Robinson Crusoé – Tome II

DERNIÈRE AFFAIRE.

Nous trouvâmes les habitants pour la plupartpayens et ne valant guère mieux que les Sauvages de l’Amérique.Leurs maisons et leurs villages sont pleins d’idoles, et leursmœurs sont tout-à-fait barbares, excepté dans les villes et dansles villages qui les avoisinent, où ces pauvres gens se prétendentChrétiens de l’Église grecque, mais vraiment leur religion estencore mêlée à tant de restes de superstitions que c’est à peine sil’on peut en quelques endroits la distinguer d’avec la sorcellerieet la magie.

En traversant ce steppe, lorsque nous avionsbanni toute idée de danger de notre esprit, comme je l’ai déjàinsinué, nous pensâmes être pillés et détroussés, et peut-êtreassassinés par une troupe de brigands. Étaient-ils de ce pays,étaient-ce des bandes roulantes d’Ostiaks (espèce de Tartares ou depeuple sauvage du bord de l’Oby) qui rôdaient ainsi au loin, ouétaient-ce des chasseurs de zibelines de Sibérie, je suis encore àle savoir, mais ce que je sais bien, par exemple, c’est qu’ilsétaient touts à cheval, qu’ils portaient des arcs et des flèches etque nous les rencontrâmes d’abord au nombre de quarante-cinqenviron. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux portées de mousquet,et sans autre préambule, ils nous environnèrent avec leurs chevauxet nous examinèrent à deux reprise très-attentivement. Enfin ils sepostèrent juste dans notre chemin, sur quoi nous nous rangeâmes enligne devant nos chameaux, nous n’étions pourtant que seize hommesen tout, et ainsi rangés nous fîmes halte et dépêchâmes le valetsibérien au service du jeune seigneur, pour voir quelle engeancec’était. Son maître le laissa aller d’autant plus volontiers qu’ilavait une vive appréhension que ce ne fût une troupe de Sibériensenvoyés à sa poursuite. Cet homme s’avança vers eux avec un drapeauparlementaire et les interpella. Mais quoiqu’il sût plusieurs deleurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put comprendre unmot de ce qu’ils répondaient. Toutefois à quelques signes ayant crureconnaître qu’ils le menaçaient de lui tirer dessus s’ils’approchait, ce garçon s’en revint comme il était parti. Seulementil nous dit qu’il présumait, à leur costume, que ces Tartaresdevaient appartenir à quelque horde calmoucke ou circassienne, etqu’ils devaient se trouver en bien plus grand nombre dans ledésert, quoiqu’il n’eût jamais entendu dire qu’auparavant ilseussent été vus si loin vers le Nord.

C’était peu consolant pour nous, mais il n’yavait point de remède. – À main gauche, à environ un quart de millede distance, se trouvait un petit bocage, un petit bouquet d’arbrestrès-serrés, et fort près de la route. Sur-le-champ je décidaiqu’il nous fallait avancer jusqu’à ces arbres et nous y fortifierde notre mieux, envisageant d’abord que leur feuillage nousmettrait en grande partie à couvert des flèches de nos ennemis, et,en second lieu, qu’ils ne pourraient venir nous y charger enmasse : ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote, qui en fit laproposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui nel’abandonnait jamais, d’être toujours le plus prompt et plus apte ànous diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses.Nous avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâtece petit bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous nesavions comment les appeler, eussent fait le moindre mouvement pournous en empêcher. Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notregrande satisfaction, que c’était un terrain marécageux et plein defondrières d’où, sur le côté, s’échappait une fontaine, formant unruisseau, joint à quelque distance de là par un autre petitcourant. En un mot c’était la source d’une rivière considérableappelée plus loin Wirtska. Les arbres qui croissaient autour decette source n’étaient pas en tout plus de deux cents, mais ilsétaient très-gros et plantés fort épais. Aussi dès que nous eûmespénétré dans ce bocage vîmes-nous que nous y serions parfaitement àl’abri de l’ennemi, à moins qu’il ne mît pied à terre pour nousattaquer.

Mais afin de rendre cette attaque mêmedifficile, notre vieux Portugais, avec une patience incroyable,s’avisa de couper à demi de grandes branches d’arbres et de leslaisser pendre d’un tronc à l’autre pour former une espèce depalissade tout autour de nous.

Nous attendions là depuis quelques heures quenos ennemis exécutassent un mouvement sans nous être apperçusqu’ils eussent fait mine de bouger, quand environ deux heures avantla nuit ils s’avancèrent droit sur nous. Quoique nous ne l’eussionspoint remarqué, nous vîmes alors qu’ils avaient été rejoints parquelques gens de leur espèce, de sorte qu’ils étaient bienquatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous crûmes distinguerquelques femmes. Lorsqu’ils furent à demi-portée de mousquet denotre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et leur adressâmesla parole en langue russienne pour savoir ce qu’ils voulaient etleur enjoindre de se tenir à distance ; mais comme ils necomprenaient rien à ce que nous leur disions ce coup ne fit queredoubler leur fureur, et ils se précipitèrent du côté du bois nes’imaginant pas que nous y étions si bien barricadés qu’il leurserait impossible d’y pénétrer. Notre vieux pilote, qui avait éténotre ingénieur, fut aussi notre capitaine. Il nous pria de nepoint faire feu dessus qu’ils ne fussent à portée de pistolet, afinde pouvoir être sûrs de leur faire mordre la poussière, et de nepoint tirer que nous ne fussions sûrs d’avoir bien ajusté. Nousnous en remîmes à son commandement, mais il différa si long-tempsle signal que quelques-uns de nos adversaires n’étaient paséloignés de nous de la longueur de deux piques quand nous leurenvoyâmes notre décharge.

Nous visâmes si juste, ou la Providencedirigea si sûrement nos coups, que de cette première salve nous entuâmes quatorze et en blessâmes plusieurs autres, cavaliers etchevaux ; car nous avions touts chargé nos armes de deux outrois balles au moins.

Ils furent terriblement surpris de notre feu,et se retirèrent immédiatement à environ une centaine de verges.Ayant profité de ce moment pour recharger nos armes, et voyantqu’ils se tenaient à cette distance, nous fîmes une sortie et nousattrapâmes quatre ou cinq de leurs chevaux dont nous supposâmes queles cavaliers avaient été tués. Aux corps restés sur la place nousreconnûmes de suite que ces gens étaient des Tartares ; mais àquel pays appartenaient-ils, mais comment en étaient-ils venusfaire une excursion si longue, c’est ce que nous ne pûmessavoir.

Environ une heure après ils firent un secondmouvement pour nous attaquer, et galopèrent autour de notre petitbois pour voir s’ils pourraient y pénétrer par quelque autrepoint ; mais nous trouvant toujours prêts à leur faire faceils se retirèrent de nouveau : sur quoi nous résolûmes de nepas bouger de là pour cette nuit.

Nous dormîmes peu, soyez sûr. Nous passâmes laplus grande partie de la nuit à fortifier notre assiette, etbarricader toutes les percées du bois ; puis faisant une gardesévère, nous attendîmes le jour. Mais, quand il parut, il nous fitfaire une fâcheuse découverte ; car l’ennemi que nous pensionsdécouragé par la réception de la veille, s’était renforcé de plusde deux cents hommes et avait dressé onze ou douze huttes commes’il était déterminé à nous assiéger. Ce petit camp était planté enpleine campagne à trois quarts de mille de nous environ. Nous fûmestout de bon grandement surpris à cette découverte ; et j’avoueque je me tins alors pour perdu, moi et tout ce que j’avais. Laperte de mes effets, bien qu’ils fussent considérables, me touchaitmoins que la pensée de tomber entre les mains de pareils barbares,tout à la fin de mon voyage, après avoir traversé tant d’obstacleset de hasards, et même en vue du port où nous espérions sûreté etdélivrance. Quant à mon partner il enrageait ; ilprotestait que la perte de ses marchandises serait sa ruine, qu’ilaimait mieux mourir que d’être réduit à la misère et qu’il voulaitcombattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Le jeune seigneur, brave au possible, voulaitaussi combattre jusqu’au dernier soupir, et mon vieux pilote avaitpour opinion que nous pouvions résister à nos ennemis, postés commenous l’étions. Toute la journée se passa ainsi en discussions surce que nous devions faire, mais vers le soir nous nous apperçûmesque le nombre de nos ennemis s’était encore accru. Comme ilsrôdaient en plusieurs bandes à la recherche de quelque proie,peut-être la première bande avait-elle envoyé des exprès pourdemander du secours et donner avis aux autres du butin qu’elleavait découvert, et rien ne nous disait que le lendemain ils neseraient pas encore en plus grand nombre ; aussi commençai-jeà m’enquérir auprès des gens que nous avions amenés de Tobolsk s’iln’y avait pas d’autres chemins des chemins plus détournés parlesquels nous pussions échapper à ces drôles pendant la nuit, puisnous réfugier dans quelque ville, ou nous procurer une escorte pournous protéger dans le désert.

Le Sibérien, domestique du jeune seigneur,nous dit que si nous avions le dessein de nous retirer et non pasde combattre, il se chargerait à la nuit de nous faire prendre unchemin conduisant au Nord vers la rivière Petraz, par lequel nouspourrions indubitablement nous évader sans que les Tartares yvissent goutte ; mais il ajouta que son seigneur lui avait ditqu’il ne voulait pas s’enfuir, qu’il aimait mieux combattre. Je luirépondis qu’il se méprenait sur son seigneur qui était un hommetrop sage pour vouloir se battre pour le plaisir de sebattre ; que son seigneur avait déjà donné des preuves de sabravoure, et que je le tenais pour brave, mais que son seigneuravait trop de sens pour désirer mettre aux prises dix-sept oudix-huit hommes avec cinq cents, à moins d’une nécessitéinévitable. – « Si vous pensez réellement, ajoutai-je, qu’ilnous soit possible de nous échapper cette nuit, noue n’avons riende mieux à faire. » – « Que mon seigneur m’en donnel’ordre, répliqua-t-il, et ma vie est à vous si je ne l’accomplispas. » Nous amenâmes bientôt son maître à donner cet ordre,secrètement toutefois, et nous nous préparâmes immédiatement à lemettre à exécution.

Et d’abord, aussitôt qu’il commença à fairesombre, nous allumâmes un feu dans notre petit camp, que nousentretînmes et que nous disposâmes de manière à ce qu’il pût brûlertoute la nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous étionstoujours là ; puis, dès qu’il fit noir, c’est-à-dire dès quenous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne voulut pas bougerauparavant), touts nos chevaux et nos chameaux se trouvant prêts etchargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui, je ne tardai pas àm’en appercevoir, se guidait lui-même sur l’étoile polaire, tout lepays ne formant jusqu’au loin qu’une vaste plaine.

Quand nous eûmes marché rudement pendant deuxheures, le ciel, non pas qu’il eût été bien sombre jusque-là,commença à s’éclaircir, la lune se leva, et bref il fit plus clairque nous ne l’aurions souhaité. Vers six heures du matin nousavions fait près de quarante milles, à vrai dire nous avionséreinté nos chevaux. Nous trouvâmes alors un village russien nomméKirmazinskoy où nous nous arrêtâmes tout le jour. N’ayant pas eu denouvelles de nos Tartares Calmoucks, environ deux heures avant lanuit nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu’à huit heures dumatin, moins vite toutefois que la nuit précédente. Sur les septheures nous passâmes une petite rivière appelée Kirtza et nousatteignîmes une bonne et grande ville habitée par les Russiens ettrès-peuplée, nommée Osomoys. Nous y apprîmes que plusieurs troupesou hordes de Calmoucks s’étaient répandues dans le désert, mais quenous n’en avions plus rien à craindre, ce qui fut pour nous unegrande satisfaction, je vous l’assure. Nous fûmes obligés de nousprocurer quelques chevaux frais en ce lieu, et comme nous avionsgrand besoin de repos, nous y demeurâmes cinq jours ; et monpartner et moi nous convînmes de donner à l’honnêteSibérien qui nous y avait conduits, la valeur de dix pistoles poursa peine.

Après une nouvelle marche de cinq jours nousatteignîmes Veussima, sur la rivière Witzogda qui se jette dans laDvina : nous touchions alors au terme heureux de nos voyagespar terre, car ce fleuve, en sept jours de navigation, pouvait nousconduire à Archangel. De Veussima nous nous rendîmes à Laurenskoy,au confluent de la rivière, le 3 juillet, où nous nous procurâmesdeux bateaux de transport, et une barge pour notre proprecommodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous arrivâmes toutssains et saufs à Archangel le 18, après avoir été un an cinq moiset trois jours en voyage, y compris notre station de huit mois etquelques jours à Tobolsk.

Nous fûmes obligés d’y attendre six semainesl’arrivée des navires, et nous eussions attendu plus long-temps siun navire hambourgeois n’eût devancé de plus d’un mois touts lesvaisseaux anglais. Considérant alors que nous pourrions nousdéfaire de nos marchandises aussi avantageusement à Hambourg qu’àLondres, nous prîmes touts passage sur ce bâtiment. Une fois noseffets à bord, pour en avoir soin, rien ne fut plus naturel que d’yplacer mon intendant, le jeune seigneur, qui, par ce moyen, put setenir caché parfaitement. Tout le temps que nous séjournâmes encoreil ne remit plus le pied à terre, craignant de se montrer dans laville, où quelques-uns des marchands moscovites l’eussentcertainement vu et reconnu.

Nous quittâmes Archangel le 20 août de la mêmeannée, et, après un voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dansl’Elbe le 13 septembre. Là, mon partner et moi noustrouvâmes un très-bon débit de nos marchandises chinoises, ainsique de nos zibelines et autres pelleteries de Sibérie. Nous fîmesalors le partage de nos bénéfices, et ma part montait à 3,475livres sterling 17 shillings et 3 pence, malgrétoutes les pertes que nous avions essuyées et les frais que nousavions eus ; seulement, je me souviens que j’y avais comprisla valeur d’environ 600 livres sterling pour les diamants quej’avais achetés au Bengale.

Le jeune seigneur prit alors congé de nous, ets’embarqua sur l’Elbe, dans le dessein de se rendre à la Cour deVienne, où il avait résolu de chercher protection et d’où ilpourrait correspondre avec ceux des amis de son père qui vivaientencore. Il ne se sépara pas de moi sans me témoigner toute sagratitude pour le service que je lui avais rendu, et sans semontrer pénétré de mes bontés pour le prince son père.

Pour conclusion, après être demeuré près dequatre mois à Hambourg, je me rendis par terre à La Haye, où jem’embarquai sur le paquebot, et j’arrivai à Londres le 10 janvier1705. Il y avait dix ans et neuf mois que j’étais absentd’Angleterre.

Enfin, bien résolu à ne pas me harasserdavantage, je suis en train de me préparer pour un plus long voyageque touts ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’unevariété infinie, ayant appris suffisamment à connaître le prix dela retraite et le bonheur qu’il y a à finir ses jours en paix.

FIN DE ROBINSON

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