San Francesco a Ripa

San Francesco a Ripa

de Stendhal

Ariste et Dorante ont traité ce sujet, ce qui a donné à Eraste l’idée de le traiter aussi.

30 septembre

Je traduis d’un chroniqueur italien le détail des amours d’une princesse romaine avec un Français. C’était en 1726, au commencement du dernier siècle. Tous les abus du népotisme florissaient alors à Rome. Jamais cette cour n’avait été plus brillante. Benoît XIII (Orsini) régnait, ou plutôt son neveu, le prince Campobasso, dirigeait sous son nom toutes les affaires grandes et petites. De toutes parts, les étrangers affluaient à Rome ; les princes italiens, les nobles d’Espagne, encore riches de l’or du Nouveau-Monde, y accouraient en foule. Tout homme riche et puissant s’y trouvait au-dessus des lois. La galanterie et la magnificence y semblaient la seule occupation de tant d’étrangers et de nationaux réunis.

Les deux nièces du pape, la comtesse Orsini et la princesse Campobasso, se partageaient la puissance de leur oncle et les hommages de la cour. Leur beauté les aurait fait distinguer même dans les derniers rangs de la société. L’Orsini, comme on dit familièrement à Rome, était gaie et disinvolta, la Campobasso tendre et pieuse ; mais cette âme tendre était susceptible des transports les plus violents. Sans être ennemies déclarées, quoique se rencontrant tous les jours chez le pape et se voyant souvent chez elles, ces dames étaient rivales en tout : beauté, crédit,richesse.

La comtesse Orsini, moins jolie, mais brillante, légère,agissante, intrigante, avait des amants dont elle ne s’occupaitguère, et qui ne régnaient qu’un jour. Son bonheur était de voirdeux cents personnes dans ses salons et d’y régner. Elle se moquaitfort de sa cousine, la Campobasso, qui, après s’être fait voirpartout, trois ans de suite, avec un duc espagnol, avait fini parlui ordonner de quitter Rome dans les vingt-quatre heures, et ce,sous peine de mort. « Depuis cette grande expédition, disaitOrsini, ma sublime cousine n’a plus souri. Voici quelques moissurtout qu’il est évident que la pauvre femme meurt d’ennui oud’amour, et son mari, qui n’est pas gaucher, fait passer cet ennuiaux yeux du pape, notre oncle, pour de la haute piété. Je m’attendsque cette piété la conduira à entreprendre un pèlerinage enEspagne. »

La Campobasso était bien éloignée de regretter son Espagnol,qui, pendant deux ans au moins l’avait mortellement ennuyée. Sielle l’eût regretté, elle l’eût envoyé chercher, car c’était un deces caractères naturels et passionnés, comme il n’est pas rare d’enrencontrer à Rome. D’une dévotion exaltée, quoique à peine âgée devingt-trois ans et dans toute la fleur de sa beauté, il luiarrivait de se jeter aux genoux de son oncle en le suppliant de luidonner la bénédiction papale, qui, comme on ne le sait pas assez, àl’exception de deux ou trois péchés atroces, absout tous lesautres, même sans confession. Le bon Benoît XIII pleurait detendresse. « Lève-toi, ma nièce, lui disait-il, tu n’as pas besoinde ma bénédiction, tu vaux mieux que moi aux yeux de Dieu. »

En cela, bien qu’infaillible, il se trompait, ainsi que Romeentière. La Campobasso était éperdument amoureuse, son amantpartageait sa passion, et cependant elle était fort malheureuse. Ily avait plusieurs mois qu’elle voyait presque tous les jours lechevalier de Sénécé, neveu du duc de Saint-Aignan, alorsambassadeur de Louis XV à Rome.

Fils d’une des maîtresses du régent Philippe d’Orléans, le jeuneSénécé jouissait en France de la plus haute faveur : colonel depuislongtemps, quoiqu’il eût à peine vingt-deux ans, il avait leshabitudes de la fatuité, et ce qui la justifie, sans toutefois enavoir le caractère. La gaieté, l’envie de s’amuser de tout ettoujours, l’étourderie, le courage, la bonté, formaient les traitsles plus saillants de ce singulier caractère, et l’on pouvait direalors, à la louange de la nation, qu’il en était un échantillonparfaitement exact. En le voyant la princesse de Campobasso l’avaitdistingué. « Mais, lui avait-elle dit, je me méfie de vous, vousêtes Français ; mais je vous avertis d’une chose : le jour oùl’on saura dans Rome que je vous vois quelquefois en secret, jeserai convaincue que vous l’avez dit, et je ne vous aimerai plus.»

Tout en jouant avec l’amour, la Campobasso s’était éprise d’unepassion véritable. Sénécé aussi l’avait aimée, mais il y avait déjàhuit mois que leur intelligence durait, et le temps, qui redoublela passion d’une Italienne, tue celle d’un Français. La vanité duchevalier le consolait un peu de son ennui ; il avait déjàenvoyé à Paris deux ou trois portraits de la Campobasso. Du restecomblé de tous les genres de biens et d’avantages, pour ainsi dire,dès l’enfance, il portait l’insouciance de son caractère jusquedans les intérêts de la vanité, qui d’ordinaire maintient siinquiets les cœurs de sa nation.

Sénécé ne comprenait nullement le caractère de sa maîtresse, cequi fait que quelquefois sa bizarrerie l’amusait. Bien souventencore, le jour de la fête de sainte Balbine, dont elle portait lenom, il eut à vaincre les transports et les remords d’une piétéardente et sincère. Sénécé ne lui avait pas fait oublier lareligion, comme il arrive auprès des femmes vulgairesd’Italie ; il l’avait vaincue de vive force, et le combat serenouvelait souvent.

Cet obstacle, le premier que ce jeune homme comblé par le hasardeût rencontré dans sa vie, l’amusait et maintenait vivantel’habitude d’être tendre et attentif auprès de la princesse ;de temps à autre, il croyait de son devoir de l’aimer. Il y avaitune autre raison fort peu romanesque, Sénécé n’avait qu’unconfident, c’était son ambassadeur, le duc de Saint-Aignan, auquelil rendait quelques services par la Campobasso, qui savait tout. Etl’importance qu’il acquérait aux yeux de l’ambassadeur le flattaitsingulièrement.

La Campobasso, bien différente de Sénécé n’était nullementtouchée des avantages sociaux de son amant. Être ou n’être pasaimée était tout pour elle. « Je lui sacrifie mon bonheur éternel,se disait-elle ; lui qui est un hérétique, un Français, nepeut rien me sacrifier de pareil. » Mais le chevalier paraissait,et sa gaieté, si aimable, intarissable, et cependant si spontanée,étonnait l’âme de la Campobasso et la charmait. A son aspect, toutce qu’elle avait formé le projet de lui dire, toutes les idéessombres disparaissaient. Cet état, si nouveau pour cette âmealtière, durait encore longtemps après que Sénécé avait disparu.Elle finit par trouver qu’elle ne pouvait penser, qu’elle nepouvait vivre loin de Sénécé.

La mode à Rome, qui, pendant deux siècles, avait été pour lesEspagnols, commençait à revenir un peu aux Français. On commençaità comprendre ce caractère qui porte le plaisir et le bonheurpartout où il arrive. Ce caractère ne se trouvait alors qu’enFrance et, depuis la révolution de 1789 ne se trouve nulle part.C’est qu’une gaieté si constante a besoin d’insouciance, et il n’ya plus personne de carrière sûre en France, pas même pour l’hommede génie, s’il en est.

La guerre est déclarée entre les hommes de la classe de Sénécéet le reste de la nation. Rome aussi était bien différente alors dece qu’on la voit aujourd’hui. On ne s’y doutait guère, en 1726, dece qui devait y arriver soixante-sept ans plus tard, quand lepeuple, payé par quelques curés, égorgeait le jacobin Basseville,qui voulait, disait-il, civiliser la capitale du mondechrétien.

Pour la première fois, auprès de Sénécé la Campobasso avaitperdu la raison, s’était trouvée dans le ciel ou horriblementmalheureuse pour des choses non approuvées par la raison. Dans cecaractère sévère et sincère, une fois que Sénécé eut vaincu lareligion, qui pour elle était bien autre chose que la raison, cetamour devait s’élever rapidement jusqu’à la passion la pluseffrénée.

La princesse avait distingué monsignor Ferraterra, dont elleavait entrepris la fortune. Que devint-elle quand Ferraterra luiannonça que non seulement Sénécé allait plus souvent que de coutumechez l’Orsini, mais encore était cause que la comtesse venait derenvoyer un castrat célèbre, son amant en titre depuis plusieurssemaines !

Notre histoire commence le soir du jour où la Campobasso avaitreçu cette annonce fatale.

Elle était immobile dans un immense fauteuil de cuir doré.Posées auprès d’elle sur une petite table de marbre noir, deuxgrandes lampes d’argent au long pied, chefs-d’œuvre du célèbreBenvenuto Cellini, éclairaient ou plutôt montraient les ténèbresd’une immense salle au rez-de-chaussée de son palais ornée detableaux noircis par le temps ; car déjà, à cette époque, lerègne des grands peintres datait de loin.

Vis-à-vis de la princesse et presque à ses pieds, sur une petitechaise de bois d’ébène garnie d’ornements d’or massif, le jeuneSénécé venait d’étaler sa personne élégante. La princesse leregardait, et depuis qu’il était entré dans cette salle, loin devoler à sa rencontre et de se jeter dans ses bras, elle ne luiavait pas adressé une parole.

En 1726, déjà Paris était la cité reine des élégances de la vieet des parures. Sénécé en faisait venir régulièrement par descourriers tout ce qui pouvait relever les grâces d’un des plusjolis hommes de France. Malgré l’assurance si naturelle à un hommede ce rang, qui avait fait ses premières armes auprès des beautésde la cour du régent et sous les directions du fameux Canillac, sononcle, un des roués de ce prince, bientôt il fut facile de lirequelque embarras dans les traits de Sénécé. Les beaux cheveuxblonds de la princesse étaient un peu en désordre ; ses grandsyeux bleu foncé étaient fixés sur lui : leur expression étaitdouteuse. S’agissait-il d’une vengeance mortelle ? était-ceseulement le sérieux profond de l’amour passionné ?

– Ainsi vous ne m’aimez plus ? dit-elle enfin d’une voixoppressée.

Un long silence suivit cette déclaration de guerre.

Il en coûtait à la princesse de se priver de la grâce charmantede Sénécé qui, si elle ne lui faisait pas de scène, était sur lepoint de lui dire cent folies ; mais elle avait trop d’orgueilpour différer de s’expliquer. Une coquette est jalouse paramour-propre ; une femme galante l’est par habitude ; unefemme qui aime avec sincérité et passionnément a la conscience deses droits. Cette façon de regarder, particulière à la passionromaine, amusait fort Sénécé : il y trouvait profondeur etincertitude ; on voyait l’âme à nu pour ainsi dire. L’Orsinin’avait pas cette grâce.

Cependant, comme cette fois le silence se prolongeait outremesure, le jeune Français, qui n’était pas bien habile dans l’artde pénétrer les sentiments cachés d’un cœur italien, trouva un airde tranquillité et de raison qui le mit à son aise. Du reste, en cemoment il avait un chagrin : en traversant les caves et lessouterrains qui, d’une maison voisine du palais Campobasso, leconduisaient dans cette salle basse, la broderie toute fraîche d’unhabit charmant et arrivé de Paris la veille s’était chargée deplusieurs toiles d’araignée. La présence de ces toiles d’araignéele mettait mal à son aise, et d’ailleurs il avait cet insecte enhorreur.

Sénécé, croyant voir du calme dans l’œil de la princesse,songeait à éviter la scène, à tourner le reproche au lieu de luirépondre ; mais, porté au sérieux par la contrariété qu’iléprouvait : « Ne serait-ce point ici une occasion favorable, sedisait-il, pour lui faire entrevoir la vérité ? Elle vient deposer la question elle-même ; voilà déjà la moitié de l’ennuiévité. Certainement il faut que je ne sois pas fait pour l’amour.Je n’ai jamais rien vu de si beau que cette femme avec ses yeuxsinguliers. Elle a de si mauvaises manières, elle me fait passerpar des souterrains dégoûtants ; mais c’est la nièce dusouverain auprès duquel le roi m’a envoyé. De plus, elle est blondedans un pays où toutes les femmes sont brunes : c’est une grandedistinction. Tous les jours j’entends porter sa beauté aux nues pardes gens dont le témoignage n’est pas suspect, et qui sont à millelieues de penser qu’ils parlent à l’heureux possesseur de tant decharme. Quand au pouvoir qu’un homme doit avoir sur sa maîtresse,je n’ai point d’inquiétude à cet égard. Si je veux prendre la peinede lui dire un mot, je l’enlève à son palais, à ses meubles d’or, àson oncle-roi, et tout cela pour l’emmener en France, au fond de laprovince, vivoter tristement dans une de mes terres… Ma foi, laperspective de ce dévouement ne m’inspire que la résolution la plusvive de ne jamais le lui demander. L’Orsini est bien moins jolie :elle m’aime, si elle m’aime, tout juste un peu plus que le castratButofaco que je lui ai fait renvoyer hier ; mais elle a del’usage, elle sait vivre, on peut arriver chez elle en carrosse. Etje suis bien assuré qu’elle ne fera jamais de scène ; elle nem’aime pas assez pour cela. »

Pendant ce long silence, le regard fixe de la jeune princessen’avait pas quitté le joli front du jeune Français.

« Je ne le verrai plus », se dit-elle. Et tout à coup elle sejeta dans ses bras et couvrit de baisers ce front et ces yeux quine rougissaient plus de bonheur en la revoyant. Le chevalier se fûtmésestimé, s’il n’eût pas oublié à l’instant tous ses projets derupture ; mais sa maîtresse était trop profondément émue pouroublier sa jalousie. Peu d’instants après, Sénécé la regardait avecétonnement ; des larmes de rage tombaient rapidement sur sesjoues. « Quoi ! disait-elle à demi-voix, je m’avilis jusqu’àlui parler de son changement ; je le lui reproche, moi, quim’étais juré de ne jamais m’en apercevoir ! Et ce n’est pasassez de bassesse, il faut encore que je cède à la passion quem’inspire cette charmante figure ! Ah ! vile, vile, vileprincesse !… Il faut en finir. »

Elle essuya ses larmes et parut reprendre quelquetranquillité.

– Chevalier, il faut en finir, lui dit-elle asseztranquillement. Vous paraissez souvent chez la comtesse… Ici ellepâlit extrêmement. Si tu l’aimes, vas-y tous les jours, soit ;mais ne reviens plus ici… »

Elle s’arrêta comme malgré elle. Elle attendait un mot duchevalier ; ce mot ne fut point prononcé. Elle continua avecun petit mouvement convulsif et comme en serrant les dents : « Cesera l’arrêt de ma mort et de la vôtre. »

Cette menace décida l’âme incertaine du chevalier, qui jusque-làn’était qu’étonné de cette bourrasque imprévue après tantd’abandon. Il se mit à rire.

Une rougeur subite couvrit les joues de la princesse, quidevinrent écarlates. « La colère va la suffoquer, pensa lechevalier ; elle va avoir un coup de sang. » Il s’avança pourdélacer sa robe ; elle le repoussa avec une résolution et uneforce auxquelles il n’était pas accoutumé. Sénécé se rappela plustard que, tandis qu’il essayait de la prendre dans ses bras, ill’avait entendue se parler à elle-même. Il se retira un peu :discrétion inutile, car elle semblait ne plus le voir. D’une voixbasse et concentrée, comme si elle eût parlé à son confesseur, ellese disait : « Il m’insulte, il me brave. Sans doute, à son âge etavec l’indiscrétion naturelle à son pays, il va raconter à l’Orsinitoutes les indignités auxquelles je m’abaisse… Je ne suis pas sûrede moi ; je ne puis me répondre même de rester insensibledevant cette tête charmante… » Ici il y eut un nouveau silence, quisembla fort ennuyeux au chevalier. La princesse se leva enfin enrépétant d’un ton plus sombre : Il faut en finir.

Sénécé, à qui la réconciliation avait fait perdre l’idée d’uneexplication sérieuse, lui adressa deux ou trois mots plaisants surune aventure dont on parlait beaucoup à Rome…

– Laissez-moi, chevalier, lui dit la princesse enl’interrompant ; je ne me sens pas bien…

« Cette femme s’ennuie, se dit Sénécé en se hâtant d’obéir, etrien de contagieux comme l’ennui. » La princesse l’avait suivi desyeux jusqu’au bout de la salle… « Et j’allais décider à l’étourdiedu sort de ma vie ! dit-elle avec un sourire amer.Heureusement, ses plaisanteries déplacées m’ont réveillée. Quellesottise chez cet homme ! Comment puis-je aimer un être qui mecomprend si peu ? Il veut m’amuser par un mot plaisant, quandil s’agit de ma vie et de la sienne !… Ah ! je reconnaisbien là cette disposition sinistre et sombre qui fait monmalheur ! » Et elle se leva de son fauteuil avec fureur. «Comme ces yeux étaient jolis quand il m’a dit ce mot !… et ilfaut l’avouer, l’intention du pauvre chevalier était aimable. Il aconnu le malheur de mon caractère ; il voulait me faireoublier le sombre chagrin qui m’agitait, au lieu de m’en demanderla cause. Aimable Français ! Au fait, ai-je connu le bonheuravant de l’aimer ? »

Elle se mit à penser et avec délices aux perfections de sonamant. Peu à peu elle fut conduite à la contemplation des grâces dela comtesse Orsini. Son âme commença à voir tout en noir. Lestourments de la plus affreuse jalousie s’emparèrent de son cœur.Réellement un pressentiment funeste l’agitait depuis deuxmois ; elle n’avait de moments passables que ceux qu’ellepassait auprès du chevalier, et cependant presque toujours, quandelle n’était pas dans ses bras, elle lui parlait avec aigreur.

Sa soirée fut affreuse. Épuisée et comme un peu calmée par ladouleur, elle eut l’idée de parler au chevalier : « Car enfin ilm’a vue irritée, mais il ignore le sujet de mes plaintes. Peut-êtreil n’aime pas la comtesse. Peut-être il ne se rend chez elle queparce qu’un voyageur doit voir la société du pays où il se trouve,et surtout la famille du souverain. Peut-être si je me faisprésenter Sénécé, s’il peut venir ouvertement chez moi, il ypassera des heures entières comme chez l’Orsini. »

« Non, s’écria-t-elle avec rage, je m’avilirais enparlant ; il me méprisera, et voilà tout ce que j’aurai gagné.Le caractère évaporé de l’Orsini que j’ai si souvent méprisé, folleque j’étais, est dans le fait plus agréable que le mien, et surtoutaux yeux d’un Français. Moi, je suis faite pour m’ennuyer avec unEspagnol. Quoi de plus absurde que d’être toujours sérieux, commesi les événements de la vie ne l’étaient pas assezeux-mêmes !… Que deviendrai-je quand je n’aurai plus monchevalier pour me donner la vie, pour jeter dans mon cœur ce feuqui me manque ? »

Elle avait fait fermer sa porte ; mais cet ordre n’étaitpoint pour monsignor Ferraterra, qui vint lui rendre compte de cequ’on avait fait chez l’Orsini jusqu’à une heure du matin.Jusqu’ici ce prélat avait servi de bonne foi les amours de laprincesse ; mais il ne doutait plus, depuis cette soirée, quebientôt Sénécé ne fût au mieux avec la comtesse Orsini, si cen’était déjà fait.

« La princesse dévote, pensa-t-il, me serait plus utile quefemme de la société. Toujours il y aura un être qu’elle mepréfèrera : ce sera son amant ; et si un jour cet amant estromain, il peut avoir un oncle à faire cardinal. Si je laconvertis, c’est au directeur de sa conscience qu’elle penseraavant tout, et avec tout le feu de son caractère… Que ne puis-jepas espérer d’elle auprès de son oncle ! » Et l’ambitieuxprélat se perdait dans un avenir délicieux ; il voyait laprincesse se jetant aux genoux de son oncle pour lui faire donnerle chapeau. Le pape serait très reconnaissant de ce qu’il allaitentreprendre… Aussitôt la princesse convertie, il ferait parvenirsous les yeux du pape des preuves irréfutables de son intrigue avecle jeune Français. Pieux, sincère et abhorrant les Français, commeest Sa Sainteté, elle aura une reconnaissance éternelle pourl’agent qui aura fait finir une intrigue aussi contrariante pourlui. Ferraterra appartenait à la haute noblesse de Ferrare ;il était riche, il avait plus de cinquante ans… Animé par laperspective si voisine de chapeau, il fit des merveilles ; ilosa changer brusquement de rôle auprès de la princesse. Depuis deuxmois que Sénécé la négligeait évidemment, il eût pu être dangereuxde l’attaquer, car à son tour le prélat, comprenant mal Sénécé, lecroyait ambitieux.

Le lecteur trouverait bien long le dialogue de la jeuneprincesse, folle d’amour et de jalousie, et du prélat ambitieux.Ferraterra avait débuté par l’aveu le plus ample de la tristevérité. Après un début aussi saisissant, il ne lui fut pasdifficile de réveiller tous les sentiments de religion et de lapiété passionnée qui n’étaient qu’assoupis au fond du cœur de lajeune Romaine ; elle avait une foi sincère. – Toute passionimpie doit finir par le malheur et par le déshonneur, lui disait leprélat. – Il était grand jour quand il sortit de Campobasso. Ilavait exigé de la nouvelle convertie la promesse de ne pas recevoirSénécé ce jour-là. Cette promesse avait peu coûté à laprincesse ; elle se croyait pieuse, et, dans le fait, avaitpeur de se rendre méprisable par sa faiblesse aux yeux duchevalier.

Cette résolution tint ferme jusqu’à quatre heures : c’était lemoment de la visite probable du chevalier. Il passa dans la rue,derrière le jardin du palais Campobasso, vit le signal quiannonçait l’impossibilité de l’entrevue, et, tout content, s’enalla chez la comtesse Orsini.

Peu à peu la Campobasso se sentit comme devenir folle. Les idéeset les résolutions les plus étranges se succédaient rapidement.Tout à coup elle descendit le grand escalier de son palais comme endémence, et monta en voiture en criant au cocher : « Palais Orsini»

L’excès de son malheur la poussait comme malgré elle à voir sacousine. Elle la trouva au milieu de cinquante personnes. Tous lesgens d’esprit, tous les ambitieux de Rome, ne pouvant aborder aupalais Campobasso, affluaient au palais Orsini. L’arrivée de laprincesse fit événement ; tout le monde s’éloigna parrespect ; elle ne daigna pas s’en apercevoir : elle regardaitsa rivale, elle l’admirait. Chacun des agréments de sa cousineétait un coup de poignard pour son cœur. Après les premierscompliments, l’Orsini la voyant silencieuse et préoccupée, repritune conversation brillante et disinvolta.

« Comme sa gaieté convient mieux au chevalier que ma folle etennuyeuse passion ! » se disait la Campobasso.

Dans un inexplicable transport d’admiration et de haine, elle sejeta au cou de la comtesse. Elle ne voyait que les charmes de sacousine ; de près comme de loin ils lui semblaient égalementadorables. Elle comparait ses cheveux aux siens, ses yeux, sa peau.A la suite de cet étrange examen, elle se prenait elle-même enhorreur et en dégoût. Tout lui semblait adorable, supérieur chez sarivale.

Immobile et sombre, la Campobasso était comme une statue debasalte au milieu de cette foule gesticulante et bruyante. Onentrait, on sortait ; tout ce bruit importunait, offensait laCampobasso. Mais que devint-elle quand tout à coup elle entenditannoncer M. de Sénécé ! Il avait été convenu, au commencementde leurs relations, qu’il ne lui parlerait fort peu dans le monde,et comme il sied à un diplomate étranger qui ne rencontre que deuxou trois fois par mois la nièce du souverain auprès duquel il estaccrédité.

Sénécé la salua avec le respect et le sérieux accoutumés ;puis, revenant à la comtesse Orsini, il reprit le ton de gaietépresque intime que l’on a avec une femme d’esprit qui vous reçoitbien et que l’on voit tous les jours. La Campobasso en étaitatterrée. « La comtesse me montre ce que j’aurais dû être, sedisait-elle. Voilà ce qu’il faut être, et que pourtant je ne seraijamais ! » Elle sortit dans le dernier degré de malheur oùpuisse être jetée une créature humaine, presque résolue à prendredu poison. Tous les plaisirs que l’amour de Sénécé lui avait donnésn’auraient pu égaler l’excès de douleur où elle fut plongée pendanttoute une longue nuit. On dirait que ces âmes romaines ont poursouffrir des trésors d’énergie inconnus aux autres femmes.

Le lendemain, Sénécé repassa et vit le signe négatif. Il s’enallait gaiement ; cependant il fut piqué. « C’est donc moncongé qu’elle m’a donné l’autre jour ? Il faut que je la voiedans les larmes », dit sa vanité. Il éprouvait une légère nuanced’amour en perdant à tout jamais une aussi belle femme, nièce dupape. Il quitta sa voiture et s’engagea dans les souterrains peupropres qui lui déplaisaient si fort, et vint forcer la porte de lagrande salle au rez-de-chaussée où la princesse le recevait.

– Comment ! vous osez paraître ici ! dit la princesseétonnée.

« Cet étonnement manque de sincérité, pensa le jeuneFrançais ; elle ne se tient dans cette pièce que quand ellem’attend. »

Le chevalier lui prit la main ; elle frémit. Ses yeux seremplirent de larmes ; elle sembla si jolie au chevalier,qu’il eut un instant d’amour. Elle, de son côté, oublia tous lesserments que pendant deux jours elle avait faits à lareligion ; elle se jeta dans ses bras, parfaitement heureuse :« Et voilà le bonheur dont désormais l’Orsini jouira !… »Sénécé, comprenant mal, comme à l’ordinaire, une âme romaine, crutqu’elle voulait se séparer de lui avec bonne amitié, rompre avecdes formes. « Il ne me convient pas, attaché que je suis àl’ambassade du roi, d’avoir pour ennemie mortelle (car telle elleserait) la nièce du souverain auprès duquel je suis employé. » Toutfier de l’heureux résultat auquel il croyait arriver, Sénécé se mità parler raison. Ils vivraient dans l’union la plus agréable ;pourquoi ne seraient-ils pas très heureux ? Qu’avait-on, dansle fait, à lui reprocher ? L’amour ferait place à une bonne ettendre amitié. Il réclamait instamment le privilège de revenir detemps à autre dans le lieu où ils se trouvaient ; leursrapports auraient toujours de la douceur…

D’abord la princesse ne le comprit pas. Quand, avec horreur,elle l’eut compris, elle resta debout, immobile, les yeux fixes.Enfin, à ce dernier trait de la douceur de leurs rapports, ellel’interrompit d’une voix qui semblait sortir du fond de sapoitrine, et en prononçant lentement :

– C’est-à-dire que vous me trouvez, après tout, assez jolie pourêtre une fille employée à votre service !

– Mais, chère et bonne amie, l’amour-propre n’est-il passauf ? répliqua Sénécé, à son tour vraiment étonné. Commentpourrait-il vous passer par la tête de vous plaindre ?Heureusement jamais notre intelligence n’a été soupçonnée depersonne. Je suis homme d’honneur ; je vous donne de nouveauma parole que jamais être vivant ne se doutera du bonheur dont j’aijoui.

– Pas même l’Orsini ? ajouta-t-elle d’un ton froid qui fitencore illusion au chevalier.

– Vous ai-je jamais nommé, dit naïvement le chevalier lespersonnes que j’ai pu aimer avant d’être votre esclave ?

– Malgré tout mon respect pour votre parole d’honneur, c’estcependant une chance que je ne courrai pas, dit la princesse d’unair résolu, et qui enfin commença à étonner un peu le jeuneFrançais.

« Adieu ! chevalier… » Et, comme il s’en allait un peuindécis : « Viens m’embrasser », lui dit-elle.

Elle s’attendrit évidemment ; puis elle dit d’un ton ferme: « Adieu, chevalier… »

La princesse envoya chercher Ferraterra. « C’est pour me venger», lui dit-elle. Le prélat fut ravi. « Elle va secompromettre ; elle est à moi à jamais. »

Deux jours après, comme la chaleur était accablante, Sénécé allaprendre l’air au Cours sur le minuit. Il y trouva toute la sociétéde Rome. Quand il voulut reprendre sa voiture, son laquais put àpeine lui répondre : il était ivre ; le cocher avaitdisparu ; le laquais lui dit, en pouvant à peine parler, quele cocher avait pris dispute avec un ennemi.

– Ah ! mon cocher a des ennemis ! dit Sénécé enriant.

En revenant chez lui, il était à peine à deux ou trois rues duCorso, qu’il s’aperçut qu’il était suivi. Des hommes, au nombre dequatre ou cinq, s’arrêtaient quand il s’arrêtait, recommençaient àmarcher quand il marchait. « Je pourrais faire le crochet etregagner le Corso par une autre rue, pensa Sénécé. Bah ! cesmalotrus n’en valent pas la peine ; je suis bien armé. » Ilavait son poignard nu à la main.

Il parcourut, en pensant ainsi, deux ou trois rues écartées etde plus en plus solitaires. Il entendait ces hommes, qui doublaientle pas. A ce moment, en levant les yeux, il remarqua droit devantlui une petite église desservie par des moines de l’ordre deSaint-François, dont les vitraux jetaient un éclat singulier. Il seprécipita vers la porte, et frappa très fort avec le manche de sonpoignard. Les hommes qui semblaient le poursuivre étaient àcinquante pas de lui. Ils se mirent à courir sur lui. Un moineouvrit la porte ; Sénécé se jeta dans l’église ; le moinereferma la barre de fer de la porte. Au même moment, les assassinsdonnèrent des coups de pied à la porte. « Les impies ! » ditle moine. Sénécé lui donna un séquin. « Décidément ils m’envoulaient », dit-il.

Cette église était éclairée par un millier de cierges aumoins.

– Comment ! un service à cette heure ! dit-il aumoine.

– Excellence, il y a une dispense de l’éminentissimecardinal-vicaire.

Tout le parvis étroit de la petite église de San Francesco aRipa était occupée par un mausolée magnifique ; on chantaitl’office des morts.

– Qu’est-ce qui est mort ? quelque prince ? ditSénécé.

– Sans doute, répondit le prêtre, car rien n’est épargné ;mais tout ceci, c’est argent et cire perdus ; monsieur ledoyen nous a dit que le défunt est mort dans l’impénitencefinale.

Sénécé s’approchait ; il vit des écussons d’une formefrançaise ; sa curiosité redoubla ; il s’approcha tout àfait et reconnut ses armes ! Il y avait une inscription latine: Nobilis homo Johannes Norbertus Senece eques decessit Romae. «Haut et puissant seigneur Jean Norbert de Sénécé, chevalier, mort àRome »

« Je suis le premier homme, pensa Sénécé, qui ait eu l’honneurd’assister à ses propres obsèques… Je ne vois que l’empereurCharles-Quint qui se soit donné ce plaisir… Mais il ne fait pas bonpour moi dans cette église. »

Il donna un second sequin au sacristain.

– Mon père, lui dit-il, faites-moi sortir par une porte dederrière de votre couvent.

– Bien volontiers, dit le moine.

A peine dans la rue, Sénécé, qui avait un pistolet à chaquemain, se mit à courir avec une extrême rapidité. Bientôt ilentendit derrière lui des gens qui le poursuivaient. En arrivantprès de son hôtel, il vit la porte fermée et un homme devant. «Voici le moment de l’assaut », pensa le jeune Français ; il sepréparait à tuer l’homme d’un coup de pistolet, lorsqu’il reconnutson valet de chambre. – Ouvrez la porte, lui cria-t-il.

Elle était ouverte ; ils entrèrent rapidement et larefermèrent.

– Ah ! monsieur, je vous ai cherché partout ; voici debien tristes nouvelles : le pauvre Jean, votre cocher, a été tué àcoups de couteau. Les gens qui l’ont tué vomissaient desimprécations contre vous. Monsieur, on en veut à votre vie…

Comme le valet parlait, huit coups de tromblon partant à la foisd’une fenêtre qui donnait sur le jardin, étendirent Sénécé mort àcôté de son valet de chambre ; ils étaient percés de plus devingt balles chacun.

Deux ans après, la princesse Campobasso était vénérée à Romecomme le modèle de la plus haute piété, et depuis longtempsmonsignor Ferraterra était cardinal.

Excusez les fautes de l’auteur.

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