Rome

Rome

de Nikolai Gogol

Essayez de fixer la foudre, alors que, déluge insoutenable de lumière, elle fend en zigzaguant un ciel couleur de suie : tels sont les yeux d’Annunziata l’Albaine. Tout en elle rappelle les temps antiques où le marbre s’animait sous le ciseau fulgurant des sculpteurs. Ses lourds cheveux d’un noir de poix s’enroulent en un double diadème, d’où s’échappent quatre longues tresses. Vous présente-t-elle de face la splendeur neigeuse de son visage, votre cœur en garde à jamais l’indélébile empreinte. L’apercevez-vous de profil, il se dégage de cette silhouette une beauté divine, une pureté de lignes à désespérer le crayon. Vous offre-t-elle par-derrière la superbe ordonnance de sa chevelure, sa nuque éblouissante et la majesté d’épaules comme n’en a point connu la terre, c’est encore une vision merveilleuse. Mais rien ne vaut la minute où, son regard plongeant dans le vôtre, vous sentez votre cœur défaillir. Sa voix chaude a des sonorités de bronze. La prestesse, la puissance, la fierté de ses mouvements feraient honte à la plus souple des panthères. Tout en elle est un chef-d’œuvre de la création, depuis ses épaules jusqu’à l’orteil de son pied d’un galbe antique et frissonnant de vie. Tout lieu qu’elle honore de sa présence s’élève à la dignité de tableau. Quand, vers le soir, sa cruche de cuivre sur la tête, elle gagne la fontaine à pas rapides,une harmonie suprême pénètre le paysage, les lignes molles des monts Albains se fondent plus fluides dans le lointain, le bleu du ciel se fait plus ardent, l’envol des cyprès s’élance plus droit,et le pin parasol, le plus beau des arbres du Midi, profile plus nettement sa cime dont l’ombelle semble flotter dans les airs. Et tout, la fontaine – où déjà groupées en pyramide sur les marches demarbre, ses compagnes babillent de leurs voix argentines tandis quel’eau s’épanche dans leurs cruches d’un jet scintillant et sonore –la fontaine elle-même et jusqu’à la foule, tout semble fait pourmettre en relief cette beauté triomphante, qui traîne, comme unereine sa cour, l’univers après elle. Les jours de fête, quand lasombre galerie de bois qui joint Albano à Castel Gandolfo seremplit d’une foule endimanchée ; quand papillonnent sous sesvoûtes les minenti, ces farauds en ceinture de velours, ceinturevoyante et fleur d’or au chapeau ; quand les ânes aux yeux àdemi clos emportent, dans un galop pittoresque, les robustes fillesd’Albano ou de Frascati reconnaissables de loin à leurs coiffesd’un blanc immaculé, ou traînent d’un pas chancelant et fort peupittoresque un grand Anglais immobile, en mackintosh jaunâtre,contraint de replier ses jambes en angle aigu pour ne pointaccrocher le sol, ou encore quelque peintre en blouse et barbiche àla Van Dyck, sa boîte à couleurs au dos, cependant que la lumièreet l’ombre jouent alternativement sur tout le groupe, – alors laprésence d’Annunziata rend la fête encore plus exquise. La pénombrede la galerie avive, si possible, ses charmes, le drap rouge de sarobe flamboie comme un lézard au soleil, et son visage adorable mettous les cœurs en joie. Ceux qui la rencontrent demeurent clouéssur place : une exclamation involontaire échappe au faraud auchapeau fleuri, un point d’interrogation se dessine sur le visageimmobile de l’Anglais au mackintosh jaunâtre ; mais nul nes’arrête plus longtemps que le peintre à la barbiche. « Quel modèleparfait, se dit-il, pour une Diane, une Junon, l’une des Grâces,pour toutes les femmes qu’ait jamais rendues le pinceau ! » Etcependant il songe en sa témérité que son humble atelier se mueraiten paradis si cette belle entre les belles consentait à en devenirl’ornement.

Mais quel est ce personnage dont le regard conquis ne peut sedétourner d’Annunziata, qui épie chacune de ses paroles, chacun deses gestes et jusqu’au cours de ses pensées sur son visage ?Un jeune prince de vingt-cinq ans, dernier rejeton d’une de cesvieilles familles romaines qui, après avoir été l’honneur etl’opprobre du moyen âge, s’éteignent solitairement dans leurssomptueux palais parés de fresques du Guerchin et des Carraches, detableaux ternis par les ans, de meubles à la soie fanée, de tablesen lazulite et d’un maestro di casa aux cheveux de neige. On levoyait depuis peu promener dans Rome son nez d’un dessin antique,son front d’ivoire où se jouait une boucle soyeuse, ses yeux noirsqui lançaient des regards enflammés par-dessus un manteauélégamment rejeté sur l’épaule. Après quinze ans d’absence, ce fierjeune homme venait de faire sa réapparition dans une ville qu’ilavait quittée tout enfant.

Mais reprenons pour le lecteur les événements dans leur ordrelogique et retraçons rapidement l’histoire de cette vie encorejeune, bien que marquée de fortes impressions. Sa prime enfances’écoula dans Rome et son éducation fut celle qu’y reçoiventd’ordinaire les rejetons des familles expirantes. Il eut pourprécepteur, gouverneur, mentor et tout ce qu’on voudra un abbé,classique impénitent, admirateur des épîtres de Pietro Bembo, desœuvres de Giovanni délia Casa et de cinq à six chants de Dante,dont il interrompait toujours la lecture par l’énergiqueexclamation : Dio, che cosa divina ! transposée deux lignesplus bas en Diavolo, che divina cosa ! Cette phrase épuisait àpeu près tout son arsenal critique ; en revanche, le dignehomme adorait les artichauts et les brocolis, savait pertinemmenten quelle saison le veau a meilleur goût, à partir de quel mois lechevreau devient mangeable ; c’étaient là ses sujets favoriset il aimait fort en discourir au beau milieu de la rue avec unsien confrère ; en outre, il s’entendait admirablement à tirerdes bas de soie par-dessus les bas de laine qui recouvraient sesgras mollets, il se purgeait tous les mois à l’aide d’une tasse decafé mélangé d’olio di ricino et engraissait de jour en jour ouplutôt d’heure en heure, à l’instar de tous les abbés. Sous cettedirection, le jeune prince n’acquit certes pas un grand fonds desavoir : il apprit en tout et pour tout que la langue latine est lamère de la langue italienne ; qu’il existe trois sortes demonsignors, dont les uns portent des bas noirs, les autres des basviolets et les derniers diffèrent fort peu des cardinaux ; illut vaguement les lettres adressées par Pietro Bembo aux cardinauxde son temps et qui ne sont pour la plupart que des billets decongratulation ; il connut assez bien le Corso, où sonprécepteur l’emmenait en promenade, la villa Borghèse et deux outrois boutiques, où l’abbé achetait son papier, ses plumes, sontabac à priser, ainsi que la pharmacie qui procurait au digne hommeson huile de ricin. L’horizon du jeune élève demeura donc plutôtborné, le brave abbé n’ayant pu lui fournir sur les pays étrangersque des données sommaires et confuses : les Français étaient desrichards, les Anglais de bons commerçants et de grands voyageurs,les Allemands des ivrognes, et il existait quelque part dans leNord une contrée barbare, dénommée la Moscovie, où sévissaient desfroids à vous faire éclater la cervelle. Ce léger bagagescientifique eût sans doute mené le jeune homme jusqu’à sesvingt-cinq ans s’il n’avait pris fantaisie au vieux prince derompre avec la tradition et de donner à son fils une éducationeuropéenne. Cette décision soudaine doit être en partie attribuéeaux charmes d’une certaine dame française, que depuis quelque tempsil lorgnait constamment au théâtre comme à la promenade, tandisqu’il enfonçait son menton dans son énorme jabot blanc et rappelaitsans cesse à l’ordre une boucle indocile de sa perruque.

Le principino fut donc expédié à l’Université de Lucques où,durant les six années qu’il y passa, s’éveilla peu à peu sa vivenature italienne, qui avait jusqu’alors somnolé sous la morosetutelle de l’ecclésiastique. Il montra bientôt qu’il avait l’espritdélié et l’âme avide de jouissances délicates. Les formes rigidesde la scolastique sous lesquelles l’Université italienne dispensaitla science ne pouvaient satisfaire la jeunesse d’aujourd’hui, quidéjà prêtait l’oreille aux rumeurs d’outre-monts. L’influencefrançaise se faisait sentir dans la haute Italie, où elle pénétraitavec les modes, les vignettes, les vaudevilles et les productionstourmentées d’une muse sans frein, bizarre, fougueuse, mais nondénuée de talent. Les controverses politiques qui, depuis laRévolution de Juillet, remplissaient les feuilles publiques,trouvaient ici un écho : on rêvait de faire revivre l’antiquegloire italienne, on jetait des regards de haine à l’uniformeblanc, livrée maudite de l’Autriche. Mais la nature italienne, amiedes plaisirs tranquilles, ne poussa point les choses jusqu’à larévolte, comme l’eussent fait sans balancer les Français ;tout se borna à l’irrésistible désir de franchir les Alpes, deconnaître la véritable Europe dont le vif éclat, la perpétuelleagitation offraient de loin un spectacle attrayant : là-bascommençait le XIXème siècle, là-bas le mouvement, la vies’opposaient à la rigidité, à la caducité de la péninsule. Avide delumières et d’aventures, le jeune prince s’envolait en pensée versces contrées bénies, mais une profonde tristesse l’envahissait ensongeant à la vanité de ce rêve : il connaissait l’inflexibledespotisme de son père et ne se sentait pas de force à lutter aveclui. Et voici que soudain il reçut du prince une missive luienjoignant de partir pour Paris avec un sien oncle, qui lerejoindrait bientôt, et d’y terminer ses études à la Sorbonne. Àcette nouvelle, le jeune prince sauta de joie, embrassa tous sesamis, les traita fort bien dans une osteria des environs, et quinzejours plus tard il faisait déjà route, le cœur battant de joie à lavue de chaque objet nouveau. Le Simplon franchi, il éprouval’agréable sensation de se sentir en Europe. Le sauvageamoncellement des montagnes de la Suisse, chaos sans perspective etsans horizon, offusqua quelque peu ses regards, habitués à unenature sereine et caressante. Les villes européennes, leurssuperbes hôtels, les commodités de toutes sortes mises à ladisposition des voyageurs, qui peuvent vraiment se croire chez eux,lui eurent bientôt rendu sa bonne humeur. Ce confort, cettepropreté méticuleuse étaient pour lui choses nouvelles. L’étrangeconformation des Suisses allemands, le manque de proportion entreles différentes parties de leur corps ne laissèrent pas de frapperun voyageur chez qui, en tant qu’Italien, le sens du beau étaitinné, et leur jargon d’offenser son oreille sensible à la musique.Mais bientôt, à l’approche de la frontière française, son cœur seprit à palpiter. Le gazouillis de la langue à la mode flattaitenfin son ouïe ; il percevait, avec un plaisir secret, ceglissant murmure qui depuis longtemps lui semblait un parlersublime, exempt de ces soubresauts propres aux véhéments langagesdes nations méridionales, à qui échappe le sens de la mesure. LesFrançaises, genre de femmes tout particulier, firent sur lui uneimpression encore plus profonde : il admira ces créatures légères,aériennes, leurs formes à peine apparentes, leur pied minuscule,leur taille souple et menue, leurs œillades enflammées,provocantes, leur babil langoureux. Il attendait Paris avecimpatience, le peuplait de tours, de palais, l’imaginait suivantses rêves, et ce fut avec un tressaillement intérieur qu’il enreconnut les approches : affiches, lettres géantes, omnibus,diligences de plus en plus nombreuses. Enfin, les faubourgs passés,il se trouva dans Paris, happé, tiraillé en tous sens par laprodigieuse capitale, fasciné par l’éclat et le mouvement des rues,le désordre des toits, l’épaisseur des cheminées, l’entassementdésordonné des maisons, le bariolage des boutiques collées les unessur les autres, la hideur des pignons dénudés, la sarabande deslettres dorées escaladant les murs, les fenêtres, les toits etjusqu’aux cheminées, la transparence lumineuse des rez-de-chausséetout en glaces. Le voilà donc ce Paris, ce cratère en éternellefusion ; ce jet d’eau lançant les nouvelles, les lumières, lesmodes, les raffinements du goût et cette foule de lois, mesquinesmais puissantes, qu’observent bon gré mal gré ceux mêmes qui lescensurent ; ce vaste étalage de tout ce que produisent lesarts et les métiers et jusqu’au moindre talent enfoui dans quelquecoin perdu ; ce rêve familier des jeunes hommes de vingtans ; ce bazar, cette foire de l’Europe ! Ébahi,déconcerté, il errait le long des rues envahies par toutes sortesde gens, sillonnées par toutes sortes de véhicules. Il tombait enadmiration devant le luxe royal d’un café ; il s’extasiait enpénétrant dans les fameux Passages, abasourdi par le piétinementd’une foule compacte, composée presque exclusivement de jeunesgens, aveuglé par la splendeur scintillante de magasins où lalumière tombe à flots à travers le toit vitré de la galerie ;il demeurait planté devant les affiches bariolées qui, parmillions, se jettent à vos yeux et vous annoncent les vingt-quatrespectacles et les innombrables concerts quotidiens. Le soir venu,les feux magiques du gaz illuminèrent soudain cet enchantement, lesmaisons vivement éclairées par en bas se firent transparentes, lesvitrines disparurent, les objets exposés semblèrent s’étaler,reflétés par de profonds miroirs, au beau milieu de la rue ;alors notre pétulant Italien perdit tout à fait contenance. Maquesto è una cosa divina ! allait-il répétant. Sa vie pritbientôt un cours rapide, comme il est de règle pour les Parisienset pour beaucoup de jeunes étrangers qui séjournent en grand nombredans cette ville. Au saut du lit, dès neuf heures du matin, il setrouvait déjà dans un magnifique café, pourvu de fresques à la modesous revêtement de verre, de lambris dorés, de journaux au formatimmense et d’un noble garçon louvoyant parmi les habitués, sasuperbe cafetière d’argent à la main. Là, confortablement installésur un divan élastique, il dégustait en sybarite une énorme tassede café à la crème, se rappelant avec pitié les salles obscures etbasses des cafés italiens et le sordide bottega portant à sespratiques des verres mal lavés. Il se plongeait ensuite dans lalecture des gigantesques papiers publics, les comparant avec nonmoins de pitié aux étiques gazettes d’Italie, ces Diario di Roma,Pirato et autres feuilles de chou, où ne s’impriment que desnouvelles de tout repos et de vieillottes anecdotes, relatives, maparole, aux Thermopyles et au roi de Perse Darius… Ici, aucontraire, les plumes bouillonnaient ; les questionssuccédaient aux questions, les répliques aux répliques ;chacun semblait craindre de rester en arrière, celui-ci prédisaitun bref changement de régime, cet autre la ruine de l’État ;l’acte le plus futile du ministère ou des Chambres prenait, dansl’acharnement des partis, les proportions d’un événement depremière importance, le mot le plus banal sonnait à travers lesjournaux comme un appel d’alarme, si bien qu’en les lisant notreItalien alarmé s’attendait à voir éclater la révolution dès lelendemain. Il sortait du cabinet de lecture en proie à une asphyxieque seule l’animation des rues parisiennes était capable dedissiper en un tour de main. Après une nourriture spirituelle aussiindigeste, ce lustre, ce voltigement, cette bigarrure luiparaissaient des fleurs fragiles accrochées à la pente d’unprécipice. En un clin d’œil il se laissait tout entier reprendrepar la rue et devenait un badaud comme les autres. Il musait devantles folâtres vendeuses, rayonnantes d’une jeunesse à peine enfleur, qui trônent dans tous les magasins parisiens, où sans doutela présence d’un homme mettrait une tache chagrine, indécente. Ici,des mains fines, d’une suprême élégance, soignées à grand renfortde crèmes et de savons, développent des bonbons, tandis que desyeux lumineux et hardis dévisagent les passants ; là, une têteblonde penche dans une pose pittoresque ses longs cils sur un romanà la mode sans prendre garde qu’une foule de jeunes hommess’empresse auprès d’elle, admire son cou de neige, inspecte chacunde ses cheveux, épie jusqu’à l’ondulation de sa poitrine émue parla lecture. Il musait devant une librairie, où, sur papier vélin,de noires vignettes, jetées d’un crayon si chaud, si hardi que lesujet en demeurait parfois un mystère, rappelaient des araignées,tandis que des lettrines bizarres faisaient songer à deshiéroglyphes. Il musait devant une énorme machine cylindrique qui,dans toute la largeur d’une vitrine, broyait activement duchocolat. Il musait devant les boutiques où baguenaudent, desheures durant, les « crocodiles » parisiens, la bouche bée et lesmains dans les poches ; où, sur un lit de verdure, rougeoie unmonstrueux homard, à côté d’une dinde truffée portant la laconiqueinscription : « 300 francs » ; où des poissons rouges etjaunes étalent, dans des vasques de verre, l’or de leurs nageoireset de leur queue. Il musait sur les grands boulevards, voie royalepratiquée d’un bout à l’autre de l’étroit Paris, où de beaux arbresdressent, en plein cœur de la ville, leurs fûts hauts comme desimmeubles de six étages, où se presse, sur l’asphalte destrottoirs, la foule des étrangers ainsi qu’un lot de ces « lions »et de ces « tigres » indigènes que les romans ne nous dépeignentpas toujours sous leur véritable jour. Après avoir musé tout sonsaoul, il gravissait l’escalier d’un restaurant déjà brillammentilluminé au gaz et dont les murs tout en glaces reflétaient denombreux dîneurs des deux sexes installés à de petites tables ets’entretenant avec une animation bruyante. Du restaurant, ilcourait au spectacle, indécis sur le choix du théâtre, chacun ayantsa célébrité, acteur ou auteur, chacun offrant toujours du nouveau,depuis le drame échevelé jusqu’au vaudeville sémillant, étourdicomme le Français lui-même, renouvelé tous les jours, créé en troisminutes de loisirs, désopilant d’un bout à l’autre grâce àl’inépuisable fantaisie des comédiens. Involontairement, le jeuneprince songeait à la scène italienne, creuse et vide, où se donnentsoit les sempiternelles comédies de Goldoni, que tout le mondeconnaissait par cœur, soit de naïves piécettes d’une niaiserie àmettre les enfants en fuite ; il comparait la mare stagnantede là-bas à ce torrent débordant, à cette usine fébrile où l’onforgeait le fer pendant qu’il était chaud, où chacun craignaitseulement que sa nouveauté ne refroidît. Après avoir ri ou s’êtreému jusqu’aux larmes, il regagnait son logis, brisé, recru,succombant sous le faix d’impressions trop nombreuses et se jetaitsur son lit, seul meuble dont les Français aient besoin dans leurchambre, les endroits publics leur offrant, comme nul ne l’ignore,la table, le bureau, l’éclairage.

Cette badauderie panachée n’empêcha d’ailleurs point le princede donner à son esprit la nourriture que celui-ci réclamaitimpérieusement. Il suivit bientôt les cours de tous les professeursen renom. Leur parole toujours vibrante et souvent enthousiaste,leurs aperçus originaux, ingénieux, furent une révélation pour lejeune Italien. Il sentit les écailles lui tomber des yeux, despoints de vue insoupçonnés se découvrirent à lui, et sous ce viféclairage les quelques rudiments de savoir qui sommeillaient en luiet qui, sans emploi, se fussent rapidement atrophiés, comme il estde règle chez la plupart des gens, se ranimèrent soudain ets’implantèrent à jamais dans sa mémoire. Il ne manqua non plusaucun sermon, aucune conférence, aucun discours des prédicateurs,publiasses et parlementaires en vogue, il ne négligea aucune desséductions parisiennes. Bien qu’il fût parfois gêné, car son pèrelui servait une pension d’étudiant et non de prince, il trouvamoyen de tout connaître, de parvenir même jusqu’aux célébrités queprônent à l’envi, se copiant les uns sur les autres, tous lesjournaux de l’Europe ; il vit même face à face ceux desécrivains à la mode dont les œuvres bizarres avaient ému son âmeardente, dans l’espoir de les entendre toucher en sa présence descordes encore vierges, scruter les replis les plus imperceptiblesdes passions. Bref, notre héros mena une vie fort peu monotone, selaissa entraîner dans le large courant de l’activité européenne.Faire succéder dans une seule et même journée la flânerieinsouciante aux violentes commotions de l’âme, le plaisir des yeuxà la tension de l’esprit, le vaudeville au sermon, le tourbillondes journaux à celui des Chambres, le fracas des concerts auxapplaudissements des salles de cours, le vacarme de la rue auscintillement aérien du ballet, – quelle vie enivrante pour unjeune homme de vingt-cinq ans ! Il n’eût voulu la troquer pouraucune autre. Paris était bien le plus beau lieu du monde. Quelplaisir d’habiter le cœur même de l’Europe, où, tout en marchant,on se sent croître en importance, on se reconnaît membre de lagrande société universelle ! Il songeait même parfois à s’yétablir pour toujours : l’Italie lui semblait maintenant un coinsombre et moisi, où l’on ne pouvait décidément que vivoter.

Ainsi passèrent quatre années ardentes, capitales, au coursdesquelles il connut plus d’une désillusion et qui, sur bien despoints, mirent quelque sourdine à son enthousiasme. Ce Paris, rêveperpétuel des étrangers, éternelle passion de ses habitants, luiapparut sous de tout autres couleurs. Cette vie si active, sivariée, ne laissait dans l’âme aucun fécond sédiment. À traverscette activité bouillonnante se faisait jour une effroyableinaction : les mots tenaient la place des actes. Tout Français nesemblait travailler que dans sa tête en effervescence ; lalecture d’interminables journaux lui prenait toute sa journée et nelui permettait pas d’accorder une couple d’heures à la viepratique. Sans bien connaître encore ni ses droits, ni ses devoirs,ni la classe à laquelle il appartient, tout Français, élevé parmicet étrange tourbillon d’une politique livresque, typographique,adhère à tel ou tel parti, dont il prend aussitôt les intérêts àcœur, attaquant passionnément ses adversaires sans les avoir jamaisvus. Aussi le mot « politique » devint-il finalement odieux à notreItalien.

Partout, aussi bien dans le négoce que dans les choses del’esprit, il ne voyait qu’efforts convulsifs et recherche de lanouveauté à tout prix. Chacun s’évertuait à tenir, ne fût-ce quequelques instants, la queue de la poêle. Pour attirer la clientèle,les commerçants dépensaient leur avoir à orner splendidement leurboutique. Pour ranimer l’attention défaillante, les librairesrecouraient aux gravures et au luxe typographique, les romanciers àl’étude de passions bizarres, insoupçonnées, de cas monstrueux,exceptionnels. Tout cela s’offrait à tous sans vergogne, comme uneprostituée à l’affût, la nuit, au coin des rues ; tout celavous tendait la main à l’envi, comme un ramassis de mendiants quise bousculent tout en vous obsédant de leurs lamentations. Lascience elle-même lui apporta des déboires : ces maîtres vibrants,dont le mérite était certain, lui semblaient maintenant céder aubesoin de plastronner, de faire étalage d’esprit : partout dansleurs cours de brillants aperçus, nulle part d’ensemblemajestueux ; partout perçait le désir de mettre en valeur desfaits jusqu’alors laissés dans l’ombre et de leur attribuer uneénorme influence, fût-ce au détriment de l’harmonie générale, afinde s’attribuer le mérite de la découverte ; partout uneconfiance en soi frisant l’effronterie, nulle part l’humble aveu desa propre ignorance. En songeant à ces choses, notre Italien serappela le quatrain fielleux dont, un jour de mauvaisehumeur ! son compatriote Alfieri avait blasonné les Français:

Tutto fanno, nulla sanno,

Tutto sanno, nulla fanno,

Giravolta son Francesi,

Ptu gli pesi, men ti danno.

Une sombre mélancolie l’envahit. Il chercha vainement à sedistraire, à entrer en relations avec certaines personnes qu’ilestimait : l’élément italien n’arriva point à se combiner avecl’élément français. L’amitié se nouait rapidement, mais dès lepremier jour, le Français s’était montré sous toutes sesfaces ; le lendemain, il n’avait plus rien à livrer delui-même, son âme se laissant à peine pénétrer jusqu’à une certaineprofondeur que la sonde de la pensée elle-même n’arrivait point àdépasser, et l’Italien sentait trop profondément pour que desnatures aussi superficielles pussent le payer de retour. Il netrouva donc qu’un vide étrange jusque dans les cœurs de gensauxquels il ne pouvait refuser son estime. Il se convainquitfinalement qu’en dépit de ses traits brillants, de ses élansd’enthousiasme, de ses sursauts chevaleresques, la nation entière,bien pâle, bien imparfaite, n’était en réalité qu’un légervaudeville créé par elle-même. Aucune idée grave, sublime nereposait en son sein. Des embryons de pensées, mais point depensées mûres ; des demi-passions, mais point de vraiespassions ; des esquisses jetées d’une main hâtive, mais aucuneœuvre définitive ; on pouvait certes tenir cette nation pourune brillante vignette, mais pour un tableau de maître,jamais !

Cette révélation était-elle un effet de sa soudainemélancolie ? faisait-elle honneur à la fraîcheur de son sensintime, à la perspicacité de son jugement ? En tout cas,malgré son éclat et son bruit, Paris se mua bientôt à ses yeux enun fastidieux désert, et il cherchait d’instinct un refuge dans lescoins les plus morts de la grande ville. Il ne fréquentait plusguère que l’opéra italien, seul lieu où son âme fiévreuse trouvâtquelque repos. Les sons de sa langue maternelle parlaientmaintenant puissamment à son cœur, et son pays, si longtempsoublié, lui apparaissait de plus en plus souvent dans une sorte dehalo lointain, mais attirant. Comme ces appels devenaient de jouren jour plus impérieux, il résolut de mander à son père que,jugeant inutile de prolonger davantage son séjour à Paris, ilsollicitait l’autorisation de rejoindre ses pénates. Il fut deuxmois entiers sans recevoir de réponse, ni même les lettres dechange coutumières. Connaissant le caractère fantasque de son père,il attendit d’abord avec patience, puis avec inquiétude. Et comme,plusieurs fois par semaine, il s’informait, toujours en vain,auprès de son banquier, le désespoir finit par le gagner. Sesressources étaient depuis longtemps épuisées, et tout de même uneavance que lui avait consentie le banquier ; il ne vivait qu’àcrédit, subissait plus d’un regard de travers et n’avait aucun amipour lui venir en aide. Sa solitude lui pesa plus que jamais. Ilerrait anxieusement dans cette ville qui déjà l’ennuyait à mouriret que les désagréments de l’été lui rendaient plus odieuse encore.Les touristes s’étaient envolés vers les villes d’eaux, battaientles chemins, assiégeaient les hôtels de l’Europe. Un vide immenseplanait sur les maisons inhabitables, sur les ruesincandescentes ; les jardins eux-mêmes languissaient dans unaccablement torride. À demi mort, le prince s’arrêtait sur un pontlourd, massif, ou sur un quai embrasé et cherchait en vain à sedistraire dans la contemplation de la Seine : un chagrin sansbornes le dévorait, un ver sans nom lui rongeait le cœur. Enfin, lesort le prit en pitié. Un beau jour, le banquier lui remit unelettre par laquelle son oncle l’informait que le vieux princen’était plus de ce monde et le priait de venir prendre possessionde son héritage, assez fortement compromis. La lettre contenait unemaigre lettre de change, à peine suffisante pour payer ses frais devoyage et le quart de ses dettes. Le banquier ayant consenti, nonsans peine, à lui accorder un délai, le jeune prince prit aussitôtplace dans la malle-poste. Lorsque Paris eut disparu à ses yeux etqu’il respira l’air frais des campagnes, il sentit sa poitrinelibérée d’un grand poids. Au bout de deux jours, il était déjà àMarseille et, sans prendre une heure de repos, il s’embarqua lesoir même. La Méditerranée lui parut avoir un air de famille : ellebaignait les rives de sa patrie, et la seule vue de ses flotsinnombrables lui redonna du cœur. Comment dépeindre les sentimentsqui s’emparèrent de lui à la vue de la première ville italienne, lasuperbe Gênes, qu’il ne connaissait pas encore et dontl’amphithéâtre aux cent tours, aux clochers bariolés, aux églisesde marbre blanc et noir l’enveloppa tout à coup, quand le bateauentra au port, d’une beauté sans seconde. Dans l’air léger, d’unbleu inimaginable, cette diaprure scintillante de maisons,d’églises, de palais offrait vraiment un spectacle unique au monde.Une fois à terre, il se trouva soudain dans un dédale de ruellesdallées, exiguës, obscures, qu’éclairait à peine une étroite bandede ciel bleu. Ces hautes, ces énormes maisons séparées par un sipetit espace libre, ces placettes triangulaires, ces longs boyauxsinueux où se pressent les boutiques des orfèvres, où ne roulejamais une voiture, quelle vision inattendue ! La démarcheassurée des femmes, leurs pittoresques coiffes de dentelle à peineagitées par un tiède sirocco, le parler sonore des passants, leséglises dont les portes ouvertes laissaient échapper une odeurd’encens, toutes ces choses éveillèrent en lui de lointainesréminiscences. Il se rappela que, depuis plusieurs années, iln’était point entré dans une église, mot qui a perdu sa pure ethaute signification dans les pays « avancés » où il avait séjourné.Il pénétra lentement dans l’une d’elles, s’agenouilla en silenceprès d’une altière colonne de marbre et pria longtemps, sans tropsavoir pourquoi : probablement parce qu’il se retrouvait en Italie,parce que le désir de prier lui était venu, parce qu’il avait l’âmeen fête ; et ce fut sans doute la meilleure des prières. Ildevait toujours garder de Gênes un souvenir attendri : il y avaitreçu le premier baiser de l’Italie. Et c’est d’un cœur aussi légerqu’il revit Livourne, Pise la déserte, Florence, petite ville d’unebeauté sévère qu’il connaissait à peine et qui le considéramajestueusement du haut de ses sombres palais à la royalearchitecture et de sa lourde coupole à facettes. Il traversaensuite les Apennins, toujours dans une excellente dispositiond’esprit et quand, après six jours de voyage, il vit onduler auloin la célèbre coupole, une foule de sentiments l’assaillirentqu’il eût été bien impuissant à exprimer. Il contemplait avidementchaque colline, chaque pli de terrain. Enfin, après avoir franchile Ponte Molle et les portes de la ville, la belle adorable qu’estla Piazza del Popolo lui ouvrit ses bras sous les regards du MontePincio, de ses terrasses, de ses escaliers, de ses statues, de sespromeneurs. Dieu, que son cœur battit fort ! Cependant levetturino l’entraînait dans ce Corso où, jadis, il flânait avec sonabbé, alors qu’innocent, ingénu, il savait pour tout potage que lalangue latine est la mère de la langue italienne. Il revit bientôttous ces édifices qu’il connaissait par cœur : le Palazzo Ruspoliet son immense café, la Piazza Colonna, le Palazzo Sciarra, lePalazzo Doria ; puis il s’engagea dans ces ruelles si odieusesaux étrangers, ces ruelles endormies qu’animent seulement de-cide-là quelques boutiques : une échoppe de barbier à la portecouronnée de lys, une chapellerie avec un large chapeau de cardinalpour enseigne, un atelier d’empailleur qui fabrique en pleine rueses chaises cannées. Enfin la voiture s’arrêta devant un vénérablepalais dans le style de Bramante. Personne ne l’accueillit dans levestibule dénudé, le suisse s’en étant allé avec sa canne tuer letemps au café, suivant sa louable habitude ; mais il se heurtasur l’escalier au maestro di casa, bonhomme décrépit qui s’empressad’ouvrir les volets, éclairant ainsi les unes après les autres despièces antiques et majestueuses. Le prince éprouva cette profondeamertume bien connue de toute personne qui, rentrant chez elleaprès de longues années d’absence, trouve plus désolées, pluscaduques que jamais toutes ces choses familières à sonenfance ; et plus ces objets lui ont laissé de doux souvenirs,plus se charge de mélancolie le langage que maintenant ils luitiennent. Le jeune homme traversa une enfilade de salles, jeta uncoup d’œil à la chambre à coucher où, naguère encore, le vieuxmaître de céans s’endormait sous un baldaquin à franges sommé deses armes, au cabinet de travail où il s’adonisait avec lesraffinements méticuleux d’une vieille coquette avant de se rendreen bel arroi, laquais devant, laquais derrière, à la villaBorghèse, afin d’y lorgner une dame anglaise qui affectionnaitégalement ce lieu de promenade. On apercevait encore sur les tableset dans les tiroirs des rentes de fards, pommades et autrescosmétiques à l’aide desquels le vieux beau réparait tant bien quemal les outrages des ans. Le maestro di casa raconta qu’unequinzaine encore avant de passer de vie à trépas son maître,fermement résolu à se remarier, avait consulté des médecinsétrangers sur les moyens de remplir con onore i doveri di marito,mais qu’un beau jour, rentrant très fatigué de deux ou troisvisites qu’il avait dû faire à des cardinaux et au prieur de je nesais plus quel couvent, il s’était endormi dans son fauteuil dusommeil du juste, mort très belle évidemment, mais qui, toujours àen croire le majordome, l’eût été bien davantage encore s’il avaiteu, deux minutes auparavant, le bon esprit d’envoyer quérir sonconfesseur, il padre Benvenuto. Le jeune héritier écouta tous cesdétails d’une oreille distraite et l’esprit ailleurs. À peine remisdes fatigues et des émotions du voyage, il s’occupa de sesaffaires, dont le désordre l’effraya : toutes, petites et grandes,étaient affreusement embrouillées. Trois interminables procèsrelatifs à des terrains et à des palais en ruines sis à Naples et àFerrare ; les revenus de trois années mangés d’avance ;de nombreuses dettes ; l’indigence parmi la splendeur : iln’en croyait pas ses yeux. Chose inconcevable, le faste et laparcimonie faisaient bon ménage dans l’âme du vieux prince. Sesnombreux domestiques ne touchaient pour tous gages que leur livrée,la galerie de tableaux devant, grâce aux mains généreuses desamateurs étrangers, assurer leur existence. Il avait des valets dechiens, des valets d’écurie, des valets de bouche, des valets depied qui grimpaient derrière sa voiture, et d’autres valets qui nefaisaient que bavarder toute la sainte journée au café ou àl’osteria voisine. Le jeune homme mit aussitôt cette canaille à laporte, ne gardant à son service que le vieux maestro di casa, etréduisit l’écurie à sa plus simple expression : il fit venir sesavocats et, sur quatre procès, en abandonna deux, jugés par tropinextricables ; enfin il résolut de se restreindre en touteschoses, résolution bien facile à tenir, puisqu’il observait depuislongtemps la plus stricte économie. Il renonça également, sanspeine, à fréquenter les gens de sa caste, à savoir deux ou troisfamilles expirantes, qui avaient reçu quelques bribes d’éducation àla française, un riche banquier chez qui se réunissait un cercled’étrangers et quelques cardinaux solitaires, grincheux,insensibles, qui passaient leur temps à jouer au tresette avec leurbarbier ou leur valet de chambre. Bref, il vécut dans une retraitecomplète et entreprit de consacrer ses loisirs à la visitedétaillée de Rome. Il devint sur ce point semblable à un voyageurqui, errant de ruelle en ruelle et frappé par l’aspect mesquin decette ville, par ses bâtisses noires et sordides, se demande avecstupéfaction ce qu’est devenue la grande Rome d’autrefois ;mais bientôt celle-ci se laisse deviner à un arc enfumé, à unecorniche de marbre, à une colonne de porphyre, à un fronton perduau milieu d’une poissonnerie mal odorante, à un portique derrièrelequel s’abrite une église moderne ; et, finalement, elle sedresse là-bas très loin, tout au bout de la ville vivante, parmiles lierres et les aloès millénaires, la grande ville morte, avecson gigantesque Colisée, ses arcs de triomphe, les ruinesgrandioses de ses palais, de ses thermes, de ses temples, de sestombeaux dispersés dans la campagne ; alors l’étranger, saisid’admiration, ne se soucie plus des étroites venellesmodernes ; les images colossales des Césars se dressent danssa mémoire et son oreille croit percevoir les cris et lesbattements de mains de la foule romaine.

Mais alors que l’étranger, qui ne jure que par Tite-Live etTacite, n’accorde aucun regard à tout ce qui n’est pas l’Antiquitéet voudrait, dans un élan de noble pédantisme, jeter bas la villemoderne, le prince trouvait tout également beau : le monde antique,qui palpite encore sous une sombre architrave ; le puissantmoyen âge, qui laisse partout éclater dans ses monuments le géniedes grands maîtres et la magnificence des papes ; la vieactuelle enfin et son peuple grouillant. Il aimait cette fusion dessiècles en un tout harmonieux, cette sensation de désert dans unecapitale : un palais, des colonnes, de l’herbe, des broussailles,des arbustes sur les murs, un bruyant marché parmi de silencieuxcolosses, aux assises obstruées, l’appel d’un poissonnier près d’unportique, et, tout ornée de verdure, la légère baraque d’unlimonadier devant le Panthéon. Il aimait jusqu’à la laideur desrues, noires, mal tenues, l’absence de couleurs claires sur lesmaisons ; il aimait surtout voir, idylle en pleine ville, untroupeau de chèvres au repos sur le pavé, entendre les cris desgamins, constater sur toutes choses et sur toutes gens l’empreinted’une auguste sérénité. Il aimait ces brusques, ces continuellessurprises, qui sont un des charmes de Rome. Tel un chasseur qui batles buissons dès le matin, tel un chevalier d’autrefois en quêted’aventures, il s’en allait tous les jours à la découverte denouvelles merveilles et s’arrêtait ébloui, quand au milieu d’unevoie sans caractère se dressait dans toute la majesté de sonarchitecture la masse sévère d’un palais, ses épaisses murailles detravertin grisâtre, sa corniche monumentale, son portail encadré demarbre ; quand à l’angle d’une placette apparaissait unefontaine pittoresque qui, s’arrosant elle-même, éclaboussait sesmarches de granit dévorées par la mousse ; ou quand une ruelleimmonde se terminait brusquement sur un exquis motif du Bernin, surl’aiguille d’un obélisque, sur un mur d’église ou de couvent dontla blancheur éclatante contrastait sous l’azur profond du ciel avecla noirceur de jais des cyprès qui la bordaient.

Plus il s’enfonçait au cœur de ce dédale, plus nombreuses sefaisaient les œuvres des Bramante, des Borromini, des San Gallo,des della Porta, des Vignole, des Buonarroti. Il finit par seconvaincre qu’ici seulement, sur la terre italienne, l’architecturese révélait dans toute sa mâle beauté, qu’ici seulement on pouvaitcomprendre la grandeur de cet art. Sa jouissance spirituelleaugmentait encore quand il pénétrait dans ces églises et ces palaisoù, sur les arcs, les piliers et les colonnes, les marbres les plusdivers, obéissant à une pensée régulatrice, se marient dans uneharmonie parfaite au basalte, au lapis-lazuli, au porphyre, à l’or,aux gemmes antiques, tandis que, plus sublimes encore, planentau-dessus d’eux les immortelles créations du pinceau. Elles étaientvraiment royales, ces décorations raisonnées, où le fastearchitectural savait s’incliner devant la divine peinture en cessiècles où l’artiste était à la fois architecte, peintre etsculpteur. Ces œuvres puissantes, inégalables, inégaléess’offraient, dans la pénombre de murailles assombries par le temps,aux yeux éblouis du prince, qui sentait mûrir en les contemplant cegoût dont le ciel avait déposé le germe en son âme. Et combien, enface de cette magnifique opulence, lui paraissait mesquin le pauvreluxe de nos jours, luxe de boutiquiers qui, dégradant l’art au rangd’un métier, dote le monde de joailliers, d’ébénistes, detapissiers et autres artisans, mais ne lui donne aucun Raphaël,aucun Titien, aucun Michel-Ange ! Oui, de quel bas aloiapparaît ce faste qui vous confond au premier regard et voushorripile dès le second, quand on l’oppose à la noble pensée àlaquelle obéirent les habitants de ces palais en faisant appel auxmaîtres du pinceau, se créant ainsi une perpétuelle volupté pourles heures de loisir, alors que loin des affaires ils serecueillaient dans ces lieux solitaires, s’étendaient sur unantique sofa, contemplaient ces chefs-d’œuvre de leurs yeuxcharnels, tandis que des yeux de l’âme ils pénétraient derrièrel’éclat des couleurs les secrets de la pensée créatrice ! Carl’art emporte l’homme dans les hauteurs et donne aux puissances deson âme une vertu suprême. Qu’étaient auprès de cette immuablemagnificence, féconde éducatrice, puissante simulatrice, lesmisérables ornements que rejette d’année en année la fantasquemode, absurde produit de ce siècle tant admiré des sages, principede ruine de toute beauté, de toute grandeur ? Ces réflexionsamenèrent le prince à voir dans cette folie la source de la froideindifférence qui est la marque de notre époque, de cet esprit delucre qui étouffe jusqu’aux germes des sentiments. Emportez lesimages saintes et le temple n’est plus un temple, mais l’habitacledes chauves-souris et des esprits malins.

Plus le prince poursuivait ses investigations, plus la fertilitéde cette superbe époque le stupéfiait. « Où donc ont-ils trouvé letemps de produire tous ces chefs d’œuvre ? » s’exclamait-il.Ce côté admirable de Rome s’amplifiait tous les jours devant sesyeux. Les galeries se succédaient sans fin ; ici, cette égliseconservait une merveille de la peinture ; là, sur cettemuraille qui s’effritait, une fresque à demi effacée captivaitencore le regard ; plus loin, au-dessus de ces marbres, de cescolonnes, dépouilles d’anciens temples païens, resplendissait unplafond d’une immarcescible fraîcheur. Le prince ressemblait à unchercheur d’or qui découvre un gisement sous une couche de terrefort ordinaire. Et combien le sentiment de plénitude, de sérénitéqu’il éprouvait en regagnant son palais différait du tumulted’impressions qui l’assaillait à Paris quand il rentrait chez luiexténué, recru, impuissant le plus souvent à mettre de l’ordre dansce chaos !

Les dehors peu avenants de Rome, sordides, enfumés, honnis desétrangers lui paraissaient de plus en plus s’harmoniser avec lestrésors que cette ville recèle en son sein. Tomber au sortir de cetenchantement sur une artère à la mode bordée de luxueux magasins,parcourue par une foule élégante et de fringants équipages, eûtgâté son plaisir, lui eût semblé une sorte de sacrilège. Iltrouvait plus adéquate à la majesté romaine cette quiètehumilité ; ce mirage du XVIIIème siècle surgissant de-ci de-làsous la forme d’un noir abbé en tricorne, bas et souliers noirs, oud’un vieux carrosse de cardinal à la caisse, aux roues, auxarmoiries dorées ; ce peuple à la vivacité pondérée, à ladémarche gravement plaisante, déambulant, enveloppé dans unsemblant de manteau ou la veste, négligemment jetée sur l’épaule,les traits empreints d’une expression particulière, bien éloignéede cette pénible tension qui l’avait tant frappé chez les «blousards » et en général chez tous les Parisiens. Ici la pauvretéelle-même se montrait sous un aspect aimable placide, insouciante,elle ignorait les tourments et les larmes, elle tendait la mainavec une pittoresque nonchalance. Il aimait ces régiments de moinesen longs frocs noirs ou blancs ; ce capucin d’un rouxmalpropre dont la robe couleur de chameau s’enflamme soudain ausoleil ; ce peuple d’artistes enfin, venus de tous les coinsdu monde, qui, rejetant l’étriquée défroque européenne, arborent delibres et plaisants costumes, leurs longues barbes imposantes,empruntées aux portraits de Léonard et du Titien et si différentesdes hideuses barbiches qu’affectionnent les Français et dont ilsmodifient la coupe cinq ou six fois par mois. Ici l’artistecomprend la beauté des longues chevelures et leur permet des’épandre en boucles ondoyantes ; ici l’Allemand le plusdifforme, en dépit de ses jambes cagneuses et de sa taille épaisse,acquiert un cachet particulier en laissant flotter sur sa nuque sesboucles blondes, en se drapant dans les plis légers d’une blousegrecque ou de ce costume de velours, connu sous le nom decinquecento, qu’ont seuls adopté les artistes romains. Les visagesreflétaient le sérieux, le calme, le labeur paisible. Lesentretiens eux-mêmes dont on percevait l’écho dans les rues, lescafés, les osterie, offraient un violent contraste avec ceux qu’onsurprend en Europe. Peu importaient ici la baisse des fonds, lesdébats des Chambres, les affaires d’Espagne ; en revanche onse passionnait pour la récente découverte d’une statue antique, lesmérites des vieux maîtres, la critique d’une nouvelle œuvre d’art,les fêtes populaires ; on aimait ces discussions intimes où serévèle l’homme et qu’ont remplacées ailleurs les controversespolitiques, stériles, ennuyeuses, grâce auxquelles les visages nelaissent plus percevoir aucun mouvement du cœur.

Le prince quittait souvent la ville pour en visiter lesenvirons, où d’autres splendeurs l’attendaient. Cette Campagneromaine étale à l’infini son désert muet, parsemé de ruinesantiques, où des touffes de fleurs jaunes font ici de longuestraînées d’or, tandis que là des bouquets de coquelicots allumentdes brasiers ardents. Elle offre quatre admirables panoramas. Ellese termine d’un côté sur une brusque ligne droite, et les aqueducssemblent ici flotter dans le ciel couleur d’argent. D’un autre ellevient expirer aux pieds de montagnes qui n’ont point le dessinhaché des cimes du Tyrol et de la Suisse ; prête à prendre sonenvol dans l’air d’une pureté exquise, d’une indicible couleurmauve, leur chaîne aux contours mous et flottants paraît leprolongement aérien d’un superbe monument dont les longues arcadesformeraient l’assise. Sur le troisième côté une chaîne plus procheet plus élevée la borne ; les contreforts se découpent enarêtes plus âpres, tandis que les sommets s’effacent parpaliers ; une vapeur azurée y développe une surprenantegradation de couleurs ; à travers ce voile diaphane sedevinent les villas de Frascati, les unes à peine touchées par lesoleil, les autres tapies dans la pénombre embrumée des bois quis’estompent à l’extrême horizon. En se retournant brusquement, ondécouvre le quatrième point de vue : ici Rome elle-même forme lefond d’un tableau, sur lequel se détachent nettement les lignesbrisées des maisons, les lignes courbes des dômes, les statues deSaint-Jean de Latran, la grandiose coupole de Saint-Pierre enfin,dont l’altitude paraît augmenter avec l’éloignement et qui dominel’horizon quand le reste de la Ville s’est déjà évanoui.

Cependant à tous ces panoramas le prince préférait encore celuidont on jouit à l’heure du couchant d’une terrasse de Frascati oud’Albano. Un immense océan embrasé, où se noient peu à peu touteligne, toute arête, vient battre les sombres balustres. Au premiermoment on distingue encore dans une lueur verdâtre des arcs et destombeaux épars ; puis ces dépouilles de l’Antiquité s’effacentdans une lumière d’un jaune irisé, qui tournant bientôt au grenat,inonde la Campagne, la Ville, la Coupole ; enfin seule labarre dorée de la mer, qui scintille dans le lointain, sépare lapourpre des champs de la pourpre du ciel. Nulle part encore iln’avait vu pareil spectacle : il demeurait longtemps immobile, enproie à une admiration qui se muait bien vite en un oubli absolu dumonde. Cependant, le soleil à peine couché, l’horizon s’éteignaitbrusquement, la Campagne s’obscurcissait plus brusquement encore,le soir étendait son linceul sur toutes choses, les lucioleslançaient au-dessus des ruines leur jet de feu, et le maladroitinsecte ailé connu sous le nom de « diable », qui vole debout commeun homme, venait se jeter dans les yeux du prince : alors celui-ci,s’apercevant enfin que le froid de la nuit méridionale l’avait déjàsaisi, se hâtait de regagner la Ville pour échapper à lamalaria.

Cette vie consacrée à la contemplation de la nature, desantiquités, des œuvres de l’art, éveilla en lui, plus vif quejamais, le désir d’approfondir l’histoire de l’Italie, laconnaissance fragmentaire qu’il en avait lui faisant paraître leprésent incomplet. Il se rua donc avidement sur les archives, leschroniques, les mémoires. Il pouvait maintenant les lire non pluscomme un Italien casanier qui se donne corps et âme à la lectureet, pressé par la foule des personnages et des épisodes, distinguemal l’ensemble des événements, cet ensemble qu’il était donné auprince de contempler comme d’une fenêtre du Vatican. Son séjourhors d’Italie, face au bruit et à l’agitation des nationsagissantes, avait accentué la portée et l’acuité de son coup d’œilet lui permettait maintenant un contrôle sévère de toutes lesdéductions des historiens. Plus il lisait, plus il admirait – etcela en toute impartialité – le lustre et la grandeur de l’Italied’autrefois. Un développement si rapide, si divers de l’homme, unessor si puissant de toutes ses facultés sur une aussi étroitebande de terre le plongeait dans la stupéfaction. Ici vraiment lanature humaine était en perpétuelle effervescence : chaque villeavait sa langue propre, son histoire exigeait des tomes entiers.Tous les régimes faisant soudain explosion : de fermes caractèrescréant des républiques turbulentes d’où s’élevaient des despotessans contrainte aucune ; une aristocratie de négociants priseaux mailles d’un gouvernement mystérieux que préside un fantôme demonarque, le doge ; des étrangers appelés à gouverner lesindigènes ; de puissants remous au sein d’une médiocrebourgade ; des ducs, des souverains déployant dans leursminuscules États un faste quasi féerique ; des mécènes et despersécuteurs ; une surprenante rencontre en un même temps degrands hommes sans nombre ; la lyre alternant avec le compas,le glaive avec la palette ; des temples édifiés parmi lestroubles et les guerres ; des cas horribles d’inimitié et devengeance, des traits sans fin de générosité et de romanesque, enétroite connexion les uns avec les autres ainsi qu’avec letourbillon politique ; quelle extraordinaire manifestation detoutes les formes de l’activité, tant privée que publique !L’éveil de toutes les facultés humaines, partiel en d’autres grandspays, fut général sur ce petit coin de terre. Et tout s’éclipsabrusquement, tout se figea comme une lave qui s’éteint, toutdisparut même, comme un fatras inutile, de la mémoire de l’Europe.Nulle part, même dans la presse, la malheureuse Italie, privéed’importance politique et par cela même de toute influence dans lemonde, n’ose plus montrer son chef découronné.

« Est-ce que vraiment, se disait le prince, sa gloire nerenaîtra jamais ? N’y a-t-il aucun moyen de lui rendre sonlustre passé ? » Il se rappela le temps où, étudiant àLucques, ses camarades et lui caressaient, le verre en main, cerêve candide et généreux ; c’était alors la préoccupationfavorite de la jeunesse. Il se rendait maintenant compte que cesjeunes gens avaient la vue bien courte, eux et les politiciens quiaccusaient leur peuple de paresse et d’insouciance. Tout confus, ilsentait maintenant le Doigt devant qui l’homme s’anéantit, le Doigtsublime qui trace d’en haut l’histoire universelle. Ce Doigt avaittiré du sein de ce pays un citoyen persécuté, un pauvre Génois quiavait causé la ruine de sa patrie en faisant présent à l’universd’un continent insoupçonné, en lui ouvrant de larges voiesnouvelles. L’horizon s’élargit ; l’Europe bouillonnad’activité ; les vaisseaux firent le tour du monde ; lespuissances du Nord se mirent en branle ; la Méditerranéedevint déserte et l’Italie délaissée s’ensabla comme le lit d’unfleuve. Et voici que Venise reflète dans les eaux de l’Adriatiqueses palais enténébrés et que le cœur de l’étranger se serre depitié quand, baissant la tête, le gondolier le guide sous lesbalustres en ruines des balcons de marbre désormais silencieux.Ferrare s’est tue et la lugubre désolation de son palais ducaleffraie le voyageur. Sur toute la surface de l’Italie, tourspenchées et merveilles architecturales demeurent à l’abandon parmil’indifférence des nouvelles générations. Un écho sonore retentitdans les rues jadis bruyantes et le pauvre vetturin[1] s’arrête devant une sordide osteria, dontla crasse déshonore un palais magnifique. L’Italie porte unesouquenille de mendiant, sur laquelle pendent des oripeauxpoussiéreux, derniers vestiges de sa parure royale. Ces méditationsplongeaient le prince dans une telle pitié qu’il sentait des larmeslui mouiller les paupières. Mais une pensée consolante lui venaitaussitôt à l’esprit, un instinct supérieur lui faisait sentir quel’Italie n’était point morte, qu’éternellement reposait en elle lesublime génie grâce auquel, dès l’origine, s’était noué ici ledestin de l’Europe, qui avait porté la Croix dans les forêtsprofondes, imposé aux lointains Barbares le joug de la contraintesociale, donné naissance à l’universalité du négoce comme auxfinesses de la politique, posé sur le chef de ce pays la saintecouronne de l’esprit et de la poésie et, quand son importancepolitique avait décru, offert au monde, en développant ces divinesmerveilles que sont les beaux-arts, des voluptés inconnues et dessentiments sublimes, qui jusqu’alors demeuraient enfouis autréfonds de l’âme humaine. Et lorsque l’homme, captif des intérêtsmatériels, se détourna des arts plastiques, ce génie plana sur lemonde, emporté sur les ailes frémissantes de la musique : sur lesrives de la Seine, de la Neva, de la Tamise, de la Moskva, de laMéditerranée, de la mer Noire, dans les murs d’Alger et jusque dansles îles naguère encore sauvages, des applaudissements frénétiquesaccueillirent les chanteurs au gosier sonore. Enfin, même dans saruine et dans sa vétusté, il exerce encore sa domination : cesprodiges de l’architecture demeurent comme des fantômes d’autrefoispour reprocher à l’Europe le mesquin luxe chinois, le morcellementmicroscopique de la pensée, qui lui sont chers. Ces sublimesmonuments de mondes disparus, assemblés parmi cette natureéternellement florissante, ont pour fonction de tenir le monde enéveil. Ils sont là pour que l’habitant du Nord ait parfois lavision confuse du Midi, et que, l’arrachant aux froidespréoccupations qui l’endurcissent, ce rêve l’emporte vers quelquefuite de perspective, vers le Colisée baigné par la lune, versVenise mourant en beauté ; une fois au moins dans sa vie ilaspirera à la chaude caresse de la brise, à la splendeur inconnuedu ciel, une fois au moins il aura connu les jouissances d’unebelle âme. À ces minutes solennelles, le prince acceptait avecrésignation l’abaissement de sa patrie, il apercevait partout lesgermes du meilleur avenir que son éternel Créateur prépare àl’univers. Il lui arrivait alors de réfléchir à la mission actuelledu peuple romain, en qui il voyait une mine encore inexploitée. Cepeuple n’avait joué aucun rôle à l’époque brillante de l’Italie :il était resté dans l’ombre alors que les papes et les maisonsprincières inscrivaient leur nom au livre de l’histoire. Il ne selaissa pas envelopper dans la trame compliquée des intérêts quis’agitaient autour de lui et jusque dans son sein ; lacivilisation passa à côté de lui, et les forces latentes en lui neprirent aucun essor. Il y a dans sa nature une sorte de noblesseenfantine. Cette fierté du nom romain, grâce à laquelle lesfamilles qui croient descendre des anciens Quirites n’ont jamaiscontracté d’alliance avec les autres, ces traits de caractère,mélange de bonhomie et de passion, indices d’une nature franche,transparente (jamais le Romain n’oublie ni le bien ni le mal, ilest ou bon ou mauvais, ou prodigue ou avare ; les vertus etles vices gisent en lui à l’état natif et n’ont point encore cesformes indéterminées qu’elles prennent chez les civilisés, dont lamoindre des passions se subordonne à l’égoïsme), ce manque deretenue, ce désir de s’en donner à cœur joie, marque assurée despeuples forts – tous ces traits avaient aux yeux du prince leurimportance. Et aussi cette belle et cordiale gaieté, qu’on nerencontre plus ailleurs ; partout où il avait passé, il luiétait apparu qu’on s’efforçait de distraire le peuple ; ici aucontraire le peuple se divertit lui-même, il veut participer à lajoie générale. À l’époque du Carnaval on ne peut plus le retenir :tout ce qu’il a épargné au cours de l’année, il le dépensevolontiers en ces quelques jours. Tout passe en travestissements :il se déguise en paillasse, en femme, en poète, en docteur, encomte, il débite discours et fadaises à qui veut ou nonl’entendre ; ce tourbillon emporte tout le monde, duquadragénaire au gamin ; le dernier des pauvres diables, s’iln’a pas de quoi louer un costume, retourne sa veste, se charbonnele visage et court se joindre à la foule bigarrée. Cette gaieté, cen’est pas l’ivresse qui la provoque ; elle est inhérente à lanature de ce peuple, qui, s’il rencontre un ivrogne, ne manquerapas de le siffler. Le prince inscrivait encore à l’actif de sonpeuple cet instinct artistique qui permet à une humble femme designaler à un peintre les défauts de ses tableaux. Ce sens inné dubeau se révèle dans le pittoresque des vêtements, dansl’ornementation des églises : à Genzano des tapis de fleurscouvrent les rues où les couleurs ingénieusement combinées formentdes dessins, des chiffres, des arabesques, des oiseaux, desanimaux, des armes de cardinaux et jusqu’au portrait du pape ;le samedi saint, les marchands de comestibles, les pizzicaroli,décorent leurs boutiques : jambons, saucissons, vessies, citrons etfeuillages tendent sur les murs et le plafond une draperie demosaïque, bordée d’une frange de chandelles ; des meules deparmesan et de fromages divers se dressent en colonnes ; unsaindoux d’une blancheur de neige sert à mouler des statues, desgroupes empruntés à l’Ancien ou au Nouveau Testament, que lepassant ébahi prend pour des figures d’albâtre ; des étoilesdorées scintillent ; des guirlandes de lampions projettent unelumière savamment combinée ; des glaces reflètent desmonticules d’œufs ; la boutique entière devient un templelumineux ; en combinant ce décor, qui exige beaucoup de goût,le pizzicarolo songe moins à son intérêt qu’à son plaisir et àcelui d’autrui. Enfin ce peuple est pénétré du sentiment de sapropre dignité ; on ne l’appelle point la populace, levulgaire, mais bien il popolo ; on retrouve en lui certainstraits qui remontent aux anciens Quirites et que n’a pointdéfigurés le contact avec les étrangers, ces corrupteurs desnations inactives, dont l’afflux engendre, le long des routes etdans les hôtelleries, une classe méprisable d’individus que levoyageur confond trop souvent avec les vrais gens du peuple.L’absurdité des règlements administratifs – cet amas incohérent delois promulguées aux époques les plus diverses et toujours envigueur, parmi lesquelles figurent encore jusqu’à des édits de laRépublique romaine – n’a point extirpé le sens profond de lajustice ancré au cœur de ces braves gens. Ils méprisent un injustechicaneur et sifflent son cercueil, mais s’attellent volontiers auchar funèbre d’un ami du peuple. Les actes souvent répréhensiblesdu clergé, qui ailleurs causeraient du scandale, les laissent quasiindifférents : ils savent distinguer la religion de ses ministreshypocrites, et la froide incrédulité ne les a point encoreinfectés. Enfin le besoin, la pauvreté, inévitable lot d’une nationstagnante, ne les incitent point à de sombres forfaits ; ilssont gais, endurent tout allègrement et n’assassinent que dans lesromans et les nouvelles. Tous ces traits révélaient un peuple fort,intact, qui trouverait un jour son champ d’action. C’est,semble-t-il, à dessein, que la civilisation européenne ne l’a pastouché, qu’elle ne lui a pas infusé le glacial venin du progrès. Lerégime clérical lui-même, cette survivance fantomatique des tempspassés, ne s’est sans doute maintenu que pour le préserver de touteinfluence étrangère, pour empêcher de la part de ses ambitieuxvoisins tout attentat à sa fière personnalité, pour permettre àcelle-ci de se développer dans l’ombre. Du reste rien, ici, ne sentla mort : ni les ruines, ni le magnifique dénuement de Rome neprovoquent cette pénible impression qui vous accable d’ordinairedevant les monuments d’une nation expirante ; bien aucontraire une belle, une grave quiétude vous enveloppe. Cesméditations amenèrent le prince à soupçonner que l’expression «Rome éternelle » devait contenir un sens secret ; et il décidade se livrer à une étude approfondie de son peuple. Il l’observadans les rues, dans les cafés, dont chacun avait ses pratiquesattitrées, celui-ci les antiquaires, celui-là les chasseurs, untroisième les domestiques de cardinaux, un quatrième les artistes,un cinquième les jeunes gens et les petits-maîtres ; dans lesauberges, ces osterie romaines où ne pénètre jamais l’étranger, oùle nobile prend parfois place auprès du minente, où pendant lesfortes chaleurs les clients mettent bas vestes et cravates ;dans les médiocres mais pittoresques guinguettes aux fenêtres sanscarreaux, où familles et sociétés vont, comme ils disent, farallegria. Le prince s’asseyait auprès d’eux, se mêlait volontiers àleurs entretiens, admirait bien souvent le bon sens des gens lesplus simples, la vivacité des reparties, l’originalité des propos.Mais c’étaient les fêtes et les cérémonies qui lui offraient lemeilleur champ d’observation, alors que la population tout entièrese rue dehors et qu’apparaissent soudain une multitude de beautésinsoupçonnées, de ces beautés comme on n’en voit que sur lesbas-reliefs et dans les anthologies antiques. Ces larges yeux, cesépaules d’albâtre, ces chevelures d’ébène relevées sur le sommet dela tête ou rejetées sur la nuque de mille et mille façons et qu’uneflèche d’or transperce d’outre en outre, ces bras faits au tour,cette démarche altière, tout décèle la beauté classique et non lagrâce légère. En Italie, les femmes comme les monuments, neconnaissent point de milieu : ou des palais ou des taudis, ou desbeautés ou des laiderons. Le prince goûtait à les voir le mêmeravissement qu’à la lecture de certains poèmes dont les plus beauxvers faisaient courir en lui un frisson d’extase. Mais à cesjouissances vint bientôt s’ajouter un sentiment, qui, entrant enlutte avec les autres, fit surgir de son tréfonds de violentespassions et provoqua une révolte démocratique contre l’aristocratiede l’âme : il vit Annunziata. Et nous voici enfin revenu après unlong détour à la radieuse figure entrevue au début de notrenouvelle. C’était pendant le Carnaval. « Je n’irai pas au Corsoaujourd’hui, dit le prince à son maestro di casa, le Carnavalm’ennuie, je préfère les fêtes d’été. – Eh, répondit le bonhomme,le Carnaval d’aujourd’hui n’est qu’un divertissement d’enfant. Demon temps pas une voiture ne roulait sur le Corso, et la musiquejouait toute la nuit dans les rues ; les peintres, lesarchitectes, les sculpteurs inventaient des groupes, toutes sortesd’histoires ; le peuple – vous entendez ce que je veux dire,mon prince, – le peuple entier, les doreurs, les encadreurs, lesmosaïstes, toutes les belles femmes, toute la signoria, tous lesnobili, tout le monde était dehors. O quanta allegria ! Etmaintenant ce n’est plus un Carnaval, eh ! » Le majordomehaussa les épaules, dit encore une fois « Eh ! », haussa denouveau les épaules et conclut : « E una porcheria ! » Dansson exaltation, le maestro di casa se permit un geste trèsexpressif, mais se calma en constatant que son maître avait déjàdisparu. Comme il ne comptait point prendre part aux réjouissances,le prince n’avait dérobé son visage ni sous un masque ni même sousune grille de fer ; enveloppé dans son manteau, il seproposait seulement de gagner, en traversant le Corso, l’autremoitié de la ville. Mais la foule était trop nombreuse : à peines’était-il glissé entre deux individus que d’une fenêtre on lesaupoudrait de farine ; un Arlequin bariolé le frôlait avec saColombine et lui donnait en passant un coup de crécelle ;bouquets et confetti l’aveuglaient ; un comte lui bourdonnaitDieu sait quelles fadaises à l’oreille gauche, tandis qu’àl’oreille droite un carabin entreprenait de lui décrire laconformation de son intestin. Impossible de se débarrasser d’eux,car la foule augmentait sans cesse et la file des voitures nepouvait plus avancer. L’attention des badauds se portait sur uncasse-cou, qui, juché sur des échasses hautes comme les maisons,risquait à chaque instant de faire une culbute mortelle, etparaissait d’ailleurs n’en avoir cure. Il avait sur les épaules unmannequin géant, qu’il soutenait d’une main, tandis que de l’autreil brandissait une sorte de cerf-volant où s’étalait un sonnet, ethurlait à pleins poumons : « Ecco il gran poeta morto ! Eccoil suo sonetto colla coda ! » (Voici le grand poète mort,voici son sonnet à queue[2] !) Lafoule se pressait si dense autour de ce casse-cou que le princeavait peine à respirer ; mais enfin elle se mit en marche à sasuite, libérant ainsi les voitures, ce dont notre héros se réjouitfort, bien qu’un remous lui eût fait perdre son chapeau. Il dutcourir pour le ramasser, et, quand il se releva, la surprise lecloua sur place : il avait devant lui la plus belle créature qui sepuisse imaginer. Vêtue de l’éclatant costume d’Albano, elle setenait entre deux compagnes, également fort belles, mais quipâlissaient devant elle comme la nuit devant le jour. Et vraimentquelle chose au monde n’eût point pâli ; devant cet astre, etcomme l’on comprenait à sa vue que les poètes italiens comparassentd’ordinaire les femmes au soleil ! Tous les charmes épars surtoutes les beautés de la terre se trouvaient ici réunis en uneseule personne. Sa poitrine opulente, sa lourde chevelure luisantefaisaient paraître flasques les autres poitrines, rares et sanséclat les autres chevelures. Ses bras étaient capables detransformer un butor en artiste et de fasciner à jamais sesregards. Comparées aux siennes les jambes des Anglaises, desAllemandes, des Françaises, de toutes les autres femmes eussentparu des baguettes : seuls les sculpteurs antiques ont eu quelqueidée anticipée de leur perfection. C’était une beauté sans défaut,créée et mise au monde pour éblouir tous les humains, sansdistinction de goût : à sa vue le croyant et l’incrédule étaientcontraints à se prosterner comme à l’apparition d’une divinité.Tout le monde en effet s’était mué en artiste, tout le monde neregardait plus qu’elle ; les femmes elles-mêmes laissaientparaître sur leurs visages un étonnement ravi et s’exclamaient àqui mieux mieux : « O bella ! » Mais, indifférente à cetterumeur d’admiration, aux regards posés sur elle, aux propos quetenaient les hommes en vestes de velours qui l’accompagnaient, labelle ne prêtait attention qu’au carnaval, à la foule, aux masques.Le prince s’informa auprès de ses voisins, qui tous lui firent lamême réponse accompagnée d’un haussement d’épaules ou d’un gesteimpuissant : « Je ne sais pas ; ce doit être uneétrangère[3]. » Il demeurait bouche bée, retenant sonsouffle, dévorant du regard la belle inconnue, qui enfin leva uninstant les yeux sur lui, mais les détourna aussitôt et parut setroubler. À ce moment des cris tirèrent le prince de son rêve, ils’entendit appeler par son nom et, du haut d’un énorme char arrêtédevant lui, une bande de masques en blouses roses se mit àl’asperger de farine, tout en accompagnant cette offensive d’unlong : « Hou, hou, hou ! » En un tour de main il se vit toutde blanc saupoudré des pieds à la tête, sourcils compris, à la joiebruyante de ses voisins ; force lui fut de battre tant bienque mal en retraite et de rentrer chez lui pour changer de costume.Quand il reprit sa promenade, il ne restait plus guère qu’une heureet demie avant l’Ave Maria. Les voitures revenaient à vide duCorso, où leurs occupants se pressaient maintenant aux balcons etcontemplaient, dans l’attente des courses, la foule toujours enmouvement ! À l’angle du Corso, il rencontra une charrettedont les roues et les ridelles s’ornaient de feuillage ; latroupe joyeuse qui s’y entassait, hommes en vestons de velours,femmes parées de guirlandes, battait du tambourin, jouait descymbales, et semblait prendre gaiement le chemin du retour. Le cœurdu prince se figea quand il reconnut parmi la bande sa superbeinconnue, les traits détendus par un rire lumineux, adorable. Lacharrette fila rapidement dans un concert de chants et de cris. Leprince voulut se précipiter à sa suite, mais se heurta à un longcortège de musiciens qui menaient processionnellement, posé sur unhaquet à six roues, un violon monstre, dont la confection avaitsans doute demandé beaucoup de patience et d’argent. Un masqueétait assis à califourchon sur le chevalet, tandis qu’un autrecheminait gravement à côté du véhicule en promenant un archetcolossal sur les quatre gros câbles qui figuraient les cordes. Ungigantesque tambour ouvrait la marche, que fermait, parmi lesbadauds et les gamins, un pizzicarolo célèbre dans Rome pour sonembonpoint, portant en triomphe une seringue haute comme unclocher. Le cortège passé, le prince dut s’avouer qu’il n’étaitplus temps de courir après la charrette : d’ailleurs quelledirection avait-elle prise ? Il n’en renonça point pour autantà rechercher son inconnue. Il revoyait sans cesse en imagination cerire éblouissant, ces lèvres entrouvertes sur deux rangées de dentsadmirables. « Ce n’est pas une femme, c’est la lueur fulgurante dela foudre », s’allait-il répétant, en ajoutant chaque fois non sansorgueil : « C’est une Romaine ; pareille femme ne peut naîtrequ’à Rome. Il me faut à tout prix la revoir, sinon pour l’aimer dumoins pour la contempler à loisir, sinon pour l’embrasser du moinspour repaître mon regard de ses yeux, de ses bras, de ses doigts,de sa chevelure flamboyante. Il en doit être ainsi, la naturel’exige. La beauté parfaite s’incarne à seule fin que chacun puissela voir et en conserver à jamais l’idée dans son cœur. Si cettefemme n’était point le comble de la perfection, elle aurait ledroit d’appartenir à un seul homme, de se laisser entraîner par luiloin de tous yeux humains. Mais une beauté accomplie doit selaisser voir à tous. Un architecte dissimule-t-il le plus beau destemples au fond d’une ruelle ? Non, il l’édifie sur une grandeplace où chacun peut l’admirer sous toutes ses faces. Allume-t-onune lampe pour la mettre sous le boisseau ? a dit le divinMaître. Non, mais on la pose sur la table afin que tous puissent semouvoir à sa lumière. Il faut donc que je la revoie coûte quecoûte. » Ainsi raisonnait le prince. Après avoir longuementréfléchi aux divers moyens d’atteindre son but, il parut avoir prisune décision et se rendit sans différer davantage dans une rueéloignée, une de ces voies étriquées, si nombreuses à Rome, où nulpalais cardinalice n’offre d’armes bariolées sur un écusson ovale,mais où chaque porte, chaque fenêtre des maisons collées les unescontre les autres arbore un numéro, où la chaussée se bombe et serelève en bosse, où nul étranger ne se hasarde jamais, sauf parfoisun aventureux peintre allemand, muni d’une chaise pliante et de saboîte à couleurs ou encore quelque bouc demeuré en arrière d’untroupeau ambulant, qui contemple ébahi cette rue dont il n’a nulsouvenir. C’est dans ces rues qu’il faut entendre, surgissant detous les coins, de toutes les fenêtres, le sonore caquet desRomaines. Tout s’étale ici à découvert et l’on ne cèle au passantnul secret domestique ; la mère et la fille ne peuventéchanger deux paroles sans passer la tête par la fenêtre ;quant aux hommes, on ne remarque point leur présence. Le jour est àpeine levé que déjà la si’ora Susanna se penche à une fenêtre,cependant qu’à une autre apparaît la si’ora Gracia, en traind’enfiler sa jupe ; la si’ora Nanna se montre à son tour,suivie de la si’ora Lucia, peignant sa tresse ; enfin lasi’ora Cecilia avance hors de sa fenêtre un bras rageur pourretirer du linge étendu sur une ficelle récalcitrante, laquelle, enpunition de son opiniâtreté, est bientôt roulée en boule, jetée àterre et traitée de : che bestia ! Ici tout vit, toutbouillonne : un soulier est vite quitté et lancé par la fenêtre àla tête d’un garnement de fils ou à celle du bouc qui, penché surla corbeille où repose un nourrisson d’un an, se dispose, après unflairage préalable, à lui apprendre ce que sont les cornes. Icitout se passe au grand jour : les signoras savent toutes quel fichua acheté la si’ora Giuditta, qui mangera aujourd’hui du poisson,qui la Barbaruccia a pour amant, quel capucin fait les meilleurssermons. Les maris stationnent le plus souvent dans la rue, le dosau mur, le brûle-gueule aux dents ; ils n’ouvrent guère labouche que pour assurer, à propos des capucins, que « ce sont tousdes fripons », et se remettent sur-le-champ à culotter leur pipe.Ici ne s’aventure jamais d’autre véhicule que la guimbardecahotante qui, tirée par une mule, approvisionne le boulanger defarine, sans compter un indolent aliboron, lequel, en dépit desadmonestations des gamins qui stimulent à coups de pierres sesflancs peu chatouilleux, traîne péniblement une double hotte debrocolis. En fait de boutiques on ne trouve ici qu’une échoppe oùse débitent du pain, des cordes et des bouteilles, et, tout au coinde la rue, un étroit café obscur, d’où sort continuellement unbottega portant aux signoras, dans de minuscules cafetières defer-blanc, du café ou du chocolat au lait de chèvre, breuvage connusous le nom d’Aurore. Les immeubles appartiennent ici à deux,trois, voire quatre propriétaires, dont l’un n’a que l’usufruit etl’autre ne possède qu’un étage et encore l’espace de deux ansseulement ; au bout de ce laps de temps un testament l’obligeà en transmettre pour dix ans la jouissance au padre Vicenzo, dontles droits sont d’ailleurs contestés par un habitant de Frascati,parent éloigné de l’ancien propriétaire et qui lui a déjà intentéun procès par anticipation. Tel propriétaire ne possède même qu’unefenêtre dans une maison et deux dans une seconde ; tel autrejouit conjointement avec son frère du loyer d’une fenêtre, loyerque d’ailleurs néglige de payer un locataire insolvable. Bref,c’est là une source inépuisable de chicanes, un gagne-pain pour lesavocats et autres curiali dont l’engeance foisonne dans Rome. Lesdames dont il vient d’être question, tant les plus huppées, qui ontdroit au prénom entier, que celles de moindre envergure qui secontentent de diminutifs – toutes ces Tetta, Tutta, Nanna, nes’adonnent en général à aucune occupation fixe ; elles sontsimplement des épouses d’avocats, de petits fonctionnaires, deregrattiers, de portefaix, de facchini, ou le plus souvent decitoyens sans profession, qui pratiquent uniquement l’art de sedraper dans un manteau de fort piètre apparence. Plusieurs de cesdames consentent à poser pour les peintres, et l’on trouve parmielles des « modèles » de tous genres. Quand l’argent afflue, ellespassent joyeusement le temps à l’osteria avec leurs maris etconnaissances ; fait-il défaut, elles ne se chagrinent pointpour si peu et se contentent de regarder par la fenêtre. Ce jour-làla rue était plus calme que d’habitude, nombre de ses habitants sepromenant au Corso. Le prince s’approcha d’une masure, dont laporte était si criblée de trous que le propriétaire lui-mêmefourrait sa clef dans plus d’un avant de trouver celui de laserrure. Il allait saisir le heurtoir quand il s’entendit appeler :« Le si’or principe désire voir Peppe ? » Il leva la tête etaperçut celle de la si’ora Tetta penchée à la fenêtre du secondétage. « Quel tapage ! s’écria de la fenêtre d’en face lasi’ora Susanna. D’où prends-tu que le prince ait besoin de voirPeppe ? – Mais c’est certain ! N’est-ce pas mon prince,que vous désirez voir Peppe ? C’est Peppe n’est-ce pas qu’ilvous faut ? Peppe, n’est-ce pas, Peppe ? – Il s’agit biende Peppe ! reprit la si’ora Susanna avec un grand geste desdeux mains. Comme si le prince avait le loisir de songer àPeppe ! Nous sommes en carnaval : le prince va accompagner sacousine, la marquise Montelli à la bataille de fleurs, il va allerà la campagne far allegria avec ses amis. Il s’agit bien dePeppe ! » Ces détails précis sur l’emploi de son tempsstupéfièrent le prince, bien à tort d’ailleurs, car la si’oraSusanna était au courant de toutes choses. « Non, mon aimablesignora, put-il enfin dire, c’est bien à Peppe que j’ai affaire. »Depuis quelque temps la si’ora Gracia tendait l’oreille à lafenêtre du premier. Cette fois ce fut elle qui répondit au prince,en claquant légèrement de la langue et en tordant légèrement sesdoigts, geste de déni habituel des dames romaines. Elle daigna direensuite : « Il n’est pas là. – Peut-être savez-vous où il estallé ? – Où il est allé ? répéta la si’ora Gracia, eninclinant la tête sur l’épaule. À l’osteria sans doute ou sur laplace près de la fontaine. On est venu le chercher sans doute. Chilo sà ? – Si le prince a quelque chose à lui dire, reprit dela fenêtre d’en face la si’ora Barbaruccia tout en mettant une deses boucles d’oreilles, qu’il veuille bien me la confier, je feraila commission. » « Grand merci », songea le prince, qui remercia del’amabilité grande. À ce moment, au débouché d’une ruelle latérale,apparut un énorme nez barbouillé, assez semblable à une hache, etsurmonté d’un visage qui n’était autre que celui de Peppe. « VoilàPeppe ! s’écria la si’ora Susanna. – Voilà Peppe quivient ! s’exclama de sa fenêtre la si’ora Gracia. – VoilàPeppe qui vient ! hurla du coin de la rue la si’ora Cecilia. –Principe, ecco Peppe, ecco Peppe ! piaillaient les gamins. –Je vois, je vois, balbutia le prince, abasourdi par ce concertgénéral. – Me voici, Eccellenza », dit à son tour Peppe en sedécouvrant. Il semblait avoir déjà goûté aux joies du carnaval :son dos et un de ses côtés étaient tout blancs de farine, sonchapeau bossue, son visage criblé de points blancs. Peppe offraitcette particularité remarquable qu’il avait dû toute sa vies’accommoder du diminutif ; en dépit de ses cheveux gris,personne ne lui donnait encore du Giuseppe. C’était un garçon debonne famille, fils d’un négociant aisé, mais un procès perdu luiavait ravi la dernière bicoque qui lui restât. Son père, unpersonnage ejusdem farinae, bien qu’on l’appelât révérencieusementsi’or Giovanni, ayant dissipé tout son avoir, le Peppe devaitmaintenant, comme beaucoup d’autres, tirer le diable par la queue :aujourd’hui valet de place, demain saute-ruisseau, tantôt custoded’atelier, tantôt gardien de vignoble ou de villa, il changeaitaussi souvent de costume que de profession. Parfois Peppe sepavanait dans une redingote flottante, un chapeau rond sur lechef ; parfois au contraire il s’affublait d’un caftanétriqué, crevé en deux ou trois endroits et dont les manches tropcourtes laissaient pendre comme des balais ses bras trop longs.Tantôt il arborait des bas et des souliers d’ecclésiastique, tantôtil se montrait dans un accoutrement d’autant plus difficile àdéfinir que les différentes pièces n’en semblaient point à leurplace, et qu’au lieu de pantalon on croyait lui voir autour desjambes une veste enroulée et retenue tant bien que malpar-derrière. Il exécutait avec un joyeux empressement, parfoismême gratis pro Deo, toutes les commissions imaginables ; ilbrocantait les vieilleries que lui confiaient les habitants de sarue, les toiles des peintres, les parchemins des abbés ou descollectionneurs en mauvais point ; il recueillait le matindans l’intention de les nettoyer chez lui à loisir et de lesrapporter à une heure fixée, les culottes et les souliers des gensd’église, mais entraîné par sa bonté de cœur à rendre service autiers et au quart, il laissait ses dignes pratiques se morfondretoute la sainte journée sans souliers ni culottes. Il lui tombaitde temps à autre d’assez fortes sommes, dont il disposait à laromaine, c’est-à-dire qu’il les dépensait presque intégralement dèsle jour même non point en bombances ou autres prodigalités mais enbillets de loterie, divertissement dont il raffolait. Il avaitprobablement essayé toutes les combinaisons possibles. Le plusminime événement de sa vie quotidienne prenait à ses yeux uneimportance extrême. Trouvait-il dans la rue une drogue quelconque,il recherchait bien vite sous quel numéro elle figurait dans saClef des songes et jouait aussitôt ce numéro. Il lui advint derêver que Satan en personne – ce Satan qui pour des raisons pointencore élucidées lui apparaissait en songe au début de chaqueprintemps – que Satan donc le traînait sur les toits par le bout dunez depuis Saint-Pancrace par le Corso, la ruelle des Tre Ladroni,la via della Stamperia, jusque sur l’escalier de la Trinità, où ille déposait en lui disant : « Voilà ce que c’est, Peppe, d’avoirprié saint Pancrace : ton billet ne sortira pas ! » Ce rêveprovoqua de longues discussions entre la si’ora Cecilia, la si’oraSusanna et presque toute la rue, mais Peppe le commenta à sa façon: sa Clef lui ayant révélé que le diable signifiait 13, le nez 24et saint Pancrace 30, il acheta dès le matin les trois numéros etpar-dessus le marché le n° 67, somme des trois autres. Bien entenduaucun d’eux ne sortit. Une autre fois, Dieu sait à quel propos, ilse prit de querelle avec le si’or Raphaël Tomacelli, Romain denaissance, replet de sa personne et vigneron de son métier. Aprèsavoir échangé force gros mots ponctués de force gestes, lesadversaires en vinrent à pâlir, présage redoutable qui faitprudemment reculer les passants mais attire les femmes auxfenêtres, présage que l’heure du couteau a sonné. En effet, déjà legros Tomacelli fourrait sa main dans la guêtre de cuir quiprotégeait son gras mollet pour en tirer son couteau ; déjà ils’écriait : « Attends un peu, espèce de tête de veau ! » –quand soudain Peppe se frappa le front et prit ses jambes à soncou. Il venait de se souvenir qu’il n’avait encore jamais joué lenuméro correspondant à la tête de veau ; après avoir consultéson livre fatidique, il courut au bureau de la loterie, plongeantdans la stupéfaction les spectateurs de cette scène héroï-comique,à commencer par le sieur Raphaël Tomacelli, qui, son couteau remisen place, ne savait plus quel parti prendre et finit par s’écrier :« Che uomo curioso ! » Indifférent à sa malchance, Peppecroyait mordicus qu’il serait riche un jour ; aussi nepassait-il presque jamais devant une boutique sans s’informer duprix des choses. Une fois même, prévenu de la mise en vente d’unegrande maison, il engagea des pourparlers avec le vendeur, et commeses connaissances se moquaient de lui : « Qu’avez-vous àrire ? leur rétorqua-t-il dans sa candeur. Ce n’est pas pourmaintenant que je voulais l’acheter, c’est pour quand j’aurai del’argent… Que trouvez-vous là de drôle ? Tout homme a ledevoir d’acquérir des biens, afin de les léguer ensuite à sesenfants, à l’église, aux pauvres, à diverses œuvres… Chi losà ? » Le prince connaissait depuis longtemps Peppe, qui avaitmême un moment servi son père en qualité de valet de bouche, maiss’était vu chassé pour avoir usé sa livrée en moins d’un mois etjeté par la fenêtre d’un imprudent coup de coude la table detoilette du vieux beau. « Un moment, Peppe, dit le prince. – À vosordres, Eccellenza, répondit Peppe, toujours tête nue. Le princen’a qu’à appeler : Peppe ! pour que je réponde : Me voici. Leprince n’a qu’à dire ensuite : Un moment, Peppe, pour qu’aussitôtje réponde : Ecco me, Eccellenza ! – Vois-tu, Peppe, il fautque tu me rendes un service… » Mais à cet instant le princes’aperçut que les signoras Grazia, Susanna, Barbaruccia, Tetta,Tutta et tutte quante tendaient le cou de toutes les fenêtresindiscrètes et que, dans sa hâte à se pencher la pauvre si’oraCecilia avait même failli choir dans la rue. « Mauvaiseaffaire ! » se dit le prince. « Suis-moi, Peppe », reprit-il àhaute voix. Et il se remit en route, suivi de Peppe, lequelbaissait la tête et murmurait à part soi : « Eh, si les femmes sontcurieuses, c’est qu’elles sont femmes, et si elles sont femmes,c’est qu’elles sont curieuses ! » Ils cheminèrent longtemps derue en rue, chacun plongé dans ses pensées. « Le prince, ruminaitPeppe, va me confier une mission d’importance, puisqu’il n’en veutpoint parler devant les femmes ; et cela me vaudra quelquebeau cadeau. S’il me donne de l’argent, qu’en ferai-je ?Paierai-je ma dette à Servilio, le cafetier ? Elle date deloin, et il va me la réclamer dès la première semaine de Carême,car il a dépensé tout son argent à fabriquer de ses propres mainsce violon gigantesque qui lui a coûté trois semaines de travail etqu’il promène en ce moment par toute la ville. Comme il n’a plus lesou, il va devoir se contenter pendant longtemps de brocolis cuitsà l’eau au lieu du chevreau rôti à la broche qui constitue sonrégal habituel. Ne vaudrait-il pas mieux l’inviter àl’osteria ? En vero Romano, le signor Servilio préféreral’honneur à l’argent, et la première tranche de la loterie seracertainement mise en vente dès la seconde semaine. Mais commentgarder le magot d’ici là sans que ni Giacomo ni Petruccio lerémouleur en aient connaissance ? S’ils ont vent de l’aubaine,ils viendront certainement m’emprunter la forte somme : Giacomo aengagé toutes ses frusques aux Juifs du Ghetto ; Petruccio afait de même et de plus il a gâté, pour se déguiser en femme, lajupe et jusqu’au fichu de sa moitié. Comment diantre m’arrangerpour ne rien leur donner du tout ? » Telles étaient lessecrètes pensées de Peppe. Quant au prince, il en menait d’un autreordre. « Peppe, songeait-il, est parfaitement à même de découvriret le nom et le domicile de ma belle inconnue. Il connaît tout lemonde, il a ses entrées partout et peut mieux que quiconque prendredes informations, sonder les cafés et les osterie, poser desquestions sans éveiller le moindre soupçon. Et quand on fait appelà sa parole de Romain, cet hurluberlu sait jalousement garder unsecret. » Tout à ses méditations, le prince avait traversé lefleuve sans le voir et se trouvait déjà au haut duTranstévère ; il s’arrêta enfin devant San Pietro in Montorio.Pour qu’on ne les dérangeât point il entraîna Peppe surl’esplanade, d’où l’on découvre tout Rome, et lui dit : «Écoute-moi bien Peppe, il faut que tu me rendes un service. – À vosordres, Eccellenza », dit une seconde fois Peppe. Mais, pour touteréponse, le prince se plongea dans la contemplation de la VilleÉternelle, qui déroulait à ses pieds un éblouissant panorama.Églises et monuments, aiguilles et coupoles formaient sous lesrayons de feu du couchant une masse étincelante d’où émergeaient,solitaires ou groupés, les toits et les statues, les terrasses etles galeries. À travers la fantasmagorie chatoyante, capricieusecomme une lanterne ajourée, des clochers et des dômes, onapercevait ici les formes sévères d’un palais, là-bas la voûteaplatie du Panthéon, plus loin le faîte ouvragé de la colonne deMarc-Aurèle, supportant la statue de saint Paul, sur la droite lesbâtiments du Capitole sommés de coursiers et de statues. Plus àdroite encore, le gigantesque Colisée dominait un océan lumineux detoits ; tout au bout, un nouvel amoncellement de murs, demaisons, de coupoles, de terrasses, flamboyait sous une lumièreaveuglante. Dans les lointaines villas Ludovisi et Médicis, le noirfeuillage des chênes quasi pétrifiés mettait une note sombre autableau, cependant que les pins parasols aux fûts élancésétendaient au-dessus d’eux une voûte de verdure. Baignées d’unelueur phosphorique, les montagnes éployaient sur tout le fond de lafresque leur chaîne bleuâtre, diaphane, aérienne. Aucune parole,aucun pinceau n’auraient su rendre le fondu des plans, l’harmoniesuprême de l’ensemble. L’air était si pur qu’on distinguait lamoindre ligne, le moindre ornement des édifices les pluséloignés ; ils semblaient vraiment à portée de la main.Cependant un coup de canon retentit, puis une longue rumeur de lafoule indiqua que la course de chevaux libres avait mis fin auxréjouissances du Carnaval. Le soleil baissait, inondant d’unelumière de plus en plus chaude, de plus en plus vermeille la ville,que l’on sentait encore plus vivante, plus proche ; les pinsse faisaient plus sombres, les montagnes plus bleues, plusphosphoriques, le ciel plus solennel, plus résigné à s’éteindre.Mon Dieu, quelle admirable vision ! Subjugué par elle, lepeintre en oubliait la beauté d’Annunziata, la secrète destinée deson peuple, l’univers tout entier, à commencer par lui-même…

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