Robinson Crusoé – Tome II

LES DEUX NEVEUX

On pensera que, dans cet état complet debonheur, je renonçai à courir de nouveaux hasards, et il en eût étéainsi par le fait si mes alentours m’y eussent aidé ; maisj’étais accoutumé à une vie vagabonde : je n’avais point defamille, point de parents ; et, quoique je fusse riche, jen’avais pas fait beaucoup de connaissances. – Je m’étais défait dema plantation au Brésil : cependant ce pays ne pouvait mesortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre mavolée ; je ne pouvais surtout résister au violent désir quej’avais de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnolsl’habitaient, et comment les scélérats que j’y avais laissés enavaient usé avec eux[6].

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla decela, et m’influença si bien que pendant environ sept ans elleprévint mes courses lointaines. Durant ce temps je pris sous matutelle mes deux neveux, fils d’un de mes frères. L’aîné ayantquelque bien, je l’élevai comme un gentleman, et pourajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Lecadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinqans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, jelui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune hommem’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans denouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, carpremièrement je me mariai, et cela non à mon désavantage ou à mondéplaisir. J’eus trois enfants, deux fils et une fille ; maisma femme étant morte et mon neveu revenant à la maison après unfort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à courir le mondeet ses importunités prévalurent, et m’engagèrent à m’embarquer dansson navire comme simple négociant pour les Indes-Orientales. Ce futen l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle coloniedans l’île, je vis mes successeurs les Espagnols, j’appris toutel’histoire de leur vie et celle des vauriens que j’y avaislaissés ; comment d’abord ils insultèrent les pauvresEspagnols, comment plus tard ils s’accordèrent, se brouillèrent,s’unirent et se séparèrent, et comment à la fin les Espagnolsfurent obligés d’user de violence ; comment ils furent soumispar les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtementavec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine devariété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout aussiquant à leurs batailles avec les caribes quidébarquèrent dans l’île, et quant aux améliorations qu’ilsapportèrent à l’île elle-même. Enfin, j’appris encore comment troisd’entre eux firent une tentative sur la terre ferme et ramenèrentcinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivéeje trouvai une vingtaine d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’ylaissai de bonnes provisions de toutes choses nécessaires,principalement des armes, de la poudre, des balles, des vêtements,des outils et deux artisans que j’avais amenés d’Angleterre avecmoi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre je leur partageai leterritoire : je me réservai la propriété de tout, mais je leurdonnai respectivement telles parts qui leur convenaient. Ayantarrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagé à ne pasquitter l’île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai uneembarcation que j’y achetai et de nouveaux habitants pour lacolonie. En plus des autres subsides, je leur adressais sept femmesque j’avais trouvées propres pour le service ou pour le mariage siquelqu’un en voulait. Quant aux Anglais, je leur avais promis,s’ils voulaient s’adonner à la culture, de leur envoyer des femmesd’Angleterre avec une bonne cargaison d’objets de nécessité, ce queplus tard je ne pus effectuer. Ces garçons devinrent très-honnêteset très-diligents après qu’on les eut domtés et qu’ils eurentétabli à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du Brésilcinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et quelquesporcs, qui lorsque je revins étaient considérablementmultipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manièredont 300 caribes firent une invasion et ruinèrentleurs plantations ; de la manière dont ils livrèrent contrecette multitude de Sauvages deux batailles, où d’abord ils furentdéfaits et perdirent un des leurs ; puis enfin, une tempêteayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ilsles affamèrent, les détruisirent presque touts, restaurèrent leursplantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dansl’île[7].

De toutes ces choses, dis-je, et de quelquesincidents surprenants de mes nouvelles aventures durant encore dixannées, je donnerai une relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre,ce qui est engendré dans l’os ne sortira pas de lachair[8], ne s’estjamais mieux vérifié que dans l’histoire de ma vie. On pourraitpenser qu’après trente-cinq années d’affliction et une multiplicitéd’infortunes que peu d’hommes avant moi, pas un seul peut-être,n’avait essuyées, et qu’après environ sept années de paix et dejouissance dans l’abondance de toutes choses, devenu vieux alors,je devais être à même ou jamais d’apprécier touts les états de lavie moyenne et de connaître le plus propre à rendre l’hommecomplètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait penserque la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le mondej’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, étaitusée ; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée outout au moins condensée, et qu’à soixante-et-un ans d’âge j’auraisle goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarderdavantage ma vie et ma fortune.

Qui plus est, le commun motif des entrepriseslointaines n’existait point pour moi : je n’avais point defortune à faire, je n’avais rien à rechercher ; eussé-je gagné10,000 livres sterling, je n’eusse pas été plus riche :j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers,et ce que je possédais accroissait à vue d’œil ; car, n’ayantpas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu qu’enme donnant un grand train de vie, une suite brillante, deséquipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères àmes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à fairequ’à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avaisacquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n’eut d’effetsur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant quej’avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m’était inhérentcomme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dansl’île, et la colonie que j’y avais laissée, était le désir quiroulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toutela nuit et mon imagination s’en berçait tout le jour. C’était lepoint culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillaitcette idée avec tant de fixité et de contention que j’en parlaisdans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de monesprit ; elle envahissait si tyranniquement touts mesentretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse ;impossible à moi de parler d’autre chose : touts mes discoursrabâchaient là-dessus jusqu’à l’impertinence, jusque là que je m’enapperçus moi-même.

J’ai souvent entendu dire à des personnes degrand sens que touts les bruits accrédités dans le monde sur lesspectres et les apparitions sont dus à la force de l’imagination etau puissant effet de l’illusion sur nos esprits ; qu’il n’y ani revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable ; qu’àforce de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis quine sont plus, nous nous les représentons si bien qu’il nous estpossible en des circonstances extraordinaires de nous figurer lesvoir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond danstout cela il n’y a qu’ombre et vapeur. – Et par le fait, c’estchose fort incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heures’il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades degens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genrequ’on nous raconte il n’y a rien qui ne soit le produit desvapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées ;mais ce que je sais, c’est que mon imagination travaillait à un teldegré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu’onappelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être surles lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyaismon premier Espagnol, le père de Vendredi et lesinfâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figuraismême que je leur parlais ; et bien que je fusse tout-à-faitéveillé, je les regardais fixement comme s’ils eussent été enpersonne devant moi. J’en vins souvent à m’effrayer moi-même desobjets qu’enfantait mon cerveau. – Une fois, dans mon sommeil, lepremier Espagnol et le père de Vendredi me peignirentsi vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, quec’était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaienttenté cruellement de massacrer touts les Espagnols, et qu’ilsavaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein deles réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim, chosesqui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaienttoutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si réel pourmoi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être persuadéque cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était pas monindignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leurrendais justice en les traduisant devant moi et les condamnanttouts trois à être pendus ! On verra en son lieu ce quelà-dedans il y avait de réel ; car quelle que fût la cause dece songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers quime l’inspirassent, il s’y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup dechoses exactes. J’avoue que ce rêve n’avait rien de vrai à lalettre et dans les particularités ; mais l’ensemble en étaitsi vrai, l’infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquinsayant été tellement au-delà de tout ce que je puis dire, que monsonge n’approchait que trop de la réalité, et que si plus tard jeles eusse punis sévèrement et fait pendre touts, j’aurais été dansmon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécusquelques années dans cette situation d’esprit : pour moi nullejouissance de la vie, point d’heures agréables, de diversionattachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe ;à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquementpréoccupé, me dit un soir très-gravement qu’à son avis j’étais sousle coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence,qui avait décrété mon retour là-bas, et qu’elle ne voyait rien quis’opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et desenfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne pouvait songer à alleravec moi ; mais que, comme elle était sûre que si elle venaità mourir, ce voyage serait la première chose que j’entreprendrais,et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle nevoulait pas être l’unique empêchement ; car, si je le jugeaisconvenable et que je fusse résolu à partir… Ici elle me vit siattentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle sedéconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle necontinuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire ;mais je m’apperçus que son cœur était trop plein et que des larmesroulaient dans ses yeux.

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