Robinson Crusoé – Tome II

ENTRETIEN DE ROBINSON AVEC SA FEMME

« Parlez, ma chère, lui dis je,souhaitez-vous que je parte ? » – « Non,répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer ;mais si vous êtes déterminé à partir, plutôt que d’y être l’uniqueobstacle, je partirai avec vous. Quoique je considère cela commeune chose déplacée pour quelqu’un de votre âge et dans votreposition, si cela doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vousabandonnerai point. Si c’est la volonté céleste, vous devez obéir.Point de résistance ; et si le Ciel vous fait un devoir departir, il m’en fera un de vous suivre ; autrement ildisposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein. »

Cette conduite affectueuse de ma femmem’enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce queje faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris àdiscuter avec moi-même posément. – « Quel besoin as-tu, à plusde soixante ans, après une vie de longues souffrances etd’infortunes, close d’une si heureuse et si douce manière, quelbesoin as-tu, me disais-je, de t’exposer à de nouveaux hasards, dete jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesseet à la pauvreté ? »

Dans ces sentiments, je réfléchis à mesnouveaux liens : j’avais une femme, un enfant, et ma femme enportait un autre ; j’avais tout ce que le monde pouvait medonner, et nullement besoin de chercher fortune à travers lesdangers. J’étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songerà quitter qu’à accroître ce que j’avais acquis. Quant à ce quem’avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant duCiel, et qu’il serait de mon devoir de partir, je n’y eus pointégard. Après beaucoup de considérations semblables, j’en vins doncaux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pourm’y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, enpareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref je sortisvainqueur : je me calmai à l’aide des arguments qui seprésentèrent à mon esprit, et que ma condition d’alors mefournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode laplus efficace, je résolus de me distraire par d’autres choses, etde m’engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètementde toute excursion de ce genre ; car je m’étais apperçu queces idées m’assaillaient principalement quand j’étais oisif, que jen’avais rien à faire ou du moins rien d’important immédiatementdevant moi.

Dans ce but j’achetai une petite métairie dansle comté de Bedfort, et je résolus de m’y retirer. L’habitationétait commode et les héritages qui en dépendaient susceptibles degrandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenaitparfaitement, amateur que j’étais de culture, d’économie, deplantation, d’améliorissement ; d’ailleurs, cette ferme setrouvant dans le cœur du pays, je n’étais plus à même de hanter lamarine et les gens de mer et d’ouïr rien qui eût trait auxlointaines contrées du monde.

Bref, je me transportai à ma métairie, j’yétablis ma famille, j’achetai charrues, herses, charrette, chariot,chevaux, vaches, moutons, et, me mettant sérieusement à l’œuvre, jedevins en six mois un véritable gentleman campagnard.Mes pensées étaient totalement absorbées : c’étaient mesdomestiques à conduire, des terres à cultiver, des clôtures, desplantations à faire… Je jouissais, selon moi, de la plus agréablevie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puissefaire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.

Comme je faisais valoir ma propre terre, jen’avais point de redevance à payer, je n’étais gêné par aucuneclause, je pouvais tailler et rogner à ma guise. Ce que je plantaisétait pour moi-même, ce que j’améliorais pour ma famille. Ayantainsi dit adieu aux aventures, je n’avais pas le moindre nuage dansma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais réellementjouir de l’heureuse médiocrité que mon père m’avait si instammentrecommandée, une sorte d’existence céleste semblable à celle qu’adécrite le poète en parlant de la vie pastorale :

Exempte de vice et de soins,

Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins[9].

Mais au sein de toute cette félicité un coupinopiné de la Providence me renversa : non-seulement il me fitune blessure profonde et incurable, mais, par ses conséquences, ilme fit faire une lourde rechute dans ma passion vagabonde. Cettepassion, qui était pour ainsi dire née dans mon sang, eut bientôtrepris tout son empire, et, comme le retour d’une maladie violente,elle revint avec une force irrésistible, tellement que rien ne fitplus impression sur moi. – Ce coup c’était la perte de mafemme.

Il ne m’appartient pas ici d’écrire une élégiesur ma femme, de retracer toutes ses vertus privées, et de faire macour au beau sexe par la flatterie d’une oraison funèbre. Elleétait, soit dit en peu de mots, le support de toutes mes affaires,le centre de toutes mes entreprises, le bon génie qui par saprudence me maintenait dans le cercle heureux où j’étais, aprèsm’avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux projet oùs’égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour domter moninclination errante que les pleurs d’une mère, les instructionsd’un père, les conseils d’un ami, ou que toute la force de mespropres raisonnements. J’étais heureux de céder à ses larmes, dem’attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde auplus haut point brisé et désolé.

Sitôt qu’elle me manqua le monde autour de moime parut mal : j’y étais, me semblait-il, aussi étranger qu’auBrésil lorsque pour la première fois j’y abordai, et aussi isolé, àpart l’assistance de mes domestiques, que je l’étais dans mon île.Je ne savais que faire ou ne pas faire. Je voyais autour de moi lemonde occupé, les uns travaillant pour avoir du pain, les autres seconsumant dans de vils excès ou de vains plaisirs, et égalementmisérables, parce que le but qu’ils se proposaient fuyaitincessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque jour seblasaient sur leurs vices, et s’amassaient une montagne de douleuret de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces enefforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir cesforces vitales qu’exigeaient leurs travaux ; roulant ainsidans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour travailler,ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque jourétait le seul but d’une vie accablante, et une vie accablante laseule voie menant au pain de chaque jour.

Cela réveilla chez moi l’esprit dans lequel jevivais en mon royaume, mon île, où je n’avais point laissé croîtrede blé au-delà de mon besoin, où je n’avais point nourri de chèvresau-delà de mon usage, où mon argent était resté dans le coffrejusque-là de s’y moisir, et avait eu à peine la faveur d’un regardpendant vingt années.

Si de toutes ces choses j’eusse profité commeje l’eusse dû faire et comme la raison et la religion me l’avaientdicté, j’aurais eu appris à chercher au-delà des jouissanceshumaines une félicité parfaite, j’aurais eu appris que, supérieur àelles, il y a quelque chose qui certainement est la raison et lafin de la vie, et que nous devons posséder ou tout au moins auquelnous devons aspirer sur ce côté-ci de la tombe.

Mais ma sage conseillère n’était pluslà : j’étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut quecourir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leurancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manied’aventures lointaines ; et touts les agréables et innocentsamusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et mafamille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient plusrien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour unhomme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme quia le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de mamétairie, de l’abandonner, de retourner à Londres : et je fisainsi peu de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussiinquiet qu’auparavant, la ville m’ennuyait ; je n’y avaispoint d’emploi, rien à faire qu’à baguenauder, comme une personneoisive de laquelle on peut dire qu’elle est parfaitement inutiledans la création de Dieu, et que pour le reste de l’humanité iln’importe pas plus qu’un farthing[10]qu’elle soit morte ou vive. – C’était aussi de toutes lessituations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mesjours dans une vie active ; et je me disais souvent àmoi-même : L’état d’oisiveté est la lie de lavie. – Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plusconvenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire uneplanche de sapin.

Nous entrions dans l’année 1693 quand monneveu, dont j’avais fait, comme je l’ai dit précédemment, un marinet un commandant de navire, revint d’un court voyage à Bilbao, lepremier qu’il eût fait. M’étant venu voir, il me conta que desmarchands de sa connaissance lui avaient proposé d’entreprendrepour leurs maisons un voyage aux Indes-Orientales et à la Chine. –« Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous voulez aller enmer avec moi, je m’engage à vous débarquer à votre anciennehabitation dans l’île, car nous devons toucher auBrésil. »

Rien ne saurait être une plus fortedémonstration d’une vie future et de l’existence d’un mondeinvisible que la coïncidence des causes secondes et des idées quenous formons en notre esprit tout-à-fait intimement, et que nous necommuniquons à pas une âme.

Mon neveu ignorait avec quelle violence mamaladie de courir le monde s’était de nouveau emparée de moi, et jene me doutais pas de ce qu’il avait l’intention de me dire quand lematin même, avant sa visite, dans une très-grande confusion depensées, repassant en mon esprit toutes les circonstances de maposition, j’en étais venu à prendre la détermination d’aller àLisbonne consulter mon vieux capitaine ; et, si c’étaitraisonnable et praticable, d’aller voir mon île et ce que monpeuple y était devenu. Je me complaisais dans la pensée de peuplerce lieu, d’y transporter des habitants, d’obtenir une patente depossession, et je ne sais quoi encore, quand au milieu de tout cecientra mon neveu, comme je l’ai dit, avec son projet de me conduireà mon île chemin faisant aux Indes-Orientales.

À cette proposition je me pris à réfléchir uninstant, et le regardant fixement : – « Quel démon, luidis-je, vous a chargé de ce sinistre message ? » – Monneveu tressaillit, comme s’il eût été effrayé d’abord ; mais,s’appercevant que je n’étais pas très-fâché de l’ouverture, il seremit. – « J’espère, sir, reprit-il, que ce n’estpoint une proposition funeste ; j’ose même espérer que vousserez charmé de voir votre nouvelle colonie en ce lieu où vousrégniez jadis avec plus de félicité que la plupart de vos frèresles monarques de ce monde.

Bref, ce dessein correspondait si bien à monhumeur, c’est-à-dire à la préoccupation qui m’absorbait et dontj’ai déjà tant parlé, qu’en peu de mots je lui dis que je partiraisavec lui s’il s’accordait avec les marchands, mais que je nepromettais pas d’aller au-delà de mon île. – « Pourquoi,sir, dit-il ? vous ne désirez pas être laissé làde nouveau j’espère. » – « Quoi ! répliquai-je, nepouvez-vous pas me reprendre à votre retour ? » – Ilm’affirma qu’il n’était pas possible que les marchands luipermissent de revenir par cette route, avec un navire chargé de sigrandes valeurs, le détour étant d’un mois et pouvant l’être detrois ou quatre. – « D’ailleurs, sir,ajouta-t-il, s’il me mésarrivait, et que je ne revinsse pas dutout, vous seriez alors réduit à la condition où vous étiezjadis. »

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