Romans et contes

Romans et contes

de Voltaire

Introduction

Lorsque Voltaire revint à Paris en 1778 pour y recevoir un triomphe et pour y mourir, la foule, à son passage, criait : « Vive la Henriade ! Vive Mahomet ! Vive la Pucelle ! » Elle ne criait pas : « Vive Candide ! »

Ouvrez un dictionnaire biographique d’une date un peu ancienne, un Bouillet d’une cinquantaine d’années. Consultez-le à l’article « Voltaire ». Vous trouverez deux colonnes qui donnent les dates de la Henriade et de l’Essai sur les Mœurs, de Mérope et du Siècle de Louis XIV. Ni Zadig, ni Candide ne sont cités.

Il y a mieux. Une « Vie » apologétique de Voltaire figure en tête de nombreuses éditions de ses œuvres. Condorcet en est l’auteur. A Candide, Condorcet accorde une trentaine de lignes. C’est pour plaider l’utilité des romans philosophiques, genre qui a le malheur de paraître facile » Mais ces ouvrages sont lus par des hommes frivoles que le nom seul de philosophe rebute ou attriste, et que cependant il est important d’arracher aux préjugés ». Candide est jugé au point de vue de la propagande et non à celui de l’art. Condorcet ne nomme même pas les contes qui ont précédé ou suivi le plus célèbre de tous. Il en parle avec négligence : « De nouveaux romans, des ouvrages ou sérieux ou plaisants, inspirés par les circonstances, n’ajoutaient pas à sa gloire mais continuaient à la rendre toujours présente. » Sans doute Condor cet ne trouvait pas le Taureau blanc assez sérieux. Il n’est pas superflu d’ajouter que sa préface a été réimprimée jusqu’au XIXesiècle.

Ces trois exemples suffisent à montrer ce qu’a été, pendant plus de cent années, l’opinion dominante quant à la partie la plus vivante de l’œuvre de Voltaire, celle qu’on lit le plus aujourd’hui. Quel est, au temps où nous sommes, son grand titre de gloire littéraire ? Ses romans et ses contes. Eux surtout. Eux presque seuls. Le Dictionnaire philosophique a ses amateurs : j’en connais. La Correspondance aussi. Le meilleur de Voltaire est dans ses pages détachées, ses variétés, ses fantaisies, mine où l’explorateur trouve toujours du nouveau, tandis que son théâtre est mort et que ses « grandes machines », en vers et en prose, sont ennuyeuses, il faut l’avouer. M. André Bellessort vient, avec raison, de réhabiliter Voltaire historien. Mais le Charles XII lui-même est démodé. Car rien ne se démode comme la façon d’écrire l’histoire, qui devrait être éternelle.

Disons donc Les choses comme elles sont : ce qui est resté de l’œuvre de Voltaire, ce qu’on lit et relit, ce qui a le plus vaste public, ce sont ses romans. C’est Candide par-dessus tout. Voltaire est devenu l’auteur de Candide.

Chose nouvelle, récente. Non que l’on n’ait goûté Les contes philosophiques depuis le moment où ils eurent paru. Il en était publié un recueil à Paris dès un autre, plus complet, à Neuchâtel, en 1771. C’est celui-là qui a été reproduit un grand nombre de fois jusqu’à nos jours. Bengesco, dans sa Bibliographie, en compte au moins trente rééditions de 1771 à 1878, sans faire état des éditions des œuvres complètes, ce qui donne la belle moyenne d’une environ tous les trois ans et demi. Il n’y a d’éclipse que de 1790 à 1797 : on dirait que la Révolution n’a pas trouvé Candide assez jacobin et peut-être cette philosophie ne convenait-elle pas à un âge d’enthousiasme et de fanatisme. Car Voltaire (c’est M. Bellessort qui le remarque) avait horreur de l’enthousiasme. N’est-ce pas la thèse des Dieux ont soif ? Pour contraster avec Évariste Gamelin, sectaire de Rousseau, Anatole France a choisi un épicurien, nourri d’ironie voltairienne.

Sainte-Beuve, que nous retrouverons bientôt, et qui est toujours si pénétrant, même quand son inclination est ailleurs, note un trait qui vient à l’appui de ce que nous venons de dire. Droz (ce n’était pas celui de Monsieur, Madame et Bébé et d’Un été à la campagne), Droz était un philosophe sensible, homme vertueux, qui avait embrassé avec une ardeur désintéressée la cause de la Révolution. Sainte-Beuve observe que Droz n’avait jamais pu achever la lecture de Candide. L’éclipse enregistrée par la bibliographie et que les romans voltairiens ont subie pendant la période révolutionnaire fait donc partie de leur histoire.

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Et si, à cela près, les « Romans moraux et philosophiques », comme on les appelait au XVIIIesiècle, n’ont jamais manqué de lecteurs, c’est de nos jours seulement que la première place leur a été donnée dans l’œuvre de Voltaire. A s’en tenir à la seule chronologie, on constate que la grande vogue de Candide coïncide avec les grande succès d’Anatole France. Il y a là plus qu’une indication.

On trouve sans doute, avant Nodier, Taine et Arsène Houssaye, des critiques qui ont dit grand bien de Voltaire conteur. Ces critiques s’appelaient Auger, Vinet ou Bersot, étoiles de troisième dimension. Mais Sainte-Beuve ? Sainte-Beuve se réservait. Il faisait la petite bouche. C’est que Sainte-Beuve n’a jamais été voltairien. Il n’a jamais aimé Voltaire. Préférant à tout la Correspondance, il a montré, au tome XIII de ses Lundis, combien il avait dû prendre sur lui-même pour vaincre sa répulsion. En somme, il a toujours gardé de l’éloignement pour l’esprit de Voltaire. Presque autant que Renan en avait pour Béranger et pour les mêmes raisons. Ainsi le goût de Sainte-Beuve n’a pu vaincre sa répugnance au voltairianisme. Dans un cas comme celui-là, étonnant au premier abord, on est obligé de se souvenir que Sainte-Beuve a fait partie de l’école romantique et que le romantisme était l’antithèse de l’esprit voltairien. Le romantisme se rattachait non à Voltaire, mais à Rousseau. Le romantisme était pour le sentiment contre l’ironie qui était classique.

Une page précieuse de Michelet donne ici la clef. Lorsque, dans son Histoire de France, il en arrive à la querelle, qui, par une violente incompatibilité d’humeurs, mit aux prises Voltaire et Rousseau, Michelet doit choisir. Il hésite : les deux émancipateurs lui sont également chers. Soudain, il se décide, comme il lui arrive toujours, parce qu’une image sensible l’a frappé. Il a vu la descendance de Rousseau dans Chateaubriand et Montalembert. Jean-Jacques a conduit au Génie du Christianisme, aux Moines d’Occident, à la réaction religieuse et au romantisme moyenâgeux. Alors Michelet opte pour Voltaire, bien qu’il soit de nature encore moins voltairienne que Sainte-Beuve ne l’a été.

Nous avons cité l’exemple de Michelet pour faire comprendre l’attitude de Sainte-Beuve, attitude presque dédaigneuse à l’égard de Voltaire. Libre penseur, Sainte-Beuve restait à son insu dans l’état d’esprit de 1820, au temps où l’ironie voltairienne était le fait de classiques à perruque, de professeurs, de bourgeois, quelque chose en somme d’étroit et de mesquin, de vulgaire et de court. Il est singulier (mais l’histoire des idées est tissue de ces contradictions) que le rationalisme voltairien ait été tour à tour et même à la fois conservateur et libertaire, rétrograde et avancé, selon la position prise en face, selon que le romantisme était légitimiste et catholique, ce qu’il a été d’abord, ou bien révolutionnaire, ce qu’il est devenu assez tôt.

Ainsi, l’on peut dire que le succès constant des romans de Voltaire, succès attesté par la librairie, répondait au goût moyen et permanent du public français, public resté distinct des esthètes et des penseurs, tandis qu’à l’égard de ces romans comme du reste de l’œuvre, le sentiment des lettrés était sous l’influence de leurs de leurs doctrines, et le XIXesiècle, dans ses têtes supérieures, n’a certainement pas reconnu la souveraineté du roi Voltaire ». Sainte-Beuve, Renan eussent été, autant que Musset, sincèrement choqués d’être appelés voltairiens, comme des notaires de village. Ils ont jeté le discrédit sur sa critique violente et radicale du christianisme. La clarté de Voltaire, la généralité de ses thèmes, son génie de la simplification, tout ce qui tout ce qui le rend si accessible, le rendait, d’autre part, un peu commun. Émile Faguet témoigne encore de cette prévention dans son essai bien connu où se trouve la fameuse formule du chaos d’idées claires ». En somme, Voltaire était classé grand écrivain. On l’accordait. Mais on boudait au plaisir de ses livres, même de ceux qui ne sont faits que pour le plaisir, parce que son nom, trop populaire, était de ceux que les imbéciles se jettent à la tête. « Il est, disait très bien Sainte-Beuve, le champion voué à des causes immortelles. Demandez donc de l’impartialité dans cette mêlée ! »

Sans doute l’impartialité était difficile. On peut affirmer qu’elle est venue.

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Qui croirait que Flaubert ait été un des premiers à dire, en dehors de tout parti pris philosophique, en homme de lettres pur, que Candide était un chef – d’œuvre ? Si quelque chose ressemble peu à Salammbô, c’est la Princesse de Babylone. Voilà deux romans antiques » aussi différents que possible. Et quand Flaubert essaie d’être spirituel, dans, dans Bouvard et Pécuchet (où le coup de pied de Vénus est un souvenir de Pangloss), il est léger comme un éléphant. Mais il n’est pas rare qu’un artiste admire ce qui est le moins dans sa propre ligne. Flaubert, qui avait le culte de la langue française et qui écrivait difficilement, suant Dieu sait quelles sueurs, était en extase devant cette perfection si facile. En 1844, il écrivait à Cormenin : « J’avoue que j’adore la prose de Voltaire… » (notez ce j’avoue qui prouve que Flaubert craint de passer pour un philistin) et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois ; je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. » En 1852, à Louise Colet, il parle de la griffe du lion » à propos de la fin de Candide, preuve criante d’un génie de premier ordre ». Un peu plus tard, c’est la visite chez le seigneur Pococurante qu’il met au-dessus de tout, et il appelle ces quatre pages une des merveilles de la prose ».

Hommage de l’écrivain qui peinait à l’un des écrivains les plus parfaitement naturels que nous ayons eus. Depuis Flaubert jusqu’à nos jours, l’admiration pour les romans de Voltaire n’a cessé de monter et de se répandre. On n’a plus besoin de s’en excuser, de dire qu’on l’avoue », de prendre des précautions. M. André Bellessort, qui ne se nourrit pas de moines, écrit tranquillement : « Voltaire n’a pas créé le roman philosophique, mais il en a donné des modèles qu’on désespère d’égaler. » Cependant, il y a un siècle, un jeune écrivain promis à la gloire, qui travaillait encore pour le libraire, se croyait tenu à plus de réserve et, s’abstenant même de nommer Candide et Zadig, n’indiquait l’estime connaisseur pour ces ouvrages qu’avec une dédaigneuse prudence : « Ses contes, enfin, si désolants d’incrédulité et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, où le même défaut se fait un peu moins sentir, mais où l’absence perpétuelle de dignité, etc… » Ces lignes sont de Victor Hugo, dans une préface à des Lettres choisies de Voltaire qui a paru en 1824 et qui figure dans Littérature et philosophie mêlées.

Aujourd’hui, l’œuvre de Voltaire a perdu, comme M. Henri Rambaud le remarquait récemment, une grande partie de son venin. Peu de personnes penseront que le Grand Inquisiteur soit autre chose qu’une figure de comédie-bouffe. L’anticléricalisme de Voltaire ne répond plus au caractère des polémiques présentes. Nous sommes moins tourmentés que lui par la question de savoir si Jonas a vraiment passé trois jours dans le ventre d’une baleine.

Seulement la vogue de ses contes est peut-être un signe de ce qu’on nomme la crise du roman et qui n’en est sans doute que la fatigue. Il y a un besoin de conteurs rapides, allégoriques, à idées générales, dont la fantaisie ouvre des fenêtres sur le monde et domine l’humanité. C’est pourquoi nous avons dit qu’Anatole France avait rendu le goût de Voltaire. Il y a aussi un besoin de clarté, de style uni et de langue pure. C’est ce que Zadig et Candide nous apportent. Bien des gens n’ont haï Voltaire que parce qu’il haïssait lui-même le faux goût et le galimatias, qui sont éternels, et auxquels il a fait la guerre autant que Boileau. Il disait dans sa Lettre à l’abbé d’Olivet : « On descend d’un style violent et effréné au familier le plus bas et le plus dégoûtant ; on dit de la musique du célèbre Rameau, l’honneur de notre siècle, qu’elle ressemble à la course d’une oie grasse et au galop d’une vache. On s’exprime enfin aussi ridiculement que l’on pense. » A toute époque, que de mauvais écrivains se seront reconnus là ! Ce sont des opinions pareilles que bien des gens pardonnent à Voltaire encore moins que l’incrédulité dont, bon jeune homme, se désolait Hugo.

Mais, veut-on, sur Candide et son auteur, la note tout à fait juste ? C’est encore à Sainte-Beuve qu’il faut la demander. Si quelque chose gâte parfois les contes, trouble le plaisir qu’ils donnent, c’est ce manque de réserve et de chasteté » qui leur est reproché, qui est noté dans un coin des Lundis. Le plus subtil des critiques, le plus sensible aussi, aura marqué de sa plume d’or les limites qu’il arrive à Voltaire de franchir. Aucune observation ne reste plus à faire quand la perfection de la délicatesse et du goût s’est exprimée ainsi sur la perfection de la fantaisie et du style.

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Maintenant, voyons l’œuvre elle-même que nous rassemblons ici.

A cinquante-trois ans, Voltaire devient romancier et conteur. Il est déjà célèbre. Il appartient à l’Académie française depuis un an. On croirait qu’il a le principal de son œuvre derrière lui. Il en a le plus gros, non le meilleur.

Si l’on en croit un récit que rapportent généralement ses biographes, Voltaire se serait révélé romancier par hasard. En 1747, il était réfugié chez la duchesse du Maine. Les plaisirs de cette petite cour de Sceaux étaient spirituels et raffinés. Il paraît qu’on y distribuait des lettres tirées au sort. Celui qui recevait un C devait donner une comédie. Celui à qui tombait l’O était redevable d’une ode ou d’un opéra. Un N échut à Voltaire qui composa une nouvelle et s’y prit si bien que, la même lettre étant venue à Mmede Montauban, celle-ci le pria d’écrire le conte à sa place et c’est ainsi que nous aurions Cosi-Sancta.

Il est possible que les premiers contes de Voltaire aient été le fruit des circonstances, qu’ils aient été des amusements de société ». Leur date porte à le croire. Mais, à cette occasion-là ou à une autre, Voltaire devait écrire des récits philosophiques. Il aurait mis en fiction sa vue du monde, les idées qui demandaient à sortir de sa tête. Un jour ou l’autre, cette forme supérieure de l’art d’écrire devait le tenter. Elle devait lui être nécessaire. L’homme qui est doué d’un grand talent littéraire finit par recourir à la fantaisie et à la fable comme au moyen le plus rapide et peut-être le plus complet de traduire sa pensée. C’est la marche qu’a suivie Renan.

Sans doute, pour dire ce qu’il avait à dire, Voltaire avait eu à sa disposition l’épopée, la satire, la tragédie. Il était mal à l’aise dans ces genres traditionnels et réguliers. Il y a, dans notre littérature, toute une lignée d’écrivains qui ont besoin de leur liberté, qui sortent des cadres tout faits et qui se construisent une habitation à leur manière. En cela les romans de Voltaire s’apparentent aux Essais de Montaigne et aux fables de La Fontaine. Les Fables n’appartiennent à aucun genre défini ou classé. Elles ne suivent ni les usages ni les règles. Les romans de Voltaire leur ressemblent par leur variété, tantôt longs et tantôt courts, affranchis de la préoccupation de donner au public ce qu’il attend d’un fournisseur ordinaire. On dirait que le caprice de l’écrivain règne seul, si ce caprice n’obéissait aux lois supérieures d’un art sur de lui. Frédéric de Prusse a dit le mot juste : « Voilà la seule espèce de roman que l’on peut lire. »

Cet art est celui de généraliser et d’abréger. C’est pourquoi la forme du conte convient si bien aux esprits ironiques. C’est aussi pourquoi ceux qui s’en sont le mieux servis s’y sont mis sur le tard. Il n’y a pas de génies précoces pour l’originalité. Le Voltaire dont nous nous occupons a été aussi tardif que le La Fontaine des fables. Le Renan du Prêtre de Némi, l’Anatole France des Dieux ont soif l’ont été également. On ne parle bien de l’humanité qu’après l’avoir connue, de même qu’on peint le mieux les passions quand on a cessé d’en être esclave.

Et tout cela revient à dire que Voltaire eût écrit Candide, même si la duchesse du Maine et Mmede Montauban ne l’eussent chargé l’une de la distraire et l’autre de la remplacer. Il paraît d’ailleurs qu’il n’avait pas attendu, pour s’essayer dans le conte, les amusements de la cour de Sceaux et l’année 1747. Dans une lettre de 1739 à Frédéric, encore prince royal de Prusse, Voltaire parle d’un Voyage du baron de Gangan qui n’a jamais été imprimé, que, que l’on n’a pas retrouvé et qui semble avoir été une première version de Micromégas. Et sans doute Micromégas rappelle Gulliver. Le Voyage du baron de Gangan pourrait avoir été inspiré par Swift à une époque ou Voltaire venait de découvrir l’Angleterre. Mais on a trop dit qu’il avait imité les « humouristes » anglais. Il y a eu Gargantua avant Gulliver. Tout au plus peut-on admettre que Swift et Sterne lui aient donné l’idée de faire quelque chose qui ne serait ni du Sterne ni du Swift. Il parle quelque part avec une sorte de dégoût du bas comique » de Tristram Shandy. Il connaissait lui-même la qualité supérieure de son art.

M. Edmond Pilon a très bien raconté comment recevant le prince de Ligne à Ferney, Voltaire demanda au voyageur, qui venait de Venise, s’il y avait vu le sénateur Pococurante. « Le sénateur Pococurante ? répondit le prince de Ligne. Je ne me souviens pas de lui. » A ces mots, Voltaire ne se contient plus : « Comment, Monsieur, vous n’avez pas lu Candide  ? » Le prince s’excuse, l’hôte se calme et tout finit le mieux du monde. Mais Voltaire avait montré le fond de son cœur. Il n’ignorait pas ce que valait Candide. Il ne l’ignorait pas le jour où, ayant achevé son manuscrit, il le jeta à la tête de sa nièce, comme s’il le jetait à la postérité, en disant : « Tenez, curieuse, voici pour vous ! » Il ne l’ignorait pas davantage quand il se plaignait avec véhémence des suites apocryphes que des pasticheurs avaient données à ses romans, des altérations et des falsifications dont ses enfants préférés avaient souffert. Car c’étaient bien ses enfants préférés. Et s’il les a publiés pour la plupart sous des noms supposés, s’il en a même quelquefois renié la paternité, c’était par prudence politique, non par l’effet d’un un doute ou d’un scrupule d’auteur. Il a du reste agi de même pour tout ce qu’il a écrit d’audacieux.

Seulement, dans le métier, nouveau pour lui, de romancier, Voltaire a avancé pas à pas, comme s’il s’était méfié de lui-même, comme s’il avait voulu être sûr de sa plume. A plus de cinquante ans, ce grand artiste se mettait encore à l’épreuve.

Les nouvelles de Sceaux lui avaient montré la voie. Il écrit alors sur des thèmes connus, qu’il orne et qu’il rafraîchit, la suite des apologues de Zadig. Par Micromégas et les Voyages de Scarmentado, on voit qu’il s’enhardit. Avec Candide il prend son vol. Puis c’est l’Ingénu où il se renouvelle et démontre qu’il peut écrire un roman romanesque et sentimental mais dans sa propre manière. Ce sera encore la Princesse de Babylone, puis le Taureau blanc, cette fantaisie extraordinaire qui atteste une faculté de renouvellement presque sans exemple. Il compose entre temps la charmante histoire de Jeannot et Colin que Florian reprendra. Virtuose, il semble se plaire à donner sa marque à tous les genres même au genre larmoyant.

L’âcreté pourtant domine. C’est que Voltaire est bien tel que Houdon l’a sculpté : un écorché vif. Tout le blesse, tout l’irrite, les hommes et les principes, les dogmes et les philosophies, les jansénistes autant que les jésuites la sottise autant que le mal, Rousseau autant que Rollin, un solécisme autant que l’Inquisition, les gaucheries du grand Corneille autant que les critiques du moindre chroniqueur. Les moines et les prêtres l’agacent. Dans un autre âge, ou il eût trouvé moins de théatins, des professeurs et des maîtres d’école l’eussent pareillement agacé. Il l’est par les économistes de son temps. Il l’est par les géologues qui affirmaient, comme ceux d’aujourd’hui, que notre continent avait été recouvert par les eaux. Il leur oppose les mêmes arguments et les mêmes railleries qu’à la Bible. Il ne respecte même pas la science. C’est dans les contes que s’épanche le plus librement ce grand susceptible et ce grand nerveux. Quand on a compris la raison profonde et pour ainsi dire physiologique de ses animosités, de ses outrances, de ses marottes, on ne s’en choque plus.

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Il nous reste à dire maintenant comment nous avons composé ce recueil, qui diffère sur quelques points de ceux qui l’ont précédé.

Nous avons suivi, pour les romans et les contes, l’ordre chronologique, qui est le plus naturel. C’est celui qui est observé dans le premier recueil collectif qui avait paru à Neuchâtel en 1771 sous le titre de Recueil de romans moraux et philosophiques par Voltaire.

On a coutume d’accompagner des contes en vers les romans et contes en prose. Nous avons rompu avec cette habitude qui, à notre sens, est vicieuse. Il n’y a qu’une lointaine parenté entre ces deux sortes de compositions. M. Eugène Marsan, dans la préface d’une réédition récente, a réhabilité Ce qui plaît aux dames et la Bégueule. Il en a tiré, il a serti, élégamment commenté des vers agréables, car Voltaire mettait du talent partout. L’ensemble n’en est pas moins froid et dépourvu d’originalité. Les contes de La Fontaine, malgré la sève qui les parcourt et la gauloiserie qui les assaisonne, sont eux-mêmes assez faibles, souvent pénibles, et Voltaire n’a rien ajouté à ce genre. Mais c’est surtout quand ses fantaisies rimées dont lues après Candide qu’on en sent l’infériorité. Quelque habile versificateur qu’il soit, c’est dans la prose qu’il est maître et qu’il atteint cette aisance souveraine et cette perfection auxquelles La Fontaine s’est élevé dans ses fables. C’est un mauvais service à rendre à Voltaire que de mettre bout à bout ce qu’il a écrit de plus excellent et ce qu’il a écrit de plus banal.

Avec bien plus de sens, l’édition des Romans et contes de 1778 ajoutait un certain nombre de morceaux à la série qui va, selon l’usage établi que nous respectons, de Babouc aux Oreilles du comte de Chesterfield. Comme on le verra, les Oreilles, de même que l’Homme aux quarante écus, et, sauf les premières et les dernières pages, l’Histoire de Jenny, ont un caractère fort peu romanesque. Ce sont des prétextes à dissertations sur divers sujets. Au contraire, en d’autres parties de son œuvre, et aux endroits ou l’on s’y attend le moins, Voltaire a suivi son inclination et, au lieu de raisonner, il a dit une fable. On en trouve plusieurs dans le Dictionnaire philosophique et dans divers fragments ou mélanges. Le Recueil de 1778, dont nous avons imité l’exemple, a bien fait d’extraire ces brillants morceaux de ce que nous appellerions presque leur gangue.

Mais, sur ce chemin, nous n’avons pas cru devoir nous arrêter. Pour avoir une juste idée de Voltaire conteur, il faut encore chercher dans son œuvre d’autres fruits de sa fantaisie et de son imagination. Nous avons cru qu’une édition comme celle-ci devait contenir tout ce qui est de la même veine. Parmi ses Dialogues, ou abondent d’assez fatigantes redites sur la théologie, de véritables bijoux gagnent à être isolés. Nous les avons joints au reste, et nous dirons, dans la notice du tome quatrième, les raisons de notre choix. Enfin, dans la série de ce qu’on nomme les facéties », il y a un certain nombre de pièces qui appartiennent au genre du journalisme le plus spirituel et que nous avons cueillies également. Nous pensons avoir formé ainsi un ensemble complet. Voltaire, artiste de la prose, y paraîtra dans sa richesse et sa variété. Peu importe qu’on partage ou non ses opinions philosophiques. Libre à qui le pourra de soutenir et d’illustrer les siennes en inventant et en écrivant comme lui.

Quant au texte que nous avons suivi, celui qu’a établi Bengesco dans sa réimpression de la « Nouvelle bibliothèque classique » (1887) nous a paru le meilleur. Bengesco connaissait admirablement l’œuvre de Voltaire à laquelle il avait presque consacré sa vie. Il avait un sens critique très sûr, c’est-à-dire beaucoup de bon sens. Le choix auquel il a procédé entre les variantes est toujours judicieux. Si l’édition de Kehl fait foi, il arrive que celle de Beuchot contienne des versions préférables. Bengesco a procédé à ce travail de comparaison. Il ne. Il ne reste rien à y ajouter, sinon de dire ce que nous lui devons. Grâce à lui cette édition peut être affranchie de l’appareil de notes qui l’alourdirait et l’encombrerait sans utilité.

J. B.

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