Rocambole – En prison

Rocambole – En prison

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
LES AMOURS DU LIMOUSIN

Chapitre 1

Le chantier était désert.

Au milieu des décombres de la maison démolie,au travers des pierres neuves récemment taillées pour la maison à reconstruire, flambait le feu de bivouac allumé par l’invalide,gardien du chantier et des matériaux.

La nuit était sombre, les bruits de la grande ville s’éteignaient, et la dernière voiture de bal était rentrée.

Car cela se passait, il y a quelques jours à peine, au milieu du Paris moderne, à deux pas du boulevard et de la colonne Vendôme, et sur l’emplacement de cette maison où Tahan étalait ses richesses artistiques et Basset ses écrins de perles fines et de diamants.

Avait-on mis Paris à feu et à sang ?Quelque horde barbare venue du Nord avait-elle conquis la reine des cités et semé sur son passage la misère et la désolation ?Cette lueur rougeâtre, qui se projetait sur un amas de décombres,était-elle le feu de nuit des vainqueurs ?

C’est l’image de la désolation et son chaos !

Un peu plus loin le calme enfiévré de Paris qui dort après une nuit de plaisir.

La horde barbare qui avait fait un monceau de ruines de la rue de la Paix, n’était autre qu’une troupe et demaçons et de Limousins inoffensifs.

Paris était conquis par le Limousin, et la rue Turbigo passait.

Si le jour eût paru, on eût pu voir une longue brèche partant du boulevard des Capucines et se prolongeant jusqu’à la rue de Choiseul.

D’un côté, les vieilles maisons tombaient en poussière ; de l’autre, s’élevaient des constructions nouvelles qui montaient peu à peu, hérissées d’échafaudages supportant une légion d’ouvriers de toute sorte.

Mais à cette heure, on eût dit un champ de bataille après l’enterrement des morts.

Partout le silence et l’obscurité, partout des décombres ; et en travers de cette ville saccagée, deux hommes qui veillaient auprès d’un feu allumé avec des poutres vermoulues et des persiennes en morceaux.

L’un de ces deux hommes était un invalide ; l’autre un pauvre diable de maçon, qui s’était couché devant le feu, roulé dans un lambeau de vieille couverture.

L’invalide était un soldat de Crimée, à quiles Russes avaient pris une jambe, dont la moustache était noireencore et le visage empreint d’une fière mélancolie.

On eût dit le dieu Mars condamné à un reposéternel.

Le maçon était un jeune homme ; iln’avait guère que vingt ans, avec cela de longs cheveux châtains,des yeux bleus et un visage ouvert et doux qui n’était pas sansénergie.

Bien qu’il eût travaillé tout le jour de sonrude labeur, et qu’il dût être brisé de fatigue, il ne dormaitpas.

Il se tournait et se retournait dans sacouverture, levant parfois la tête, et cherchant du regard dansl’espace et les ténèbres un objet et un point de repèremystérieux.

Puis un gros soupir lui échappait ; sesyeux se fermaient, mais le sommeil ne venait pas.

– Hé ! Limousin, lui dit l’invalidequi retira un moment de sa bouche le brûle-gueule qu’il fumait,sais-tu que tu es un singulier garçon ?

Le jeune homme tressaillit.

– Pourquoi donc ça, mon ancien ?dit-il, en se soulevant à demi et regardant l’invalide.

– Tes camarades s’en vont chaque soir,reprit le soldat amputé, les uns tirent vers les Batignolles, lesautres vers La Chapelle ou Belleville, chacun regagne songarni…

– Et moi je reste ici, n’est-cepas ?

– Comme si le patron avait besoin de toipour garder le chantier ! Est-ce que je ne suffis pas, moiqu’on paye pour cela ?

– Si je reste ici, dit le maçon, c’estque, comme mes camarades, je n’ai pas de garni.

– Tu ne touches donc pas ta paye commeles autres ?

– Si fait.

– Alors tu es un mange-tout, univrogne ?

– Non, mon ancien.

– Peut-être envoies-tu ton argent à tamère ?

– Je lui en envoie la moitié, et il m’enreste bien assez pour vivre et avoir un garni comme lesautres ; mais je préfère coucher au grand air.

– Il ne fait pas chaud,pourtant !

– Je ne dis pas. Mais je ne crains pas lefroid.

– Bon ! fit l’invalide ; mais,alors pourquoi ne dors-tu pas ? Voici huit ou dix nuits quenous passons ensemble, et à peine si tu fermes l’œil une coupled’heures.

– C’est que je n’ai pas sommeil, dit leLimousin avec un nouveau soupir.

– Tu as quelque chagrin, mongarçon ?

– Peut-être bien, mon ancien.

– Serait-on amoureux ?

À cette question, le Limousin fit un véritablesoubresaut :

– Qui vous a dit cela ? dit-ilbrusquement.

L’invalide se prit à sourire :

– Comme tu peux le voir, dit-il, je nesuis pas encore un vieux de la vieille ; je n’avais quevingt-six ans quand les Russes m’ont carotté une jambe. Il y aquatorze ans de cela ! et je n’en ai pas quarante, parconséquent.

– Bon, fit le Limousin.

– L’amour, ça m’a connu comme un autre,continua l’invalide, et ça me connaît même encore à l’occasion.

– Ah ! ah ! dit le maçon ensouriant.

– Je suis même de bon conseil, au besoin,et, puisque tu ne dors pas, mon garçon, jase-moi donc ta petiteaffaire… on ne sait… je te donnerai peut-être un coup de main…

Le Limousin soupira encore :

– Voyez-vous, mon ancien, dit-il, quandun ver de terre est amoureux d’une étoile, il n’y a rien àfaire.

– Tu parles comme le magister de monvillage, dit l’invalide en riant. Tu es donc le ver deterre ?

– Oui.

– Et l’étoile, où est-elle ?

– Là haut.

Ce disant, le Limousin étendit la main versune des maisons de la rue Louis-le-Grand que la rue Turbigo enpassant avait laissée debout et dont les fenêtres s’ouvraient surle chantier.

– En effet, dit l’invalide, ce n’est pasdans ce quartier-là que des gens comme toi et comme moi peuventaisément trouver une particulière. Mais, bast ! on nesait pas… et pour parler comme toi, je te dirai qu’il y a deschenilles qui deviennent papillons et qui s’envolent alors vers lesétoiles.

Le Limousin eut un nouveau soupir :

– Oh ! dit-il, même quand j’auraides ailes, elle est encore trop haut.

– C’est donc une femme de hautevolée ?

– C’est une princesse, peut-être. Chaquejour, à deux heures, quand il fait soleil, jem’en vais là-bas, dans un coin du chantier, je grimpe sur un tas debois, je glisse un regard à travers les planches, et je la vois quimonte dans une belle voiture pour aller à la promenade.

– Elle est seule ?

– Non, il y a deux hommes avec elle.

Elle a l’air de les détester et de lescraindre, et il y a des moments où il me semble que si je sautaispar dessus les planches avec mon marteau, et que, montant dans lavoiture, je vinsse à les assommer, elle serait bien contente.

– Tu es fou, mon garçon !

– Ça n’empêche pas qu’elle m’a souri unjour.

– À toi ?

– Mais, oui…

– À travers les planches ?

– Non, quand nous démolissions la maison,j’étais en train de jeter par terre l’ouverture d’une croisée enface de la sienne, et j’avais suspendu ma besogne pour lacontempler.

Elle était accoudée à sa fenêtre, regardantpar-dessus les toits, et elle avait comme un air d’hirondelle miseen cage et qui voudrait s’envoler.

Tout à coup, elle s’aperçut que je laregardais et elle m’adressa un sourire.

La voix du Limousin était émue, et à la lueurdu brasier, l’invalide vit une larme qui coulait sur sa joue.

– Hé ! mon pauvre Limousin, dit lesoldat, j’ai bien peur que tu ne perdes la tête ; mais enfin,continue, je te l’ai dit, je suis de bon conseil.

Et l’invalide attendit la suite desconfidences amoureuses du pauvre Limousin.

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