Robinson Crusoé – Tome II

LE FILS DU PRINCE MOSCOVITE.

Là-dessus je fus réduit au silence, et jecompris, qu’ils étaient dans une prison tout aussi sûre que s’ilseussent été renfermés dans le château de Moscou. Cependant il mevint la pensée que je pourrais fort bien devenir l’instrument de ladélivrance de cet excellent homme, et qu’il me serait très-aisé del’emmener, puisque dans le pays on n’exerçait point sur lui desurveillance. Après avoir roulé cette idée dans ma tête quelquesinstants, je lui dis que, comme je n’allais pas à Moscou mais àArchangel, et que je voyageais à la manière des caravanes, ce quime permettait de ne pas coucher dans les stations militaires dudésert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrionsfacilement gagner sans malencontre cette ville où je le mettraisimmédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou hollandaisqui nous transporterait touts deux à bon port. – « Quant àvotre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’enchargerai jusqu’à ce que vous puissiez faire mieuxvous-même. »

Il m’écouta très-attentivement et me regardafixement tout le temps que je parlai ; je pus même voir surson visage que mes paroles jetaient son esprit dans une grandeémotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses yeuxs’enflammaient, toute sa contenance trahissait l’agitation de soncœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j’eus fini. On eûtdit qu’il attendait ce qu’il devait répondre. Enfin, après unmoment de silence, il m’embrassa en s’écriant : –« Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il fautdonc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nousdes occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateursl’un de l’autre ! Mon cher ami, continua-t-il, votre offre estsi honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’ilfaudrait que j’eusse une bien faible connaissance du monde si, toutà la fois, je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pasl’obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie étésincère dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour lemonde ? Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l’âme, etqu’en cet exil je sois réellement parvenu à ce degré de félicitéqui m’a placé au-dessus du tout ce que le monde pouvait me donneret pouvait faire pour moi ? Croyez-vous que j’étais francquand je vous ai dit que je ne voudrais pas m’en retourner,fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j’étais autrefois à laCour, et pour rentrer dans la faveur du Czar mon maître ?Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vousque je sois un orgueilleux hypocrite ? » – Ici ils’arrêta comme pour écouter ce que je répondrais ; mais jereconnus bientôt que c’était l’effet de la vive émotion de sesesprits : son cœur était plein, il ne pouvait poursuivre. Jefus, je l’avoue, aussi frappé de ces sentiments qu’étonné detrouver un tel homme, et j’essayai de quelques arguments pour lepousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu’il devaitconsidérer ceci comme une porte que lui ouvrait le Ciel pour sadélivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, quidans sa sollicitude dispose touts les évènements, pour qu’il eût àaméliorer son état et à se rendre utile dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre, – « Quesavez-vous, Sir, me dit-il vivement, si au lieu d’uneinjonction de la part du Ciel, ce n’est pas une instigation detoute autre part me représentant sous des couleurs attrayantes,comme une grande félicité, une délivrance qui peut être enelle-même un piége pour m’entraîner à ma ruine ? Ici je nesuis point en proie à la tentation de retourner à mon anciennemisérable grandeur ailleurs je ne suis pas sûr que toutes lessemences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je saisau fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en unmot m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vousvoyez maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, enpleine possession de toute liberté personnelle, le misérableesclave de ses sens. Généreux ami, laissez-moi dans cette heureusecaptivité, éloigné de toute occasion de chute, plutôt que dem’exciter à pourchasser une ombre de liberté aux dépens de laliberté de ma raison et aux dépens du bonheur futur que j’aiaujourd’hui en perspective, et qu’alors, j’en ai peur, je perdraistotalement de vue, car je suis de chair, car je suis un homme, rienqu’un homme, car je ne suis pas plus qu’un autre à l’abri despassions. Oh ! ne soyez pas à la fois mon ami et montentateur. »

Si j’avais été surpris d’abord, je devinsalors tout-à-fait muet, et je restai là à le contempler dans lesilence et l’admiration. Le combat que soutenait son âme était sigrand que, malgré le froid excessif, il était tout en sueur. Je visque son esprit avait besoin de retrouver du calme ; aussi jelui dis en deux mots que je le laissais réfléchir, que jereviendrais le voir ; et je regagnai mon logis.

Environ deux heures après, j’entendisquelqu’un à la porte de la chambre, et je me levais pour allerouvrir quand il l’ouvrit lui-même et entra. – « Mon cher ami,me dit-il, vous m’aviez presque vaincu, mais je suis revenu à moi.Ne trouvez pas mauvais que je me défende de votre offre. Je vousassure que ce n’est pas que je ne sois pénétré de votrebonté ; je viens pour vous exprimer la plus sincèrereconnaissance ; mais j’espère avoir remporté une victoire surmoi-même. »

– « Mylord, lui répondis-je, j’aime àcroire que vous êtes pleinement assuré que vous ne résistez pas àla voix du Ciel. – « Sir, reprit-il, si c’eût étéde la part du Ciel, la même influence céleste m’eût poussé àl’accepter, mais j’espère, mais je demeure bien convaincu que c’estde par le Ciel que je m’en excuse, et quand nous nous séparerons cene sera pas une petite satisfaction pour moi de penser que vousm’aurez laissé honnête homme, sinon homme libre. »

Je ne pouvais plus qu’acquiescer et luiprotester que dans tout cela mon unique but avait été de le servir.Il m’embrassa très-affectueusement en m’assurant qu’il en étaitconvaincu et qu’il en serait toujours reconnaissant ; puis ilm’offrit un très-beau présent de zibelines, trop magnifiquevraiment pour que je pusse l’accepter d’un homme dans sa position,et que j’aurais refusé s’il ne s’y fût opposé.

Le lendemain matin j’envoyai à sa seigneuriemon serviteur avec un petit présent de thé, deux pièces de damaschinois, et quatre petits lingots d’or japonais, qui touts ensemblene pesaient pas plus de six onces ou environ ; mais ce cadeaun’approchait pas de la valeur des zibelines, dont je trouvaivraiment, à mon arrivée en Angleterre, près de 200 livres sterling.Il accepta le thé, une des pièces de damas et une des pièces d’orau coin japonais, portant une belle empreinte, qu’il garda, jepense, pour sa rareté ; mais il ne voulut rien prendre deplus, et me fit savoir par mon serviteur qu’il désirait meparler.

Quand je me fus rendu auprès de lui, il me ditque je savais ce qui s’était passé entre nous, et qu’il espéraitque je ne chercherais plus à l’émouvoir ; mais puisque je luiavais fait une si généreuse offre, qu’il me demandait si j’auraisassez de bonté pour la transporter à une autre personne qu’il menommerait, et à laquelle il s’intéressait beaucoup. Je lui répondisque je ne pouvais dire que je fusse porté à faire autant pour unautre que pour lui pour qui j’avais conçu une estime touteparticulière, et que j’aurais été ravi de délivrer ;cependant, s’il lui plaisait de me nommer la personne que je luirendrais réponse, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas sielle ne lui était point agréable. Sur ce il me dit qu’il s’agissaitde son fils unique, qui, bien que je ne l’eusse pas vu, se trouvaitdans la même situation que lui, environ à deux cents milles plusloin, de l’autre côté de l’Oby, et que si j’accueillais sa demande,il l’enverrait chercher.

Je lui répondis sans balancer que j’yconsentais. Je fis toutefois quelques cérémonies pour lui donner àentendre que c’était entièrement à sa considération, et parce que,ne pouvant l’entraîner, je voulais lui prouver ma déférence par monzèle pour son fils. Mais ces choses sont trop fastidieuses pour queje les répète ici. Il envoya le lendemain chercher son fils, qui,au bout de vingt jours, arriva avec le messager, amenant six ousept chevaux chargés de très-riches pelleteries d’une valeurconsidérable.

Les valets firent entrer les chevaux dans laville, mais ils laissèrent leur jeune seigneur à quelque distance.À la nuit, il se rendit incognito dans notre appartement, et sonpère me le présenta. Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, etnous en réglâmes touts les préparatifs.

J’achetai une grande quantité de zibelines, depeaux de renards noirs, de belles hermines, et d’autres richespelleteries, je les troquai, veux-je dire, dans cette ville, contrequelques-unes, des marchandises que j’avais apportées de Chine,particulièrement contre des clous de girofle, des noix muscadesdont je vendis là une grande partie, et le reste plus tard àArchangel, beaucoup plus avantageusement que je ne l’eusse fait àLondres ; aussi mon partner, qui était fortsensible aux profits et pour qui le négoce était chose plusimportante que pour moi, fut-il excessivement satisfait de notreséjour en ce lieu à cause du trafic que nous y fîmes.

Ce fut au commencement de juin que je quittaicette place reculée ; cette ville dont, je crois, on entendpeu parler dans le monde ; elle est, par le fait, si éloignéede toutes les routes du commerce, que je ne vois pas pourquoi ons’en entretiendrait beaucoup. Nous ne formions plus alors qu’unetrès-petite caravane, composée seulement de trente-deux chevaux etchameaux. Touts passaient pour être à moi, quoique onze d’entre euxappartinssent à mon nouvel hôte. Il était donc très-naturel aprèscela que je m’attachasse un plus grand nombre de domestiques. Lejeune seigneur passa pour mon intendant ; pour quel grandpersonnage passai-je moi-même ? je ne sais ; je ne prispas la peine de m’en informer. Nous eûmes ici à traverser le plusdétestable et le plus grand désert que nous eussions rencontré danstout le voyage ; je dis le plus détestable parce que le cheminétait creux en quelques endroits et très-inégal dans d’autres. Nousnous consolions en pensant que nous n’avions à redouter ni troupesde Tartares, ni brigands, que jamais ils ne venaient sur ce côté del’Oby, ou du moins très-rarement ; mais nous nousmécomptions.

Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèlevalet moscovite ou plutôt sibérien qui connaissait parfaitement lepays, et qui nous conduisit par des chemins détournés pour que nousévitassions d’entrer dans les principale villes échelonnées sur lagrande route, telles que Tumen, Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres,parce que les garnisons moscovites qui s’y trouvent examinentscrupuleusement les voyageurs, de peur que quelque exilé de marqueparvienne à rentrer en Moscovie. Mais si, par ce moyen, nousévitions toutes recherches, en revanche nous faisions tout notrevoyage dans le désert, et nous étions obligés de camper et decoucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir de bonslogements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le sentaitsi bien qu’il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors,quand nous venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Ilse retirait seul avec son domestique et passait la nuit en pleinair dans les bois, puis le lendemain il nous rejoignait aurendez-vous.

Nous entrâmes en Europe en passant le fleuveKama, qui, dans cette région, sépare l’Europe de l’Asie. Lapremière ville sur le côté européen s’appelle Soloy-Kamaskoy, cequi veut dire la grande ville sur le fleuve Kama. Nous nous étionsimaginé qu’arrivés là nous verrions quelque changement notable chezles habitants, dans leurs mœurs, leur costume, leur religion, maisnous nous étions trompés, nous avions encore à traverser un vastedésert qui, à ce qu’on rapporte, a près de sept cents milles delong en quelques endroits, bien qu’il n’en ait pas plus de deuxcents milles au lieu où nous le passâmes, et jusqu’à ce que nousfûmes sortis de cette horrible solitude nous trouvâmes très-peu dedifférence entre cette contrée et la Tartarie-Mongole.

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