Sans famille Hector Malot

5

La maison maternelle « Eh bien, demanda mère Barberin quand nous rentrâmes, qu’a dit le maire ? – Nous ne l’avons pas vu. – Comment ! vous ne l’avez pas vu ? – Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame et, quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retournerons demain. » Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec l’homme aux chiens. En route je m’étais plus d’une fois demandé s’il n’y avait pas une ruse dans ce retour à la maison ; mais ces derniers mots chassèrent les doutes qui s’agitaient confusément dans mon esprit troublé. Puisque nous devions retourner le lendemain au village pour voir le maire, il était certain que Barberin n’avait pas accepté les propositions de Vitalis. Cependant, malgré ses menaces, j’aurais parlé de mes doutes à mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul un instant avec elle ; mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, et je me couchai sans avoir pu trouver l’occasion que j’attendais. Je m’endormis en me disant que ce serait pour le lendemain. Mais, le lendemain, quand je me levai, je n’aperçus point mère Barberin. « Maman ? – Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi. » Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle n’avait pas dit la veille qu’elle irait au village. Comment n’avait-elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ? Une crainte vague me serra le coeur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentiment d’un danger. Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pour me rassurer. Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin. Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes, d’herbes, de mousses arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres. Assurément ce n’était point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’il était il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir. Il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente, et, quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin ». J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait. Que me voulait-il ? Je me hâtai de rentrer à la maison. Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens ! Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi. Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que, le matin, Barberin l’avait envoyée au village. Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis : « Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas. » Et j’éclatai en sanglots. « Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi ; je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très amusants. Qu’as-tu à regretter ? – Mère Barberin ! mère Barberin ! – En tout cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin en me prenant rudement par l’oreille ; Monsieur ou l’hospice, choisis ! – Non ! mère Barberin ! – Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vais faire. – Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du coeur, c’est bon signe. – Si vous le plaignez, il va hurler plus fort. – Maintenant, aux affaires. » Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin, en un tour de main, fit disparaître dans sa poche. « Où est le paquet ? demanda Vitalis. – Le voilà », répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins. Vitalis défit ces noeuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile. « Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis ; vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles. – Il n’en a pas d’autres. – Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ? – Rémi. – Allons, Rémi, prends ton paquet, et passe devant Capi ; en avant, marche ! » Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin ; mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet. Il fallut marcher. Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau. Vivement je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour. Je me mis à appeler : « Maman ! mère Barberin ! » Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot. Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet. « Bon voyage ! » cria Barberin. Et il rentra dans la maison. Hélas ! c’était fini. « Allons, Rémi, marchons, mon enfant », dit Vitalis. Et sa main tira mon bras. Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien. Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que, quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais. Heureusement la montée était longue ; cependant, à force de marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet. « Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je. – Volontiers, mon garçon. » Et, pour la première fois, il desserra la main. Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit. Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi. Cette manoeuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes. J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près. Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin. Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé. Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous. Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver ; il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres, quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage. Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes, distinctes, diminuées, rapetissées seulement. Encore un pas sur la route, et à jamais tout cela disparaissait. Tout à coup, dans le chemin qui du village monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt. La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui, comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches. Mais il y a des moments où le coeur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais que c’était elle. « Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ? – Oh ! monsieur, je vous en prie… – C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées. » Mais je ne répondis pas, je regardais. C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c’était elle. Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison. Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement. Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi. Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir deçà et delà, dans la cour, les bras étendus. Elle me cherchait. Je me penchai en avant, et de toutes mes forces je me mis à crier : « Maman ! maman ! » Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air. « Qu’as-tu donc ? demanda Vitalis, deviens-tu fou ? » Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et elle ne pensa pas à lever la tête. Elle avait traversé la cour et, revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés. Je criai plus fort, mais, comme la première fois, inutilement. Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet. Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche. « Pauvre petit ! dit-il à mi-voix. – Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner. » Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route. « Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon. » Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement. « Capi, dit-il, Zerbino ! » Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbino devant. Il fallut suivre Vitalis. Au bout de quelques pas, je tournai la tête. Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison. Tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel ; mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.

6

En route Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en résulte pas nécessairement qu’on soit un ogre et qu’on fasse provision de chair fraîche afin de la manger. Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exception rare chez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas un méchant homme. J’en eus bientôt la preuve. C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire et celui de la Dordogne qu’il m’avait repris le poignet, et, presque aussitôt, nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au midi. Après avoir marché environ un quart d’heure, il m’abandonna le bras. « Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ; mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi et Zerbino t’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues. » Me sauver, je sentais que c’était maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter. Je poussai un soupir. « Tu as le coeur gros, continua Vitalis, je comprends cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement, si tu en as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tu aurais été très probablement à l’hospice. Les gens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Ta maman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré son mari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi dur que tu le crois. Il n’a pas de quoi vivre, il est estropié, il ne peut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui, mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu’on veut. » Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui, en ce moment, criait plus fort que toutes les paroles, – la séparation. Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avait caressé, celle que j’aimais, – ma mère. Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait. Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait de me dire. Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas mon père, il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi. Il avait bien voulu me recueillir et m’élever ; si maintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il ne pouvait plus me garder. Ce n’était pas de la présente journée que je devais me souvenir en pensant à lui, mais des années passées dans sa maison. « Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de temps en temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avec moi. » Après avoir descendu une pente assez rapide, nous étions arrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate et monotone à perte de vue. Pas de maisons, pas d’arbres. Un plateau couvert de bruyères rousses, avec çà et là de grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent. « Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande, qu’il serait inutile de chercher à te sauver, tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino. » Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ? Chez qui ? Après tout, ce grand et beau vieillard à barbe blanche n’était peut-être pas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; et s’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable. Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes, ne quittant les landes que pour trouver des champs de brandes, et n’apercevant tout autour de nous, aussi loin que le regard s’étendait, que quelques collines arrondies aux sommets stériles. Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et quand parfois, dans mes rêveries enfantines, j’avais quitté mon village, ç’avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait. C’était la première fois que je faisais une pareille marche d’une seule traite et sans me reposer. Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine à suivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander à m’arrêter. « Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Ussel je t’achèterai des souliers. – Ussel, c’est encore loin ? – Voilà un cri du coeur, dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien, je t’en promets avec des clous dessous. Et je te promets aussi une culotte de velours, une veste et un chapeau. Cela va sécher tes larmes, j’espère, et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent. » Des souliers, des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste ! un chapeau ! Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle serait contente, comme elle serait fière de moi ! Quel malheur qu’Ussel fût encore si loin ! Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout des six lieues qui nous restaient à faire, il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin. Heureusement le temps vint à mon aide. Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s’emplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus. Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bien protégé, et il pouvait abriter Joli-Coeur qui, à la première goutte de pluie, était promptement rentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi, qui n’avions rien pour nous couvrir, nous n’avions pas tardé à être mouillés jusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps en temps se secouer, tandis que, ce moyen naturel n’étant pas fait pour moi, je devais marcher sous un poids qui m’écrasait et me glaçait. « T’enrhumes-tu facilement ? me demanda mon maître. – Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé. – Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Mais je ne veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous y coucherons. » Mais il n’y avait pas d’auberge dans ce village, et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres. Enfin un paysan plus charitable que ses voisins voulut bien nous ouvrir la porte d’une grange. Nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps. Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’il portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu’il partagea en quatre morceaux. Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l’obéissance et la discipline dans sa troupe. Pendant que nous errions de porte en porte, cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il en était ressorti aussitôt rapidement, portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n’avait dit qu’un mot : « À ce soir, Zerbino. » Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une mine basse. Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis et moi, à côté l’un de l’autre, Joli-Coeur entre nous deux ; les trois chiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nez incliné en avant, les oreilles rasées. « Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voix de commandement, et qu’il aille dans un coin ; il se couchera sans souper. » Aussitôt Zerbino quitta sa place et, marchant en rampant, il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué. Il se fourra tout entier sous un amas de fougère, et nous ne le vîmes plus ; mais nous l’entendions souffler plaintivement avec des petits cris étouffés. Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain, et, tout en mangeant le sien, il partagea par petites bouchées, entre Joli-Coeur, Capi et Dolce, les morceaux qui leur étaient destinés. Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès de mère Barberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude. Ah ! comme la soupe chaude, que mère Barberin nous faisait tous les soirs, m’eût paru bonne, même sans beurre ! Comme le coin du feu m’eût été agréable ! comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps, en remontant les couvertures jusqu’à mon nez ! Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, ni de couvertures, et nous devions nous trouver encore bien heureux d’avoir un lit de fougère. Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi ? marcher sans repos sous la pluie, coucher dans une grange, trembler de froid, n’avoir pour souper qu’un morceau de pain sec, personne pour me plaindre, personne à aimer, plus de mère Barberin ! Comme je réfléchissais tristement, le coeur gros et les yeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passer sur le visage. J’étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi. Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflait doucement ; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux. Que voulait-il ? Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et délicatement il se mit à me lécher la main. Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et l’embrassai sur son nez froid. Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus. Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée se desserra, je respirai, je n’étais plus seul : j’avais un ami.

7

Mes débuts Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure. Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin, et les chiens gambadaient autour de nous. De temps en temps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière, et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très bien la signification. « Du courage, du courage ! » disaient-ils. Car c’était un chien fort intelligent, qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre. Bien souvent j’ai entendu dire qu’il ne lui manquait que la parole. Mais je n’ai jamais pensé ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus d’esprit et d’éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas la parole n’a jamais été utile entre lui et moi ; du premier jour nous nous sommes tout de suite compris. N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux de voir une ville. Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Ses vieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheur des archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent. Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux, ou tout au moins ne leur permettait de voir qu’une seule chose : une boutique de cordonnier. Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heure était venue de les chausser. Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ? Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celui d’une boutique sombre et enfumée située auprès des halles. Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alors on se trouvait dans une grande salle, où la lumière du soleil n’avait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison. Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux ! Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant dans cette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots. La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là ; après les souliers, il m’acheta une veste de velours bleu, un pantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce qu’il m’avait promis. Du velours pour moi, qui n’avais jamais porté que de la toile ; des souliers ; un chapeau quand je n’avais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleur homme du monde, le plus généreux et le plus riche. Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tant il avait reçu de pluie et de poussière ; mais, ébloui par tant de splendeurs, j’étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat. J’avais hâte de revêtir ces beaux habits ; mais, avant de me les donner, Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux. En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux. Comme je le regardais avec des yeux effarés : « Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles pas à tout le monde. Nous sommes en France, je t’habille en Italien ; si nous allons en Italie, ce qui est possible, je t’habillerai en Français. » Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement, il continua : « Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-ce pas ? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que, si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans, nous forcerions les gens à nous regarder et à s’arrêter autour de nous ? Non, n’est-ce pas ? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable ; cela est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien. » Voilà comment, de français que j’étais le matin, je devins italien avant le soir. Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisa aussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquet de fleurs en laine. Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser de moi, mais, pour être sincère, je dois déclarer que je me trouvai superbe, et cela devait être, car mon ami Capi, après m’avoir longuement contemplé, me tendit la patte d’un air satisfait. L’approbation que Capi donnait à ma transformation me fut d’autant plus agréable que, pendant que j’endossais mes nouveaux vêtements, Joli-Coeur s’était campé devant moi et avait imité mes mouvements en les exagérant. Ma toilette terminée, il s’était posé les mains sur les hanches et, renversant sa tête en arrière, il s’était mis à rire en poussant des petits cris moqueurs. J’ai entendu dire que c’était une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient. Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre, qui n’ont jamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moi qui, pendant longtemps, ai vécu dans l’intimité de Joli-Coeur, je puis affirmer qu’il riait et souvent même d’une façon qui me mortifiait. Sans doute son rire n’était pas exactement semblable à celui de l’homme. Mais enfin, lorsqu’un sentiment quelconque provoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière ; ses paupières se plissaient, ses mâchoires remuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme de petits charbons sur lesquels on aurait soufflé. « Nous donnerons demain notre première représentation, dit Vitalis, et tu y figureras. Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine. » Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas. « J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation. Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade. Je ne suis pas assez riche pour cela. C’est pour que tu travailles. Et ton travail consistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Coeur. – Mais je ne sais pas jouer la comédie ! m’écriai-je effrayé. – C’est justement pour cela que je dois te l’apprendre. Tu penses bien que ce n’est pas naturellement que Capi marche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière, pas plus que ce n’est pour son plaisir que Dolce danse à la corde. Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, et Dolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pour acquérir ces talents, ainsi que ceux qui les rendent d’habiles comédiens. Eh bien, toi aussi, tu dois travailler pour apprendre les différents rôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous donc à l’ouvrage. » J’avais à cette époque des idées tout à fait primitives sur le travail. Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre, ou fendre un arbre, ou tailler la pierre, et n’imaginais point autre chose. « La pièce que nous allons représenter, continua Vitalis, a pour titre Le Domestique de M. Joli-Coeur ou Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Voici le sujet : M. Joli-Coeur a eu jusqu’à ce jour un domestique dont il est très content, c’est Capi. Mais Capi devient vieux ; et, d’un autre côté, M. Joli-Coeur veut un nouveau domestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais ce ne sera pas un chien qu’il se donnera pour successeur, ce sera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi. – Comme moi ? – Non, pas comme toi, mais toi-même. Tu arrives de ton village pour entrer au service de Joli-Coeur. – Les singes n’ont pas de domestiques. – Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M. Joli-Coeur trouve que tu as l’air d’un imbécile. – Ce n’est pas amusant, cela. – Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pour rire ? D’ailleurs, figure-toi que tu arrives véritablement chez un monsieur pour être domestique et qu’on te dit, par exemple, de mettre la table. Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation. Avance et dispose le couvert. » Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, un couteau, une fourchette et du linge blanc. Comment devait-on arranger tout cela ? Comme je me posais ces questions et restais les bras tendus, penché en avant, la bouche ouverte, ne sachant par où commencer, mon maître battit des mains en riant aux éclats. « Bravo, dit-il, bravo ! c’est parfait. Ton jeu de physionomie est excellent. Le garçon que j’avais avant toi prenait une mine futée et son air disait clairement : “Vous allez voir comme je fais bien la bête” ; tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté est admirable. – Je ne sais pas ce que je dois faire. – Et c’est par là précisément que tu es excellent. Demain, dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire. C’est alors qu’il faudra te rappeler l’embarras que tu éprouves présentement, et feindre ce que tu ne sentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu de physionomie et cette attitude, je te prédis le plus beau succès. Qu’est ton personnage dans ma comédie ? celui d’un jeune paysan qui n’a rien vu et qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe ; de là mon sous-titre : Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Plus bête que Joli-Coeur, voilà ton rôle ; pour le jouer dans la perfection, tu n’aurais qu’à rester ce que tu es en ce moment ; mais, comme cela est impossible, tu devras te rappeler ce que tu as été et devenir par effort d’art ce que tu ne seras plus naturellement. » Le Domestique de M. Joli-Coeur n’était pas une grande comédie, et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes. Mais notre répétition dura près de trois heures, Vitalis nous faisant recommencer deux fois, quatre fois, dix fois la même chose, aux chiens comme à moi. Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de leur rôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau. Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur de notre maître. Ce n’était point ainsi qu’on traitait les bêtes dans mon village, où les jurons et les coups étaient les seuls procédés d’éducation qu’on employât à leur égard. Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition, il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura. « Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quand ce qu’il avait demandé n’était pas réussi ; c’est mal, Capi ; vous ne faites pas attention, Joli-Coeur, vous serez grondé. » Et c’était tout ; mais cependant c’était assez. « Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée, crois-tu que tu t’habitueras à jouer la comédie ? – Je ne sais pas. – Cela t’ennuie-t-il ? – Non, cela m’amuse. – Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence et, ce qui est plus précieux encore peut-être, de l’attention ; avec de l’attention et de la docilité, on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les à Joli-Coeur. Joli-Coeur a peut-être plus de vivacité et d’intelligence, mais il n’a pas de docilité. Il apprend facilement ce qu’on lui enseigne, mais il l’oublie aussitôt. D’ailleurs ce n’est jamais avec plaisir qu’il fait ce qu’on lui demande ; volontiers il se révolterait, et toujours il est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe n’a pas, comme le chien, la conscience du devoir, et par là il lui est très inférieur. Comprends-tu cela ? – Il me semble. – Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de ton mieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là ! » Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que ce qui m’avait le plus étonné dans cette répétition, ç’avait été l’inaltérable patience dont il avait fait preuve, aussi bien avec Joli-Coeur et les chiens qu’avec moi. Il se mit alors à sourire doucement : « On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécu jusqu’à ce jour qu’avec des paysans durs aux bêtes et qui croient qu’on doit conduire celles-ci le bâton toujours levé. – Maman Barberin était très douce pour notre vache la Roussette, lui dis-je. – Elle avait raison, reprit-il. Tu me donnes une bonne idée de maman Barberin ; c’est qu’elle savait ce que les gens de campagne ignorent trop souvent, qu’on obtient peu de chose par la brutalité, tandis qu’on obtient beaucoup, pour ne pas dire tout, par la douceur. Pour moi, c’est en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j’ai fait d’elles ce qu’elles sont. Si je les avais battues, elles seraient craintives, et la crainte paralyse l’intelligence. Au reste, en me laissant aller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ce que je suis, et je n’aurais pas acquis cette patience à toute épreuve qui m’a gagné ta confiance. C’est que qui instruit les autres s’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donné autant de leçons qu’ils en ont reçu de moi. J’ai développé leur intelligence, ils m’ont formé le caractère. » Ce que j’entendais me parut si étrange, que je me mis à rire. « Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas, qu’un chien puisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien n’est plus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subisse l’influence de son maître ? – Oh ! bien sûr. – Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veiller sur lui-même quand il entreprend l’éducation d’un chien. Ainsi suppose un moment qu’en instruisant Capi je me sois abandonné à l’emportement et à la colère. Qu’aura fait Capi ? il aura pris l’habitude de la colère et de l’emportement, c’est-à-dire qu’en se modelant sur mon exemple il se sera corrompu. Le chien est presque toujours le miroir de son maître, et qui voit l’un voit l’autre. Montre-moi ton chien, je dirai qui tu es. Le brigand a pour chien un gredin ; le voleur, un voleur ; le paysan sans intelligence, un chien grossier ; l’homme poli et affable, un chien aimable. » Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moi le grand avantage d’être habitués à paraître en public, de sorte qu’ils virent arriver le lendemain sans crainte. Pour eux il s’agissait de faire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois, mille fois peut-être. Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque, le lendemain, nous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place, où devait avoir lieu notre représentation. Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrine cambrée, et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valse sur un fifre en métal. Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassait M. Joli-Coeur, en costume de général anglais, habit et pantalon rouges galonnés d’or, avec un chapeau à claque surmonté d’un large plumet. Puis, à une distance respectueuse, s’avançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce. Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce à l’espacement indiqué par notre maître, tenait une certaine place dans la rue. Mais ce qui, mieux encore que la pompe de notre défilé, provoquait l’attention, c’étaient les sons perçants du fifre qui allaient jusqu’au fond des maisons éveiller la curiosité des habitants d’Ussel. On accourait sur les portes pour nous voir passer ; les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement. Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre ; des paysans ébahis s’étaient joints à eux, et, quand nous étions arrivés sur la place, nous avions derrière nous et autour de nous un véritable cortège. Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elle consistait en une corde attachée à quatre arbres, de manière à former un carré long, au milieu duquel nous nous plaçâmes. La première partie de la représentation consista en différents tours exécutés par les chiens ; mais ce que furent ces tours, je ne saurais le dire, occupé que j’étais à me répéter mon rôle et troublé par l’inquiétude. C’était à Joli-Coeur et à moi à entrer en scène. « Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant d’une main avec son archet et de l’autre avec son violon, nous allons continuer le spectacle par une charmante comédie intitulée : Le Domestique de M. Joli-Coeur ou le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Un homme comme moi ne s’abaisse pas à faire l’éloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc qu’une chose : écarquillez les yeux, ouvrez les oreilles et préparez vos mains pour applaudir. » Ce qu’il appelait « une charmante comédie » était en réalité une pantomime, c’est-à-dire une pièce jouée avec des gestes et non avec des paroles. Et cela devait être ainsi, par cette bonne raison que deux des principaux acteurs, Joli-Coeur et Capi, ne savaient pas parler, et que le troisième (qui était moi-même) aurait été parfaitement incapable de dire deux mots. Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plus facilement compréhensible, Vitalis l’accompagnait de quelques paroles qui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient. Ce fut ainsi que, jouant en sourdine un air guerrier, il annonça l’entrée de M. Joli-Coeur, général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à ce jour, M. Joli-Coeur n’avait eu pour domestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servir désormais par un homme, ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes, il était temps que cela changeât. En attendant que ce domestique arrivât, le général Joli-Coeur se promenait en long et en large, et fumait son cigare. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public ! Il s’impatientait, le général, et il commençait à rouler de gros yeux comme quelqu’un qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied. Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène, amené par Capi. Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte et m’introduisit auprès du général. Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un air désolé. Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules. Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire : on avait compris qu’il me prenait pour un parfait imbécile, et c’était aussi le sentiment des spectateurs. La pièce était, bien entendue, bâtie pour montrer cette imbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Coeur, au contraire, devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse. Après m’avoir examiné longuement, le général, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner. « Le général croit que, quand ce garçon aura mangé, il sera moins bête, disait Vitalis ; nous allons voir cela. » Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis, une serviette posée sur mon assiette. Que faire de cette serviette ? Capi m’indiquait que je devais m’en servir. Mais comment ? Après avoir bien cherché, je fis le geste de me moucher dedans. Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba les quatre pattes en l’air renversé par ma stupidité. Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau la serviette, me demandant comment l’employer. Enfin une idée m’arriva ; je roulai la serviette et m’en fis une cravate. Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi. Et ainsi de suite jusqu’au moment où le général exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assit à ma place et mangea le déjeuner qui m’était destiné. Ah ! il savait se servir d’une serviette, le général. Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l’étala sur ses genoux ! Avec quelle élégance il cassa son pain et vida son verre ! Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents. Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés, et la représentation s’acheva dans un triomphe. Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête ! En revenant à notre auberge, Vitalis me fit ce compliment, et j’étais si bien comédien, que je fus fier de cet éloge.

8

J’apprends à lire C’étaient assurément des comédiens du plus grand talent, que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis – je parle des chiens et du singe –, mais ce talent n’était pas très varié. Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatre représentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter. De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans une même ville. Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc se remettre en route. Où allions-nous ? Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question. « Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant. – Non. – Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ? – Pour savoir. – Savoir quoi ? » Je restai interloqué, regardant, sans trouver un mot, la route blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’un vallon boisé. « Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées, qu’est-ce que cela t’apprendra ? – Mais vous, vous connaissez donc le pays ? – Je n’y suis jamais venu. – Et pourtant vous savez où nous allons ? » Il me regarda encore longuement comme s’il cherchait quelque chose en moi. « Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il. – Non. – Sais-tu ce que c’est qu’un livre ? Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons, nous trouverons les noms et l’histoire des pays que nous traversons. Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays ont mis dans mon livre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que je n’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays ; je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leur histoire comme si on me la racontait. – C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis après avoir marché assez longtemps en réfléchissant. – C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tu la tête dure ? – Je ne sais pas, mais il me semble que, si vous vouliez m’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté. – Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devant nous. » Le lendemain, comme nous cheminions, je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière. « Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire », me dit-il. Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il ne se moquait pas de moi. Puis, comme je le trouvai sérieux, je regardai attentivement sa trouvaille. Comment lire sur cette planche, et quoi lire ? « Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant. – Vous voulez vous moquer de moi ? – Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elle s’adresse à l’ignorance, elle est une marque de sottise chez celui qui l’emploie. Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d’arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons, et tu verras comment je peux t’enseigner la lecture avec ce morceau de bois. » Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres et, nos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Alors Vitalis, tirant son couteau de sa poche, essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deux faces, dans toute sa longueur, puis, cela fait, il la coupa en petits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d’égale grandeur. « Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, une lettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme des lettres, et, quand tu les sauras bien sans te tromper, de manière à les reconnaître rapidement à première vue, tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots. Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre. » Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection de petits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître les lettres de l’alphabet ; mais, pour savoir lire, ce fut une autre affaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même un moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire. Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre. En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ? Et nous avions pris nos leçons en commun ; j’étais devenu le camarade de classe de Capi, ou le chien était devenu le mien, comme on voudra. Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres qu’il voyait, puisqu’il n’avait pas la parole ; mais, lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait. Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides que lui, mais, si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus, et, comme il n’avait pas de distractions, il n’hésitait ou ne se trompait jamais. Alors, quand je me trouvais en faute, notre maître ne manquait jamais de dire : « Capi saura lire avant Rémi. » Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue d’un air de triomphe. « Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie, disait encore Vitalis, mais dans la réalité c’est honteux. » Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cour, et, tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom, en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de l’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre. « Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis, veux-tu apprendre à lire la musique ? – Est-ce que, quand je saurai la musique, je pourrai chanter comme vous ? » Vitalis chantait quelquefois, et sans qu’il s’en doutât c’était une fête pour moi de l’écouter. « Tu voudrais donc chanter comme moi ? – Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas possible, mais enfin chanter. – Tu as du plaisir à m’entendre chanter ? – Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ; le rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantez bien mieux encore. Et puis ce n’est pas du tout la même chose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai envie de pleurer ou bien j’ai envie de rire, et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air doux ou triste, cela me ramène auprès de mère Barberin, c’est à elle que je pense, c’est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez, puisqu’elles sont italiennes. » Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir ses yeux se mouiller ; alors je m’arrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi. « Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu ne me peines pas, bien au contraire, tu me rappelles ma jeunesse, mon beau temps ; sois tranquille, je t’apprendrai à chanter, et, comme tu as du coeur, toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi, tu verras… » Il s’arrêta tout à coup, et je crus comprendre qu’il ne voulait point se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisons qui le retenaient, je ne les devinai point. Ce fut plus tard seulement que je les ai connues, beaucoup plus tard, et dans des circonstances douloureuses, terribles pour moi, que je raconterai lorsqu’elles se présenteront au cours de mon récit. Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique ce qu’il avait déjà fait pour la lecture, c’est-à-dire qu’il recommença à tailler des petits carrés de bois, qu’il grava avec la pointe de son couteau. Mais cette fois son travail fut plus considérable, car les divers signes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisons plus compliquées que l’alphabet. Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deux faces de ses carrés de bois, et, après les avoir rayées toutes deux de cinq lignes qui représentaient la portée, il inscrivit sur une face la clef de sol et sur l’autre la clef de fa. Puis, quand il eut tout préparé, les leçons commencèrent, et j’avoue qu’elles ne furent pas moins dures que ne l’avaient été celles de lecture. Plus d’une fois Vitalis, si patient avec ses chiens, s’exaspéra contre moi. « Avec une bête, s’écriait-il, on se contient parce qu’on sait que c’est une bête, mais toi tu me feras mourir ! » Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral, il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaient fortement. Joli-Coeur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu’il trouvait drôle, avait copié ce geste, et, comme il assistait presque toujours à mes leçons, j’avais le dépit, lorsque j’hésitais, de le voir lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses en les faisant claquer. « Joli-Coeur lui-même se moque de toi ! » s’écriait Vitalis. Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moins de peine, et j’eus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalis sur une feuille de papier. Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il me donna deux bonnes petites tapes amicales sur chaque joue, en déclarant que, si je continuais ainsi, je deviendrais certainement un grand chanteur. Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et, pendant des semaines, pendant des mois, mes poches furent constamment remplies de mes petits morceaux de bois. D’ailleurs, mon travail n’était pas régulier comme celui d’un enfant qui suit les classes d’une école, et c’était seulement à ses moments perdus que mon maître pouvait me donner mes leçons. Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui était plus ou moins long, selon que les villages étaient plus ou moins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentations partout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles aux chiens et à M. Joli-Coeur ; il fallait préparer nous-mêmes notre déjeuner ou notre dîner, et c’était seulement après tout cela qu’il était question de lecture ou de musique, le plus souvent dans une halte, au pied d’un arbre, ou bien sur un tas de cailloux, le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceaux de bois. Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tant d’enfants, qui n’ont qu’à travailler, et qui se plaignent pourtant de n’avoir pas le temps de faire les devoirs qu’on leur donne. Mais il faut bien dire qu’il y a quelque chose de plus important encore que le temps qu’on emploie au travail, c’est l’application qu’on y apporte ; ce n’est pas l’heure que nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire, c’est la volonté d’apprendre. Enfin j’appris quelque chose, et en même temps j’appris aussi à faire de longues marches qui ne furent pas moins utiles que les leçons de Vitalis. J’étais un enfant assez chétif quand je vivais avec mère Barberin, et la façon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville », avait dit Barberin, « avec des jambes et des bras trop minces », avait dit Vitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air, à la dure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons se développèrent, ma peau se cuirassa, et je devins capable de supporter, sans en souffrir, le froid comme le chaud, le soleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues. Et ce me fût un grand bonheur que cet apprentissage ; il me mit à même de résister aux coups qui plus d’une fois devaient s’abattre sur moi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse.

9

Nous avions parcouru une partie du Midi de la France : l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue, les Cévennes, le Languedoc. Notre façon de voyager était des plus simples : nous allions droit devant nous, au hasard, et, quand nous trouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable, nous nous préparions pour faire une entrée triomphale. Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce, habillant Zerbino, mettant un emplâtre sur l’oeil de Capi pour qu’il pût jouer le rôle d’un vieux grognard ; enfin je forçais Joli-Coeur à endosser son habit de général. Mais c’était là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singe, qui savait très bien que cette toilette était le prélude d’un travail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, et inventait les tours les plus drôles pour m’empêcher de l’habiller. Alors j’appelais Capi à mon aide, et par sa vigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe. La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, et, nous mettant en bel ordre, nous défilions par le village. Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant, nous donnions une représentation ; si, au contraire, il était trop faible pour faire espérer une recette, nous continuions notre marche. Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours, et alors, le matin, j’avais la liberté d’aller me promener où je voulais. Je prenais Capi avec moi –, Capi, simple chien, bien entendu, sans son costume de théâtre, et nous flânions par les rues. Vitalis, qui d’ordinaire me tenait étroitement près de lui, pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou. « Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à l’école ou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quand tu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être ne pourrai-je pas toujours te répondre, car je n’ai pas la prétention de tout connaître, mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours été directeur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai appris autre chose que ce qui m’est en ce moment utile pour « présenter Capi ou M. Joli-Coeur devant l’honorable société ». – Quoi donc ? – Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment sache seulement qu’un montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde. En même temps, comprends aussi que, si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de l’escalier de la vie, tu peux, si tu le veux, arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépend des circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère, avec émotion, avec reconnaissance, au pauvre musicien qui t’a fait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice ; j’ai dans l’idée que notre rencontre te sera heureuse. » Après avoir quitté les montagnes de l’Auvergne, nous étions arrivés dans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées, où l’on ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres taillis. Aucun pays n’est plus triste, plus pauvre. Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes, se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la grange d’une auberge. « C’est ici, me dit Vitalis en causant le soir avant de nous coucher, c’est ici, dans ce pays, et probablement dans cette auberge, qu’est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui, ayant commencé la vie par être garçon d’écurie, est devenu prince et roi : il s’appelait Murat ; on en a fait un héros et l’on a donné son nom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent je me suis entretenu avec lui. » Malgré moi une interruption m’échappa. « Quand il était garçon d’écurie ? – Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C’est la première fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naples que je l’ai connu, au milieu de sa cour. – Vous avez connu un roi ! » Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps. « Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte l’histoire du roi Murat ? – Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie. » Alors il me raconta tout au long cette histoire, et, pendant plusieurs heures, nous restâmes sur notre banc ; lui, parlant, moi, les yeux attachés sur son visage, que la lune éclairait de sa pâle lumière. Eh quoi, tout cela était possible ; non seulement possible, mais encore vrai ! Mon maître avait vu tant de choses ! Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ? Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ? Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse de merveilleux.

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