fois etpar la religion et par une profonde sagesse, qu’il est hors dedoute que son mépris pour le monde ne fût aussi grand qu’ill’exprimait. Et jusqu’à la fin il se montra toujours le même commeon le verra par ce qui suit.

Je passai huit mois à Tobolsk. Que l’hiver meparut sombre et terrible ! Le froid était si intense que je nepouvais pas seulement regarder dehors sans être enveloppé dans despelleteries, et sans avoir sur le visage un masque de fourrure ouplutôt un capuchon, avec un trou simplement pour la bouche et deuxtrous pour les yeux. Le faible jour que nous eûmes pendant troismois ne durait pas, calcul fait, au-delà de cinq heures, six toutau plus ; seulement le sol étant continuellement couvert deneige et le temps assez clair, l’obscurité n’était jamais profonde.Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et quant ànos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et denos montures, il nous fallait à chaque instant panser et fairedégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu’ils ne restassentperclus.

Dans l’intérieur à vrai dire nous avionschaud, les maisons étant closes, les murailles épaisses, lesouvertures petites et les vitrages doubles. Notre nourritureconsistait principalement en chair de daim salée et apprêtée dansla saison, en assez bon pain, mais préparé comme du biscuit, enpoisson sec de toute sorte, en viande de mouton, et en viande debuffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pourl’hiver sont amassées pendant l’été, et parfaitement conservées.Nous avions pour boisson de l’eau mêlée avec del’aqua-vitæ au lieu de brandevin, et pour régal, en placede vin, de l’hydromel : ils en ont vraiment de délicieux Leschasseurs, qui s’aventurent dehors par touts les temps, nousapportaient fréquemment de la venaison fraîche, très-grasse ettrès-bonne, et quelquefois de la chair d’ours mais nous ne faisionspas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision de théque nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout,toutes choses bien considérées, nous vivions très-gaîment ettrès-bien.

Nous étions alors au mois de mars, les jourscroissaient sensiblement et la température devenait au moinssupportable ; aussi les autres voyageurs commençaient-ils àpréparer les traîneaux qui devaient les transporter sur la neige,et à tout disposer pour leur départ ; mais notre dessein degagner Archangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté,je ne bougeai pas. Je savais que les navires du Sud ne se mettenten route pour cette partie du monde qu’au mois de mai ou de juin,et que si j’y arrivais au commencement d’août, j’y serais avantqu’aucun bâtiment fût prêt à remettre en mer. Je ne m’empressaidonc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitudede gens, je dirai même touts les voyageurs, quitter la ville avantmoi. Il paraît que touts les ans ils se rendent à Moscou pourtrafiquer, c’est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et leséchanger contre les articles de nécessité dont ils ont besoin pourleurs magasins. D’autres aussi vont pour le même objet à Archangel.Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour revenirchez eux, ceux qui s’y rendirent cette année-là partirent de mêmeavant moi.

Bref, dans la seconde quinzaine de mai jecommençai à m’occuper de mes malles, et tandis que j’étais à cettebesogne, il me vint dans l’esprit de me demander pourquoi touts cesgens bannis en Sibérie par le Czar, mais une fois arrivés làlaissés libres d’aller où bon leur semble, ne gagnaient pas quelqueautre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à examiner ce quipouvait les détourner de cette tentative.

Mais mon étonnement cessa quand j’en eustouché quelques mots à la personne dont j’ai déjà parlé, et qui merépondit ainsi : – « Considérez d’abord,sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement lacondition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partiedes gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d’obstaclesplus forts que des barreaux et des verrous : au Nord s’étendun océan innavigable où jamais navire n’a fait voile, où jamaisbarque n’a vogué, et eussions-nous navire et barque à notre serviceque nous ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plusde mille milles à faire pour sortir des États du Czar, et par deschemins impraticables, à moins de prendre les routes que legouvernement a fait construire et qui traversent les villes où sestroupes tiennent garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routessans être découverts, ni trouver de quoi subsister en nousaventurant par tout autre chemin ; ce serait donc en vain quenous tenterions de nous enfuir. »

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