Roland Furieux – Tome 2

Roland Furieux – Tome 2

de Ludovico Ariosto

Chant XXVI

ARGUMENT. – Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et Vivian doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais, auxquels s’était adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont défaits, et les deux prisonniers sont délivrés. Maugis donne la signification des figures sculptées sur la fontaine de Merlin. Survient Hippalque sans Frontin. Roger va avec elle pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise, interrompu par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens. Maugis y met fin en éloignant Doralice par ses enchantements. Les quatre guerriers se dirigent vers Paris.

 

Il y eut, dans l’antiquité, des dames courtoises qui aimèrent la vertu et non les richesses. De notre temps, elles sont rares celles qui ne mettent pas l’intérêt au-dessus de tout. Aussi, celles qui, dans leur générosité d’âme,n’imitent pas la cupidité du plus grand nombre, méritent-elles d’être heureuses de leur vivant, et éternellement glorifiées après leur mort.

C’est ainsi que Bradamante est digne d’unelouange immortelle, elle qui n’aima ni les richesses, ni lapuissance, mais la vertu, mais l’âme chevaleresque, mais la hautenoblesse de Roger. Elle mérita bien d’avoir pour amant un sivaleureux chevalier ; elle mérita surtout qu’il accomplît pourelle des choses dont les siècles à venir devaients’émerveiller.

Roger, comme il vous a été dit plus haut,s’était mis en route avec les deux chevaliers de la maison deClermont, – je veux dire avec Aldigier et Richardet – pour aller ausecours des deux frères prisonniers. Je vous ai dit aussi qu’ilsavaient vu venir à eux un chevalier portant sur ses armes l’oiseauqui se renouvelle de ses propres cendres, et qui est unique aumonde.

Le chevalier les ayant aperçus qui se tenaientprêts à combattre, il lui prit envie d’éprouver si leur valeurétait égale à leur air martial. « Est-il un de vous – dit-il –qui veuille essayer lequel, de lui ou de moi, est le plus vaillant,soit à la lance, soit à l’épée, jusqu’à ce qu’un de nous deux resteen selle après avoir renversé l’autre ? »

« Je lutterais volontiers avec toi – ditAldigier – soit que tu voulusses croiser l’épée, soit que tupréférasses rompre une lance ; mais une autre entreprise, donttu pourras être témoin si tu restes ici, m’empêche d’accepter taproposition ; loin de pouvoir jouter ensemble, j’ai à peine letemps de te dire ces quelques mots, car nous attendons, au passage,six cents hommes, ou même davantage, contre lesquels nous devonsaujourd’hui lutter.

» Pour leur arracher deux des nôtresqu’ils doivent amener ici prisonniers, la pitié et l’affection nousont conduits en cet endroit. » Il poursuivit en racontant lesmotifs qui les avaient fait venir armés de pied en cap.« L’excuse que tu m’opposes est si juste – dit le guerrier –que je ne puis y contredire ; et je vous tiens certainementpour trois chevaliers qui avez peu d’égaux.

« Je désirais échanger avec vous un coupde lance ou deux, pour voir quelle était votre valeur. Mais dès quevous vous proposez de m’en donner la preuve contre d’autresadversaires, cela me suffit, et je ne tiens plus à jouter avecvous. Mais je vous prie de me permettre de joindre aux vôtres moncasque et mon écu. J’espère vous prouver, si je vais avec vous, queje ne suis point indigne d’une telle compagnie. »

Je crois m’apercevoir que quelques-uns de meslecteurs désirent savoir le nom de ce chevalier qui, arrivé près deRoger et de ses amis, s’offrait à eux comme compagnon d’armes danscette périlleuse entreprise. C’était Marphise, la même qui donna aumalheureux Zerbin l’ordre d’accompagner partout Gabrine, la vieilleribaude si ardente à toute espèce de mal.

Les deux chevaliers de Clermont et le braveRoger l’acceptèrent volontiers parmi eux, car ils la prenaient pourun chevalier et non pour une damoiselle, et surtout pour ladamoiselle qu’elle était. Peu après, Aldigier aperçut et fit voir àses compagnons une bannière agitée par le vent, et autour delaquelle force gens étaient groupés.

Quand ces gens furent plus près, et qu’on putmieux distinguer leur costume mauresque, les chevaliers lesreconnurent pour des Sarrasins, et virent au milieu d’eux, liés etconduits sur deux petits roussins, les prisonniers qui devaientêtre échangés contre de l’or. Marphise dit aux autres :« Puisque les voilà, qu’attendons-nous pour commencer lafête ? »

Roger répondit : « Tous les invitésne sont pas encore arrivés ; il en manque une grande partie.C’est un grand bal qui s’apprête, et pour qu’il soit tout à faitsolennel, usons de toute notre adresse. Mais les retardataires nepeuvent être loin. » À peine ces mots étaient-ils achevés,qu’ils voient les traîtres de Mayence venir de leur côté, commes’ils étaient prêts à commencer la danse.

Les Mayençais s’avançaient d’un côté,conduisant des mulets chargés d’or, de riches vêtements et d’autresobjets précieux. De l’autre côté, au milieu des lances, des épéeset des arbalètes, venaient les deux frères, tristes de se voirattendus au passage et d’entendre leur impitoyable ennemi Bertolastraiter de leur livraison avec le capitaine maure.

À la vue du Mayençais, le fils de Beuves, nonplus que le fils d’Aymon, ne purent se contenir plus longtemps.Tous deux mettent leur lance en arrêt ; tous deux frappent letraître. L’un lui transperce le ventre et la cuisse, l’autre lesdeux joues. Sous ces coups, Bertolas tombe. Ainsi puissent périrtous les méchants !

À ce signal, et sans attendre les trompettes,Marphise et Roger s’élancent. La lance de la première, mise enarrêt, ne se relève pas avant d’avoir jeté à terre, l’un aprèsl’autre, trois ennemis. Roger juge digne de son premier coup delance le païen qui commande aux autres, et l’occit en un tour demain. Du même coup, il en envoie deux autres avec lui aux sombresroyaumes.

Cette brusque attaque produisit parmi les deuxtroupes assaillies une erreur qui causa leur perte. D’un côté, lesMayençais se croient trahis par les Sarrasins ; de l’autre,les Maures traitent les Mayençais d’assassins. S’attaquant à coupsde flèches, de lances et d’épées, ils se massacrent entre eux.

Roger se rue tantôt sur une troupe, tantôt surl’autre ; il terrasse dix, vingt adversaires. La damoiselle enjette çà et là un même nombre par terre, blessés ou morts. Tousceux que touchent les épées tranchantes tombent de selle. Lescasques et les cuirasses n’arrêtent pas plus le fer que, dans unbois, les branches desséchées n’arrêtent le feu.

Si vous vous rappelez avoir jamais vu, ou sil’on vous a raconté ce qui se passe parmi les abeilles, alors que,la discorde s’étant mise dans l’essaim, elles se battent dans lesairs et servent de proie à l’avide hirondelle qui se précipite surelles, vous vous imaginerez facilement ce que devaient être Rogeret Marphise parmi ces gens.

Richardet et son cousin ne partageaient pasleurs coups entre les deux troupes ; laissant de côté lesSarrasins, ils ne prenaient garde qu’à ceux de Mayence. Le frère dupaladin Renaud joignait une grande force à un grand courage, et lahaine qu’il portait aux Mayençais redoublait, en cettecirconstance, sa vigueur et son énergie.

Une même haine fait du bâtard de Beuves unlion féroce. De son épée, à laquelle il ne laisse pas une minute derepos, il fend les casques ou les brise comme un œuf. Mais qui doncn’aurait pas senti doubler son audace, qui donc n’aurait pas montréle courage d’Hector, ayant pour compagnons Roger et Marphise,l’élite et la fleur des guerriers ?

Marphise, tout en combattant, jetait souventles yeux sur ses compagnons ; en voyant les preuves de leurforce, elle s’étonnait et s’en réjouissait. Mais ce qui lastupéfiait le plus, et lui paraissait sans égal au monde, c’étaitla vaillance de Roger. Parfois elle croyait que c’était Marslui-même descendu du cinquième ciel en cet endroit.

Elle admirait les coups horribles qu’ilportait ; elle s’étonnait de ce qu’ils ne tombaient jamais envain. Il lui semblait que, contre Balisarde, le fer était du cartonet non un dur métal. L’épée terrible partageait les cuirassesépaisses, fendait les cavaliers jusqu’à la croupe du cheval, et lesjetait de chaque côté sur l’herbe en deux parties égales.

Souvent le même coup d’estoc tuait le chevalavec le maître. Les têtes volaient loin des épaules, et les bustesétaient séparés net des hanches. Parfois, d’un seul coup, cinqcombattants, et même plus, étaient fendus en deux ; j’endirais davantage, si je ne craignais d’être accusé demensonge ; mais c’est inutile.

Le bon Turpin, qui sait qu’il dit la vérité,laisse croire à chacun ce qui lui plaît, et raconte, au sujet deRoger, des choses si merveilleuses, qu’en les entendant, vous letraiteriez de menteur. De même, chaque guerrier paraît de glaceprès de Marphise, plus ardente que le feu. Elle n’attire pas moinsles regards de Roger, que la haute valeur de celui-ci n’excite sapropre admiration.

Et si elle l’avait comparé à Mars, ill’aurait, de son côté, comparée à Bellone s’il avait su qu’elleétait femme. Mais tout, dans l’aspect de sa personne, semblaitindiquer le contraire. Une sorte d’émulation s’élève entre eux, augrand détriment de leurs malheureux ennemis, dont la chair, lesang, les nerfs, les os, servent à montrer lequel des deux déploiele plus de force.

L’audace et le courage des quatre championssuffisent à mettre les deux troupes en déroute. Les fuyards neconservaient que leurs armes de dessous. Heureux ceux dont lecheval était bon coureur, car ce n’était point là le cas d’aller, àl’amble ou au trot. Ceux qui n’avaient point de destrier purents’apercevoir combien le métier des armes est triste à pied.

Le camp, et tout ce qu’il renfermait, demeuraau pouvoir des vainqueurs, pas un des gens de pied et des muletiersn’étant restés. Les Mayençais fuyaient d’un côté, les Maures del’autre, les uns abandonnant leurs prisonniers, les autres leurstrésors. Les quatre chevaliers, la joie sur le visage et dans lecœur, s’empressèrent de délivrer Maugis et Vivian de leurs liens.Les écuyers ne furent pas moins empressés à décharger lesmulets.

Outre une bonne quantité d’argenterie,consistant en vases de formes diverses, outre des vêtements defemme richement ornés, des tapisseries d’or et de soie, ouvrées enFlandre et dignes d’appartements royaux, ils trouvèrent une fouled’autres objets précieux, ainsi que des flacons de vin, du pain etdes vivres.

Lorsqu’ils ôtèrent leurs casques, ils virentqu’ils avaient été aidés dans leur entreprise par une damoiselle,ainsi qu’ils purent en juger à ses cheveux dorés retombant enboucles, et à sa belle et délicate figure. Ils lui prodiguèrent lesmarques de respect et la prièrent de ne pas leur cacher le nomqu’elle portait si glorieusement ; et elle, toujours courtoiseenvers ses amis, ne refusa pas de se faire connaître.

Ils ne peuvent se rassasier de la regarder, serappelant ce qu’ils lui avaient vu faire pendant la bataille. Pourelle, elle ne voit que Roger, elle ne parle qu’à lui ; ellefait peu de cas des autres. Cependant les serviteurs viennentl’inviter, elle et ses compagnons, à prendre part au repas qu’ilsont préparé près d’une fontaine abritée par un coteau des rayonsbrûlants du soleil.

C’était une des quatre fontaines que Merlinavait élevées en France. Elle était entourée d’un beau marbre fin,brillant et poli, et plus blanc que le lait. Merlin y avait sculptédes figures avec un art vraiment divin. On aurait dit qu’ellesrespiraient, et, si la voix ne leur avait fait défaut, qu’ellesétaient vivantes.

On y voyait une bête qui paraissait sortird’une forêt. Son aspect était féroce et haineux. Elle avait lesoreilles d’un âne, la tête et les dents d’un loup qu’une grandefaim aurait desséché, les pattes d’un lion ; tout le reste ducorps était d’un renard. Elle semblait parcourir la France,l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Europe et l’Asie, toute laterre enfin.

Partout elle avait porté la dévastation et lamort chez les nations, s’attaquant aussi bien à la plèbe qu’auxgens de condition élevée. Cependant elle nuisait de préférence auxrois, aux grands seigneurs, aux princes, aux puissants barons.C’était à la cour de Rome qu’elle avait causé le plus deravages ; elle avait tué des cardinaux et des papes, souilléle siège de Pierre et porté le scandale au sein de la foi.

Il semblait que, devant cette bête horrible,toute muraille, tout rempart touché par elle s’écroulât. Point decité, de château ou de forteresse qui pût s’en défendre. On lavoyait pourtant prétendre aux honneurs divins, adorée qu’elle étaitpar la multitude imbécile, et se vanter d’avoir en sa puissance lesclefs du ciel et du ténébreux abîme.

Derrière elle, on voyait s’avancer unchevalier, la tête couronnée du laurier impérial, et accompagné detrois jeunes hommes portant les lis d’or brodés sur leurs vêtementsroyaux. Recouvert des mêmes insignes, on voyait un lion marcheravec eux contre le monstre. Ils avaient leur nom écrit, quiau-dessus de la tête, qui sur le bord de leur vêtement.

Au-dessus de l’un d’eux, dont l’épée étaitplongée jusqu’à la garde dans le ventre de la bête féroce, étaitécrit : François 1er, de France. À côté de lui, surle même rang, était Maximilien d’Autriche. L’empereur Charles-Quintavait transpercé de sa lance la gorge du monstre ; l’autre,dont la flèche se voyait fichée dans sa poitrine, était désignésous le nom d’Henri VIII d’Angleterre.

Le lion, dont les dents étaient enfoncées dansles oreilles du monstre, portait, écrit sur le dos, le chiffre X.Il avait déjà tellement harassé et secoué la bête, que les autresassaillants avaient eu le temps d’arriver. À cette vue, le mondesemblait avoir rejeté toute crainte, et, pour racheter leursvieilles erreurs, des gens de noble race accouraient, non en foulecependant, à l’endroit où la bête expirait.

Les chevaliers et Marphise regardaient,désireux de connaître ceux par qui était mise à mort cette bête quiavait jeté l’épouvante et le deuil en tant de contrées. Bien queleurs noms fussent inscrits sur le marbre, ils ne leur étaientpoint connus. Ils s’interrogeaient mutuellement, demandant quecelui d’entre eux qui connaîtrait cette histoire voulût bien ladire aux autres.

Vivian, se tournant enfin vers Maugis qui lesécoutait tous sans rien leur répondre : « À toi – dit-il– de nous raconter cette histoire que tu connais, à ce que je vois.Quels sont ces gens qui, à coups de flèches et de lances, ont misl’animal à mort ? » Maugis répondit : « C’estune histoire dont aucun auteur n’a pu jusqu’ici avoirconnaissance.

» Sachez que ceux dont les noms sontécrits sur ce marbre n’ont pas encore existé en ce monde. Ilsvivront seulement dans six cents ans d’ici, pour le grand honneurdes siècles futurs. Merlin, le savant enchanteur de Bretagne,construisit cette fontaine, au temps du roi Arthus ; il y fitsculpter, par de bons artistes, les événements à venir.

» Cette bête cruelle sortit du fond del’enfer, à l’époque où des bornes furent posées dans les champs, oùl’on commença à se servir de poids et de mesures, et à passer lesengagements par écrits. Mais tout d’abord elle n’envahit pas lemonde entier. Elle laissa intactes un grand nombre de contrées. Denotre temps, elle porte le trouble en beaucoup de pays, s’attaquantau populaire et à la tourbe vile.

» Depuis son apparition, jusqu’au siècleprésent, elle a toujours été en augmentant ses ravages, et elle irales augmentant toujours. Le monstre ira croissant lui-même, pendantun long espace de temps, jusqu’à ce qu’il devienne le plus énorme,le plus horrible de ceux qui aient jamais existé. Python, que leschroniques et les documents nous donnent comme si gigantesque et siépouvantable, n’atteignit jamais la moitié de la taille decelle-ci, et fut loin de l’égaler en perversité et en laideur.

» Elle se livrera à un cruel carnage, etil n’y aura point de contrée où elle ne porte le trouble, le ravageet l’infection. Ce que marque cette sculpture est peu de chose, encomparaison de ses abominables méfaits. Le monde sera déjà enrouéde crier merci, quand ceux dont nous venons de lire les noms, quibrillent plus que le rubis, viendront à son secours.

» Celui d’entre eux qui se montrera leplus terrible envers la bête cruelle sera François, le roi desFrançais. Et il est bien naturel qu’en cette circonstance ill’emporte sur la plupart de ses rivaux, et en laisse peu prendreplace à ses côtés, puisque sa splendeur royale et ses autresqualités auront depuis longtemps éclipsé les plus illustres. Ainsitoute autre splendeur s’efface dès que le soleil paraît.

» La première année de son règneglorieux, et la couronne n’étant pas encore bien assurée sur sonfront, il franchira les Alpes, brisant la résistance de quiconquevoudra lui disputer le passage, et justement indigné, dans son cœurgénéreux, que les hontes infligées à l’armée de France par despâtres et des montagnards n’aient pas encore été vengées.

» De là, il descendra dans la richeplaine de Lombardie, entouré de la fleur des guerriers de France.Il écrasera tellement l’armée suisse, qu’elle ne songera plusjamais à relever le front. À la grande honte de l’Église, del’Espagne et de Florence, il s’emparera de la forteresse réputéejusque-là imprenable.

» Pour s’en rendre maître, celle de sesarmes qui lui servira le plus sera l’épée illustre avec laquelle ilaura d’abord arraché la vie au monstre corrupteur des nations.Devant cette épée, tout étendard fuira ou sera foulé aux pieds. Iln’y aura fossés, remparts, ni murs assez forts pour défendre lescités contre lui.

» Ce prince aura toutes les vertus quedoit posséder un empereur victorieux : l’âme du grand César,la prudence du vainqueur de Trasimène et de Trebbia, et la fortuned’Alexandre, sans laquelle toute entreprise s’en irait en fumée eten nuages. Sa libéralité sera telle, que je ne vois personne quipuisse lui être comparé sur ce point. »

Ainsi disait Maugis, et son récit inspira auxchevaliers le désir de connaître le nom des autres personnages quidevaient tuer la bête infernale. Parmi les premiers, on lisait lenom d’un Bernard[1], dont Merlin faisait un grand éloge.Par lui – disait Maugis – Bibiena deviendra aussi célèbre queSienne et que Florence sa voisine.

Personne ne passait avant Sigismond, Jean etLudovic ; le premier était un Gonzague ; le second, unSalviati ; le troisième, un Aragon. Tous trois se montraientennemis acharnés du monstre. Il y avait également François deGonzague, dont le fils Frédéric suivait les traces. Près de luiétaient son beau-frère et son gendre, les seigneurs de Ferrare etd’Urbino.

Fils de l’un d’eux, Guidobalde ne veut pasrester en arrière de son père ni des autres. Accompagné d’Ottobon,de Fiesque et de Sinibald, il donne la chasse à la bête, et tousmarchent de front et d’un pas pressé. Louis de Gazoles a plongédans le cou du monstre le fer encore fumant d’une flèche lancée parl’arc que lui donna Phébus, bien qu’il porte aussi au côté l’épéeque Mars lui ceignit lui-même.

Deux Hercule, deux Hippolyte d’Este, un autreHercule, un autre Hippolyte de Gonzague, un autre Hippolyte deMédicis, suivent les traces du monstre harassé de leur longuepoursuite. Julien ne se laisse point dépasser par son fils, niFerrante par son frère ; Andréa Doria est prompt à courir surleurs pas, et Francesco Sforza ne permet à personne de prendre lesdevants.

Deux d’entre ces personnages, issus dugénéreux et illustre sang d’Avalos, ont pour insignes un rocherqui, de la tête aux pieds, paraît écraser l’impie Typhée, à laqueue de serpent. Aucun ne court avec plus d’empressement que cesdeux guerriers à la rencontre de l’horrible monstre. Au bas de l’unest écrit le nom de François de Pescaire, l’invincible ; aubas de l’autre on lit : Alphonse du Guast.

Mais comment ai-je oublié Consalve Ferrante,l’honneur de l’Espagne, tenu en si grande estime, et dont Maugisfit un tel éloge que peu d’entre ces héros auraient pu lui êtrecomparés ? On voyait Guillaume de Montferrat, parmi ceux quimettaient la bête à mort. Cependant ils étaient peu nombreux, encomparaison de tous ceux qu’elle avait tués ou blessés.

C’est ainsi qu’en honnêtes passe-temps et enjoyeuses causeries, après le repas, ils passaient les heuresbrûlantes du jour, couchés sur de fins tapis, sous les arbres dontla rive était ornée. Maugis et Vivian, afin de protéger le repos deleurs compagnons, veillaient tout autour sous les armes. Soudainils virent une dame, seule, accourir vers eux en toute hâte.

C’était cette Hippalque à qui Frontin, le bondestrier, avait été ravi par Rodomont. Elle avait, pendant tout lejour précédent, suivi le ravisseur, tantôt le suppliant, tantôtl’accablant d’injures. Mais, n’obtenant aucun résultat, elle avaitrebroussé chemin pour aller retrouver Roger dans Aigremont. Enroute, elle avait appris, je ne sais comment, qu’elle le trouveraiten cet endroit avec Richardet.

Et comme elle connaissait bien le lieu, yétant allée d’autres fois, elle s’en vint droit à la fontaine.C’est ainsi qu’elle le rejoignit, comme je viens de vous le dire.Mais, en bonne et rusée messagère, qui sait encore mieuxs’acquitter de sa mission qu’on ne lui a dit de le faire, elle fitsemblant de ne pas connaître Roger, en le voyant avec le frère deBradamante.

Elle se dirigea vers Richardet, comme sic’était pour lui qu’elle fût venue, et celui-ci, dès qu’il l’eutreconnue, vint à sa rencontre, et lui demanda où elle allait. Elle,les yeux encore rouges des pleurs qu’elle avait longuement versés,dit en soupirant, mais assez haut pour que ses paroles parvinssentà Roger :

« J’emmenais – dit-elle – par la bride,comme me l’avait ordonné ta sœur, un cheval beau et bon àmerveille. Ta sœur l’aime beaucoup, et il s’appelle Frontin. Jel’avais conduit déjà plus de trente milles du côté de Marseille, oùelle-même devait se rendre au bout de quelques jours, et où ellem’avait dit de l’attendre.

» Je cheminais sans crainte, ne croyantpas que quelqu’un fût assez hardi pour m’enlever ce cheval, quandje lui aurais dit qu’il était à la sœur de Renaud. Mais hier j’aiété détrompée, car un ribaud de Sarrasin me l’a pris. J’ai eu beaului dire à qui appartenait Frontin, il n’a jamais voulu me lerendre.

» Tout hier et tout aujourd’hui, je l’aiprié, et quand j’ai vu que prières et menaces étaient vaines, jel’ai laissé, après l’avoir accablé de malédictions et d’injures, àpeu de distance d’ici, défendant de son mieux le cheval et lui-mêmecontre un guerrier qui lui donne une telle besogne, que j’espèrebien ne pas tarder à être vengée. »

À ce récit, Roger est soudain sur pieds. Ils’était contenu pour l’écouter jusqu’au bout. Se tournant versRichardet, il lui demande, pour prix du service qu’il lui a rendu –et cela avec des prières sans fin – de le laisser aller seul avecla dame, jusqu’à ce qu’elle lui ait fait voir le Sarrasin qui lui aenlevé des mains le bon destrier.

Bien qu’il semble peu loyal à Richardet delaisser à un autre le soin de terminer une affaire qui lui incombe,il finit cependant par se rendre aux prières de Roger ;celui-ci prend aussitôt congé de ses compagnons, et s’éloigne avecHippalque, laissant les chevaliers non pas seulement émerveillés,mais stupéfaits de sa vaillance.

Quand ils furent à une certaine distance,Hippalque lui raconta qu’elle était envoyée vers lui par celle quiportait son image gravée au plus profond du cœur. Et, sans plusfeindre, elle lui dit tout ce que sa maîtresse l’avait chargée dedire, ajoutant que si elle avait d’abord parlé d’une autre façon,c’était à cause de la présence de Richardet.

Elle dit que celui qui lui avait pris ledestrier avait ajouté d’un air plein d’orgueil :« Puisque je sais que le cheval est à Roger, je le prendsencore plus volontiers justement à cause de cela. S’il a envie dele ravoir, fais-lui savoir – car je ne tiens pas à le lui cacher –que je suis ce Rodomont, dont la vaillance projette son éclat surle monde entier. »

Roger écoute, et, sur son visage, il montre dequelle indignation son cœur est embrasé. Frontin lui estcher ; de plus, il lui est envoyé par Bradamante, et voilàqu’on le lui enlève avec des paroles de mépris ! Il voit queldéshonneur l’atteindra s’il ne s’empresse de reprendre son cheval àRodomont et d’en tirer une éclatante vengeance.

La dame conduit Roger sans s’arrêter,désireuse de le mettre face à face avec le païen. Elle arrive à unendroit où la route se divise en deux branches. L’une va vers laplaine, et l’autre sur la montagne. Toutes deux conduisent à lavallée où elle a laissé Rodomont. Le chemin qui prend par lamontagne est rude, mais plus court que celui de la plaine ;celui-ci est beaucoup plus long, mais plus facile.

Le désir qui pousse Hippalque de ravoirFrontin et de venger l’offense qu’on lui a faite lui fait choisirle sentier de la montagne, qui doit abréger de beaucoup leurvoyage. Pendant ce temps, le roi d’Alger chevauche par l’autresentier, en compagnie du Tartare et des autres chevaliers dont j’aiparlé plus haut. Comme il suit la route plus facile qui traverse laplaine, il ne peut se rencontrer avec Roger.

Ils ont différé leurs querelles pour portersecours à Agramant. Cela, vous le savez déjà ; Doralice, causede tous leurs débats, est avec eux. Écoutez maintenant la suite del’histoire. La route qu’ils suivent conduit droit à la fontaine oùAldigier, Marphise, Richardet, Maugis et Vivian se livrent auxdouceurs du repos.

Marphise, cédant aux prières de sescompagnons, avait revêtu des vêtements de femme pris parmi ceux quele traître de Mayence croyait envoyer à Lanfuse. Bien qu’elle semontrât rarement sans son haubert et sans ses autres bonnes armes,elle consentit à les retirer ce jour-là, et, sur leurs prières,elle se laissa voir à eux sous des habits de dame.

Aussitôt que le Tartare voit Marphise, ilconçoit l’espérance de la conquérir, et il lui vient à la pensée dela donner à Rodomont, en échange de Doralice ; comme sil’amour pouvait s’accommoder de pareilles façons d’agir !comme si un amant pouvait vendre ou changer sa dame, et se consolerde sa perte en en prenant une autre !

Donc, pour le pourvoir d’une donzelle enremplacement de celle qu’il lui a enlevée, il conçoit le projet delui donner Marphise, laquelle lui semble charmante et belle, etdigne de devenir la compagne de tout chevalier. Il pense qu’ellelui deviendra tout de suite aussi chère que l’autre. C’estpourquoi, il provoque au combat tous les chevaliers qu’il voitauprès d’elle.

Maugis et Vivian, qui étaient restés arméspour veiller à la sûreté du reste de la troupe, s’élancent du lieuoù ils se trouvaient, tous deux prêts au combat et croyant avoiraffaire à deux agresseurs. Mais l’Africain, qui n’est pas venu pourcela, ne fait ni un signe ni un mouvement pour leur répondre ;de sorte qu’ils se trouvent en présence d’un seul adversaire.

Vivian arrive le premier ; pleind’ardeur, il met en arrêt sa lourde lance. De son côté, le roipaïen, habitué aux vaillantes prouesses, s’en vient à sa rencontreavec une énergie plus grande encore. Tous deux dirigent leur lancelà où ils croient que le coup sera plus dangereux. Vivian frappe envain le casque du païen ; loin de le faire tomber, il ne lefait pas même ployer.

Le roi païen, dont la lance est plus dure,fait voler en éclats l’écu de Vivian, comme s’il eût été de verre,et l’envoie lui-même hors de selle au milieu du pré, parmi lesherbes et les fleurs. Maugis survient et tente à son tourl’aventure, désireux de venger son frère. Mais il est sipromptement jeté à terre à côté de lui, qu’au lieu de le venger, ildoit se contenter de lui tenir compagnie.

Leur autre frère, plus prompt que leur cousinà revêtir ses armes, s’est élancé sur son destrier. Défiant leSarrasin, il accourt à toute bride à sa rencontre, et brûlantd’ardeur. Sa lance frappe d’un coup retentissant le casque à finetrempe du païen, à un doigt au-dessous de la visière. La lance voleau ciel, rompue en quatre tronçons. Mais le païen n’est pas mêmeébranlé sous cette botte terrible.

Le païen le frappe au flanc gauche. Le coupest tellement fort, que l’écu et la cuirasse, n’y pouvant résister,s’entr’ouvrent comme une écorce. Le fer cruel transperce la blancheépaule. Aldigier, percé de part en part, ploie sous le coup, ettombe enfin parmi l’herbe et les fleurs, pâle sous ses armes rougesde sang.

Richardet accourt derrière lui plein de rage,sa lance en arrêt, et son aspect montre bien, comme toujours, qu’ilest un digne paladin de France. Et il l’eût bien prouvé au païen siles chances fussent restées égales. Mais il n’arrive pas jusqu’àlui, car, sans qu’il y ait de sa faute, son cheval tombe etl’entraîne.

Aucun autre chevalier ne se montrant pourlutter avec le païen, celui-ci pense avoir gagné le prix de labataille, c’est-à-dire la dame. Il vient à elle, près de lafontaine, et dit : « Damoiselle, vous êtes à moi, à moinsque quelqu’un ne monte encore en selle pour combattre en votrefaveur. Vous ne pouvez vous refuser à le reconnaître, car c’est laloi de la guerre. »

Marphise, levant la tête d’un air altier,dit : « Tu te trompes beaucoup. Je reconnais que tudirais vrai, en prétendant que je t’appartiens selon le droit deguerre, si l’un de ceux que tu as jetés à terre eût été monseigneur ou mon chevalier. Mais je ne suis à aucun d’eux ; jene suis à personne autre qu’à moi. Donc, c’est à moi-même que celuiqui désire m’avoir doit m’enlever.

» Moi aussi, je sais manier l’écu et lalance, et j’ai jeté à terre plus d’un chevalier. » Et, setournant vers les écuyers : « Donnez-moi. – dit-elle –mes armes et mon destrier. » Elle enlève ses vêtements defemme et apparaît en simple chemisette, montrant les beautés et lesadmirables proportions d’un corps dont chaque partie, si ce n’estle visage, semble appartenir à Mars.

À peine armée, elle ceint son épée, sautelégèrement à cheval, le fait caracoler trois ou quatre fois de côtéet d’autre, puis, défiant le Sarrasin, elle saisit sa forte lanceet commence l’assaut. Telle, dans le camp troyen, devait êtrePenthésilée[2], combattant contre Achille leThessalien.

À la terrible rencontre, les deux lances sebrisent jusqu’à la poignée, comme verre. Pourtant les adversairesne plient pas d’un doigt. Marphise, voulant voir si elle neréussirait pas mieux contre le fier païen en le serrant de plusprès, revient sur lui, l’épée à la main.

Le cruel païen, en la voyant rester en selle,blasphème le ciel et les éléments. Elle, qui pensait lui avoirrompu le bouclier, n’apostrophe pas le ciel d’une manière moinscourroucée. Déjà l’un et l’autre ont le fer nu en main etmartellent de coups leurs armures enchantées. Les armures sont depart et d’autre enchantées, et jamais elles n’en eurent plus besoinqu’en ce jour.

Les hauberts et les cottes de mailles sontd’une si bonne trempe, qu’ils ne peuvent être entamés par l’épée oula lance. De sorte que l’âpre bataille aurait pu durer tout ce jouret l’autre jour encore, si Rodomont ne s’était jeté au milieud’eux, et n’avait réprimandé son rival sur le retard qu’il leuroccasionnait. « Si cependant tu veux batailler à toute force –lui dit-il – achevons la lutte déjà commencée entre nous.

» Nous avons conclu, comme tu sais, unetrêve, pour porter secours à notre armée. Nous ne devons, avantd’avoir rempli cette obligation, entreprendre aucune autre batailleni joute. » Ensuite, se tournant avec déférence vers Marphise,il lui montre le messager envoyé par Bradamante, et lui racontecomment il était venu réclamer leur aide.

Puis il la prie de renoncer à cette lutte, oude la différer et de venir avec eux au secours du fils du roiTrojan. Sa renommée montera ainsi au ciel d’un vol plus rapide quepar une querelle d’un moment, dont le seul résultat seraitd’entraver un si noble dessein.

Marphise brûlait toujours d’éprouver, l’épéeou la lance à la main, les chevaliers de Charles. Elle n’avait étéamenée de si loin en France que par le désir de constater parelle-même si leur éclatante renommée était méritée ou mensongère.Aussitôt qu’elle apprit le grand besoin dans lequel se trouvaitAgramant, elle se décida à partir avec Rodomont et Mandricard.

Cependant Roger avait suivi en vain Hippalquepar le sentier de la montagne. Arrivé à l’endroit où il croyaittrouver Rodomont, il vit que celui-ci était parti par un autrechemin. Pensant qu’il n’était pas loin, et qu’il avait pris lesentier qui conduisait droit à la fontaine, il se lança au grandtrot derrière lui, guidé par les traces fraîches, empreintes sur lesol.

Il ordonna à Hippalque de prendre la route deMontauban qui n’était qu’à une journée de marche. Il ne voulut pasqu’elle revînt avec lui à la fontaine, afin de ne pas trop ladétourner du droit chemin. Il lui recommanda de dire à Bradamanteque s’il n’avait pas eu à recouvrer Frontin, il serait allé àMontauban, ou partout où elle aurait été, prendre de sesnouvelles.

Il lui donna la lettre qu’il avait écrite àAigremont et qu’il portait sur son sein. Il lui dit encore de vivevoix beaucoup d’autres choses, et la chargea de l’excuser auprès desa dame. Hippalque, ayant bien fixé tout cela dans sa mémoire, pritcongé de lui, et fit faire volte-face à son palefroi. La fidèlemessagère ne s’arrêta plus qu’elle ne fût arrivée le soir même àMontauban.

Roger suivait en toute hâte le Sarrasin, dontles traces se voyaient tout le long du chemin, mais il ne put lerejoindre que près de la fontaine où il le vit escorté deMandricard. Les deux guerriers s’étaient promis de ne points’attaquer pendant la route, jusqu’à ce qu’ils eussent délivré lecamp de leur maître, auquel Charles s’apprêtait à imposer lejoug.

Arrivé près d’eux, Roger reconnut Frontin, etpar là vit sur-le-champ auquel des deux chevaliers il avait àfaire. Ôtant sa lance de dessus l’épaule, il défia l’Africain d’unevoix altière. Ce jour-là, Rodomont surpassa Job en patience, car,domptant son orgueil féroce, il refusa le combat que d’habitude ilétait le premier à chercher avec insistance.

Ce fut la première et la dernière fois que leroi d’Alger refusa le combat. Mais le désir qu’il avait de courirau secours de son roi lui semblait tellement sacré, que, même s’ilavait cru tenir Roger entre ses mains aussi facilement que leléopard agile et preste tient le lièvre, il n’aurait pas consenti às’arrêter le temps d’échanger avec lui un coup d’épée ou deux.

Ajoutez qu’il savait que c’était Roger qui ledéfiait au combat à cause de Frontin, Roger si fameux qu’il n’yavait pas un autre chevalier qui pût l’égaler en gloire ;Roger dont il avait toujours désiré éprouver, par expérience, laforce sous les armes. Pourtant il ne voulut pas accepter le combatavec lui, tellement il avait à cœur de secourir son roiassiégé.

Sans cette circonstance, il aurait fait troiscent milles et plus pour courir au-devant d’une telle rencontre.Mais en ce moment, si Achille lui-même l’avait défié, il n’auraitpas agi autrement que comme vous venez de l’entendre, tant il avaitréussi à assoupir la flamme de sa colère. Il raconte à Rogerpourquoi il refuse le combat, et le prie de l’aider dans sonentreprise.

Ce faisant, il fera ce que doit à son seigneurtout chevalier fidèle. Lorsque le siège sera levé, ils auronttoujours bien le temps de vider leur querelle. Roger luirépond : « Il me sera facile de différer ce combatjusqu’à ce qu’Agramant ait échappé aux forces de Charles, pourvuque tu me rendes sur-le-champ mon cheval Frontin.

» Si tu veux que je consente à remettre ànotre arrivée à la cour de prouver que tu as commis une choseindigne d’un homme brave en enlevant mon cheval à une dame,abandonne Frontin, et mets-le à ma disposition. Ne crois pasqu’autrement j’accepterai de différer entre nous la batailleseulement d’une heure. »

Pendant que Roger réclame de l’Africain ouFrontin ou la bataille immédiate, et que celui-ci le renvoie à plustard et ne veut ni donner le destrier, ni s’arrêter, Mandricards’avance de son côté, et soulève un nouveau sujet de querelle envoyant que Roger porte sur ses armes l’oiseau qui règne sur tousles autres.

Roger portait, sur champ d’azur, l’aigleblanche qui fut jadis l’emblème glorieux des Troyens. Il avait ledroit de la porter, puisqu’il tirait son origine de l’illustreHector. Mais Mandricard ignorait cela, et ne voulait pas souffrir,car il le considérait comme une grande injure, qu’un autre que luiportât sur son écu l’aigle blanche du fameux Hector.

Mandricard portait également sur ses armesl’oiseau qui ravit Ganymède sur l’Ida. Comment il obtint ces armespour prix de sa victoire, le jour où il fut victorieux dans lechâteau où il courut de si grands périls[3], cela vousest, je crois, présent à l’esprit avec d’autres histoires. Voussavez également comment la fée lui donna toute la belle armure queVulcain avait donnée jadis au chevalier troyen.

Mandricard et Roger s’étaient déjà battus uneautre fois rien que pour ce motif. Comment ils avaient été séparéspar hasard, je n’ai pas à le dire ici. Sachez seulement que, depuisce moment, ils ne s’étaient pas encore rencontrés. Mandricard,aussitôt qu’il vit l’écu, se mit à pousser des cris hautains et àmenacer Roger en lui disant : « Je te défie !

» Ce sont mes armoiries que tu portes,téméraire. Ce jour n’est pas le premier où je te l’ai dit. Et tucrois, fou que tu es, que parce que je t’ai épargné une fois, je lesupporterai encore aujourd’hui ! Puisque ni les menaces ni lesménagements n’ont pu t’enlever cette folie de la tête, je temontrerai combien c’eût été pour toi un meilleur parti de m’avoirobéi sur-le-champ. »

De même que le bois sec et bien échauffés’enflamme subitement au moindre souffle, ainsi s’allumel’indignation de Roger au premier mot qu’il entend de cette menace.« Tu crois – dit-il – m’intimider d’un signe, parce que jesuis en contestation avec cet autre. Mais je te montrerai que jesuis bon pour arracher à lui Frontin et à toi le bouclierd’Hector.

» Une autre fois, il est vrai, j’en suisvenu aux mains avec toi pour ce motif, et il n’y a pas encorelongtemps de cela. Mais je me retins alors de te tuer, parce que tun’avais pas d’épée au flanc. Ce qui n’était qu’une menace vadevenir un fait accompli. Cet oiseau blanc t’attirera malheur, car,dès l’antiquité, il sert d’armoiries à ma race ; tu l’asusurpé, et moi je le porte à juste titre. »

« C’est toi, au contraire, qui as usurpémes armoiries, » répond Mandricard ; et il tire son épée.C’était celle que, peu auparavant, Roland, dans sa folie, avaitjetée par la forêt. Le brave Roger, qui ne pouvait en aucunecirconstance se départir de sa courtoisie, laissa tomber sa lancesur le chemin, quand il vit que le païen avait tiré l’épée.

En même temps il saisit Balisarde, la bonneépée, et assujettit son écu à son bras. Mais l’Africain pousse sondestrier entre les deux adversaires, suivi de Marphise. Les prenantchacun à part, ils les prient de ne point en venir aux mains.Rodomont se plaint que Mandricard ait deux fois rompu le pactequ’ils ont fait ensemble ;

La première fois, s’imaginant conquérirMarphise, il s’était arrêté pour rompre plus d’une lance.Maintenant, pour disputer à Roger une devise, il montre peu desouci du roi Agramant. « Si, cependant – ajoute-t-il – tu veuxcontinuer à agir de cette façon, terminons d’abord notre proprequerelle. Elle est plus juste et plus pressée qu’aucune de cellesque tu t’es faites depuis.

» C’est à cette condition qu’une trêve aété conclue entre nous d’un commun accord. Quand j’en aurai finiavec toi, je ferai raison à celui-ci au sujet du destrier. Pourtoi, si tu sors de mes mains la vie sauve, tu lutteras avec luipour ton bouclier. Mais je te donnerai, j’espère, une tellebesogne, que Roger n’aura plus grand’chose à faire. »

« Il n’en arrivera pas comme tu penses –répond Mandricard à Rodomont – C’est moi qui te donnerai plus debesogne que tu ne voudras, et te ferai suer des pieds à la tête. Ilme restera encore assez de vigueur – de même que l’eau ne manquejamais à la fontaine – pour tenir tête à Roger, à mille autres aveclui, et à tout l’univers s’il veut lutter contre moi. »

La colère et les paroles de défi allaient semultipliant de tous les côtés. L’irritable Mandricard veutcombattre en même temps Rodomont et Roger. Celui-ci, qui n’est pashabitué à supporter l’outrage, ne veut plus entendre parlerd’accommodement ; il ne respire que bataille et dispute.Marphise va de l’un à l’autre pour rétablir la paix, mais elle nepeut suffire seule à une aussi forte tâche.

Souvent, lorsque le fleuve a franchi ses rivesélevées et cherche à se creuser un nouveau lit, le villageois,ardent à défendre contre l’inondation ses verts pâturages et lamoisson en laquelle il espère, se morfond à combler tantôt unebrèche, tantôt une autre. Pendant qu’il répare le côté qui menacede tomber, il voit sur un autre point céder la digue trop faible,et l’eau se précipiter par-dessus avec plus d’impétuosité.

Ainsi, pendant que Roger, Mandricard etRodomont sont tous les trois à se disputer, chacun d’eux voulant semontrer le plus vaillant, et prendre l’avantage sur ses compagnons,Marphise s’efforce de les apaiser. Mais elle perd sa fatigue et sontemps. À peine a-t-elle réussi à en tirer un hors de la bagarre,qu’elle voit les deux autres recommencer leur querelle avec unecolère nouvelle.

Marphise, voulant les mettre d’accord,disait : « Seigneurs, écoutez mon conseil. Il convient deremettre toute querelle jusqu’à ce qu’Agramant soit hors de péril.Si personne ne veut céder, je vais me reprendre moi aussi avecMandricard, et je verrai enfin si, comme il l’a dit, il est assezfort pour me conquérir par les armes.

» Mais si nous devons aller au secoursd’Agramant, allons-y sans retard, et qu’entre nous cesse toutecontestation. » « Pour moi, je n’irai pas plus avant –dit Roger – à moins que mon destrier ne me soit rendu. Sans plus deparoles, qu’il me donne mon cheval, ou qu’il le défende contre moi.Je resterai mort ici, ou je retournerai au camp sur mondestrier. »

Rodomont lui répond : « Obtenir cedernier résultat ne te sera pas aussi facile que d’obtenir lepremier » Et il poursuit en disant : « Je tepréviens que s’il arrive malheur à notre roi, ce sera par ta faute,car pour moi, je suis prêt à faire pour lui ce que je dois. »Roger ne s’arrête pas à cette observation ; saisi de fureur,il tire son épée.

Comme un sanglier, il se précipite sur le roid’Alger, le heurte de l’écu et de l’épaule, l’ébranle et le metdans un tel désordre, qu’il lui fait perdre un étrier. Mandricardlui crie : « Roger, diffère cette bataille, ou combatsavec moi. » Et ce disant, plus cruel, plus félon qu’il nes’était jamais montré, il frappe Roger sur son casque.

Roger s’incline jusque sur le cou de sondestrier. Lorsqu’il veut se relever, il ne peut, car il est atteintpar un nouveau coup que lui porte le fils d’Ulien. Si son casquen’eût pas été d’une trempe aussi dure que le diamant, il aurait étéfendu jusqu’au menton. Roger, suffoqué, ouvre les deux mains,abandonnant les rênes et son épée.

Son destrier l’emporte à travers lacampagne ; derrière lui Balisarde reste à terre. Marphise, quice jour même avait été sa compagne d’armes, frémit, et s’indigne devoir qu’un seul soit ainsi attaqué par deux à la fois. La magnanimeet vaillante guerrière se dresse contre Mandricard, et, faisantappel à toute sa vigueur, elle le frappe à la tête.

Rodomont se précipite à la poursuite de Roger,et Frontin va lui appartenir comme au vainqueur, si un autreadversaire n’intervient. Mais Richardet, suivi de Vivian, accourten toute hâte et se jette entre Roger et le Sarrasin. L’un heurteRodomont, le fait reculer et l’entraîne de force loin de Roger.L’autre, c’est-à-dire Vivian, place sa propre épée dans la main deRoger, qui a déjà repris ses sens.

Aussitôt que le brave Roger est revenu à lui,et qu’il tient l’épée que Vivian lui présente, il n’est pas long àvenger son injure. Il fond sur le roi d’Alger, rapide comme le liondébarrassé des cornes du taureau, et qui ne sent plus la douleur.L’indignation, la colère stimulent, fouettent son désir d’uneprompte vengeance.

Roger s’abat comme la tempête sur la tête duSarrasin. S’il avait pu reprendre son épée qui, ainsi que je l’aidit, lui était échappée des mains dès le commencement de labataille, par suite de la félonie dont il avait été victime, jecrois que la tête de Rodomont n’eût pas été préservée par soncasque, bien que ce casque fût l’œuvre du roi qui éleva la tour deBabel pour faire la guerre aux cieux étoilés.

La Discorde, persuadée que ce lieu ne peutplus être que le théâtre de conflits et de risques, et qu’il nesaurait y être conclu ni paix ni trêve, dit à sa sœur qu’elle peutdésormais revenir en toute sécurité avec elle auprès de leurs bonspetits moines. Laissons-les partir toutes deux, et restons auprèsde Roger qui a frappé Rodomont au front.

Le coup de Roger fut porté avec une si grandeforce, qu’il fit résonner, jusque sur la croupe de Frontin, lecasque et la dure cuirasse d’écailles dont le Sarrasin était armé.Lui-même chancela trois ou quatre fois à droite et à gauche, commes’il allait tomber la tête la première. Il aurait, lui aussi,laissé échapper son épée, si elle n’avait été attachée à samain.

Cependant Marphise avait fait couler la sueurdu front, du visage et de la poitrine de Mandricard qui, de soncôté, lui rendait bien la pareille. Mais leurs hauberts, à tous lesdeux, étaient si parfaits, qu’ils n’avaient pu être entamés suraucun point, de sorte que les combattants se maintenaient àavantages égaux. Soudain, un écart de son destrier fit que Marphiseeut besoin de l’aide de Roger.

Le destrier de Marphise, en voulant tournertrop court, glissa sur l’herbe humide d’une si malheureuse façon,que la guerrière ne put le retenir et qu’il tomba sur le côtédroit. Au moment où il cherchait à se relever, il fut heurté enplein flanc par Bride-d’Or, sur lequel s’avançait le païen peucourtois, et forcé de tomber de nouveau.

Roger, voyant la damoiselle par terre et engrand danger, se hâta de la secourir. Il le pouvait d’autant plusfacilement que son adversaire, tout étourdi, avait été emporté auloin. Il frappa sur le casque du Tartare un coup terrible qui luiaurait fendu la tête comme un trognon de chou, si Roger avait euBalisarde en main, ou si Mandricard avait eu sur la tête un autrearmet.

Le roi d’Alger cependant, ayant repris sessens, tourna ses regards tout autour de lui et aperçut Richardet.Se souvenant que c’était lui qui l’avait attaqué et qui avaitsecouru Roger, il piqua droit à lui, et il allait lui faire payercher son intervention, si Maugis, avec un grand art et par unnouvel enchantement, n’était venu s’interposer.

Maugis, en fait de maléfices, en savait autantque le plus habile magicien. Bien qu’il n’eût pas avec lui le livreavec lequel il aurait pu arrêter le soleil, il avait parfaitement àl’esprit la formule par laquelle il conjurait d’habitude lesdémons. Il en envoie un sur-le-champ dans le corps du roussin deDoralice, et le met en fureur.

Avec une seule parole, le frère de Vivian faitentrer un des anges de Minos dans le paisible coursier qui portesur son dos la fille du roi Stordilan, et celui-ci, qui jamaisauparavant ne s’était emporté, et qui avait toujours obéi à lamain, fait soudain un saut de trente pieds de long et de seizepieds de haut.

Le saut fut grand, mais non cependant denature à faire vider la selle à la cavalière. Quand elle se vit enl’air, la donzelle, se tenant pour morte, se mit à crier de toutesses forces. Le roussin, après ce saut énorme, partit emporté par lediable, avec Doralice qui criait au secours, et d’une course sirapide, qu’une flèche ne l’aurait pas rejoint.

Aux premiers sons de cette voix, le filsd’Ulien quitte la bataille, et pique des deux derrière le palefroiqui s’enfuit furieux, afin de porter secours à la dame. Mandricarden fait autant, sans plus s’occuper de Roger et de Marphise. Sansleur demander ni paix ni trêve, il suit les traces de Rodomont etde Doralice.

Cependant Marphise s’était relevée de terre.Toute ardente d’indignation et de colère, elle croit qu’elle va sevenger, mais elle est trompée dans son espoir ; elle aperçoitson ennemi trop loin d’elle. Roger, voyant la bataille se terminerde la sorte, pousse des soupirs qui ressemblent au rugissement d’unlion. Tous deux savent bien qu’avec leurs chevaux ils ne peuventrejoindre Frontin et Bride-d’Or.

Roger ne veut point lâcher prise avant que nesoit vidée sa querelle avec le roi d’Alger à propos de soncheval ; Marphise ne veut pas laisser le Tartare aller en paixavant de s’être encore mesurée avec lui. Abandonner leur querelleainsi paraît à l’un et à l’autre une lâcheté. D’un commun accord,ils prennent le parti de suivre les pas de ceux dont ils ont à seplaindre.

Ils les retrouveront dans le camp sarrasin,s’ils ne peuvent les rejoindre avant, car ils savent qu’ils s’yrendent pour faire lever le siège du camp, avant que le roi deFrance ne s’en soit complètement emparé. Ils s’en vont donc toutdroit où ils pensent les rencontrer sans faute. Roger, cependant,ne s’éloigne pas avant d’avoir dit adieu à ses compagnons.

Roger s’approche de l’endroit où le frère desa belle dame se tient à l’écart, et l’assure de son amitié partoutoù il sera, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Puis ille prie – et cela avec beaucoup d’adresse – de saluer sa sœur enson nom. Il lui fait cette dernière recommandation avec tant deprudence, qu’il ne donne de soupçon ni à lui ni aux autres.

Puis il prend congé de lui, de Vivian, deMaugis et d’Aldigier qui est blessé. Eux aussi, en souvenir desservices rendus, l’assurent de leur reconnaissance éternelle. Quantà Marphise, elle avait tellement à cœur d’aller à Paris, qu’elleavait oublié de dire adieu à ses amis. Mais Maugis et Viviancoururent sur ses pas jusqu’à ce qu’ils pussent la saluer deloin.

Richardet en fit autant. Aldigier, qui gisaità terre, fut forcé, bien contre son gré, de rester. Marphise etRoger prirent le chemin que Rodomont et Mandricard avaient suivi etqui conduisait vers Paris. J’espère, seigneur, vous dire dansl’autre chant les exploits merveilleux et surhumains qu’au granddétriment des guerriers de Charles accomplirent les deux couplesdont je vous parle.

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