Roger-la-Honte

Roger-la-Honte

de Jules Mary

Chapitre 1

Au coin de la ruelle du Montalais, qui descend au lac, et à deux pas du bois de Ville-d’Avray, s’élevait une maison de campagne, fraîche et coquette au possible derrière ses clématites et ses plantes grimpantes : vrai nid d’amoureux qui détestent le bruit et d’amants égoïstes pour qui le monde finit à leur amour.

La villa Montalais avait été achetée quelques années auparavant par M. Roger Laroque, un ingénieur-mécanicien, très connu, dont les ateliers de constructions étaient rue Saint-Maur et qui avait, en outre, un appartement particulier, boulevard Malesherbes, 117.

L’hiver, il habitait boulevard Malesherbes ; l’été, il se réfugiait à Ville-d’Avray, avec sa femme et sa fille ; mais chaque matin ses affaires le rappelaient à Paris, rue Saint-Maur ; il y déjeunait et rentrait le soir, vers sept heures, pour dîner en famille.

Le soir où commence notre récit – en juillet1872 – à huit heures, contre son habitude très régulière, Roger Laroque n’était pas encore rentré.

Le dîner était prêt. La lampe suspendue venaitd’être allumée dans une ravissante salle à manger communiquant avecune serre et tout encombrée de fleurs. Au salon, dont les fenêtresouvraient sur une large terrasse, non plus qu’à la salle à manger,personne. Et l’on eût dit, sans les lumières, que cette maisonétait inhabitée, tant elle semblait calme et comme endormie aumilieu des fleurs dans la nuit envahissante.

Pourtant, à gauche du salon, deux voixchuchotent. De ce côté, se trouve la chambre deMme Laroque, encore plongée dans la demi-obscuritédu crépuscule.

Deux voix, l’une superbe, grave et douce, decelles qui font aimer une femme sans la connaître, l’autre,enfantine, pareille au son du cristal, appelant le rire, les jeuxet l’insouciance. C’est la mère et la fille, Henriette Laroque etSuzanne.

Mme Laroque a traîné unechaise longue auprès de la fenêtre entrouverte. Elle s’y estassise. Elle a attiré Suzanne auprès d’elle. Elles sont blondestoutes deux. L’une a vingt-cinq ans. Elle est en pleine floraisonde sa beauté. L’autre a sept ans et n’est pas encore au printempsde sa vie. Elles se ressemblent.

Bien que huit heures aient sonné et que depuisplus d’une heure son mari devrait être là,Mme Laroque n’est pas trop inquiète. De quois’inquiéterait-elle ? Ne sait-elle pas que Roger l’adoreautant qu’elle l’aime ?

Cependant, plus que d’autre jour, elledésirerait ce soir-là qu’il ne fût point en retard. Henriette etSuzanne l’attendent avec impatience et la maison elle-même, avecses fleurs à profusion, son air souriant de fête, semble étonnée dece silence et de cette solitude.

C’est que, justement, il y a sept ans queSuzanne est née : Suzanne, l’unique enfant, l’enfant gâtée,l’adoration du père.

Et, dans les longues heures de la journée,depuis l’avant-veille, Henriette lui fait réciter quelques motsqu’elle lui apprend par cœur et par lesquels Suzanne va souhaiterla bienvenue à Roger, dans un instant, lorsqu’il entrera.

Écoutez la voix grave de la mère et le cristalpur de la petite fille, chuchotant, n’osant parler haut, afin deconserver bien à elles, pour quelques minutes encore, le mystère deleur douce surprise.

– Tu n’as pas oublié, chèreenfant ?

– Oh ! non, mère, je n’ai rienoublié.

– Que diras-tu à ton père, lorsqu’ilt’embrassera ?

– Je lui dirai : « Père, jet’aime depuis sept ans. Je t’aime autant que maman. Je sais que tuconsacres ta vie à préparer la mienne, et que tu te fatigues pourque je sois heureuse plus tard. Mais, père chéri, je ne suis jamaissi heureuse que quand tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgentpour moi, et tous les jours je t’aime davantage, parce que, tousles jours, je vois combien tu es bon. Si je t’ai fait de la peine,père chéri, c’est sans le savoir… et je t’en demandepardon ! »

– Et tu penses ce que tu dis, n’est-cepas, mon enfant ?

– Oh ! mère, dit la mignonne enjetant les deux bras autour du cou d’Henriette, c’est vrai, sais-tubien que je l’aime autant que toi !

La demie de huit heures sonna.

Henriette eut un geste de surprise.

– Ton père ne dînera pas avec nous cesoir, dit-elle, viens. Je ne veux pas que tu attendes pluslongtemps.

Elles passèrent dans la salle à manger.

Mme Laroque sonna pour qu’onservît. Il n’y avait, à la villa, pour tout domestique, qu’uncocher, une cuisinière et une femme de chambre, Victoire, laquelleétait au service d’Henriette depuis deux jours seulement.

Le dîner fut silencieux.

Malgré elle, un vague sentiment de crainteoppressait le cœur de la jeune femme. À deux ou trois reprises,Roger s’était trouvé ainsi en retard, mais il avait eu soin detélégraphier. Ce soir, rien. Pourquoi ?

Elles revinrent à la chambre à coucher.

Une heure s’écoula. Roger ne rentrait pas.

Henriette rêvait devant la fenêtre,demi-couchée sur la chaise longue.

Victoire avait voulu allumer. Elle s’y étaitopposée. À quoi bon ? Elle n’avait pas envie de lire, et ilfaisait un clair de lune magnifique. Le ciel était d’un bleutransparent, laissant deviner de lointains infinis.

Dix heures sonnèrent.

– Tu ne dors pas, chérie ? fitHenriette.

– Non, mère, dit l’enfant dont les yeuxétaient grands ouverts.

– Tu ne veux pas te coucher ?

– Oh ! non, je voudrais embrasserpetit père auparavant. Henriette, tourmentée, alla s’appuyer sur lebalcon, regardant vers le chemin par où Roger, venant de la gare,avait coutume d’arriver. Suzanne, auprès d’elle, regardaitaussi.

La villa Montalais est isolée de Ville-d’Avraypar des jardins et des arbres. En face d’elle, dans les marronnierset un peu sur la gauche, est une petite maison proprette, auxcontrevents verts, donnant de plain-pied sur la rue, alors que lavilla, au contraire, est séparée de la rue par une pelouseconstamment rafraîchie par un jet d’eau.

La maisonnette était éclairée ; lesfenêtres ouvertes laissaient voir une chambre meublée d’acajou,ayant une table au milieu et, dans le fond, une sorte debureau-secrétaire poussé contre le mur.

Onze heures sonnèrent non loin de là, àl’église du village.

– Mon Dieu ! dit-elle, que s’est-ildonc passé ?

Et, s’adressant à sa fille :

– Tu n’as pas froid ? Tu ne t’endorspas ?

– Oh ! non, mère ! il fait sibon, et je voudrais tant voir petit père !

Dans la maison d’en face, devant les fenêtres,un homme de moyenne taille venait de passer et s’asseyait à sonsecrétaire qu’il ouvrait. On le voyait distinctement et Henrietteet Suzanne le regardaient. C’était le locataire, le pèreLarouette.

– Notre nouveau voisin est rentré, dit lapetite.

L’homme avait tiré de sa redingote unportefeuille gonflé, l’avait vidé et éparpillait devant lui lesliasses de billets de banque, des rouleaux de louis, une fortunequ’il se mit à ranger méthodiquement, comptant et recomptant avecun plaisir visible.

Henriette et Suzanne le voyaient deprofil ; et, tel qu’il était placé, Larouette tournait le dosà la porte d’entrée de sa chambre.

– Qu’est-ce qu’il fait, notrevoisin ? interrogea Suzanne.

– Il compte de l’argent qu’il vient derecevoir, sans doute.

On entendit le premier quart de onze heures,au carillon de l’église.

Henriette se pencha sur sa fille, etl’embrassa au front, longuement.

– Je vais appeler Victoire pour qu’ellete déshabille et te couche, dit-elle.

– Oh ! mère, encore un instant… Papane peut tarder…

– Non, mignonne, il se fait tard… Tuserais fatiguée.

Et la jeune femme appuya sur le bouton d’unesonnette électrique communiquant avec l’office et se remit aubalcon.

Suzanne regardait dans la rue, le plus loinqu’elle pouvait voir.

Victoire entra.

– Allumez une lampe et la veilleuse, ditHenriette, puis vous prendrez Suzanne.

Au même instant, la fillette se penchait endehors du balcon en battant des mains, riant et appelant, dans uncri de joie :

– Père ! père ! noust’attendons… Je ne suis pas couchée !…

Un homme, en effet, remontait la rue, àquelques pas de là. Il était de haute stature, coiffé d’un chapeaugris clair et vêtu d’un pardessus d’été également gris, avec unepèlerine sur les épaules.

Au cri de Suzanne, il se jeta dans lesmarronniers, devant la maison.

Henriette, en se penchant, l’avait vuaussi.

– Roger ! Roger ! dit-elle,pourquoi es-tu en retard ?… Dans quelle inquiétude tu nous asmises, si tu savais !…

Mais l’homme, qu’il eût entendu ou non, nerépondait rien. Il se coulait maintenant, le dos baissé, dans lesarbres, de tronc en tronc, en se rapprochant de la maison deLarouette.

Tout à coup, il eut à franchir un sentier. Lalune l’éclaira encore…

– C’est Roger !… murmura Henriette,que fait-il donc ? où va-t-il ?

Suzanne, étonnée, se taisait, mais ses yeuxsuivaient son père avec une curiosité inquiète… Et la mère nerespirait plus… le cœur tordu par une angoisse… les mains crispéesau fer du balcon… très pâle… les dents serrées… presqueméconnaissable…

L’homme dépassa les arbres et pénétrafurtivement dans la maison.

– Tiens ! fit Suzanne, père qui vachez le voisin !…

Quelques secondes se passèrent. Larouette selevait, et, debout près de son secrétaire, refermait les tiroirs àclef avec méthode et lenteur.

Tout à coup, il se passa derrière lui unechose qu’il ne vit pas, mais que, de leur balcon, distinguèrentSuzanne et Henriette.

La porte du fond venait de s’ouvrir doucement,sans aucun bruit, puisque Larouette n’avait pas entendu, et unhomme qui paraissait de haute taille, très robuste, apparut soudainderrière lui, tournant le dos à la fenêtre.

La moitié du corps projetée hors du balcon,les yeux dilatés, Henriette regardait.

Qu’allait-il donc se passer là ? Est-ceque c’était Roger, vraiment ?…

L’homme leva les deux bras… les poings fermés…sur la tête nue de Larouette…

Henriette voulut crier, prévenir… mais uneforce supérieure à elle-même retint le cri dans sa gorge ;elle n’eut qu’un soupir rauque, une sorte de râle d’épouvante etdit seulement :

– Roger ! Roger ! JusteDieu !…

La scène qui suivit ne dura qu’uneseconde.

Les deux poings levés s’étaient abattus, maisLarouette au même instant se retournait, esquivant le coup. Il jetaun cri, un seul : « À l’assassin ! »

Il y eut une courte et atroce lutte. Lechapeau du meurtrier tomba – un chapeau d’été, gris, orné d’unlarge ruban noir.

La lampe roula sur la table, mais, avantqu’elle ne s’éteignît, une brune figure, couverte d’une épaissebarbe très noire, était apparue comme dans un éclair.

Du reste, pas d’autre bruit. Les ténèbress’étaient faites dans la chambre. Larouette, chétif, tenta de sedéfendre. Le meurtrier était un colosse. Pourtant la crainte demourir décupla les forces de la victime. Larouette se débattit,essaya de crier.

Alors, il y eut une vive lumière, puis unedétonation sourde. Et ce fut tout…

Henriette s’était reculée. Ses dentsclaquaient. De grosses gouttes de sueur mouillaient son front. Elleavait le regard d’une folle… Et elle répétait, haletante, dans undéchirement affreux de toute sa vie :

– Roger ! Se peut-il !Lui !… C’est horrible !

Et voilà tout à coup qu’au milieu de sonégarement lui vient la pensée de sa fille, de sa fille qu’elle aoubliée pendant les cinq minutes qu’a duré ce terrible drame… de safille qui, la première, avait reconnu Roger.

– Suzanne ! dit-elle.

– Mère ! fait une voix très faible,derrière elle.

Alors Henriette prend l’enfant dans ses brasavec une farouche douleur.

– Tu n’as rien vu… dit-elle, haletante,dans le désordre de son esprit… tu n’as rien vu… tu n’as rienentendu… Écoute-moi bien et comprends-moi… Il faut que tu n’aiesrien vu et rien entendu.

– Non, mère, je n’aurai rien vu… jen’aurai rien entendu…

Ce n’était plus la voix de cristal pur,argentine et frêle… c’était la voix grave de la mère ; grandiesoudain par un abominable spectacle, la fillette distinguaitclairement l’avenir.

– Tu ne diras jamais rien ?

– Jamais… que sur un ordre de toi,mère.

– C’est bien… que Dieu t’épargne ladouleur… qu’il me frappe, mais qu’il ait pitié de ta faiblesse etde ton innocence !…

Elle ne pleurait pas. Seulement des sanglotsnerveux, en lui montant à la gorge, l’étouffaient.

Elle eut pourtant la force de fermer lafenêtre.

Alors, en revenant près de son lit, elle vitque la femme de chambre, muette et consternée était encorelà !

Henriette crut qu’elle allait s’évanouir.

Elle eut la force de dire :

– C’est bien, Victoire… je coucheraimoi-même Suzanne.

– Madame n’a donc pas vu ?…entendu ?… là ?… tout près ?…

– Quoi ? qu’y a-t-il ?…

– Un coup de fusil… ou depistolet !

– Vous êtes folle.Laissez-nous !

– Que Madame me pardonne. J’avaiscru…

Et Victoire sortit, toute tremblante. EtHenriette qui se vit dans son armoire à glace, recula effarée tantelle se faisait peur !

Tout à coup des gémissements la firenttressaillir. Elle se retourna, Suzanne venait de tomber sur letapis de la chambre en proie à des convulsions, se tordant, lesyeux blancs, la bouche crispée.

Elle se précipita sur l’enfant qu’elle pritdans ses bras, qu’elle pressa contre sa poitrine, la berçant commelorsqu’elle voulait l’endormir. Elle la caressait, de la main, surles joues, sur le front, sur les yeux. Elle la dévorait de baisersardents et fiévreux.

– Ma fille, ma Suzanne chérie, reviens àtoi… ne pleure pas… calme-toi, je t’en supplie… N’aie pas peur… Nesuis-je pas là ! Ma Suzanne adorée, ne me fais pas dechagrin…

Mais Suzanne, secouée par une attaque denerfs, n’entendait pas. Alors, Henriette mouilla une serviette ettamponna le visage de la petite, le front, le cou. Enfin, elle secalma. Les convulsions cessèrent. Elle revint à la connaissance.Elle se contenta de regarder sa mère, longuement. Et, répondant àl’interrogation muette de la jeune femme :

– Non, mère, redit-elle, je n’aurai rienvu… je n’aurai rien entendu…

Sa mère lui ouvrit les bras en pleurant. Elles’y jeta et toutes deux s’étreignirent longuement ; mais lapetite fille ne pleurait pas.

Elles restèrent ainsi, serrées l’une contrel’autre, frissonnant au moindre bruit, ayant peur, pelotonnées toutau fond de la chaise longue, ayant encore, toujours, devant lesyeux, le spectacle du meurtre…

Soudain, elles tressaillent et se lèventbrusquement, mais Suzanne n’abandonne pas sa mère dont elleenveloppe la taille de ses petits bras.

La grille qui sépare la pelouse de la rue deVersailles, vient de s’ouvrir en grinçant.

Des pas écrasent le gravier, autour du jetd’eau… une clé grince dans la serrure de la porte d’entrée…

– C’est lui ! c’est lui !…murmura Henriette.

Et Suzanne serre sa mère plus étroitementencore.

En effet, c’est Roger Laroque. Henriette areconnu sa marche. Elle éteint la lampe, laissant seulement laveilleuse allumée, et elle ferme sa porte. Elle tremble que sonmari n’entre chez elle.

Elles écoutent, effarées, les pas qui serapprochent, qui montent l’escalier, qui traversent le salon… quis’arrêtent… La mère et la fille ne respirent plus.

Roger est derrière la porte de la chambre desa femme. Que va-t-il faire ? Est-ce qu’il veut entrer ?Non, il écoute, pour savoir si sa femme est couchée…

– Henriette !… Henriette !Dors-tu ?

Elles n’ont garde de répondre… Et la mère amis la main sur les lèvres de sa fille !…

Roger est persuadé qu’elles reposent.Doucement, il s’éloigne, le pas assourdi par le tapis épais.

En face de celle de sa femme et de l’autrecôté du salon, est sa chambre. Il entre. Tout bruit cesse. Toutsemble dormir.

Il y a un quart d’heure, elles étaient toutesdeux au balcon, heureuses, impatientes de revoir Roger. Etdepuis ! En un quart d’heure, trois viesbouleversées !…

Minuit sonne… l’heure lugubre… l’heure descrimes… puis le quart, la demie, puis une heure du matin… Ellessont là, toutes deux, dans un coin, toujours enlacées…

Henriette étend Suzanne tout habillée dans sonlit, jette sur elle une couverture… Mille pensées follesbouillonnent dans son cerveau… Que faire ? Rogerassassin ! Que va-t-elle devenir ?… si elle fuyait avecSuzanne ? Mais fuir, c’était accuser, ou du moins c’étaitéveiller les soupçons !… Impossible… Sa vie était là, auprèsde cet homme !…

Cet homme, hier idolâtré, maintenant unmonstre !… Henriette s’approche doucement du lit et regardeSuzanne. L’enfant a les yeux fermés. Henriette s’imagine qu’elledort…

– Tant mieux, murmura-t-elle. Mon Dieu,veillez sur cette innocente !…

Elle entrouvre doucement sa porte. Elleécoute. Rien. Nul bruit. Elle pénètre dans le salon et faitquelques pas.

Soudain, elle s’arrête et s’accroupit derrièrele piano… C’est que la porte de la chambre de Roger est grandeouverte… Une lampe est allumée sur un bureau plat, et Laroque,assis, pensif et pâle, a la tête appuyée sur les deux mains… Lechapeau gris, à ruban noir, qu’elle a vu rouler tout à l’heure dansla lutte avec la victime, Roger l’a posé près de lui !… Cettebrune figure à barbe noire épaisse, un instant entrevue, elle estlà, tout près, c’est la figure de Roger.

Elle a tout distingué de l’assassin, en un deces coups d’œil d’agonisant qui embrassent les plus infimesdétails… Roger a encore le pardessus d’été de couleur pâle, avecune pèlerine sur les épaules, qu’il avait tout à l’heure quand ilest entré chez Larouette… un pardessus bien visible dans lanuit…

Et le visage de Laroque est bouleversé ;son œil est fixe… la barbe est broussailleuse et en désordre…

Il a trente ans. En cet instant, on lui endonnerait cinquante. Et, détail atroce, près de lui un revolver, àportée de sa main… Un revolver de très petit calibre… l’arme qui aservi à triompher des dernières convulsions de Larouette.

Et la lampe éclaire tout cela, doucement, danscet intérieur calme, au milieu des choses qui rappellent tant dejoies intimes.

Henriette regarde, boit goutte à goutte cemortel breuvage. Et, tout à coup, elle sent sur ses doigtsentrelacés, une froide figure tremblante… elle baisse les yeux…C’est Suzanne qui ne dormait pas… qui vient de se lever… et qui,elle aussi, regarde. Accroupies derrière le piano, la tête penchée,immobiles et sans souffle, elles ne perdent rien de ce que faitLaroque.

Celui-ci presse son front de ses mains et toutà coup se lève. Il se met à marcher de long en large, dans sachambre. Sa démarche est incertaine et chancelante, comme s’ilétait ivre. Souvent même il est obligé de se retenir contre unmeuble, comme s’il avait peur de tomber.

Le voilà debout, devant son bureau. Il a latête inclinée sur la poitrine. Il rêve. Puis ses mains cachent sesyeux… On dirait qu’il pleure… Déjà le remords, sans doute. Sesmains s’abaissent, son bras s’allonge vers le revolver. Il leprend, le manie, le fait jouer. Son regard exprime l’horreur,l’épouvante. Il déboutonne son pardessus, rejette du côté gauche lapèlerine sur son épaule, déboutonne aussi sa redingote et songilet, écarte ses vêtements, laissant à découvert sa chemise ducôté du cœur. Et sa main, sans trembler, appuie sur le cœur lecanon du revolver.

Tout cela, la mère et la fille le voient. Surleur front et dans le creux de leur main roule une sueurfroide.

À travers l’obscurité du salon, le regard deRoger s’est dirigé vers la chambre où dort sa femme, où dortSuzanne. Et dans ce regard passe quelque chose d’attendri… Uninstant, il hésite… son doigt presse la gâchette… Une plus fortepression de l’index l’enverrait dans l’éternité… Mais il n’ose pas.Il rejette l’arme sur le bureau…

– Le lâche ! murmure Henriette.

Et pendant que Roger se rassied et continue derêver, elle emporte Suzanne évanouie et regagne sans bruit sachambre…

La nuit se passe ainsi, Henriette ne se couchepas. Suzanne est dans le lit, mais la fatigue n’a point de prisesur elle… Jusqu’au matin ses yeux restent ouverts, conservant uneinexprimable terreur.

Vers huit heures, Henriette l’habille… Puiselle chiffonne le lit, les oreillers, pour ne pas éveiller lessoupçons de la femme de chambre… pour faire croire qu’elle s’estcouchée… Elle-même s’habille… il faudra bien qu’elle sorte de sachambre et qu’elle voie son mari… qu’elle lui parle… Elle luisourira même, afin qu’il ne se doute pas qu’elle a été témoin deson crime. Elle entend Roger qui sort de chez lui. Il traverse lesalon, frappe à la porte de sa femme… Elle ouvre. C’est Laroque, eneffet, souriant, qui entre… Il n’est pas vêtu comme la veille. Sesvêtements gardaient des traces de la lutte. Cela aurait pu letrahir. Il est en noir.

Roger est de haute taille. Ses épaules largesannoncent une force peu commune et Henriette regarde à la dérobéeses deux mains courtes de travailleur, aux doigts noueux ; cesmains qu’elle a vues, hier, s’abattre sur la tête de Larouette, ily a sur l’une d’elles une éraflure profonde, encore saignante,comme celle qu’aurait produite un coup de griffe ou d’ongle.

Laroque n’est pas beau, et sa taille, un peuépaisse, son cou enfoncé dans les épaules, ses membres trapus,empêchent chez lui toute distinction. Son allure est brusque. Sonteint est brun. La tête est grosse et puissante. Ses yeux noirssont doux et rayonnent d’intelligence. Il porte toute sa barbe, quiest très noire. La physionomie expressive, est très sympathique.Elle indique un homme d’action, comme l’ensemble de la personneindique un laborieux plutôt qu’un rêveur.

Ce matin, son teint gris terreux, ses yeuxbattus, son front ridé accusent une fatigue énorme, des soucisqu’il cache vainement. Il sourit bien à sa femme, mais d’un sourireforcé… Il lui prend les mains, l’attire, se penche pourl’embrasser, en disant :

– Comme tu as dû être inquiète, hier, machérie… et comme je te demande pardon… C’est ma faute… J’ai eu desaffaires qui m’ont retenu très tard… des affaires très importanteset qui m’ont si bien pris mon temps que je n’ai pu télégraphier…Mais… Il s’arrête, surpris… Il a voulu mettre un baiser sur lefront de sa femme et Henriette a brusquement rejeté la tête enarrière…

– Qu’as-tu donc ? dit-il.

Alors seulement il remarque son trouble, sonétrange pâleur… Recevoir une caresse de cet homme, après ce qu’ellea vu cette nuit, c’était plus que n’en supporteraient ses forces…Cependant, il fallait feindre…

Rien… dit-elle… je n’ai rien… Pourquoidonc ?…

Et l’âme soulevée par l’horreur qu’elleéprouvait, elle reçut le baiser de son mari.

Un instant inquiet, celui-ci se rassura. Etgaiement :

– Hier, quand je suis entré, j’ai frappéà votre porte, Madame, mais vous n’avez pas répondu… Vous dormiez…Ah ! il y a sept ou huit ans, j’aurais été attendu… bien plustard encore… C’est qu’il y a sept ou huit ans j’étais aimé… tandisqu’aujourd’hui, qui sait si l’on m’aime toujours ?

Voilà que cet homme allait parler d’amour,maintenant ! Et elle allait être obligée de l’écouter… de luirépondre !…

Il la contempla longuement, avectristesse ; puis, tout à coup :

– Henriette, dit-il, aujourd’hui plus quetout autre jour, plus que jamais, j’ai besoin de t’entendre merépéter que tu m’aimes… autant qu’autrefois… et que tu m’aimerastoujours… quoi qu’il arrive !

Quoi qu’il arrive ! Il l’avait dit.

Elle gardait le silence. Sa gorge étaitserrée. Que de fois, pourtant, elle lui avait dit : « Jet’aime ! » à cet homme !… Tel qu’il était, avec sanature abrupte et puissante, sa noire figure de forgeron – car ilavait commencé ouvrier – elle l’avait ardemment aimé !… Commeelle tombait de haut, et quelle lourde chute où elle sebrisait !…

– Eh bien ! fit-il pour la secondefois, que se passe-t-il donc et qu’est-ce que tu as ?Serais-tu malade ? Je te trouve pâle et fatiguée… Pourquoin’oses-tu me regarder ?… T’ai-je fait du chagrin sans lesavoir ?… Me gardes-tu rancune pour t’avoir inquiétéehier ? Enfin, parle !

Un moment elle se redressa, pour tout dire,pour l’accuser, pour le chasser… pour lui raconter la nuitterrible… elle n’osa… Mieux valait qu’il ne se doutât pas, lemalheureux, que son crime avait eu pour témoins et sa fille et safemme ! Mieux valait paraître ne rien savoir, afin de ne pasdevenir complice.

Sa fille était là, dont elle sentait peser leregard…

Elle avait dit à Suzanne, pour sauver le pèresi la justice l’accusait : « Tu n’auras rien vu, tun’auras rien entendu ! »

Elle voulut montrer à l’enfant comment ilfallait feindre et mentir…

– Qu’as-tu fait pour que je ne t’aimeplus ?… Je t’aime !… Qu’ai-je fait pour que tu endoutes ?…

Telle était la préoccupation de Roger qu’il secontenta de cette parole et ne remarqua ni l’émotion de sa femme,ni son regard épouvanté…

Il courut à Suzanne qui, pendant cette scène,n’avait pas bougé, assise sur le bord d’une chaise. Il l’enlevadans ses bras, joyeusement, comme il faisait tous les jours et latraitant tout à coup comme une étrangère :

– Mademoiselle, je dépose à vos petitspieds tout mon respect. Oserais-je vous demander des nouvelles devotre santé ?… Vous êtes un peu pâlotte ce matin… C’est mafaute… Vous vous serez couchée trop tard, hier… Excusez-moi,Mademoiselle, une autre fois, je vous promets d’être plus exact…Mais comme vous êtes sérieuse… Auriez-vous été grondée par votrevilaine maman ?… Non !… Seriez-vous malade ?… Nonplus !… On me l’aurait déjà dit !… Ah ! jedevine ! Mademoiselle ne veut plus rire parce que, depuishier, à cinq heures du soir, elle a sept ans !… Mademoiselleest une grande personne et fait la dédaigneuse avec son papa… Cen’est pas encore cela ? Attendez donc, cette fois, j’ysuis ! Mademoiselle a sans doute quelque chose à me dire etrepasse un petit compliment dans son esprit ?… Allons,j’écoute…

Il reposa Suzanne par terre, car, en jouant,il l’avait tenue au-dessus de sa tête. Il attendit.

Suzanne se taisait.

Il insista, sur le même ton de plaisanterietendre :

– Mademoiselle aurait-elle déjà oublié saleçon ?

Et l’enfant comprit qu’il fallait mentir,comme avait menti la mère tout à l’heure. Et lentement, les yeuxbaissés, d’une voix grave, profonde, qui fit tressaillir Rogercomme s’il l’entendait pour la première fois :

« Père, je t’aime depuis sept ans… Jet’aime autant que maman. Je sais que tu consacres ta vie à préparerla mienne et que tu te fatigues pour que je sois heureuse plustard. Mais…, père chéri…, je ne suis jamais si heureuse que lorsquetu m’embrasses. Je sais que tu es… indulgent pour moi et tous lesjours je t’aime davantage… parce que tous les jours je vois combientu es bon… Si je t’ai fait… »

Elle s’arrêta soudain… Elle porta les mains àsa gorge… regarda un moment son père avec une frayeur indicible, ettout à coup cria :

– Maman ! maman !

Et elle fut reprise de convulsions, la facerouge, les yeux retournés.

Henriette la porta sur la chaise pendant queRoger murmurait :

– C’est singulier… Je vais envoyerVictoire chercher le médecin !…

– C’est inutile, fit Henriette d’une voixbrève… craignant que le médecin devinât la cause secrète de cetétat nerveux…

Laroque enveloppa la mère et la fille d’unregard soupçonneux. Cependant, la petite s’étant calmée, Rogersongea à partir.

– Peut-être rentrerai-je encore trèstard, dit-il. Ne m’attendez pas…

Il resta un moment devant sa femme comme s’ilavait voulu lui parler, puis sortit, sans ajouter un mot.

Et il y avait une demi-heure à peine qu’iln’était plus là, que dans la rue, en bas de la maison, des gensaccouraient.

La mère Dondaine – le surnom d’une bonnevieille très connue de Ville-d’Avray, et qui s’occupait du ménagede Larouette – la mère Dondaine, à son heure habituelle, s’étaitprésentée à la maison ; elle avait été surprise, en montant,de trouver toutes les portes ouvertes, mais elle s’était dit que,sans doute, son client avait été plus matinal, ce jour-là, etdevait se promener aux environs.

Quand elle eut balayé et épousseté, ellevoulut faire la chambre de Larouette. Mais là elle resta sur leseuil, les yeux écarquillés, n’osant avancer. Le secrétaire mis aupillage, les chaises et la table renversées, tout indiquait unelutte, et le cadavre de Larouette, raide, la poitrine trouée d’uneballe, accusait hautement le meurtre, et non un suicide.

Elle se pencha sur le corps de Larouette etconstata bien vite que ce n’était plus qu’un cadavre, que tous lessoins seraient inutiles.

Elle sortit en toute hâte et courut à lagendarmerie, en ne faisant pas faute de raconter le long du chemin,à tous ceux qu’elle rencontrait, ce qu’elle venait dedécouvrir.

Le brigadier de gendarmerie, après unepremière constatation du crime, télégraphia au parquet deSeine-et-Oise.

Une heure après, arriva M. Lacroix, lecommissaire de police de Versailles qui lui-même, en chemin, avaitrequis le docteur Martinaud, de Ville-d’Avray, pour lesconstatations médico-légales.

Les deux hommes et la femme de ménageentrèrent dans la maison pendant que, dans la rue, lesattroupements augmentaient.

M. Lacroix, un petit homme rose et blond,aux yeux bleu pâle, portant lunettes, dressa un procès-verbal deconstatations minutieuses ; le crime était évident ; et,ce qui paraissait de la même évidence, c’est qu’il avait eu le volpour mobile.

Il interrogea la mère Dondaine, mais celle-cine put fournir de renseignements.

Larouette, d’après la mère Dondaine, était unvieux maniaque, silencieux et avare ; il habitaitVille-d’Avray depuis une huitaine de jours seulement, ellesupposait qu’il jouait à la Bourse, d’après quelques mots qu’ellelui avait entendu dire, par-ci par-là. Il s’en allait le matin etrevenait le soir ; dimanche seulement il resta chez lui, alorsc’était elle qui avait fait son déjeuner et son dîner.

M. Lacroix commença la perquisition.

Pendant cela, le docteur Martinaud avaitexaminé Larouette.

Les deux hommes restaient seuls. Le docteurdonna son avis :

– La victime s’est défendue,dit-il ; on a d’abord essayé de l’étrangler ; voyez, là,les traces des ongles de la main d’un homme robuste… puis, sansdoute, parce qu’il ne mourait pas assez vite, on l’a achevé d’uncoup de revolver – ce qui prouve que nous ne sommes pas en présenced’un assassin vulgaire, mais d’un homme pressé d’en finir et qui adû perdre la tête… car une détonation, en pleine nuit, c’est bienimprudent… La maison n’est pas isolée… La villa Montalais est àdeux pas… Si monsieur et madame Laroque et les domestiquesn’étaient pas couchés, ils ont certainement dû entendre ce coup depistolet.

– Je les interrogerai tout à l’heure.Pouvez-vous préciser à quel moment de la nuit le meurtre a étécommis ?…

– Assurément et sans craindre de metromper. La mort remonte à une dizaine d’heures environ,c’est-à-dire qu’elle a dû arriver entre onze heures et demie etminuit… En outre, le meurtrier s’est servi d’un pistolet de trèspetit calibre, très probablement un revolver de poche. Voici laballe que je viens d’extraire et qui a atteint le cœur. La mort aété foudroyante… Et il remit à Lacroix un petit morceau de plombdéformé.

Le commissaire de police avait fait un paquetde tous les papiers trouvés chez Larouette, et qu’il se proposaitd’étudier.

– Nous n’avons plus rien à faire ici pourle moment, dit-il.

Il sortit, ferma les portes et laissa auprèsde la maison un des gendarmes, puis, traversant les groupes decurieux qui encombraient la rue, il entra chez Roger Laroque.

Ce fut Victoire qui l’annonça à Henriette.

Celle-ci devint mortellement pâle. Elle n’eûtpas été plus troublée, ni plus tremblante, si elle avait étéelle-même coupable.

Elle entra au salon, comme alourdie par uninvisible fardeau – les épaules courbées – et pourtant résolue.

Le commissaire de police la salua ensouriant :

– Excusez-moi, Madame, de vousimportuner, dit-il, mais il s’est commis cette nuit, à deux pas dechez vous, presque à votre porte, un crime : un homme a étéassassiné… Le vol paraît être le mobile du meurtre… Et je viensvous demander quelques renseignements…

– À moi, Monsieur ? Et quelsrenseignements puis-je vous donner ? J’ignore même le nom denotre voisin qui n’habite cette maison, ainsi que vous le savezsans doute, que depuis peu de jours. Veuillez préciser.

– Il a été tiré cette nuit un coup derevolver dans la maison qui fait face à la vôtre. La fenêtre de lachambre où s’est commis le crime étant restée ouverte – elle l’estencore – il est fort possible qu’à défaut de vous-même et demonsieur Laroque, quelqu’un de vos domestiques ait entendu ladétonation, se soit levé, ait mis la tête dehors et ait vul’assassin…

– Cela est fort possible, en effet,Monsieur : à quelle heure a été commis cetassassinat ?

– Quelques minutes avant minuit.

– Cela m’explique que mon mari et moinous n’ayons rien entendu. Je me suis couchée vers dix heures etmon mari est rentré chez lui peu de temps après. Je ne l’ai pasvu.

– Monsieur Laroque est absent ?

– Il a dû prendre le train de neuf heurespour Paris.

– Si monsieur Laroque, de son côté, avaitentendu quelque chose de suspect, il vous en eût parlé cematin ?

– J’en suis certaine, Monsieur. Et il nem’a rien dit.

– Vous avez, je crois, une gentillefillette de sept ou huit ans ? Où couche-t-elle ?N’aura-t-elle pas été réveillée par la détonation ?

– Elle a couché cette nuit dans mon lit.Elle a dormi jusqu’au matin.

Elle avait dit cela d’une voix brève,précipitée, qui surprit Lacroix. Son œil perspicace s’arrêta uneseconde sur la jeune femme.

Elle baissa involontairement les yeux sous ceregard.

– Puis-je voir l’enfant ? demandaM. Lacroix.

– Monsieur, dit la malheureuse femme,vous pouvez… assurément… la voir… si vous le jugez convenable…pourtant Suzanne est un peu souffrante ce matin…

– Tiens, tiens, murmura le commissaire…on ne veut pas me la faire voir, cette fillette ?…Pourquoi ?

M. Lacroix s’inclina et allait passeroutre quand, tout à coup, sur le seuil de la chambre, apparutl’enfant, marchant les yeux fixés sur sa mère.

– Non, mère – dit-elle, sans qu’onl’interrogeât – non, je n’ai pu rien entendre. J’ai dormi toute lanuit, sans me réveiller…

Des larmes jaillirent aux yeux d’Henriette. Unsanglot tordit son cœur, et s’arrêta dans sa gorge. Elle sedétourna et, se baissant, embrassa Suzanne…

– Il ne me reste plus qu’à interroger vosdomestiques, dit le commissaire.

Mme Laroque sonna aussitôt.Victoire entra.

– Amenez ici la cuisinière et le cocher,et remontez avec eux.

Un instant après, tous les trois étaientlà.

Le cocher et la cuisinière avaient leursmansardes sur le jardin.

Ils déclarèrent n’avoir rien entendu. Ilss’étaient couchés vers dix heures et avaient dormi tout d’unetraite jusqu’au matin.

– C’était par les gens de la rue,quelques instants auparavant, qu’ils avaient apprisl’assassinat.

Lacroix leur fit signe de se retirer. Ilsobéirent.

Et comme Victoire s’empressait de les suivre,le commissaire de police la rappela.

– Pardon, ma fille, un mot, je vousprie…

« Je vais vous répéter un peu brièvementles questions que j’ai déjà faites à vos camarades. À quelle heurevous êtes-vous couchée ?

– Mais, Monsieur… mais, balbutiaVictoire…

Elle regardait sa maîtresse avec une tellepersistance qu’il était visible qu’elle attendait d’elle un geste,un mot.

M. Lacroix se mit entre elles, sansparaître y prendre garde.

– Répondez, ma fille, et ne craignez pasde dire la vérité.

– Je me suis couchée très tard… plus tardque d’habitude… Madame a dû vous le dire…

– Pourquoi, hier, plus tard que lesautres jours ?

– Nous attendions Monsieur qui n’estrentré que passé minuit…

– Vous ne l’avez pas attendujusque-là ?…

– Si, jusqu’à minuit à peu près… avecMadame et Mademoiselle…

– Vous voulez dire jusqu’à dixheures ?

– Non pas, minuit. À onze heures et demiej’étais dans la chambre de Madame qui m’avait sonnée pourdéshabiller mademoiselle Suzanne.

M. Lacroix fronça le sourcil et garda unmoment le silence.

– Vous êtes bien sûre del’heure ?

– Pardié, Monsieur, puisqu’on vous ledit !

Pourquoi Mme Laroqueavait-elle prétendu s’être couchée à dix heures ?

Pourquoi avait-elle prétendu que son mariétait rentré quelques minutes après ?

Dans quel but, dans quel intérêt avait-ellementi ?

– Ainsi donc, reprit-il, vous voustrouviez vers onze heures et demie dans la chambre de madameLaroque. Cette heure coïncide avec celle du crime.

« Un coup de feu a été tiré… l’avez-vousentendu ?

– Parfaitement. J’en ai même faitl’observation à Madame. Mais Madame, qui pourtant était au balcon,n’a rien entendu, à ce qu’elle m’a dit.

– Et vous n’êtes pas sortie ? Vousn’avez rien remarqué de suspect ?

– Rien.

– Est-ce tout ce que vous avez à medire ?

– Oui, Monsieur. Je ne sais rien de plus,dit-elle hésitante.

– Je vous remercie. Vous pouvez vousretirer.

Mais, au moment où elle s’éloignait, il luiglissa deux mots à l’oreille.

– Soyez dans une heure à la mairie, où jevous attendrai.

Il la vit se troubler et pâlir. Ilpensa :

– Elle mentait… elle sait autre chose…elle parlera…

Victoire sortit.

Lacroix prit un air riant et s’adressa àHenriette.

– Je comprends votre répugnance à me direla vérité, fit-il gaiement, et je ne vous en veux pas trop de mel’avoir déguisée, afin de vous épargner l’obligation déplaisanted’aller témoigner en cour d’assises. Cependant, Madame, la choseest grave et mérite que vous y réfléchissiez…

– Monsieur…

– Ne me dites pas que je parle un langageque vous ne comprenez point. Non. Je suis très clair et vousm’entendez parfaitement. Vous vous êtes fait la réflexionsuivante : « Si je ne dis rien, la justice n’aura pasbesoin de mon témoignage. Je m’épargne bien des ennuis en metaisant. » C’est vrai ; s’il ne s’agissait que d’unevétille, je n’insisterais pas, mais il s’agit d’un assassinat.

– Encore une fois, Monsieur…

– Permettez, Madame, je n’ai pas fini…Vous avez prétendu, il n’y a qu’un instant, que vous étiez au lit àdix heures et que vous vous étiez endormie tout de suite… eh bien –pardonnez-moi, car je vais être brutal – vous avez fait là unmensonge… Jusqu’à minuit, vous n’étiez pas couchée… et votre petitefille, elle-même, non plus que vous…

– Je vous assure, Monsieur, fit Henriettedont le cœur était serré.

– Ne niez pas. C’est votre femme dechambre qui l’affirme.

– Elle se trompe.

– N’est-ce pas plutôt vous, de bonnefoi ? insinua le commissaire qui n’était pas sans remarquerl’émotion de la jeune femme.

– C’est possible, après tout, car je n’aipas regardé l’heure… et il était peut-être plus tard que je ne l’aidit.

– Est-il vrai que Victoire ait appelévotre attention sur ce coup de pistolet tiré presque sous vosfenêtres ?

– Je ne me rappelle pas.

– Et vous affirmez de nouveau n’avoirrien entendu, bien qu’alors et malgré l’heure avancée, vous fussiezau balcon ?

– Monsieur le commissaire, dit Henriettenerveuse, et qui se sentait poussée à bout, permettez-moi de vousfaire remarquer que vous m’interrogez depuis déjà longtemps et quevous n’y mettriez pas plus d’âpreté et d’animation si j’étaiscomplice du crime. Il est une juste mesure que je vous prie de nepas dépasser… Je vous ai dit ce que je devais vous dire… Vosquestions et vos insinuations me fatiguent et m’humilient. S’ilvous plaît, restons-en là !

– Je cherche à m’éclairer, Madame, ditLacroix avec beaucoup de douceur, et à m’entourer de tous lestémoignages qui peuvent former ma conviction. Vous ne devez vous enprendre qu’à vous-même de mon insistance. Et vous me rendrezjustice en reconnaissant que je ne me suis pas écarté des bornes duplus profond respect… Aussi bien, depuis quelques minutes, jem’aperçois que vous paraissiez profondément émue…

– Moi, Monsieur ?… Mais non,fatiguée… rien de plus…

Il salua froidement, mais avec politesse. Ilest parti et, dans le salon, Henriette, debout, reste immobile, latête baissée. Comment échapper à cette menace incessante de lajustice qui va peser sur elle ? Car bientôt on la pressera dequestions… On se doutera peut-être qu’elle a été témoin du meurtre.On exigera qu’elle parle… On l’entourera de pièges. Elle vivra aumilieu de perpétuelles angoisses.

Oui, sans doute, les ruses elle les déjouera,les pièges elle les évitera ; mais en sera-t-il de même deSuzanne ?…

L’enfant, si on la sépare à dessein de samère, résistera-t-elle aux obsessions, aux menaces, aux prières,aux mensonges ? Ce n’est qu’une enfant !… Elle hésitera,se troublera, elle pleurera, elle parlera peut-être. Et, choseabominable, ce sera pour accuser son père !

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