Robinson Crusoé – Tome II

PROPOSITION DU NEVEU

C’était fort raisonnable ; toutefois noustrouvâmes l’un et l’autre un remède à cela. Ce fut d’embarquer àbord du navire un sloop[11] toutfaçonné mais démonté en pièces, lequel, à l’aide de quelquescharpentiers que nous convînmes d’emmener avec nous, pouvait êtreremonté dans l’île et achevé et mis à flot en peu de jours.

Je ne fus pas long à me déterminer, carréellement les importunités de mon neveu servaient si bien monpenchant, que rien ne m’aurait arrêté. D’ailleurs, ma femme étantmorte, je n’avais personne qui s’intéressât assez à moi pour meconseiller telle voie ou telle autre, exception faite de ma vieillebonne amie la veuve, qui s’évertua pour me faire prendre enconsidération mon âge, mon aisance, l’inutile danger d’un longvoyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais ce fut peinevaine : j’avais un désir irrésistible de voyager. –« J’ai la créance, lui dis-je, qu’il y a quelque chose de siextraordinaire dans les impressions qui pèsent sur mon esprit, quece serait en quelque sorte résister à la Providence si je tentaisde demeurer à la maison. » – Après quoi elle mit fin à sesremontrances et se joignit à moi non-seulement pour faire mesapprêts de voyage, mais encore pour régler mes affaires de familleen mon absence et pourvoir à l’éducation de mes enfants.

Pour le bien de la chose, je fis mon testamentet disposai la fortune que je laissais à mes enfants de tellemanière, et je la plaçai en de telles mains, que j’étaisparfaitement tranquille et assuré que justice leur serait faitequoi qu’il pût m’advenir. Quant à leur éducation, je m’en remisentièrement à ma veuve, en la gratifiant pour ses soins d’unesuffisante pension, qui fut richement méritée, car une mèren’aurait pas apporté plus de soins dans leur éducation ou ne l’eûtpas mieux entendue. Elle vivait encore quand je revins dans mapatrie, et moi-même je vécus assez pour lui témoigner magratitude.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers lecommencement de janvier 1694-5, et avec mon serviteurVendredi je m’embarquai aux Dunes le 8, ayant à bord,outre le sloop dont j’ai fait mention ci-dessus, unchargement très-considérable de toutes sortes de choses nécessairespour ma colonie, que j’étais résolu de n’y laisser qu’autant que jela trouverais en bonne situation.

Premièrement j’emmenai avec moi quelquesserviteurs que je me proposais d’installer comme habitants dans monîle, ou du moins de faire travailler pour mon compte pendant quej’y séjournerais, puis que j’y laisserais ou que je conduirais plusloin, selon qu’ils paraîtraient le désirer. Il y avait entre autresdeux charpentiers, un forgeron, et un autre garçon fort adroit etfort ingénieux, tonnelier de son état, mais artisan universel, caril était habile à faire des roues et des moulins à bras pour moudrele grain, de plus bon tourneur et bon potier, et capable d’exécutertoute espèce d’ouvrages en terre ou en bois. Bref, nous l’appelionsnotre Jack-bon-à-tout.

Parmi eux se trouvait aussi un tailleur quis’était présenté pour passer aux Indes-Orientales avec mon neveu,mais qui consentit par la suite à se fixer dans notre nouvellecolonie, et se montra le plus utile et le plus adroit compagnonqu’on eût su désirer, même dans beaucoup de choses qui n’étaientpas de son métier ; car, ainsi que je l’ai fait observerautrefois, la nécessité nous rend industrieux.

Ma cargaison, autant que je puis m’ensouvenir, car je n’en avais pas dressé un compte détaillé,consistait en une assez grande quantité de toiles et de légèresétoffes anglaises pour habiller les Espagnols que je m’attendais àtrouver dans l’île. À mon calcul il y en avait assez pour les vêtirconfortablement pendant sept années. Si j’ai bonne mémoire, lesmarchandises que j’emportai pour leur habillement, avec les gants,chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils pouvaient avoirbesoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres sterling, ycompris quelques lits, couchers, et objets d’ameublement,particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons,vaisselle d’étain et de cuivre… : j’y avais joint en outreprès de 100 livres sterling de ferronnerie, clous, outils de toutesorte, loquets, crochets, gonds ; bref, tout objet nécessaireauquel je pus penser.

J’emportai aussi une centaine d’armes légères,mousquets et fusils, de plus quelques pistolets, une grandequantité de balles de tout calibre, trois ou quatre tonneaux deplomb, deux pièces de canon d’airain, et comme j’ignorais pourcombien de temps et pour quelles extrémités j’avais à me pourvoir,je chargeai cent barils de poudre, des épées, des coutelas etquelques fers de piques et de hallebardes ; si bien qu’en unmot nous avions un véritable arsenal de toute espèce de munitions.Je fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades[12] en plus de ce qu’il lui fallait pourson vaisseau, à dessein de les laisser dans l’île si besoin était,afin qu’à notre débarquement nous pussions construire un Fort, etl’armer contre n’importe quel ennemi ; et par le fait dès monarrivée, j’eus lieu de penser qu’il serait assez besoin de toutceci et de beaucoup plus encore, si nous prétendions nous mainteniren possession de l’île, comme on le verra dans la suite de cettehistoire.

Je n’eus pas autant de malencontre dans cevoyage que dans les précédents ; aussi aurai-je moins sujet dedétourner le lecteur, impatient peut-être d’apprendre ce qu’il enétait de ma colonie. Toutefois quelques accidents étranges, desvents contraires et du mauvais temps, qui nous advinrent à notredépart, rendirent la traversée plus longue que je ne m’y attendaisd’abord ; et moi, qui n’avais jamais fait qu’un voyage, – monpremier voyage en Guinée, – que je pouvais dire s’être effectuécomme il avait été conçu, je commençai à croire que la mêmefatalité m’attendait encore, et que j’étais né pour ne jamais êtrecontent à terre, et pour toujours être malheureux sur l’Océan.

Les vents contraires nous chassèrent d’abordvers le Nord, et nous fûmes obligés de relâcher à Galway enIrlande, où ils nous retinrent trente-deux jours ; mais danscette mésaventure nous eûmes la satisfaction de trouver là desvivres excessivement à bon marché et en très-grandeabondance ; de sorte que tout le temps de notre relâche, bienloin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes plutôt.– Là je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux, que,si nous avions une bonne traversée, j’avais dessein de débarquerdans mon île : mais nous trouvâmes occasion d’en disposerautrement.

Nous quittâmes l’Irlande le 5 février, à lafaveur d’un joli frais qui dura quelques jours. – Autant que je mele rappelle, c’était vers le 20 février, un soir, assez tard, lesecond, qui était de quart, entra dans la chambre du Conseil, etnous dit qu’il avait vu une flamme et entendu un coup decanon ; et tandis qu’il nous parlait de cela, un mouce vintnous avertir que le maître d’équipage en avait entendu un autre.Là-dessus nous courûmes touts sur le gaillard d’arrière, où nousn’entendîmes rien ; mais au bout de quelques minutes nousvîmes une grande lueur, et nous reconnûmes qu’il y avait au loin unfeu terrible. Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, etnous tombâmes touts d’accord que du côté où l’incendie se montraitil ne pouvait y avoir de terre qu’à non moins 500 lieues, car ilapparaissait à l’Ouest-Nord-Ouest. Nous conclûmes alors que cedevait être quelque vaisseau incendié en mer, et les coups de canonque nous venions d’entendre nous firent présumer qu’il ne pouvaitêtre loin. Nous fîmes voile directement vers lui, et nous eûmesbientôt la certitude de le découvrir ; parce que plus nouscinglions, plus la flamme grandissait, bien que de long-temps, leciel étant brumeux, nous ne pûmes appercevoir autre chose que cetteflamme. – Au bout d’une demi-heure de bon sillage, le vent nousétant devenu favorable, quoique assez faible, et le tempss’éclaircissant un peu, nous distinguâmes pleinement un grandnavire en feu au milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce désastre,encore que je ne connusse aucunement les personnes qui s’ytrouvaient plongées. Je me représentai alors mes anciennesinfortunes, l’état où j’étais quand j’avais été recueilli par lecapitaine portugais, et combien plus déplorable encore devait êtrecelui des malheureuses gens de ce vaisseau, si quelque autrebâtiment n’allait avec eux de conserve. Sur ce, j’ordonnaiimmédiatement de tirer cinq coups de canon coup sur coup, à desseinde leur faire savoir, s’il était possible, qu’ils avaient dusecours à leur portée, et afin qu’ils tâchassent de se sauver dansleur chaloupe ; car, bien que nous pussions voir la flammedans leur navire, eux cependant, à cause de la nuit, ne pouvaientrien voir de nous.

Nous étions en panne depuis quelque temps,suivant seulement à la dérive le bâtiment embrasé, en attendant lejour quand soudain, à notre grande terreur, quoique nous eussionslieu de nous y attendre, le navire sauta en l’air, et s’engloutitaussitôt. Ce fut terrible, ce fut un douloureux spectacle, par lacompassion qu’il nous donna de ces pauvres gens, qui, je leprésumais, devaient touts avoir été détruits avec le navire ou setrouver dans la plus profonde détresse, jetés sur leur chaloupe aumilieu de l’Océan : alternative d’où je ne pouvais sortir àcause de l’obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger de monmieux, je donnai l’ordre de suspendre touts les fanaux que nousavions à bord, et on tira le canon toute la nuit. Par là nous leurfaisions connaître qu’il y avait un bâtiment dans ce parage.

Vers huit heures du matin, à l’aide de noslunettes d’approche, nous découvrîmes les embarcations du navireincendié, et nous reconnûmes qu’il y en avait deux d’entre ellesencombrées de monde, et profondément enfoncées dans l’eau. Le ventleur étant contraire, ces pauvres gens ramaient, et, nous ayantvus, ils faisaient touts leurs efforts pour se faire voir aussi denous.

Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pourleur donner à connaître que nous les avions apperçus, et nous leuradressâmes un signal de ralliement ; puis nous forçâmes devoile, portant le cap droit sur eux. En un peu plus d’unedemi-heure nous les joignîmes, et, bref, nous les accueillîmestouts à bord ; ils n’étaient pas moins de soixante-quatre,tant hommes que femmes et enfants ; car il y avait un grandnombre de passagers.

Enfin nous apprîmes que c’était un vaisseaumarchand français de 300 tonneaux, s’en retournant de Québec, surla rivière du Canada. Le capitaine nous fit un long récit de ladétresse de son navire. Le feu avait commencé à la timonerie, parla négligence du timonier. À son appel au secours il avait été, dumoins tout le monde le croyait-il, entièrement éteint. Mais bientôton s’était apperçu que quelques flammèches avaient gagné certainesparties du bâtiment, où il était si difficile d’arriver, qu’onn’avait pu complètement les éteindre. Ensuite le feu, s’insinuantentre les couples et dans le vaigrage du vaisseau, s’était étendujusqu’à la cale, et avait bravé touts les efforts et toutel’habileté qu’on avait pu faire éclater.

Ils n’avaient eu alors rien autre à faire qu’àse jeter dans leurs embarcations, qui, fort heureusement pour eux,se trouvaient assez grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grandcanot et de plus un petit esquif qui ne leur avait servi qu’àrecevoir des provisions et de l’eau douce, après qu’ils s’étaientmis en sûreté contre le feu. Toutefois ils n’avaient que peud’espoir pour leur vie en entrant dans ces barques à une telledistance de toute terre ; seulement, comme ils le disaientbien, ils avaient échappé au feu, et il n’était pas impossiblequ’un navire les rencontrât et les prit à son bord.

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