Sans famille Hector Malot

Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses ; les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi. Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; – c’est le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne. Une ville en ruine avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là –, c’est Saint-Émilion. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitement abaissé devant nous. Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et, au-delà de cette rivière, les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais, se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles, leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. « C’est Bordeaux », me dit Vitalis. Pour un enfant élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’était féerique. « C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant, sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois, au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs. » Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles ! Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser. De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes. Nous avons quitté Bordeaux et, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nous avons abandonné la rivière à Langon et nous avons pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. « Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes. » C’était non seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le coeur, car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une insurmontable tristesse. L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré son habitude des longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route. Mais, au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine. J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué, et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir. « As-tu peur ? » demanda Vitalis. Ce mot me décida à ne pas insister, et je partis seul pour mon exploration ; je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur. Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait. Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges. Il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique. Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière. Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tout cas, je me sentais comme sous le coup d’un danger. À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps j’entendis comme un bruissement de branches qu’on frôlait. Quelqu’un ? Mais non, ce ne pouvait pas être un homme, ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères sur la pâleur du ciel. Ce qu’il y avait de certain, c’est que cette bête, montée sur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côté par des bonds précipités. Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elle accourait. Cette pensée me fit retrouver mes jambes, et, tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis. Mais, si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite que moi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos. Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix. Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement : « La bête, la bête ! – La bête, c’est toujours toi, disait-il en riant ; regarde donc un peu, si tu l’oses. » Son rire, plus encore que ses paroles, m’avait rappelé à la raison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main. L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenait immobile sur la route. Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes. Était-ce une bête ? Était-ce un homme ? De l’homme, elle avait le corps, la tête et les bras. De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres de cinq ou six pieds de haut sur lesquelles elle restait posée. Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la parole à mon apparition. « Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village ? » demanda-t-il. C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ? Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau. C’était donc un animal ? Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire ! Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ? « Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? me demanda Vitalis en marchant. – Oui, mais je ne sais pas ce que c’est : il y a donc des géants dans ce pays-ci ? – Oui, quand ils sont montés sur des échasses. » Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds. « Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux. »

11

Devant la justice De Pau il m’est resté un souvenir agréable ; dans cette ville, le vent ne souffle presque jamais. Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant nos journées dans les rues, sur les places publiques et sur les promenades, on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre. Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairement à nos habitudes, détermina ce long séjour en un même endroit, mais une autre très légitimement toute-puissante auprès de mon maître, – je veux dire l’abondance de nos recettes. En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un public d’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose ! » C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux, presque aussi beaux que ceux de Dolce. Quand le printemps s’annonça par de chaudes journées, notre public commença à devenir moins nombreux, et, après la représentation, plus d’une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Coeur et à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir. Nous reprîmes notre vie errante, à l’aventure, par les grands chemins. Pendant longtemps, je ne sais combien de jours, combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivant des vallées, escaladant des collines, laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblables à des entassements de nuages. Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville, située au bord d’une rivière, au milieu d’une plaine fertile. Les maisons, fort laides pour la plupart, étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée. Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps. Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain, fut de chercher des endroits propices à nos représentations. Nous en trouvâmes un grand nombre, car les promenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans la partie de la ville qui avoisine le jardin des plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres, sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes, et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux. Par malheur, l’homme de police qui avait la garde de cette allée vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service, soit toute autre raison, il voulut nous faire abandonner notre place. Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céder à cette tracasserie, car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n’était pas à armes égales ; mais, par suite d’une disposition d’esprit qui n’était pas ordinaire à mon maître, presque toujours très patient, il n’en jugea pas ainsi. Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savants pauvre et vieux – au moins présentement –, il avait de la fierté ; de plus, il avait ce qu’il appelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou règlements de police. Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulut nous expulser de notre allée. L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais à obéir. « Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis. – Museler mes chiens ! – Oui, muselez vos chiens, et plus vite que ça. – Museler Capi, Zerbino, Dolce ! s’écria Vitalis s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecin Capi, connu de l’univers entier, pourra-t-il administrer ses médicaments à son malade, si celui-ci porte au bout de son nez une muselière ? C’est par la bouche, signor, permettez-moi de vous le faire remarquer, que la médecine doit être prise pour opérer son effet. Le docteur Capi ne se serait jamais permis de lui indiquer une autre direction devant ce public distingué. » Sur ce mot, il y eut une explosion de fous rires. « Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écria l’agent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela. – À demain, signor, dit Vitalis, à demain. » Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens, mais il n’en fit rien, et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avec l’homme de police. Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même. « Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation, lui dis-je, il me semble qu’il serait bon de la lui mettre un peu à l’avance. En le surveillant, on pourrait peut-être l’y habituer. – Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ? – Dame ! il me semble que l’agent est disposé à vous tourmenter. – Sois tranquille, je m’arrangerai demain pour que l’agent ne puisse pas me faire un procès, et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux. D’un autre côté, il est bon aussi que le public s’amuse un peu. Cet agent nous procurera plus d’une bonne recette ; il jouera, sans s’en douter, un rôle comique dans la pièce que je lui prépare ; cela donnera de la variété à notre répertoire et n’ira pas plus loin qu’il ne faut. Pour cela, tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Coeur ; tu tendras les cordes, tu joueras quelques morceaux de harpe, et, quand tu auras autour de toi un public suffisant et que l’agent sera arrivé, je ferai mon entrée avec les chiens. C’est alors que la comédie commencera. » Je n’avais pas bonne idée de tout cela. Le lendemain je m’en allai à notre place ordinaire, et je tendis mes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures, qu’on accourut de tous côtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que je venais de tracer. En me voyant seul avec Joli-Coeur, plus d’un spectateur inquiet m’interrompait pour me demander si « l’Italien » ne viendrait pas. « Il va arriver bientôt. » Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de police. Joli-Coeur l’aperçut le premier, et aussitôt, se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête en arrière, il se mit à se promener autour de moi en long et en large, raide, cambré, avec une prestance ridicule. Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises. La figure de l’agent n’était pas faite pour me donner bonne espérance ; il était vraiment furieux, exaspéré par la colère. Joli-Coeur, qui ne comprenait pas la gravité de la situation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Il se promenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans, tandis que l’agent se promenait en dehors, et en passant devant moi il me regardait à son tour par-dessus son épaule avec une mine si drôle, que les rires du public redoublaient. Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent, que la colère aveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le singe, et vivement il enjamba la corde. En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à moitié renversé par un soufflet. Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux, Vitalis, survenu, je ne sais comment, était placé entre moi et l’agent qu’il tenait par le poignet. « Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté. » L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra la sienne. Et, pendant quelques secondes, les deux hommes se regardèrent en face, les yeux dans les yeux. L’agent était fou de colère. Mon maître était magnifique de noblesse ; il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l’indignation et le commandement. Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allait rentrer sous terre, mais il n’en fut rien : d’un mouvement vigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité. Vitalis, indigné, se redressa, et, levant son bras droit, il en frappa fortement le poignet de l’agent pour se dégager. « Que voulez-vous donc de nous ? demanda Vitalis. – Je veux vous arrêter ; suivez-moi au poste. – Pour arriver à vos fins, il n’était pas nécessaire de frapper cet enfant, répondit Vitalis. – Pas de paroles, suivez-moi ! » Vitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il ne répliqua pas, mais, se tournant vers moi : « Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les chiens, je te ferai parvenir des nouvelles. » Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna. Je rentrai à l’auberge fort affligé et très inquiet. Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de l’effroi. À vrai dire, ce temps n’avait duré que quelques heures. Assez rapidement, je m’étais attaché à lui d’une affection sincère, et cette affection avait été en grandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie, toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir au matin, quand, pour notre coucher, nous partagions la même botte de paille. Un père n’a pas plus de soins pour son enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire, à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches, il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dans les journées de grand froid, il avait partagé avec moi ses couvertures ; par les fortes chaleurs, il m’avait toujours aidé à porter la part de bagages et d’objets dont j’étais chargé. À table, ou plus justement, dans nos repas, car nous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissait jamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; au contraire, il nous partageait également le bon et le mauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreilles et m’allongeait une taloche ; mais il n’y avait pas, dans ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins, ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse qu’il m’avait donnés depuis que nous étions ensemble. Il m’aimait et je l’aimais. Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osant pas sortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Coeur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets et chagrins. Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta une lettre de Vitalis. Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant, sous la prévention de résistance à un agent de l’autorité, et de voies de fait sur la personne de celui-ci. « En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’ai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Viens à l’audience ; tu y trouveras une leçon. » Ayant pris des renseignements, on me dit que l’audience de la police correctionnelle commençait à dix heures. À neuf heures, le samedi, j’allai m’adosser contre la porte et, le premier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu, la salle s’emplit, je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l’agent de police. Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux et la justice, mais d’instinct j’en avais une peur horrible ; il me semblait que, bien qu’il s’agit de mon maître et non de moi, j’étais en danger. J’allai me blottir derrière un gros poêle et, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussi petit que possible. Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce qu’il répondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pour entendre, ou tout au moins pour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas à écouter, je regardais. Je regardais mon maître qui se tenait debout, ses grands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attitude d’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l’interrogeait. « Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté des coups à l’agent qui vous arrêtait ? – Non des coups, monsieur le président, mais un coup, et pour me dégager de son étreinte ; lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation, je vis l’agent donner un soufflet à l’enfant qui m’accompagnait. – Cet enfant n’est pas à vous ? – Non, monsieur le président, mais je l’aime comme s’il était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissai entraîner par la colère, je saisis vivement la main de l’agent et l’empêchai de frapper de nouveau. – Nous allons entendre l’agent. » Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés, mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moqué de sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coup qu’il avait reçu. Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avec attention, regardait de tous côtés dans la salle. Je compris qu’il me cherchait. Alors, je me décidai à quitter mon abri, et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premier rang. Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentis qu’il était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeux s’emplirent de larmes. « C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président. – Pour moi, je n’aurais rien à ajouter, mais, pour l’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pour lui, je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible. » Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté. Mais il n’en fut rien. Un autre magistrat parla pendant quelques minutes ; puis le président, d’une voix grave, dit que le nommé Vitalis, convaincu d’injures et de voies de fait envers un agent de la force publique, était condamné à deux mois de prison et à cent francs d’amende. Deux mois de prison ! À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle Vitalis était entré se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme, puis la porte se referma. Deux mois de séparation ! Où aller ?

12

En bateau Quand je rentrai à l’auberge, le coeur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement. J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta. « Eh bien, me dit-il, ton maître ? – Il est condamné. – À combien ? – À deux mois de prison. – Et à combien d’amende ? – Cent francs. – Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises. Je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici. – M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ? – Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ? – Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher. – Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner. » J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Coeur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge. Tout en marchant rapidement, les chiens levaient la tête vers moi et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim. Joli-Coeur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui ; alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens. Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Coeur me tirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort. Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain, si on me demandait de le faire, et j’entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai. Je demandai qu’on me servît une livre et demie de pain. « Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes ! » Le pain était alors à cinq sous la livre, et, si j’en prenais deux livres, elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous il ne m’en resterait qu’un seul. J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère, d’un air que je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre et demie de pain et que je la priais de ne pas m’en couper davantage. « C’est bon, c’est bon », répondit-elle. Et, autour d’un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup. « C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes. » Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir. J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait, disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, je n’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus ; cependant je n’osai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras. C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle. Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu d’adresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions. Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux. « Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Coeur, oui, mes chers camarades, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois. – Ouah ! cria Capi. – Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent. » Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’il faisait la quête dans les « rangs de l’honorable société ». « Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances, et qu’au lieu de me jouer de mauvais tours vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes. » Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notre maître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvèrent leur contentement par leur attention. Après quelques instants de repos, je donnai le signal du départ ; il nous fallait gagner notre coucher, en tout cas notre déjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions l’économie de coucher en plein air. « Nous allons coucher à la belle étoile ; n’importe où, sans souper. » Au mot souper, il y eut un grognement général. Je montrai mes trois sous. « Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pour déjeuner demain ; or, comme nous avons mangé aujourd’hui, je trouve qu’il est sage de penser au lendemain. » Et je remis mes trois sous dans ma poche. Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation ; mais Zerbino, qui n’avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand, continua de gronder. Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire, je me tournai vers Capi : « Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pas vouloir comprendre, il faut nous priver d’un second repas aujourd’hui, si nous voulons en faire un seul demain. » Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade, et une discussion parut s’engager entre eux. Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain, en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique, alors qu’au jour naissant elles jacassent si vivement entre elles ; ce sont de vrais discours qu’elles tiennent, des affaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles de tendresse qu’elles échangent. Et les fourmis d’une même tribu, lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes, que croyez-vous qu’elles fassent, si vous n’admettez pas qu’elles se communiquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens, non seulement ils savent parler, mais encore ils savent lire : voyez-les le nez en l’air, ou bien la tête basse flairant le sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ils s’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas. Ce que Capi dit à Zerbino, je ne l’entendis pas, car, si les chiens comprennent le langage des hommes, les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait d’entendre raison et qu’il insistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs que Zerbino, qui n’était pas très brave, se résigna au silence. La question du souper étant ainsi réglée, il ne restait plus que celle du coucher. Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu des pierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à la base et un toit à son sommet. Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais d’aiguilles de pin desséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait qu’un morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleurs le proverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dîne » ? Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder, et la bonne bête, au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta en dehors de notre abri, postée en sentinelle. Je pouvais être tranquille, je savais que personne ne nous approcherait sans que j’en fusse prévenu. Cependant, bien que rassuré sur ce point, je ne m’endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin, Joli-Coeur enveloppé près de moi dans ma veste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue. La journée, cette première journée de voyage, avait été mauvaise : que serait celle du lendemain ? Comment nourrir ma troupe, comment me nourrir moi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? Des muselières, une permission pour chanter, où voulait-on que j’en eusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d’un bois, sous un buisson ? Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis ! Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai, et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage. C’était Capi, qui m’avait entendu pleurer et qui venait me consoler, comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage. Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés, et il me sembla qu’il pleurait avec moi. Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et Capi, assis devant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin, tout au loin, une cloche sonnait l’Angélus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait des rayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le coeur que pour le corps. Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, et après nous verrions. En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; j’eus l’odorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud. Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre ne nous donnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, et notre déjeuner fut rapidement terminé. Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dire d’aviser aux moyens de faire une recette dans la journée. Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation, et aussi en examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner s’ils nous seraient amis ou ennemis. J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coup j’entendis crier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction, Zerbino m’avait abandonné, et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu’il emportait dans sa gueule. « Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le, arrêtez-les tous ! » En entendant ces derniers mots, me sentant coupable, ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, je me mis à courir aussi. Que répondre, si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas ? Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Coeur que je portais sur mon épaule m’empoignait par le cou pour ne pas tomber. Toujours courant à toutes jambes, nous fûmes bientôt en pleine campagne, c’est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres. Alors je me retournai, osant regarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivait tout au loin, s’étant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande. Je l’appelai ; mais Zerbino, qui savait qu’il avait mérité une sévère correction, s’arrêta, puis, au lieu de venir à moi, il se sauva. J’eus recours à Capi. « Va me chercher Zerbino. » Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’il me jeta avant de partir je crus voir qu’il se ferait plus volontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme. Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’un ni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capi reparut seul, la tête basse. « Où est Zerbino ? » Capi se coucha dans une attitude craintive ; alors, en le regardant, je m’aperçus qu’une de ses oreilles était ensanglantée. Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé : Zerbino s’était révolté contre la gendarmerie, il avait fait résistance, et Capi, qui peut-être n’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait comme bien sévère, s’était laissé battre. L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne me restait qu’une ressource, qui était d’attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais, après un premier mouvement de révolte, il se résignerait à subir sa punition, et je le verrais apparaître repentant. Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas, j’envoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade ; mais au bout d’une demi-heure, il revint seul et me fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé. Que faire ? Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvais pas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître, si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgré tout, je l’aimais, ce coquin de Zerbino. Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire. Comme j’examinais cette question, je me souvins que Vitalis m’avait dit qu’à la guerre, quand un régiment était fatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique, si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants les soldats oubliaient leurs fatigues. Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, et, tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens en position, je commençai à jouer un air de danse, puis, après, une valse. Tout à coup j’entendis une voix claire, une voix d’enfant crier : « Bravo ! » Cette voix venait de derrière moi. Je me retournai vivement. Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le remorquaient avaient fait halte sur la rive opposée. C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pas encore vu de pareil : il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux, et au-dessus de son pont peu élevé au-dessus de l’eau était construite une sorte de galerie vitrée. À l’avant de cette galerie se trouvait une véranda ombragée par des plantes grimpantes, dont le feuillage, accroché çà et là aux découpures du toit, retombait par places en cascades vertes ; sous cette véranda j’aperçus deux personnes : une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique, qui se tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près de mon âge, qui me parut couché. C’était cet enfant sans doute qui avait crié « Bravo ». Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait rien d’effrayant, je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui m’avait applaudi. « C’est pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda la dame, parlant avec un accent étranger. – C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi… pour me distraire. » L’enfant fit un signe, et la dame se pencha vers lui. « Voulez-vous jouer encore ? » me demanda la dame en relevant la tête. Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m’arrivait si à propos ! Je ne me fis pas prier. Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes, et ils se mirent à tourner en mesure. Puis Joli-Coeur dansa un pas seul. Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire. Nous ne sentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaient assurément compris qu’un dîner serait le paiement de leurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que je ne m’épargnais moi-même. Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je vis Zerbino sortir d’un buisson, et, quand ses camarades passèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieu d’eux et prit son rôle. Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, je regardais de temps en temps le jeune garçon, et, chose étrange, bien qu’il parût prendre grand plaisir à nos exercices, il ne bougeait pas ; il restait couché, allongé, dans une immobilité complète, ne remuant que les deux mains pour nous applaudir. Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur une planche. Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais, et je voyais maintenant l’enfant comme si j’avais été sur le bateau même et près de lui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâle qu’on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse, avec quelque chose de maladif. « Combien faites-vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame. – On paie selon le plaisir qu’on a éprouvé. – Alors, maman, il faut payer très cher », dit l’enfant. Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas. « Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près », me dit la dame. Je fis un signe à Capi qui, prenant son élan, sauta dans le bateau. « Et les autres ? » cria Arthur. Zerbino et Dolce suivirent leur camarade. « Et le singe ! » Joli-Coeur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût de la dame. « Est-il méchant ? demanda-t-elle. – Non, madame, mais il n’est pas toujours obéissant, et j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement. – Eh bien, embarquez avec lui. » Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à l’arrière auprès du gouvernail ; et aussitôt cet homme, passant à l’avant, jeta une planche sur la berge. C’était un pont. Il me permit d’embarquer sans risquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Coeur dans ma main. « Le singe ! le singe ! » s’écria Arthur. Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et caressait Joli-Coeur, je pus l’examiner à loisir. Chose surprenante ! il était bien véritablement attaché sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord. « Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me demanda la dame. – Oui, mais je suis seul en ce moment. – Pour longtemps ? – Pour deux mois. – Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment, seul ainsi pour si longtemps, à votre âge ! – Il le faut bien, madame ! – Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d’argent au bout de ces deux mois ? – Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit. – Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ? » J’hésitai avant de répondre ; je n’avais jamais vu une dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme celle qui m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant de bonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, si encourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs, pourquoi me taire ? Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer de Vitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, et comment, depuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avais pas pu gagner un sou. Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens ; mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais. « Comme vous devez tous avoir faim ! » s’écria-t-il. À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent à aboyer, et Joli-Coeur se frotta le ventre avec frénésie. « Oh ! maman », dit Arthur. La dame comprit cet appel ; elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entrebâillée, et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie. « Asseyez-vous, mon enfant », me dit la dame. Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi, et Joli-Coeur prit place sur mon genou. « Vos chiens mangent-ils du pain ? » me demanda Arthur. S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu’ils dévorèrent. « Et le singe ? » dit Arthur. Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Coeur, car, tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s’étouffer sous la table. À mon tour, je pris une tranche de pain, et, si je ne m’étouffai pas comme Joli-Coeur, je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui. « Pauvre enfant ! » disait la dame en emplissant mon verre. Quant à Arthur, il ne disait rien ; mais il nous regardait, les yeux écarquillés, émerveillé assurément de notre appétit, car nous étions aussi voraces les uns que les autres, même Zerbino, qui cependant avait dû se rassasier jusqu’à un certain point avec la viande qu’il avait volée. « Et où auriez-vous dîné ce soir, si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur. – Je crois bien que nous n’aurions pas dîné. – Et demain, où dînerez-vous ? – Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourd’hui. » Sans continuer de s’entretenir avec moi, Arthur se tourna vers sa mère, et une longue conversation s’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avais déjà entendue ; il paraissait demander une chose qu’elle n’était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections. Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, car son corps ne bougeait pas. « Voulez-vous rester avec nous ? » dit-il. Je le regardai sans répondre, tant cette question me prit à l’improviste. « Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous. – Sur ce bateau ! – Oui, sur ce bateau ; mon fils est malade, les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche, ainsi que vous le voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dans ce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur, qui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, mon enfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nous rendrez service, et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouver un public, ce qui, pour un enfant de votre âge, n’est pas toujours très facile. » Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, et combien était généreuse celle qui me l’adressait. Je pris la main de la dame et la baisai. Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance, et affectueusement, presque tendrement, elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front. « Pauvre petit ! » dit-elle. Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu’on me montrait ; l’empressement était jusqu’à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance. Je pris mon instrument et j’allai me placer tout à l’avant du bateau, puis je commençai à jouer. En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et en tira un son aigu. Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ? Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui, devina mon inquiétude. « Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche », dit-il. En effet, le bateau, qui s’était éloigné de la berge, commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal, entraîné par les chevaux ; l’eau clapotait contre la carène, et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous, éclairés par les rayons obliques du soleil couchant. « Voulez-vous jouer ? » demanda Arthur. Et, d’un signe de tête, appelant sa mère auprès de lui, il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que je jouai les divers morceaux que mon maître m’avait appris.

13

Mon premier ami La mère d’Arthur était anglaise, elle se nommait Mme Milligan. Elle était veuve, et je croyais qu’Arthur était son seul enfant ; – mais j’appris bientôt qu’elle avait eu un fils aîné, disparu dans des conditions mystérieuses. Jamais on n’avait pu retrouver ses traces. Au moment où cela était arrivé, M. Milligan était mourant, et Mme Milligan, très gravement malade, ne savait rien de ce qui se passait autour d’elle. Quand elle était revenue à la vie, son mari était mort et son fils disparu. Les recherches avaient été dirigées par M. James Milligan, son beau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans ce choix, que M. James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa belle-soeur. En effet, son frère mort sans enfants, il devenait l’héritier de celui-ci. Cependant M. James Milligan n’hérita point de son frère, car, sept mois après la mort de son mari, Mme Milligan mit au monde un enfant, qui était le petit Arthur. Mais cet enfant, chétif et maladif, ne pouvait pas vivre, disaient les médecins ; il devait mourir d’un moment à l’autre, et ce jour-là M. James Milligan devenait enfin l’héritier du titre et de la fortune de son frère aîné, car les lois de l’héritage ne sont pas les mêmes dans tous les pays, et, en Angleterre, elles permettent, dans certaines circonstances, que ce soit un oncle qui hérite au détriment d’une mère. Les espérances de M. James Milligan se trouvèrent donc retardées par la naissance de son neveu ; elles ne furent pas détruites ; il n’avait qu’à attendre. Il attendit. Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point. Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas, ainsi qu’il avait été décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; c’est un miracle qui, Dieu merci ! se répète assez souvent. Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ; successivement, quelquefois même ensemble, il avait eu toutes les maladies qui peuvent s’abattre sur les enfants. En ces derniers temps s’était déclaré un mal terrible qu’on appelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche. Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses, et Mme Milligan était venue dans les Pyrénées. Mais, après avoir essayé des eaux inutilement, on avait conseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé, sans qu’il pût mettre le pied à terre. C’est alors que Mme Milligan avait fait construire à Bordeaux le bateau sur lequel je m’étais embarqué. Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans une maison, il y serait mort d’ennui ou de privation d’air ; Arthur ne pouvant plus marcher, la maison qu’il habiterait devait marcher pour lui. On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre, cuisine, salon et véranda. C’était dans ce salon ou sous cette véranda, selon les temps, qu’Arthur se tenait du matin au soir, avec sa mère à ses côtés, et les paysages défilaient devant lui, sans qu’il eût d’autre peine que d’ouvrir les yeux. Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et, après avoir remonté la Garonne, ils étaient entrés dans le canal du Midi ; par ce canal, ils devaient gagner les étangs et les canaux qui longent la Méditerranée, remonter ensuite le Rhône, puis la Saône, passer de cette rivière dans la Loire jusqu’à Briare, prendre là le canal de ce nom, arriver dans la Seine et suivre le cours de ce fleuve jusqu’à Rouen, où ils s’embarqueraient sur un grand navire pour rentrer en Angleterre. Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissance de la chambre que je devais occuper dans le bateau qui s’appelait Le Cygne. Bien qu’elle fût toute petite, cette chambre, deux mètres de long sur un mètre à peu près de large, c’était la plus charmante cabine, la plus étonnante que puisse rêver une imagination enfantine. Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode ; mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisable des physiciens qui renferme tant de choses. Au lieu d’être fixe, la tablette supérieure était mobile, et, quand on la relevait, on trouvait sous elle un lit complet, matelas, oreiller, couverture. Bien entendu, il n’était pas très large ce lit ; cependant il était assez grand pour qu’on y fût très bien couché. Sous ce lit était un tiroir garni de tous les objets nécessaires à la toilette. Et sous ce tiroir s’en trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments, dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements. Point de tables, point de sièges, au moins dans la forme habituelle, mais contre la cloison, du côté de la tête du lit, une planchette qui, en s’abaissant, formait table, et du côté des pieds, une autre qui formait chaise. Un petit hublot percé dans le bordage, et qu’on pouvait fermer avec un verre rond, servait à éclairer et à aérer cette chambre. Jamais je n’avais rien vu de si joli, ni de si propre ; tout était revêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancher était étendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs. Mais ce n’étaient pas seulement les yeux qui étaient charmés. Quand, après m’être déshabillé, je m’étendis dans le lit, j’éprouvai un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi. Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levai dès le point du jour, car j’avais l’inquiétude de savoir comment mes comédiens avaient passé la nuit. Je trouvai tout mon monde à la place où je l’avais installé la veille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuis plusieurs mois. Le marinier que j’avais vu la veille au gouvernail était déjà levé et il s’occupait à nettoyer le pont ; il voulut bien mettre la planche à terre, et je pus descendre dans la prairie avec ma troupe. En jouant avec les chiens et avec Joli-Coeur, en courant, en sautant les fossés, en grimpant aux arbres, le temps passe vite ; quand nous revînmes, les chevaux étaient attelés au bateau et attachés à un peuplier sur le chemin de halage : ils n’attendaient qu’un coup de fouet pour partir. J’embarquai vite ; quelques minutes après, l’amarre qui retenait le bateau à la rive fut larguée, le marinier prit place au gouvernail, le haleur enfourcha son cheval, la poulie dans laquelle passait la remorque grinça ; nous étions en route. Quel plaisir que le voyage en bateau ! J’étais absorbé dans ma contemplation, lorsque j’entendis prononcer mon nom derrière moi. Je me retournai vivement : c’était Arthur qu’on apportait sur sa planche ; sa mère était près de lui. « Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur, mieux que dans les champs ? » Je m’approchai et répondis en cherchant des paroles polies que j’adressai à la mère tout autant qu’à l’enfant. Mme Milligan avait installé son fils à l’abri des rayons du soleil, et elle s’était placée près de lui. « Voulez-vous emmener les chiens et le singe ? me dit-elle, nous avons à travailler. » Je fis ce qui m’était demandé, et je m’en allai avec ma troupe, tout à l’avant. À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre ? Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon, dont elle suivait le texte dans un livre ouvert. Étendu sur sa planche, Arthur répétait sans faire un mouvement. Ou, plus justement, il essayait de répéter, car il hésitait terriblement, et ne disait pas trois mots couramment ; encore bien souvent se trompait-il. Sa mère le reprenait avec douceur, mais en même temps avec fermeté. « Vous ne savez pas votre fable », dit-elle. Cela me parut étrange de l’entendre dire vous à son fils, car je ne savais pas alors que les Anglais ne se servent pas du tutoiement. « Pourquoi me désolez-vous en n’apprenant pas vos leçons ? – Je ne peux pas, maman, je vous assure que je ne peux pas. » Et Arthur se prit à pleurer. Mais Mme Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes, bien qu’elle parût touchée et même désolée, comme elle avait dit. « J’aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi et avec les chiens, continua-t-elle, mais vous ne jouerez que quand vous m’aurez répété votre fable sans faute. » Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas, comme pour rentrer dans l’intérieur du bateau, laissant son fils couché sur sa planche. Mais elle ne disparut pas ; au lieu d’entrer dans le bateau, elle revint vers son fils. « Voulez-vous que nous essayions de l’apprendre ensemble ? dit-elle. – Oh ! oui, maman, ensemble. » Alors elle s’assit près de lui, et, reprenant le livre, elle commença à lire doucement la fable, qui s’appelait : Le Loup et le Jeune Mouton ; après elle, Arthur répétait les mots et les phrases. Lorsqu’elle eut lu cette fable trois fois, elle donna le livre à Arthur, en lui disant d’apprendre maintenant tout seul, et elle rentra dans le bateau. Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et, de ma place où j’étais resté, je le vis remuer les lèvres. Il était évident qu’il travaillait et qu’il s’appliquait. Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôt il leva les yeux de dessus son livre, et ses lèvres remuèrent moins vite, puis tout à coup elles s’arrêtèrent complètement. Il ne lisait plus, et ne répétait plus. Ses yeux, qui erraient çà et là, rencontrèrent les miens. De la main je lui fis un signe pour l’engager à revenir à sa leçon. « Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien. » Je m’approchai. « Cette fable n’est pourtant pas bien difficile, lui dis-je. – Oh ! si, bien difficile, au contraire. – Elle m’a paru très facile ; et en écoutant votre maman la lire, il me semble que je l’ai retenue. » Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il n’eut à me reprendre que trois ou quatre fois. « Comment, vous la savez ! s’écria-t-il. – Pas très bien, mais maintenant je crois que je la dirais sans faute. – Comment avez-vous fait pour l’apprendre ? – J’ai écouté votre maman la lire, mais je l’ai écoutée avec attention, sans regarder ce qui se passait autour de nous. » En moins d’un quart d’heure il la sut parfaitement, et il était en train de la répéter sans faute lorsque sa mère survint derrière nous. Tout d’abord elle se fâcha de nous voir réunis, car elle crut que nous n’étions ensemble que pour jouer ; mais Arthur ne lui laissa pas dire deux paroles. « Je la sais, s’écria-t-il, et c’est lui qui me l’a apprise. » Mme Milligan me regardait toute surprise, et elle allait sûrement m’interroger, quand Arthur se mit, sans qu’elle le lui demandât, à répéter Le Loup et le Jeune Mouton. Il le fit d’un air de triomphe et de joie, sans hésitation et sans faute. Pendant ce temps, je regardais Mme Milligan. Je vis son beau visage s’éclairer d’un sourire, puis il me sembla que ses yeux se mouillèrent ; mais, comme à ce moment elle se pencha sur son fils pour l’embrasser tendrement en l’entourant de ses deux bras, je ne sais pas si elle pleurait. « Vous êtes un bon garçon », me dit-elle. Si j’ai raconté ce petit incident, c’est pour faire comprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dans ma position. La veille on m’avait pris comme montreur de bêtes pour amuser, moi, mes chiens et mon singe, un enfant malade ; mais cette leçon me sépara des chiens et du singe, je devins un camarade, presque un ami. Quand je pense maintenant aux jours passés sur ce bateau, auprès de Mme Milligan et d’Arthur, je trouve que ce sont les meilleurs de mon enfance. Arthur s’était pris pour moi d’une ardente amitié, et, de mon côté, je me laissais aller sans réfléchir et sous l’influence de la sympathie à le regarder comme un frère : pas une querelle entre nous ; chez lui pas la moindre marque de la supériorité que lui donnait sa position, et chez moi pas le plus léger embarras ; je n’avais même pas conscience que je pouvais être embarrassé. Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorance des choses de la vie ; mais assurément cela tenait beaucoup encore à la délicatesse et à la bonté de Mme Milligan, qui bien souvent me parlait comme si j’avais été son enfant. Et puis ce voyage en bateau était pour moi un émerveillement ; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; du matin au soir, toutes nos heures remplies. Depuis la construction des chemins de fer, on ne visite plus, on ne connaît même plus le canal du Midi, et cependant c’est une des curiosités de la France. De Villefranche de Lauraguais nous avions été à Avignonnet, et d’Avignonnet aux pierres de Naurouse où s’élève le monument érigé à la gloire de Riquet, le constructeur du canal, à l’endroit même où se trouve la ligne de faîte entre les rivières qui vont se jeter dans l’Océan et celles qui descendent à la Méditerranée. Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville des moulins, Carcassonne, la cité du Moyen Âge, et par l’écluse de Fouserannes, si curieuse avec ses huit sas accolés, nous étions descendus à Béziers. Quand le pays était intéressant, nous ne faisions que quelques lieues dans la journée ; quand au contraire il était monotone, nous allions plus vite. Quand les soirées étaient belles, j’avais aussi un rôle actif ; alors je prenais ma harpe et, descendant à terre, j’allais à une certaine distance me placer derrière un arbre qui me cachait dans son ombre, et là je chantais toutes les chansons, je jouais tous les airs que je savais. Pour Arthur, c’était un grand plaisir que d’entendre ainsi de la musique dans le calme de la nuit, sans voir celui qui la faisait ; souvent il me criait : « Encore ! » et je recommençais l’air que je venais de jouer. C’était là une vie douce et heureuse pour un enfant qui, comme moi, n’avait quitté la chaumière de mère Barberin que pour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis. Deux fois j’avais vu se briser ou se dénouer les liens qui m’attachaient à ceux que j’aimais : la première, lorsque j’avais été arraché d’auprès de mère Barberin ; la seconde, lorsque j’avais été séparé de Vitalis ; et ainsi deux fois je m’étais trouvé seul au monde, sans appui, sans soutien, n’ayant d’autres amis que mes bêtes. Et voilà que, dans mon isolement et dans ma détresse, j’avais trouvé quelqu’un qui m’avait témoigné de la tendresse, et que j’avais pu aimer : une femme, une belle dame, douce, affable et tendre, un enfant de mon âge qui me traitait comme si j’avais été son frère. Quelle joie, quel bonheur pour un coeur qui, comme le mien, avait tant besoin d’aimer ! Combien de fois, en regardant Arthur couché sur sa planche, pâle et dolent, je me prenais à envier son bonheur, moi, plein de santé et de force ! Ce n’était pas le bien-être qui l’entourait que j’enviais, ce n’étaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce n’était pas son bateau, c’était l’amour que sa mère lui témoignait. Comme il devait être heureux d’être ainsi aimé, d’être ainsi embrassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoir lui-même embrasser de tout son coeur cette belle dame, sa mère, dont j’osais à peine toucher la main lorsqu’elle me la tendait ! Et alors je me disais tristement que, moi, je n’aurais jamais une mère qui m’embrasserait et que j’embrasserais. Peut-être un jour je reverrais mère Barberin, et ce me serait une grande joie, mais enfin je ne pourrais plus maintenant lui dire comme autrefois : « Maman », puisqu’elle n’était pas ma mère. Seul, je serais toujours seul ! Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus d’intensité la joie que j’éprouvais à me sentir traiter tendrement par Mme Milligan et Arthur. Je ne devais pas me montrer trop exigeant pour ma part de bonheur en ce monde, et, puisque je n’aurais jamais ni mère, ni frère, ni famille, je devais me trouver heureux d’avoir des amis. Je devais être heureux et en réalité je l’étais pleinement. Cependant, si douces que me parussent ces nouvelles habitudes, il me fallut bientôt les interrompre pour revenir aux anciennes.

14

Enfant trouvé Le temps avait passé vite pendant ce voyage, et le moment approchait où mon maître allait sortir de prison. C’était à la fois pour moi une cause de joie et de trouble. À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette pensée m’avait de plus en plus vivement tourmenté. Un jour enfin, je me décidai à en faire part à Mme Milligan en lui demandant combien elle croyait qu’il me faudrait de temps pour retourner à Toulouse, car je voulais me trouver devant la porte de la prison juste au moment où mon maître la franchirait. En entendant parler de départ, Arthur poussa les hauts cris : « Je ne veux pas que Rémi parte ! » s’écria-t-il. Je répondis que je n’étais pas libre de ma personne, que j’appartenais à mon maître, à qui mes parents m’avaient loué, et que je devais reprendre mon service auprès de lui le jour où il aurait besoin de moi. Je parlai de mes parents sans dire qu’ils n’étaient pas réellement mes père et mère, car il aurait fallu avouer en même temps que je n’étais qu’un enfant trouvé. « Maman, il faut retenir Rémi », continua Arthur, qui, en dehors du travail, était le maître de sa mère, et faisait d’elle tout ce qu’il voulait. « Je serais très heureuse de garder Rémi, répondit Mme Milligan, vous l’avez pris en amitié, et moi-même j’ai pour lui beaucoup d’affection ; mais, pour le retenir près de nous, il faut la réunion de deux conditions dont ni vous ni moi ne pouvons décider. La première, c’est que Rémi veuille rester avec nous… – Ah ! Rémi voudra bien, interrompit Arthur ; n’est-ce pas, Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ? – La seconde, continua Mme Milligan sans attendre ma réponse, c’est que son maître consente à renoncer aux droits qu’il a sur lui. – Rémi, Rémi d’abord, interrompit Arthur poursuivant son idée. – Avant de répondre, continua Mme Milligan, Rémi doit réfléchir que ce n’est pas seulement une vie de plaisir et de promenade que je lui propose, mais encore une vie de travail ; il faudra étudier, prendre de la peine, rester penché sur les livres, suivre Arthur dans ses études ; il faut mettre cela en balance avec la liberté des grands chemins. – Il n’y a pas de balance, dis-je, et je vous assure, madame, que je sens tout le prix de votre proposition. – Là, voyez-vous, maman ! s’écria Arthur, Rémi veut bien. – Maintenant, poursuivit Mme Milligan, il nous reste à obtenir le consentement de son maître ; pour cela je vais lui écrire de venir nous trouver à Sète, car nous ne pouvons pas retourner à Toulouse. Je lui enverrai ses frais de voyage, et, après lui avoir fait comprendre les raisons qui nous empêchent de prendre le chemin de fer, j’espère qu’il voudra bien se rendre à mon invitation. S’il accepte mes propositions, il ne me restera plus qu’à m’entendre avec les parents de Rémi, car eux aussi doivent être consultés. » Consulter mes parents ! Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât caché. La vérité éclaterait. Enfant trouvé ! Alors ce serait Arthur, ce serait peut-être Mme Milligan, qui ne voudraient pas de moi. Je restai atterré. Et tel était mon effroi de cette vérité que je croyais si horrible, que j’en vins à souhaiter ardemment que Vitalis n’acceptât pas la proposition de Mme Milligan, et que rien ne pût s’arranger entre eux à mon sujet. Sans doute, il faudrait m’éloigner d’Arthur et de sa mère, renoncer à les revoir jamais peut-être ; mais au moins ils ne garderaient pas de moi un mauvais souvenir. Trois jours après avoir écrit à mon maître, Mme Milligan reçut une réponse. En quelques lignes Vitalis disait qu’il aurait l’honneur de se rendre à l’invitation de Mme Milligan et qu’il arriverait à Sète le samedi suivant par le train de deux heures. Je demandai à Mme Milligan la permission d’aller à la gare, et, prenant les chiens ainsi que Joli-Coeur avec moi, nous attendîmes l’arrivée de notre maître. Ce furent les chiens qui m’avertirent que le train était arrivé, et qu’ils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentis entraîné en avant, et, comme je n’étais pas sur mes gardes, les chiens m’échappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, et presque aussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui, dans son costume habituel, venait d’apparaître. Plus prompt, bien que moins souple que ses camarades, Capi s’était élancé dans les bras de son maître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaient à ses jambes. Je m’avançai à mon tour, et Vitalis, posant Capi à terre, me serra dans ses bras ; pour la première fois, il m’embrassa en me répétant à plusieurs reprises : « Buon di, povero caro ! » Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais n’avait jamais non plus été caressant, et je n’étais pas habitué à ces témoignages d’effusion ; cela m’attendrit, et me fit venir les larmes aux yeux, car j’étais dans des dispositions où le coeur se serre et s’ouvre vite. Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en prison ; sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli ; ses lèvres s’étaient décolorées. « Eh bien, tu me trouves changé, n’est-ce pas, mon garçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et l’ennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant. » Puis changeant de sujet : « Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tu connue ? » Alors je lui racontai comment j’avais rencontré Le Cygne, et comment depuis ce moment j’avais vécu auprès de Mme Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait. « Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nous entrâmes à l’hôtel. – Oui, je vais vous conduire à son appartement. – C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à m’attendre, avec les chiens et Joli-Coeur. » Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à son entretien avec Mme Milligan ? Ce fut ce que je me demandai, tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir. « Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t’attends ici ; nous partons dans dix minutes. » J’étais très hésitant, et cependant je fus renversé par le sens qu’avait pris cette décision. « Vous avez donc dit… demandai-je. – J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-même utile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé à céder les droits que j’avais sur toi ; marche et reviens. » Cela me rendit un peu de courage, car j’étais si complètement sous l’influence de mon idée fixe d’enfant trouvé, que je m’étais imaginé que, s’il fallait partir avant dix minutes, c’était parce que mon maître avait dit ce qu’il savait de ma naissance. En entrant dans l’appartement de Mme Milligan, je trouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler. « J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider. – C’est un méchant homme ! s’écria Arthur. – Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit Mme Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : « J’aime cet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils, il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’être le jouet de votre enfant malade, si doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je l’instruirai. » – Je ne veux pas que Rémi parte. – Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m’entendrai avec eux. – Oh ! non, m’écriai-je. – Comment, non ? – Oh ! non, je vous en prie ! – Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant. – Je vous en prie, n’est-ce pas ? » Il est à peu près certain que, si Mme Milligan n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître. « C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? » continua Mme Milligan. Alors je me relevai vivement et, courant à la porte : « Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais ! – Rémi ! Rémi ! » cria Arthur. Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avais refermé la porte. Une minute après, j’étais auprès de mon maître. « En route ! » me dit-il. Et nous sortîmes de Sète par la route de Frontignan. Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me trouvai lancé de nouveau dans des aventures qui m’auraient été épargnées, si, ne m’exagérant pas les conséquences d’un odieux préjugé, je ne m’étais pas laissé affoler par une sotte crainte.

15

Neige et loups Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épaule endolorie, cheminer le long des grandes routes, par la pluie comme par le soleil, par la poussière comme par la boue. Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire ou pleurer pour amuser l’honorable société. La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur. J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je ne connaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois de la douce vie des heureux de ce monde. Auprès de Mme Milligan, j’avais bien des fois pensé à Vitalis ; auprès de Vitalis, mon souvenir se reportait sur Mme Milligan. Heureusement, dans mon chagrin, qui était très vif et persistant, j’avais une consolation ; mon maître était beaucoup plus doux – beaucoup plus tendre même – si ce mot peut être juste, appliqué à Vitalis –, qu’il ne l’avait jamais été ! Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tant j’avais besoin d’épancher au-dehors les sentiments d’affection qui étaient en moi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pas un homme avec lequel on risquait des familiarités. Après être partis de Sète, nous étions restés plusieurs jours sans parler de Mme Milligan et de mon séjour sur Le Cygne ; mais peu à peu ce sujet s’était présenté dans nos entretiens, mon maître l’abordant toujours le premier, et bientôt il ne s’était guère passé de jour sans que le nom de Mme Milligan fût prononcé. « Tu l’aimais bien, cette dame ? me disait Vitalis ; oui, je comprends cela ; elle a été bonne, très bonne pour toi ; il ne faut penser à elle qu’avec reconnaissance. » Le Cygne devait remonter le Rhône, et nous, nous longions les rives de ce fleuve. Pourquoi ne le rencontrerions-nous pas ? Aussi, tout en marchant, mes yeux se tournaient plus souvent vers l’eau que vers les collines et les plaines fertiles qui la bordent de chaque côté. Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon, Avignon, Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, ma première visite était pour les quais et pour les ponts ; je cherchais Le Cygne, et quand j’apercevais de loin un bateau à demi noyé dans les brumes confuses, j’attendais qu’il grandît pour voir si ce n’était pas Le Cygne. Mais ce n’était pas lui. Quelquefois je m’enhardissais jusqu’à interroger les mariniers, et je leur décrivais le bateau que je cherchais ; ils ne l’avaient pas vu passer. Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout le temps que j’eus à moi, je le passai sur les quais du Rhône et de la Saône ; je connais les ponts d’Ainay, de Tilsitt, de la Guillotière ou de l’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’un Lyonnais de naissance. Mais j’eus beau chercher, je ne trouvai pas Le Cygne. Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ; alors l’espérance de retrouver jamais Mme Milligan et Arthur commença à m’abandonner, car j’avais à Lyon étudié toutes les cartes de France que j’avais pu trouver aux étalages des bouquinistes, et je savais que le canal du Centre, que devait prendre Le Cygne pour gagner la Loire, se détache de la Saône à Chalon. Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sans avoir vu Le Cygne ; c’en était donc fait, il fallait renoncer à mon rêve. Ce ne fut pas sans un très vif chagrin. Justement, pour accroître mon désespoir, qui pourtant était déjà bien assez grand, le temps devint détestable ; la saison était avancée, l’hiver approchait, et les marches sous la pluie, dans la boue, devenaient de plus en plus pénibles. Quand nous arrivions le soir dans une mauvaise auberge ou dans une grange, harassés par la fatigue, mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’aux cheveux, je ne me couchais point avec des idées riantes. Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmes les collines de la Côte-d’Or, nous fûmes pris par un froid humide qui nous glaçait jusqu’aux os, et Joli-Coeur devint plus triste et plus maussade que moi. Le but de mon maître était de gagner Paris au plus vite, car, à Paris seulement, nous avions chance de pouvoir donner quelques représentations pendant l’hiver ; mais, soit que l’état de sa bourse ne lui permît pas de prendre le chemin de fer, soit toute autre raison, c’était à pied que nous devions faire la route qui sépare Dijon de Paris. Quand le temps nous le permettait, nous donnions une courte représentation dans les villes et dans les villages que nous traversions, puis, après avoir ramassé une maigre recette, nous nous remettions en route. Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près, quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et de l’humidité ; mais, après avoir quitté cette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord. Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bien qu’il soit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleine figure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, que l’humidité dans laquelle nous pourrissions depuis plusieurs semaines. Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciel s’emplit de gros nuages noirs, le soleil disparut entièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt de la neige. Nous pûmes cependant arriver à un gros village sans être pris par la neige ; mais l’intention de mon maître était de gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est une grande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieurs représentations, si le mauvais temps nous obligeait à y séjourner. « Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installés dans notre auberge ; nous partirons demain matin de bonne heure ; je crains d’être surpris par la neige. » Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta au coin de l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchauffer Joli-Coeur qui avait beaucoup souffert du froid de la journée et qui n’avait cessé de gémir, bien que nous eussions pris soin de l’envelopper dans des couvertures. Le lendemain matin je me levai de bonne heure comme il m’avait été commandé ; il ne faisait pas encore jour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblait qu’un grand couvercle sombre s’était abaissé sur la terre et allait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpre s’engouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui, la veille au soir, avaient été enfouis sous la cendre. « À votre place, dit l’aubergiste s’adressant à mon maître, je ne partirais pas ; la neige va tomber. – Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver à Troyes avant la neige. – Trente kilomètres ne se font pas en une heure. » Nous partîmes néanmoins. Vitalis tenait Joli-Coeur serré sous sa veste pour lui communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiens, joyeux de ce temps sec, couraient devant nous ; mon maître m’avait acheté à Dijon une peau de mouton, dont la laine se portait en dessous ; je m’enveloppai dedans, et la bise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps. Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche ; nous marchâmes gardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas, autant pour nous presser que pour nous échauffer. Le pays que nous traversions était d’une tristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que les regards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on ne voyait que des champs dénudés, des collines arides et des bois roussis. Bientôt quelques flocons de neige, larges comme des papillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient, descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre. Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et il me paraissait impossible d’arriver à Troyes avant la neige ; au reste, cela m’inquiétait peu, et je me disais même que la neige en tombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait le froid. Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête de neige. Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublier jamais cette leçon. Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaient approchés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaient entrouverts, c’était la neige. Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devant nous, ce fut une averse de neige qui nous enveloppa. En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons des fossés, car, poussée par le vent qui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle. L’ennui pour nous était d’être au nombre de ces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait, elle glissait sur les surfaces rondes, mais, partout où se trouvait une fente, elle entrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre. En quelques minutes la route fut couverte d’une épaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmes sans bruit. La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamais vu tomber la neige, alors même que j’étais derrière une vitre dans une chambre bien chauffée, sans éprouver un sentiment de vague tristesse, et présentement je me disais que la chambre chauffée devait être bien loin encore. Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager, parce que nos pieds enfonçaient de plus en plus dans la couche de neige qui nous montait aux jambes, et parce que le poids qui chargeait nos chapeaux devenait de plus en plus lourd. Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans la direction de la gauche, comme pour attirer mon attention. Je regardai, et il me sembla apercevoir confusément dans la clairière une hutte en branchages recouverte de neige. Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquels avaient été disposés des branchages en forme de toit ; et ce toit était assez serré pour que la neige n’eût point passé à travers. C’était un abri qui valait une maison. « Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeune vente devait se trouver quelque part une cabane de bûcheron ; maintenant la neige peut tomber. – Oui, qu’elle tombe ! » répondis-je d’un air de défi. Et j’allai à la porte, ou, plus justement, à l’ouverture de la hutte, car elle n’avait ni porte ni fenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau, de manière à ne pas mouiller l’intérieur de notre appartement. Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi bien dans sa construction que dans son mobilier, qui consistait en un banc de terre et en quelques grosses pierres servant de sièges. Mais ce qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, était encore d’un plus grand prix pour nous, c’étaient cinq ou six briques posées de champ dans un coin et formant le foyer. Du feu ! nous pouvions faire du feu. Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais le feu, les chiens s’étaient assis autour du foyer, et gravement sur leur derrière, le cou tendu, ils présentaient leur ventre mouillé et glacé au rayonnement de la flamme. Bientôt Joli-Coeur écarta la veste de son maître, et, mettant prudemment le bout du nez dehors, il regarda où il se trouvait ; rassuré par son examen, il sauta vivement à terre, et, prenant la meilleure place devant le feu, il présenta à la flamme ses deux petites mains tremblotantes. Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir de froid, mais la question de la faim n’était pas résolue. Il n’y avait dans cette cabane hospitalière ni huche à pain ni fourneau avec des casseroles chantantes. Heureusement, notre maître était homme de précaution et d’expérience ; le matin, avant que je fusse levé, il avait fait ses provisions de route : une miche de pain et un petit morceau de fromage ; mais ce n’était pas le moment de se montrer exigeant ou difficile : aussi, quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez nous tous un vif mouvement de satisfaction. Malheureusement les parts ne furent pas grosses, et, pour mon compte, mon espérance fut désagréablement trompée ; au lieu de la miche entière, mon maître ne nous en donna que la moitié. « Je ne connais pas la route, dit-il en répondant à l’interrogation de mon regard, et je ne sais pas si d’ici Troyes nous trouverons une auberge où manger. De plus, je ne connais pas non plus cette forêt. Je sais seulement que ce pays est très boisé, et que d’immenses forêts se joignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, de Rumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommes-nous à plusieurs lieues d’une habitation. Peut-être aussi allons-nous rester bloqués longtemps dans cette cabane. Il faut garder des provisions pour notre dîner. » C’était là des raisons que je devais comprendre, en me reportant par le souvenir à notre sortie de Toulouse, après l’emprisonnement de Vitalis ; mais elles ne touchèrent point les chiens qui, voyant serrer la miche dans le sac, alors qu’ils avaient à peine mangé, tendirent la patte à leur maître, lui grattèrent les genoux, et se livrèrent à une pantomime expressive pour faire ouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeux suppliants. Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s’ouvrit point. Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas, il nous avait réconfortés ; nous étions à l’abri, le feu nous pénétrait d’une douce chaleur ; nous pouvions attendre que la neige cessât de tomber. Par l’ouverture de notre hutte nous apercevions les flocons descendre rapides et serrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaient droit, les uns par-dessus les autres, sans interruption. On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu de descendre d’en haut, montait d’en bas, de la nappe éblouissante qui couvrait la terre. Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée, et s’étant tous les trois installés devant le feu, celui-ci couché en rond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient. L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étais levé de bonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans le pays des rêves, peut-être sur Le Cygne, que de regarder cette neige. Je ne sais combien je dormis de temps ; quand je m’éveillai la neige avait cessé de tomber, je regardai au-dehors ; la couche qui s’était entassée devant notre hutte avait considérablement augmenté ; s’il fallait se remettre en route, j’en aurais plus haut que les genoux. Quelle heure était-il ? Je ne pouvais pas le demander au maître, car, en ces derniers mois, les recettes médiocres n’avaient pas remplacé l’argent que la prison et son procès lui avaient coûté, si bien qu’à Dijon, pour acheter ma peau de mouton et différents objets pour lui et pour moi, il avait dû vendre sa montre, la grosse montre en argent sur laquelle j’avais vu Capi dire l’heure, quand Vitalis m’avait engagé dans la troupe. C’était au jour de m’apprendre ce que je ne pouvais plus demander à notre bonne grosse montre. Mais rien au-dehors ne pouvait me répondre : en bas, sur le sol, une ligne blanche éblouissante ; au-dessus et dans l’air un brouillard sombre ; au ciel une lueur confuse, avec çà et là des teintes d’un jaune sale. Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure de la journée nous étions. Comme je restais dans l’embrasure de la porte, émerveillé devant ce spectacle, je m’entendis interpeller par mon maître. « As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il. – Je ne sais pas, je n’ai aucune envie ; je ferai ce que vous voudrez que nous fassions. – Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au moins un abri et du feu. » Je pensai que nous n’avions guère de pain, mais je gardai ma réflexion pour moi. « Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit Vitalis, il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoir à quelle distance nous sommes des habitations. La nuit ne serait pas douce au milieu de cette neige ; mieux vaut encore la passer ici, au moins nous aurons les pieds secs. » La question de nourriture mise de côté, cet arrangement n’avait rien pour me déplaire ; et d’ailleurs, en nous remettant en marche tout de suite, il n’était nullement certain que nous pussions, avant le soir, trouver une auberge où dîner, tandis qu’il n’était que trop évident que nous trouverions sur la route une couche de neige qui, n’ayant pas encore été foulée, serait pénible pour la marche. Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilà tout. Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalis nous partagea entre six ce qui restait de la miche. Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peu fut vite expédié, bien que nous fissions les morceaux aussi petits que possible, afin de prolonger notre repas ! Lorsque notre pauvre dîner, si chétif et si court, fut terminé, je crus que les chiens allaient recommencer leur manège du déjeuner, car il était évident qu’ils avaient encore terriblement faim. Mais il n’en fut rien, et je vis une fois de plus combien vive était leur intelligence. La neige avait repris depuis longtemps et elle tombait toujours avec la même persistance ; d’heure en heure on voyait la couche qu’elle formait sur le sol monter le long des jeunes cépées, dont les tiges seules émergeaient encore de la marée blanche, qui allait bientôt les engloutir. Mais, lorsque notre dîner fut terminé, on commença à ne plus voir que confusément ce qui se passait au-dehors de la hutte, car en cette sombre journée l’obscurité était vite venue. « Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudrai dormir à mon tour, car, bien que nous n’ayons rien à craindre des bêtes ou des gens dans cette cabane, il faut que l’un de nous veille pour entretenir le feu ; nous devons prendre nos précautions contre le froid qui peut devenir âpre, si la neige cesse. » Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois, et je m’endormis. Quand mon maître me réveilla, la nuit devait être déjà avancée ; au moins je me l’imaginai. La neige ne tombait plus ; notre feu brûlait toujours. « À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu n’auras qu’à mettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu vois que je t’ai fait ta provision. » En effet, un amas de fagots était entassé à portée de la main. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plus léger que moi, n’avait pas voulu que je l’éveillasse en allant tirer un morceau de bois à notre muraille, chaque fois que j’en aurais besoin, et il m’avait préparé ce tas, dans lequel il n’y avait qu’à prendre sans bruit. C’était là sans doute une sage précaution ; mais elle n’eut pas, hélas ! les suites que Vitalis attendait. Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Coeur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient de belles flammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit, en jetant des étincelles pétillantes qui, seules troublaient le silence. Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder ces étincelles ; mais peu à peu la lassitude me prit et m’engourdit sans que j’en eusse conscience. Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux. Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et le feu s’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassent la hutte. Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce, ne répondaient à leur camarade. « Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, que se passe-t-il ? – Je ne sais pas. – Tu t’es endormi, et le feu s’éteint. » Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé. « Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ? » À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaient sortis pendant mon sommeil. Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que l’accent de mon maître, lorsqu’il avait demandé où ils étaient, avait trahi cette crainte. « Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours. » J’avais entendu raconter dans mon village d’effrayantes histoires de loups ; cependant je n’hésitai pas ; je m’armai d’un tison et suivis mon maître. Mais, lorsque nous fûmes dans la clairière, nous n’aperçûmes ni chiens, ni loups. On voyait seulement sur la neige les empreintes creusées par les deux chiens. « Cherche, cherche, Capi », disait mon maître, et en même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce. Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher comme on le lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant que brave. De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appela Zerbino et Dolce. Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus le coeur serré. Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce ! Vitalis précisa mes craintes. « S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ils sont… bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pour nous défendre. » C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvres chiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je n’avais pas dormi, ils ne seraient pas sortis. Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notre absence, les branches que j’avais entassées sur le feu s’étaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coins les plus sombres. Je ne vis point Joli-Coeur. Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate et le singe ne se trouvait pas dessous. Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montra pas. Qu’était-il devenu ? Vitalis me dit qu’en s’éveillant il l’avait senti près de lui, c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avait disparu ? Avait-il voulu nous suivre ? Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étais sincèrement désolé. Pauvre Joli-Coeur ! Comme je demandais à mon maître s’il pensait que les loups avaient pu aussi l’emporter : « Non, me dit-il ; les loups n’auraient pas osé entrer dans la cabane éclairée ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici. Il est probable que Joli-Coeur, épouvanté, se sera caché quelque part pendant que nous étions dehors ; et c’est là ce qui m’inquiète pour lui, car, par ce temps abominable, il va gagner froid, et pour lui le froid serait mortel. » Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains. Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu. De temps en temps il se levait pour aller jusqu’à la porte ; alors il regardait le ciel et se penchait pour écouter ; puis il revenait prendre sa place. Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il me grondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé. Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissons et aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis s’était armé d’un fort bâton, et j’en avais pris un pareillement. Capi ne paraissait plus être sous l’impression de frayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de son maître, il n’attendait qu’un signe pour s’élancer en avant. Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Coeur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiait que c’était en l’air qu’il fallait chercher et non à terre. En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une grosse branche penchée sur notre toit. Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un gros chêne, et, tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre. C’était Joli-Coeur, et ce qui s’était passé n’était pas difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, Joli-Coeur, au lieu de rester près du feu, s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où, se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels. La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée. Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plus que s’il était mort. Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels ; Joli-Coeur ne donna pas signe de vie. J’avais à racheter ma négligence de la nuit. « Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher. – Tu vas te casser le cou. – Il n’y a pas de danger. » Le mot n’était pas très juste : il y avait danger, au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent. Heureusement j’avais appris de bonne heure à grimper aux arbres, et j’avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, et, bien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt, aidé de Vitalis, à la première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige. Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Coeur, qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants. J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche. Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, et même les gamins, sont très inférieurs aux singes pour courir dans les arbres. Aussi est-il bien probable que je n’aurais jamais pu atteindre Joli-Coeur si la neige n’avait pas couvert les branches ; mais, comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds, il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alors, dégringolant de branche en branche, il sauta d’un bond sur les épaules de son maître et se cacha sous la veste de celui-ci. C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Coeur, mais ce n’était pas tout ; il fallait maintenant chercher les chiens. Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé la neige piétinée. Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui s’était passé ; la neige gardait imprimée en creux l’histoire de la mort des chiens. En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaient longé les fagots, et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres. Puis ces traces disparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyait d’autres empreintes : d’un côté celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre, celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés. De traces des chiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée rouge qui çà et là ensanglantait la neige. « Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis ! » C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos coeurs. Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants. Et j’étais coupable de leur mort. Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par notre feu. J’aurais voulu que Vitalis me grondât ; j’aurais presque demandé qu’il me battît. Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même presque pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer ; sans doute il songeait à ce que nous allions devenir sans les chiens. Comment donner nos représentations sans eux ? Comment vivre ?

16

Monsieur Joli-Coeur Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt, triste et livide la veille, était maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les yeux. De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Coeur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, et, lorsque je me penchais sur lui, je l’entendais grelotter. Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines. « Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Coeur va mourir ici ; heureux nous serons, s’il ne meurt pas en route. Partons. » La couverture bien chauffée, Joli-Coeur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine. Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers l’endroit où ses camarades avaient été surpris. Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avant une heure nous trouverions un village. Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neige dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps. De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Coeur, et il me répondait qu’il le sentait toujours grelotter contre lui. Enfin, au bas d’une côte, se montrèrent les toits blancs d’un gros village ; encore un effort et nous arrivions. Nous n’avions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles qui, par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entrée des villages ou dans les faubourgs des villes, choisissant quelque pauvre maison, d’où l’on ne nous repousserait pas, et où l’on ne viderait pas notre bourse. Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter à l’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une auberge devant laquelle se balançait une belle enseigne dorée ; par la porte de la cuisine, grande ouverte, on voyait une table chargée de viandes, et sur un large fourneau plusieurs casseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement, lançant au plafond de petits nuages de vapeur ; de la rue, on respirait une bonne odeur de soupe grasse qui chatouillait agréablement nos estomacs affamés. Mon maître, ayant pris ses airs « de monsieur », entra dans la cuisine, et, le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambre avec du feu. Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné de nous regarder ; mais les grands airs de mon maître lui imposèrent, et une fille de service reçut l’ordre de nous conduire. « Vite, couche-toi », me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu. Pendant que je restais immobile sous l’édredon, pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis, au grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre Joli-Coeur, comme s’il voulait le faire rôtir. « As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants. – J’étouffe. – C’est justement ce qu’il faut. » Et, venant à moi vivement, il mit Joli-Coeur dans mon lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine. \ La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’on lui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout. Elle se tenait collée contre moi, sans faire un mouvement ; elle n’avait plus froid, son corps était brûlant. Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt il remonta portant un bol de vin chaud et sucré. Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Coeur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents. Avec ses yeux brillants il nous regardait tristement, comme pour nous prier de ne pas le tourmenter. En même temps il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait. Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait à chaque instant quand Vitalis me l’expliqua. Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Coeur avait eu une fluxion de poitrine, et on l’avait saigné au bras ; en ce moment, se sentant de nouveau malade, il nous tendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérît comme on l’avait guéri la première fois. Non seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété. Il était évident que le pauvre Joli-Coeur était malade, et même il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant. « Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercher un médecin. » Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit, rouge comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi et, m’ayant posé la main sur le front : « Congestion », dit-il. Sans répondre je soulevai un peu la couverture, et, montrant Joli-Coeur qui avait posé son petit bras autour de mon cou : « C’est lui qui est malade », dis-je. Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis. « Un singe ! criait-il, comment, c’est pour un singe que vous m’avez dérangé, et par un temps pareil ! » Je crus qu’il allait sortir indigné. Mais c’était un habile homme que notre maître et qui ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nous avions été surpris par la neige, et comment, par la peur des loups, Joli-Coeur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avait glacé. Pendant que notre maître parlait, Joli-Coeur, qui avait sans doute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus de dix fois sorti son petit bras, pour l’offrir à la saignée. « Voyez comme ce singe est intelligent ; il sait que vous êtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls. » Cela acheva de décider le médecin. « Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux. » Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Coeur était menacé d’une fluxion de poitrine. Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent fut pris par le médecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussât le plus petit gémissement. Il savait que cela devait le guérir. Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les tisanes. J’étais devenu garde-malade sous la direction de Vitalis. Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j’étais resté auprès de Joli-Coeur que nous ne laissions pas seul, il m’apprit que l’aubergiste avait demandé le paiement de ce que nous devions, si bien qu’après ce paiement il ne lui restait plus que cinquante sous. Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était de donner une représentation le soir même. Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Coeur ! cela me paraissait impossible. Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions, s’occupa activement. Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacle dans les halles, car une représentation en plein air était impossible par le froid qu’il faisait. Il composa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensa ses cinquante sous à acheter des chandelles qu’il coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage. Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans la neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n’était pas sans angoisse que je me demandais quel serait le programme de cette représentation. Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coiffé d’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge et, après un magnifique roulement, donna lecture de ce programme. Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura que Vitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il était question d’« un artiste célèbre dans l’univers entier » – c’était Capi –, et d’« un jeune chanteur qui était un prodige » – le prodige, c’était moi. En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-Coeur s’était à demi soulevé, quoiqu’il fût très mal en ce moment ; tous deux, je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissait de notre représentation. Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me fut bientôt confirmée par la pantomime de Joli-Coeur : il voulut se lever, et je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costume de général anglais, l’habit et le pantalon rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avec son plumet. Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier. Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, il essaya de la colère, puis enfin des larmes. Il était certain que nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ. Malheureusement, quand Vitalis, qui ignorait ce qui s’était passé en son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation. L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Coeur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes. En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce qu’il attendait de moi. Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs. Quarante francs ! c’était bien là le terrible. Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s’agissait plus que d’allumer les chandelles ; mais c’était un luxe que nous ne devions nous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation. Enfin mon maître décida que nous devions commencer, bien que la salle fût loin d’être remplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terrible question des chandelles. Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et en m’accompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère, je dois déclarer que les applaudissements que je recueillis furent assez rares. Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieurs reprises, et à pleines mains. La représentation continua ; grâce à Capi, elle se termina au milieu des bravos ; non seulement on claquait des mains, mais encore on trépignait des pieds. Le moment décisif était arrivé. Pendant que, sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs de l’assemblée. Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la question qui me serrait le coeur, tandis que je souriais au public avec mes mines les plus agréables. Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quand Vitalis me fit signe de continuer. Je continuai et, me rapprochant de Capi, je vis que la sébile n’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup. À ce moment Vitalis, qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva : « Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuté notre programme ; cependant, comme nos chandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes qui n’avaient pas pu trouver l’ouverture de leur poche, à son premier passage, seront peut-être plus adroites cette fois ; je les avertis de se préparer à l’avance. » Bien que Vitalis eût été mon professeur, je ne l’avais jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là. Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que, moi, je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : « À peine au sortir de l’enfance », et celle de Richard Coeur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! » Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’on chantait bien ou mal, avec art ou sans art ; mais ce que je puis dire, c’est le sentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans le coin de la scène où je m’étais retiré, je fondis en larmes. À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis une jeune dame qui occupait le premier banc applaudir de toutes ses forces. Je l’avais déjà remarquée, car ce n’était point une paysanne, comme celles qui composaient le public : c’était une vraie dame, jeune, belle et que, à son manteau de fourrure, j’avais jugée être la plus riche du village ; elle avait près d’elle un enfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sans doute, car il avait une grande ressemblance avec elle. Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rien mis dans la sébile. Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fit un signe de main, et je m’approchai d’elle. « Je voudrais parler à votre maître », me dit-elle. Cela m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et, pendant ce temps, Capi revint près de nous. La seconde quête avait été encore moins productive que la première. « Que me veut cette dame ? demanda Vitalis. – Vous parler. – Je n’ai rien à lui dire. – Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant. – Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi. » Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui. Je les suivis. Pendant ce temps un domestique, portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant. Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement. « Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j’ai voulu vous féliciter. » Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot. « Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre. » Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes ! je restai stupéfait. « Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis. – Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame. – Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près un montreur de chiens ? – Émerveillée. – C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout. » La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée. « Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de l’émotion que je viens de ressentir. » Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d’or. Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il n’en fit rien, et, quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens. « Mais elle a donné un louis à Capi », dis-je. Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée. « Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Coeur, je l’oubliais, allons le rejoindre. » Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à l’auberge. Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme. J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Coeur, surpris de ne pas l’entendre. Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir. Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller. Cette main était froide. À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre. Je me tournai vers lui. « Joli-Coeur est froid ! » Vitalis se pencha près de moi : « Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, je n’ai peut-être pas eu raison de t’enlever à Mme Milligan. C’est à croire que je suis puni comme d’une faute. Zerbino, Dolce… Aujourd’hui Joli-Coeur. Ce n’est pas la fin. »

17

Entrée à Paris Nous étions encore bien éloignés de Paris. Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts de neige et marcher du matin au soir, contre le vent du nord qui nous soufflait au visage. Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalis tenait la tête, je venais derrière lui, et Capi marchait sur mes talons. Nous avancions ainsi à la file, une file qui n’était pas longue, sans échanger un seul mot durant des heures, le visage bleui par la bise, les pieds mouillés, l’estomac vide ; et les gens que nous croisions s’arrêtaient pour nous regarder défiler. Les kilomètres s’ajoutèrent aux kilomètres, les étapes aux étapes ; nous approchâmes de Paris, et, quand même les bornes plantées le long de la route ne m’en auraient pas averti, je m’en serais aperçu à la circulation qui était devenue plus active, et aussi à la couleur de la neige couvrant le chemin, qui était beaucoup plus sale que dans les plaines de la Champagne. Qu’allions-nous faire à Paris et surtout dans l’état de misère où nous nous trouvions ? C’était la question que je me posais avec anxiété et qui bien souvent occupait mon esprit pendant ces longues marches. J’aurais bien voulu interroger Vitalis ; mais je n’osais pas, tant il se montrait sombre, et, dans ses communications, bref. Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et, à la façon dont il me regarda, je sentis que j’allais apprendre ce que j’avais tant de fois désiré connaître. C’était un matin, nous avions couché dans une ferme, à peu de distance d’un gros village, qui, disaient les plaques bleues de la route, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nous étions partis de bonne heure, c’est-à-dire à l’aube, et, après avoir longé les murs d’un parc et traversé dans sa longueur ce village de Boissy-Saint-Léger, nous avions, du haut d’une côte, aperçu devant nous un grand nuage de vapeurs noires qui planaient au-dessus d’une ville immense, dont on ne distinguait que quelques monuments élevés. J’ouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître au milieu de cette confusion de toits, de clochers, de tours, qui se perdaient dans des brumes et dans des fumées, quand Vitalis, ralentissant le pas, vint se placer près de moi. « Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme s’il continuait une conversation entamée depuis longtemps déjà ; dans quatre heures nous serons à Paris. – Ah ! c’est Paris qui s’étend là-bas ? – Mais sans doute. » Vitalis continua : « À Paris nous allons nous séparer. » Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me regarda, et la pâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres lui dirent ce qui se passait en moi. « Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi, je crois bien. – Nous séparer ! dis-je enfin après que le premier moment du saisissement fut passé. – Pauvre petit ! » Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firent monter les larmes aux yeux ; il y avait si longtemps que je n’avais entendu une parole de sympathie ! « Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pas m’abandonner dans Paris ? – Non, certes ; je ne veux pas t’abandonner, crois-le bien. Que ferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon ? Et puis, je n’ai pas le droit de t’abandonner, dis-toi bien cela. Le jour où je n’ai pas voulu te remettre aux soins de cette brave dame qui voulait se charger de toi et t’élever comme son fils, j’ai contracté l’obligation de t’élever moi-même de mon mieux. Par malheur, les circonstances me sont contraires. Je ne puis rien pour toi en ce moment, et voilà pourquoi je pense à nous séparer, non pour toujours, mais pour quelques mois, afin que nous puissions vivre chacun de notre côté pendant les derniers mois de la mauvaise saison. Nous allons arriver à Paris dans quelques heures. Que veux-tu que nous y fassions avec une troupe réduite au seul Capi ? » Vitalis s’arrêta un moment pour lui passer la main sur la tête. « Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien ; mais on ne vit pas de bonté dans le monde ; il en faut pour le bonheur de ceux qui nous entourent, mais il faut aussi autre chose, et cela nous ne l’avons point. Que veux-tu que nous fassions avec le seul Capi ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, que nous ne pouvons pas maintenant donner des représentations ? – Il est vrai. – Voici donc à quoi j’ai pensé, et ce que j’ai décidé. Je te donnerai jusqu’à la fin de l’hiver à un padrone qui t’enrôlera avec d’autres enfants pour jouer de la harpe. » Vitalis ne me laissa pas le temps d’interrompre. « Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des leçons de harpe, de pira, de violon, aux enfants italiens qui travaillent dans les rues de Paris. Je suis connu dans Paris où je suis resté plusieurs fois, et d’où je venais quand je suis arrivé dans ton village ; je n’ai qu’à demander des leçons pour en trouver plus que je n’en puis donner. Nous vivrons, mais chacun de notre côté. Puis, en même temps que je donnerai mes leçons, je m’occuperai à instruire deux chiens pour remplacer Zerbino et Dolce. Je pousserai leur éducation, et au printemps nous pourrons nous remettre en route tous les deux, mon petit Rémi, pour ne plus nous quitter, car la fortune n’est pas toujours mauvaise à ceux qui ont le courage de lutter. C’est justement du courage que je te demande en ce moment, et aussi de la résignation. Plus tard, les choses iront mieux ; ce n’est qu’un moment à passer. Au printemps nous reprendrons notre existence libre. Je te conduirai en Allemagne, en Angleterre. Voilà que tu deviens plus grand et que ton esprit s’ouvre. Je t’apprendrai bien des choses et je ferai de toi un homme. J’ai pris cet engagement devant Mme Milligan. Je le tiendrai. C’est en vue de ces voyages que j’ai déjà commencé à t’apprendre l’anglais, le français, l’italien ; c’est déjà quelque chose pour un enfant de ton âge, sans compter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petit Rémi, tu verras, tout n’est pas perdu. » Dans nos courses à travers les villages et les villes, j’en avais rencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent les enfants qu’ils ont engagés de-ci de-là, à coups de bâton. Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes, exigeants, ivrognes, l’injure et la grossièreté à la bouche, la main toujours levée. Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons. Et puis, quand même le hasard m’en donnerait un bon, c’était encore un changement. Après ma nourrice, Vitalis. Après Vitalis, un autre. Est-ce que ce serait toujours ainsi ? Est-ce que je trouverais jamais personne à aimer pour toujours ? Peu à peu j’en étais venu à m’attacher à Vitalis comme à un père. Je n’aurais donc jamais de père ; Jamais de famille ; Toujours seul au monde ; Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais me fixer nulle part ! J’aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles me montaient du coeur aux lèvres, mais je les refoulai. Mon maître m’avait demandé du courage et de la résignation. Je voulais lui obéir et ne pas augmenter son chagrin. Déjà, d’ailleurs, il n’était plus à mes côtés, et, comme s’il avait peur d’entendre ce qu’il prévoyait que j’allais répondre, il avait repris sa marche à quelques pas en avant. Bientôt la campagne cessa, et nous nous trouvâmes dans une rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaque côté, au loin, des maisons, mais pauvres, sales, et bien moins belles que celles de Bordeaux, de Toulouse et de Lyon. La neige avait été mise en tas de place en place, et, sur ces tas noirs et durs, on avait jeté des cendres, des légumes pourris, des ordures de toute sorte ; l’air était chargé d’odeurs fétides, les enfants qui jouaient devant les portes avaient la mine pâle ; à chaque instant passaient de lourdes voitures qu’ils évitaient avec beaucoup d’adresse et sans paraître en prendre souci. « Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis. – À Paris, mon garçon. – À Paris !… » Était-ce possible, c’était là Paris ! Était-ce là ce Paris que j’avais si vivement souhaité voir ? Hélas ! oui, et c’était là que j’allais passer l’hiver, séparé de Vitalis… et de Capi.

18

Une padrone de la rue de Lourcine Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible, j’ouvris les yeux et j’oubliai presque la gravité de ma situation pour regarder autour de moi. Plus nous avancions dans Paris, moins ce que j’apercevais répondait à mes rêveries enfantines et à mes espérances imaginatives : les ruisseaux restaient gelés ; la boue, mêlée de neige et de glaçons, était de plus en plus noire, et là où elle était liquide, elle sautait sous les roues des voitures en plaques épaisses, qui allaient se coller contre les devantures et les vitres des maisons occupées par des boutiques pauvres et malpropres. Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux. Après avoir marché assez longtemps dans une large rue moins misérable que celles que nous venions de traverser, et où les boutiques devenaient plus grandes et plus belles à mesure que nous descendions, Vitalis tourna à droite, et bientôt nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait misérable : les maisons hautes et noires semblaient se rejoindre par le haut ; le ruisseau non gelé coulait au milieu de la rue, et, sans souci des eaux puantes qu’il roulait, une foule compacte piétinait sur le pavé gras. Jamais je n’avais vu des figures aussi pâles que celles des gens qui composaient cette foule ; jamais non plus je n’avais vu hardiesse pareille à celle des enfants qui allaient et venaient au milieu des passants. Dans des cabarets, qui étaient nombreux, il y avait des hommes et des femmes qui buvaient debout devant des comptoirs d’étain en criant très fort. Au coin d’une maison je lus le nom de la rue de Lourcine. Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartait doucement les groupes qui gênaient son passage, et je le suivais de près. « Prends garde de me perdre », m’avait-il dit. Mais la recommandation était inutile, je marchais sur ses talons, et pour plus de sûreté je tenais dans ma main un des coins de sa veste. Après avoir traversé une grande cour et un passage, nous arrivâmes dans une sorte de puits sombre et verdâtre où assurément le soleil n’avait jamais pénétré. Cela était encore plus laid et plus effrayant que tout ce que j’avais vu jusqu’alors. « Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme qui accrochait des chiffons contre la muraille, en s’éclairant d’une lanterne. – Je ne sais pas, montez voir vous-même ; vous savez où, au haut de l’escalier, la porte en face. – Garofoli est le padrone dont je t’ai parlé, me dit-il en montant l’escalier dont les marches couvertes d’une croûte de terre étaient glissantes comme si elles eussent été creusées dans une glaise humide ; c’est ici qu’il demeure. » La rue, la maison, l’escalier, n’étaient pas de nature à me remonter le coeur. Que serait le maître ? L’escalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper, poussa la porte qui faisait face au palier, et nous nous trouvâmes dans une large pièce, une sorte de vaste grenier. Au milieu, un grand espace vide, et tout autour une douzaine de lits. Les murs et le plafond étaient d’une couleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs, mais la fumée, la poussière et les saletés de toute sorte avaient noirci le plâtre qui, par places, était creusé ou troué ; à côté d’une tête dessinée au charbon on avait sculpté des fleurs et des oiseaux. « Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dans quelque coin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vous en prie ; c’est Vitalis qui vous parle. » En effet, la chambre paraissait déserte, autant qu’on en pouvait juger par la clarté d’un quinquet accroché à la muraille ; mais à la voix de mon maître une voix faible et dolente, une voix d’enfant, répondit : « Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dans deux heures. » En même temps celui qui nous avait répondu se montra : c’était un enfant d’une dizaine d’années ; il s’avança vers nous en se traînant, et je fus si vivement frappé de son aspect étrange que je le vois encore devant moi : il n’avait pour ainsi dire pas de corps, et sa tête grosse et disproportionnée semblait immédiatement posée sur ses jambes ; cette tête avait une expression profonde de douleur et de douceur, avec la résignation dans les yeux et la désespérance dans sa physionomie générale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas être beau ; cependant il attirait le regard et le retenait par la sympathie et un certain charme qui se dégageait de ses grands yeux mouillés, tendres comme ceux d’un chien, et de ses lèvres parlantes. « Es-tu bien certain qu’il reviendra dans deux heures ? demanda Vitalis. – Bien certain, signor ; c’est le moment du dîner, et jamais personne autre que lui ne sert le dîner. – Eh bien, s’il rentre avant, tu lui diras que Vitalis reviendra dans deux heures. – Dans deux heures, oui, signor. » Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci m’arrêta. « Reste ici, dit-il, tu te reposeras, je reviendrai. » Et comme j’avais fait un mouvement d’effroi : « Je t’assure que je reviendrai. » J’aurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis ; mais, quand il avait commandé, j’avais l’habitude d’obéir : je restai donc. Lorsqu’on n’entendit plus le bruit des pas lourds de mon maître dans l’escalier, l’enfant, qui avait écouté, l’oreille penchée vers la porte, se retourna vers moi. « Vous êtes du pays ? » me dit-il en italien. Depuis que j’étais avec Vitalis, j’avais appris assez d’italien pour comprendre à peu près tout ce qui se disait en cette langue ; mais je ne la parlais pas encore assez bien pour m’en servir volontiers. « Je suis Français. – Ah, tant mieux ! – Vous aimez mieux les Français que les Italiens ? – Non, et ce n’est pas pour moi que je dis tant mieux, c’est pour vous, parce que, si vous étiez italien, vous viendriez ici probablement pour être au service du signor Garofoli ; et l’on ne dit pas tant mieux à ceux qui entrent au service du signor padrone. » Ces paroles n’étaient pas de nature à me rassurer. « Il est méchant ? » L’enfant ne répondit pas à cette interrogation directe ; mais le regard qu’il fixa sur moi fut d’une effrayante éloquence. Puis, comme s’il ne voulait pas continuer une conversation sur ce sujet, il me tourna le dos et se dirigea vers une grande cheminée qui occupait l’extrémité de la pièce. Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cette cheminée, et devant ce feu bouillait une grande marmite en fonte. Je m’approchai alors de la cheminée pour me chauffer, et je remarquai que cette marmite avait quelque chose de particulier que tout d’abord je n’avais pas vu. Le couvercle, surmonté d’un tube étroit par lequel s’échappait la vapeur, était fixé à la marmite, d’un côté par une charnière, et d’un autre par un cadenas. « Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas ? – Pour que je ne puisse pas prendre une tasse de bouillon. C’est moi qui suis chargé de faire la soupe, mais le maître n’a pas confiance en moi. » Je ne pus m’empêcher de sourire. « Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous croyez que je suis gourmand. À ma place vous le seriez peut-être tout autant. Il est vrai que ce n’est pas gourmand que je suis, mais affamé, et l’odeur de la soupe qui s’échappe par ce tube rend ma faim plus cruelle encore. – Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ? – Si vous entrez ici, à son service, vous saurez qu’on ne meurt pas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout, parce que c’est une punition. – Une punition ! mourir de faim. – Oui ; au surplus, je peux vous conter ça ; si Garofoli devient votre maître, mon exemple pourra vous servir. Le signor Garofoli est mon oncle et il m’a pris avec lui par charité. Il faut vous dire que ma mère est veuve, et, comme vous pensez bien, elle n’est pas riche. Quand Garofoli vint au pays l’année dernière pour prendre des enfants, il proposa à ma mère de m’emmener. Ça lui coûtait à ma mère, de me laisser aller ; mais vous savez, quand il le faut ; et il le fallait, parce que nous étions six enfants à la maison et que j’étais l’aîné. J’étais tout seul avec Garofoli, en quittant la maison, mais, au bout de huit jours, nous étions une douzaine, et l’on se mit en route pour la France. À Paris on fit un choix parmi nous ; ceux qui étaient forts furent placés chez des fumistes ou des maîtres ramoneurs ; ceux qui n’étaient pas assez solides pour un métier allèrent chanter ou jouer de la vielle dans les rues. Bien entendu, je n’étais pas assez fort pour travailler, et il paraît que j’étais trop laid pour faire de bonnes journées en jouant de la vielle. Alors Garofoli me donna deux petites souris blanches que je devais montrer sous les portes, dans les passages, et il taxa ma journée à trente sous. « Autant de sous qui te manqueront le soir, me dit-il, autant de coups de bâton pour toi. » Trente sous, c’est dur à ramasser ; mais les coups de bâton, c’est dur aussi à recevoir, surtout quand c’est Garofoli qui les administre. Je faisais donc tout ce que je pouvais pour ramasser ma somme ; mais, malgré ma peine, je n’y parvenais pas souvent. Presque toujours mes camarades avaient leurs sous en rentrant ; moi, je ne les avais presque jamais. Garofoli, voyant que les coups n’y faisaient rien, employa un autre moyen. « Pour chaque sou qui te manquera, je te retiendrai une pomme de terre à ton souper, me dit-il. Puisque ta peau est dure aux coups, ton estomac sera peut-être tendre à la faim. » Après un mois ou six semaines de ce régime-là, je n’avais pas engraissé ; j’étais devenu pâle, si pâle, que souvent j’entendais dire autour de moi : « Voilà un enfant qui va mourir de faim. » Alors la souffrance fit ce que la beauté n’avait pas voulu faire : elle me rendit intéressant et me donna des yeux ; les gens du quartier me prirent en pitié, et, si je ne ramassais pas beaucoup plus de sous, je ramassai tantôt un morceau de pain, tantôt une soupe. Ce fut mon bon temps ; je n’avais plus de coups de bâton, et, si j’étais privé de pommes de terre au souper, cela m’importait peu quand j’avais eu quelque chose pour mon dîner. Mais un jour Garofoli me vit chez une fruitière mangeant une assiettée de soupe, et il comprit pourquoi je supportais sans me plaindre la privation des pommes de terre. Alors il décida que je ne sortirais plus et que je resterais à la chambrée pour préparer la soupe et faire le ménage. Mais, comme en préparant la soupe je pouvais en manger, il inventa cette marmite. Tous les matins, avant de sortir, il met dans la marmite la viande et des légumes, il ferme le couvercle au cadenas, et je n’ai plus qu’à faire bouillir le pot ; je sens l’odeur du bouillon, et c’est tout ; quant à en prendre, vous comprenez que, par ce petit tube si étroit, c’est impossible. C’est depuis que je suis à la cuisine que je suis devenu si pâle ; l’odeur du bouillon, ça ne nourrit pas, ça augmente la faim, voilà tout. Est-ce que je suis bien et il n’y a pas de miroir ici. » Je n’étais pas alors un esprit très expérimenté, cependant je savais qu’il ne faut pas effrayer ceux qui sont malades en leur disant qu’on les trouve malades. « Vous ne me paraissez pas plus pâle qu’un autre, répondis-je. – Je vois bien que vous me dites ça pour me rassurer ; mais cela me ferait plaisir d’être très pâle, parce que cela signifierait que je suis très malade, et je voudrais être tout à fait malade. » Je le regardai avec stupéfaction. « Vous ne me comprenez pas, dit-il avec un sourire, c’est pourtant bien simple. Quand on est très malade, on vous soigne ou on vous laisse mourir. Si on me laisse mourir, ça sera fini, je n’aurai plus faim, je n’aurai plus de coups ; et puis l’on dit que ceux qui sont morts vivent dans le ciel ; alors, de dedans le ciel, je verrais maman là-bas, au pays, et en parlant au Bon Dieu je pourrais peut-être empêcher ma soeur Cristina d’être malheureuse : en le priant bien. Si au contraire on me soigne, on m’enverra à l’hôpital, et je serais content d’aller à l’hôpital. » J’avais l’effroi instinctif de l’hôpital, et bien souvent en chemin, quand accablé de fatigue je m’étais senti du malaise, je n’avais eu qu’à penser à l’hôpital pour me retrouver aussitôt disposé à marcher ; je fus étonné d’entendre Mattia parler ainsi : « Si vous saviez comme on est bien à l’hôpital, dit-il en continuant ; j’y ai déjà été, à Sainte-Eugénie ; il y a là un médecin, un grand blond, qui a toujours du sucre d’orge dans sa poche, c’est du cassé, parce que le cassé coûte moins cher, mais il n’en est pas moins bon pour cela ; et puis les soeurs vous parlent doucement : « Fais cela, mon petit ; tire la langue, pauvre petit. » Moi j’aime qu’on me parle doucement, ça me donne envie de pleurer, ça me rend tout heureux. C’est bête, n’est-ce pas ? Mais maman me parlait toujours doucement. Les soeurs parlent comme parlait maman, et, si ce n’est pas les mêmes paroles, c’est la même musique. Et puis, quand on commence à être mieux, du bon bouillon, du vin. Voyons, là, franchement, est-ce que je suis bien pâle ? » Disant cela il vint se placer en face de moi et me regarda les yeux dans les yeux. Je n’avais plus les mêmes raisons pour me taire ; cependant je n’osais pas répondre sincèrement et lui dire quelle sensation effrayante me produisaient ses grands yeux brûlants, ses joues caves et ses lèvres décolorées. « Je crois que vous êtes assez malade pour entrer à l’hôpital. – Enfin ! » Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence. Mais presque aussitôt, se dirigeant vers la table, il commença à l’essuyer. « Assez causé, dit-il, Garofoli va rentrer et rien ne serait prêt ; puisque vous trouvez que j’ai ce qu’il me faut de coups pour entrer à l’hospice, ce n’est plus la peine d’en récolter de nouveaux : ceux-là seraient perdus ; et maintenant ceux que je reçois me paraissent plus durs que ceux que je recevais il y a quelques mois. Ils sont bons, n’est-ce pas, ceux qui disent qu’on s’habitue à tout ? » Tout en parlant il allait clopin-clopant autour de la table, mettant les assiettes et les couverts en place. Je comptai vingt assiettes : c’était donc vingt enfants que Garofoli avait sous sa direction ; comme je ne voyais que douze lits, on devait coucher deux ensemble. Quels lits ! pas de draps, mais des couvertures rousses qui devaient avoir été achetées dans une écurie, alors qu’elles n’étaient plus assez chaudes pour les chevaux. « Est-ce que c’est partout comme ici ? dis-je épouvanté. – Où, partout ? – Partout chez ceux qui ont des enfants. – Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ; seulement, vous, tâchez d’aller ailleurs. – Où cela ? – Je ne sais pas ; n’importe où, vous seriez mieux qu’ici. » N’importe où ; c’était vague, et dans tous les cas comment m’y prendre pour changer la décision de Vitalis ? Comme je réfléchissais, sans rien trouver, bien entendu, la porte s’ouvrit, et un enfant entra ; il tenait un violon sous son bras, et dans sa main libre il portait un gros morceau de bois de démolition. Ce morceau, pareil à ceux que j’avais vu mettre dans la cheminée, me fit comprendre où Garofoli prenait sa provision, et le prix qu’elle lui coûtait. « Donne-moi ton morceau de bois », dit Mattia en allant au-devant du nouveau venu. Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois à son camarade, le passa derrière son dos. « Ah ! mais non, dit-il. – Donne, la soupe sera meilleure. – Si tu crois que je l’ai apporté pour la soupe : je n’ai que trente-six sous, je compte sur lui pour que Garofoli ne me fasse pas payer trop cher les quatre sous qui me manquent. – Il n’y a pas de morceau qui tienne ; tu les paieras, va ; chacun son tour. » Mattia dit cela méchamment, comme s’il était heureux de la correction qui attendait son camarade. Je fus surpris de cet éclair de dureté dans une figure si douce ; c’est plus tard seulement que j’ai compris qu’à vivre avec les méchants on peut devenir méchant soi-même. C’était l’heure de la rentrée de tous les élèves de Garofoli ; après l’enfant au morceau de bois il en arriva un autre, puis après celui-là dix autres encore. Chacun en entrant allait accrocher son instrument à un clou au-dessus de son lit, celui-ci un violon, celui-là une harpe, un autre une flûte, ou une piva ; ceux qui n’étaient pas musiciens, mais simplement montreurs de bêtes, fourraient dans une cage leurs marmottes ou leurs cochons de Barbarie. Un pas plus lourd résonna dans l’escalier, je sentis que c’était Garofoli ; et je vis entrer un petit homme à figure fiévreuse, à démarche hésitante ; il ne portait point le costume italien, mais il était habillé d’un paletot gris. Son premier coup d’oeil fut pour moi, un coup d’oeil qui me fit froid au coeur. « Qu’est-ce que c’est que ce garçon ? » dit-il. Mattia lui répondit vivement et poliment en lui donnant les explications dont Vitalis l’avait chargé. « Ah ! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il ? – Je ne sais pas, répondit Mattia. – Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à ce garçon. – Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondre franchement ; il vous expliquera lui-même ce qu’il désire. – Voilà un petit qui connaît le prix des paroles ; tu n’es pas italien ? – Non, je suis français. » Deux enfants s’étaient approchés de Garofoli aussitôt qu’il était entré, et tous deux se tenaient près de lui attendant qu’il eût fini de parler. Que lui voulaient-ils ? J’eus bientôt réponse à cette question que je me posais avec curiosité L’un prit son feutre et alla le placer délicatement sur un lit, l’autre lui approcha aussitôt une chaise ; à la gravité, au respect avec lesquels ils accomplissaient ces actes si simples de la vie, on eût dit deux enfants de choeur s’empressant religieusement autour de l’officiant ; par là je vis à quel point Garofoli était craint, car assurément ce n’était pas la tendresse qui les faisait agir ainsi et s’empresser. Lorsque Garofoli fût assis, un autre enfant lui apporta vivement une pipe bourrée de tabac et en même temps un quatrième lui présenta une allumette allumée. « Maintenant, dit Garofoli lorsqu’il fut installé et que sa pipe commença à brûler, à nos comptes, mes petits anges ? Mattia, le livre ? » C’était vraiment grande bonté à Garofoli de daigner parler, car ses élèves épiaient si attentivement ses désirs ou ses intentions, qu’ils les devinaient avant que celui-ci les exprimât. Il n’avait pas demandé son livre de comptes que Mattia posait devant lui un petit registre crasseux. Garofoli fit un signe, et l’enfant qui lui avait présenté l’allumette s’approcha. « Tu me dois un sou d’hier, tu m’as promis de me le rendre aujourd’hui ; combien m’apportes-tu ? » L’enfant hésita longtemps avant de répondre ; il était pourpre. « Il me manque un sou. – Ah ! il te manque ton sou, et tu me dis cela tranquillement ! – Ce n’est pas le sou d’hier, c’est un sou pour aujourd’hui. – Alors c’est deux sous ? Tu sais que je n’ai jamais vu ton pareil. – Ce n’est pas ma faute. – Pas de niaiseries, tu connais la règle : défais ta veste, deux coups pour hier, deux coups pour aujourd’hui ; et en plus pas de pommes de terre pour ton audace ; Riccardo, mon mignon, tu as bien gagné cette récréation par ta gentillesse ; prends les lanières. » Riccardo décrocha de la muraille un fouet à manche court se terminant par deux lanières en cuir avec de gros noeuds. Pendant ce temps, celui auquel il manquait un sou défaisait sa veste et laissait tomber sa chemise de manière à être nu jusqu’à la ceinture. « Attends un peu, dit Garofoli avec un mauvais sourire, tu ne seras peut-être pas seul, et c’est toujours un plaisir d’avoir de la compagnie, et puis Riccardo n’aura pas besoin de s’y reprendre à plusieurs reprises. » Debout devant leur maître, les enfants se tenaient immobiles ; à cette plaisanterie cruelle, ils se mirent tous ensemble à rire d’un rire forcé. « Celui qui a ri le plus fort, dit Garofoli, est, j’en suis certain, celui auquel il manque le plus. Qui a ri fort ? » Tous désignèrent celui qui était arrivé le premier apportant un morceau de bois. « Allons, toi, combien te manque-t-il ? demanda Garofoli. – Ce n’est pas ma faute. – Désormais, celui qui répondra : « Ce n’est pas ma faute », recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû ; combien te manque-t-il ? – J’ai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là. – Ça, c’est quelque chose ; mais va chez le boulanger et demande-lui du pain en échange de ton morceau de bois, t’en donnera-t-il ? Combien te manque-t-il de sous ? voyons, parle donc ! – J’ai fait trente-six sous. – Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous ! et tu reparais devant moi ! Riccardo, tu es heureux coquin, mon mignon, tu vas bien t’amuser ; bas la veste ! – Mais le morceau de bois ? – Je te le donne pour dîner. » Cette stupide plaisanterie fit rire tous les enfants qui n’étaient pas condamnés. Pendant cet interrogatoire, il était survenu une dizaine d’enfants : tous vinrent, à tour de rôle, rendre leurs comptes ; avec deux déjà condamnés aux lanières, il s’en trouva trois autres qui n’avaient point leur chiffre. Riccardo se tenait le fouet à la main, et les cinq patients étaient rangés à côté de lui. « Tu sais, Riccardo, dit Garofoli, que je ne te regarde pas parce que ces corrections me font mal, mais je t’entends, et au bruit je jugerai bien la force des coups ; vas-y de tout coeur, mon mignon, c’est pour ton pain que tu travailles. » Et il se tourna le nez vers le feu, comme s’il lui était impossible de voir cette exécution. Pour moi, oublié dans un coin, je frémissais d’indignation et aussi de peur. C’était l’homme qui allait devenir mon maître ; si je ne rapportais pas les trente ou les quarante sous qu’il lui plairait d’exiger de moi, il me faudrait tendre le dos à Riccardo. Ah ! je comprenais maintenant comment Mattia pouvait parler de la mort si tranquillement et avec un sentiment d’espérance. Le premier claquement du fouet frappant sur la peau me fit jaillir les larmes des yeux. Comme je me croyais oublié, je ne me contraignis point ; mais je me trompais. Garofoli m’observait à la dérobée, j’en eus bientôt la preuve. « Voilà un enfant qui a bon coeur, dit-il en me désignant du doigt ; il n’est pas comme vous, brigands, qui riez du malheur de vos camarades et de mon chagrin ; que n’est-il de vos camarades, il vous servirait d’exemple ! » Ce mot me fit trembler de la tête aux pieds : leur camarade ! Au deuxième coup de fouet, le patient poussa un gémissement lamentable, au troisième un cri déchirant. Garofoli leva la main, Riccardo resta le fouet suspendu. Je crus qu’il voulait faire grâce ; mais ce n’était pas de grâce qu’il s’agissait. « Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofoli en s’adressant à sa victime, tu sais que, si le fouet te déchire la peau, tes cris me déchirent le coeur. Je te préviens donc que, pour chaque cri, tu auras un nouveau coup de fouet, et ce sera ta faute. Pense à ne pas me rendre malade de chagrin ; si tu avais un peu de tendresse pour moi, un peu de reconnaissance, tu te tairais. Allons, Riccardo ! » Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos du malheureux. . « Mamma ! mamma ! » cria celui-ci. Heureusement je n’en vis point davantage, la porte de l’escalier s’ouvrit, et Vitalis entra. Un coup d’oeil lui fit comprendre ce que les cris qu’il avait entendus en montant l’escalier lui avaient déjà dénoncé ; il courut sur Riccardo et lui arracha le fouet de la main ; puis, se retournant vivement vers Garofoli, il se posa devant lui les bras croisés. Tout cela s’était passé si rapidement, que Garofoli resta un moment stupéfait ; mais bientôt, se remettant et reprenant son sourire doucereux : « N’est-ce pas, dit-il, que c’est terrible ? cet enfant n’a pas de coeur. – C’est une honte ! s’écria Vitalis. – Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli. – Pas de grimaces, continua mon maître avec force, vous savez bien que ce n’est pas à cet enfant que je parle, mais à vous ; oui, c’est une honte, une lâcheté, de martyriser ainsi des enfants qui ne peuvent pas se défendre. – De quoi vous mêlez-vous, vieux fou ? dit Garofoli changeant de ton. – De ce qui regarde la police. – La police, s’écria Garofoli en se levant, vous me menacez de la police, vous ? – Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser intimider par la fureur du padrone. – Écoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en prenant un ton moqueur, il ne faut pas faire le méchant, et me menacer de causer, parce que, de mon côté, je pourrais bien causer aussi. Et alors qui est-ce qui ne serait pas content ? Bien sûr je n’irai rien dire à la police, vos affaires ne la regardent pas. Mais il y en a d’autres qu’elles intéressent, et, si j’allais répéter à ceux-là ce que je sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, qui est-ce qui serait obligé d’aller cacher sa honte ? » Mon maître resta un moment sans répondre. Sa honte ? Je fus stupéfait. Avant que je fusse revenu de la surprise dans laquelle m’avaient jeté ces étranges paroles il m’avait pris la main. « Suis-moi. » Et il m’entraîna vers la porte. « Eh bien, dit Garofoli en riant, sans rancune, mon vieux ; vous vouliez me parler ? – Je n’ai plus rien à vous dire. » Et sans une seule parole, sans se retourner, il descendit l’escalier me tenant toujours par la main. Avec quel soulagement je le suivais ! j’échappais donc à Garofoli ; si j’avais osé, j’aurais embrassé Vitalis.

19

Les carrières de Gentilly Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du monde, Vitalis marcha sans rien dire, mais bientôt nous nous trouvâmes dans une ruelle déserte ; alors il s’assit sur une borne et passa à plusieurs reprises sa main sur son front, ce qui chez lui était un signe d’embarras. « C’est peut-être beau d’écouter la générosité, dit-il comme s’il se parlait à lui-même, mais avec cela nous voilà sur le pavé de Paris, sans un sou dans la poche et sans un morceau de pain dans l’estomac. As-tu faim ? – Je n’ai rien mangé depuis le petit croûton que vous m’avez donné ce matin. – Eh bien, mon pauvre enfant, tu es exposé à te coucher ce soir sans dîner ; encore si nous savions où coucher ! – Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ? – Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour ton hiver il m’eût donné une vingtaine de francs, j’étais tiré d’affaire pour le moment. Mais, voyant comment il traite les enfants, je n’ai pas été maître de moi. Tu n’avais pas envie de rester avec lui, n’est-ce pas ? – Oh ! vous êtes bon. – Le coeur n’est pas tout à fait mort dans le vieux vagabond. Par malheur, le vagabond avait bien calculé, et le coeur a tout dérangé. Maintenant où aller ? » Il était tard déjà, et le froid, qui s’était amolli durant la journée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait du nord, la nuit serait dure. Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis que nous nous tenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant qu’il eût pris une décision. Enfin, il se leva. « Où allons-nous ? – À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où j’ai couché autrefois. Es-tu fatigué ? – Je me suis reposé chez Garofoli. – Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et que je n’en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants ! » C’était son mot de bonne humeur pour les chiens et pour moi ; mais ce soir-là il le dit tristement. Sans prononcer une seule parole, Vitalis s’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle la mienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand il s’arrête pour s’appuyer une minute sur mon épaule, je sens tout son corps agité d’une secousse convulsive. D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cette fois je manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme un besoin de lui dire que je l’aimais ou tout au moins que je voulais faire quelque chose pour lui. « Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt. – Je le crains ; en tout cas, je suis fatigué ; ces jours de marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il m’aurait fallu un bon lit, un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ça c’est un rêve ; en avant, les enfants ! » Bien qu’il fît sombre et que des chemins se croisassent à chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sans crainte de nous perdre, n’ayant d’autre inquiétude que celle de savoir si nous n’allions pas arriver enfin à cette carrière. Mais tout à coup il s’arrêta. « Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il. – Je ne vois rien. – Tu ne vois pas une masse noire ? Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé de chemin. » Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras. « Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une tête d’épine au carrefour. » Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devait être la tête d’épine. Je lâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé par de profondes ornières. « Voilà l’épine ; il y a des ornières. – Donne-moi la main ; nous sommes sauvés, la carrière est à cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d’arbres. – Oui, là, à gauche. – Et les ornières ? – Il n’y en a pas. – Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la main sur ses yeux ; marchons droit sur les arbres et donne-moi la main. – Il y a une muraille. – C’est un amas de pierres. – Non, je vous assure que c’est une muraille. » Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’à quelques pas de la muraille ; Vitalis franchit ces quelques pas, et, comme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deux mains contre l’obstacle que j’appelais une muraille et qu’il appelait, lui, un amas de pierres. « C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangées et je sens le mortier, la carrière est murée. – Murée ? – On a fermé l’ouverture, et il est impossible d’entrer. – Mais alors ? – Que faire, n’est-ce pas ? je n’en sais rien ; mourir ici. – Oh ! maître. – Oui, tu ne veux pas mourir, toi, tu es jeune, la vie te tient, eh bien ! marchons. Peux-tu marcher ? – Mais vous ? – Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval. – Où aller ? – Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des sergents de ville, nous nous ferons conduire au poste de police ; j’aurais voulu éviter cela, mais je ne veux pas te laisser mourir de froid ; allons, mon petit Rémi, allons, mon enfant, du courage ! » Et nous reprîmes en sens contraire la route que nous avions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je n’en avais aucune idée. Nous avions marché longtemps, bien longtemps et lentement. Minuit, une heure du matin peut-être. Le ciel était toujours du même bleu sombre, sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient plus petites qu’à l’ordinaire. Le vent, loin de se calmer, avait redoublé de force ; il soulevait des tourbillons de poussière neigeuse sur le bord de la route et nous la fouettait au visage. Les maisons devant lesquelles nous passions étaient closes et sans lumière ; il me semblait que, si les gens qui dormaient là chaudement dans leurs draps avaient su combien nous, nous avions froid, ils nous auraient ouvert leur porte. En marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid, mais Vitalis n’avançait plus qu’à grand-peine en soufflant ; sa respiration était haute et haletante comme s’il avait couru. Quand je l’interrogeais, il ne me répondait pas, et de la main, lentement, il me faisait signe qu’il ne pouvait pas parler. De la campagne nous étions revenus en ville, c’est-à-dire que nous marchions entre des murs au haut desquels, çà et là, se balançait un réverbère avec un bruit de ferraille. Vitalis s’arrêta ; je compris qu’il était à bout. « Voulez-vous que je frappe à l’une de ces portes ? dis-je. – Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers, des maraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchons toujours. » Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelques pas il s’arrêta encore. « Il faut que je me repose un peu, dit-il, je n’en puis plus. » Une porte s’ouvrait dans une palissade, et au-dessus de cette palissade se dressait un grand tas de fumier monté droit, comme on en voit si souvent dans les jardins des maraîchers ; le vent, en soufflant sur le tas, avait desséché le premier lit de paille et il en avait éparpillé une assez grande épaisseur dans la rue, au pied même de la palissade. « Je vais m’asseoir là, dit Vitalis. – Vous disiez que, si nous nous asseyions, nous serions pris par le froid et ne pourrions plus nous relever. » Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille contre la porte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt qu’il ne s’y assit ; ses dents claquaient et tout son corps tremblait. « Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumier nous met à l’abri du vent. » À l’abri du vent, cela était vrai, mais non à l’abri du froid. Lorsque j’eus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, je vins m’asseoir près de Vitalis. « Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passera un peu de sa chaleur. » Vitalis était un homme d’expérience, qui savait que le froid, dans les conditions où nous étions, pouvait devenir mortel. Pour qu’il s’exposât à ce danger, il fallait qu’il fût anéanti. Il l’était réellement. Depuis quinze jours, il s’était couché chaque soir ayant fait plus que sa force, et cette dernière fatigue, arrivant après toutes les autres, le trouvait trop faible pour la supporter, épuisé par une longue suite d’efforts, par les privations et par l’âge. Eut-il conscience de son état ? Je ne l’ai jamais su. Mais, au moment où, ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contre lui, je sentis qu’il se penchait sur mon visage et qu’il m’embrassait. C’était la seconde fois ; ce fut la dernière. Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui se mettent au lit en tremblant, un grand froid prolongé frappe d’engourdissement et de stupeur ceux qu’il saisit en plein air. Ce fut là notre cas. À peine m’étais-je blotti contre Vitalis que je fus anéanti et que mes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et, comme je n’y parvenais pas, je me pinçai le bras fortement ; mais ma peau était insensible, et ce fut à peine si, malgré toute la bonne volonté que j’y mettais, je pus me faire un peu de mal. Cependant la secousse me rendit jusqu’à un certain point la conscience de la vie. Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletait péniblement, par des saccades courtes et rapides. Dans mes jambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormait déjà. Au-dessus de notre tête, le vent soufflait toujours et nous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nous comme des feuilles sèches qui se seraient détachées d’un arbre. Dans la rue, personne ; près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence de mort. Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne m’en rendis pas compte ; mais une peur vague, mêlée d’une tristesse qui m’emplit les yeux de larmes. Il me sembla que j’allais mourir là. Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvre maman Barberin ! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison, mon jardinet ! Et, par je ne sais quelle extravagance d’imagination, je me retrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquilles ouvraient leurs fleurs d’or, les merles chantaient dans les buissons, et, sur la haie d’épine, mère Barberin étendait le linge qu’elle venait de laver au ruisseau qui chantait sur les cailloux. Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pour rejoindre Le Cygne : Arthur dormait dans son lit ; Mme Milligan était éveillée et, comme elle entendait le vent souffler, elle se demandait où j’étais par ce grand froid. Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon coeur s’engourdit, il me sembla que je m’évanouissais.

20

Lise Quand je me réveillai j’étais dans un lit ; la flamme d’un grand feu éclairait la chambre où j’étais couché. Je regardai autour de moi. Je ne connaissais pas cette chambre. Je ne connaissais pas non plus les figures qui m’entouraient : un homme en veste grise et en sabots jaunes ; trois ou quatre enfants dont une petite fille de cinq ou six ans qui fixait sur moi des yeux étonnés ; ces yeux étaient étranges, ils parlaient. Je me soulevai. On s’empressa autour de moi. « Vitalis ? dis-je. – Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissait l’aînée des enfants. – Ce n’est pas mon père, c’est mon maître ; où est-il ? Où est Capi ? » Vitalis eût été mon père, on eût pris sans doute des ménagements pour me parler de lui ; mais, comme il n’était que mon maître, on jugea qu’il n’y avait qu’à me dire simplement la vérité, et voici ce qu’on m’apprit. La porte dans l’embrasure de laquelle nous nous étions blottis était celle d’un jardinier. Vers deux heures du matin, ce jardinier avait ouvert cette porte pour aller au marché, et il nous avait trouvés couchés sous notre couverture de paille. On avait commencé par nous dire de nous lever, afin de laisser passer la voiture ; puis, comme nous ne bougions ni l’un ni l’autre, et que Capi seul répondait en aboyant pour nous défendre, on nous avait pris par le bras pour nous secouer. Nous n’avions pas bougé davantage. Alors on avait pensé qu’il se passait quelque chose de grave. On avait apporté une lanterne ; le résultat de l’examen avait été que Vitalis était mort, mort de froid, et que je ne valais pas beaucoup mieux que lui. Cependant, comme grâce à Capi couché sur ma poitrine, j’avais conservé un peu de chaleur au coeur, j’avais résisté et je respirais encore. On m’avait alors porté dans la maison du jardinier, et l’on m’avait couché dans le lit d’un des enfants qu’on avait fait lever. J’étais resté là six heures, à peu près mort ; puis la circulation du sang s’était rétablie, la respiration avait repris de la force, et je venais de m’éveiller. Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps et d’intelligence, je me trouvai cependant assez éveillé pour comprendre dans toute leur étendue les paroles que je venais d’entendre. Vitalis mort ! C’était l’homme à la veste grise, c’est-à-dire le jardinier, qui me faisait ce récit, et pendant qu’il parlait, la petite fille au regard étonné ne me quittait pas des yeux. Quand son père eut dit que Vitalis était mort, elle comprit sans doute, elle sentit par une intuition rapide le coup que cette nouvelle me portait, car, quittant vivement son coin, elle s’avança vers son père, lui posa une main sur le bras et me désigna de l’autre main, en faisant entendre un son étrange qui n’était point la parole humaine, mais quelque chose comme un soupir doux et compatissant. D’ailleurs le geste était si éloquent qu’il n’avait pas besoin d’être appuyé par des mots ; je sentis dans ce geste et dans le regard qui l’accompagnait une sympathie instinctive, et, pour la première fois depuis ma séparation d’avec Arthur, j’éprouvai un sentiment indéfinissable de confiance et de tendresse, comme au temps où mère Barberin me regardait avant de m’embrasser. Vitalis était mort, j’étais abandonné, et cependant il me sembla que je n’étais point seul, comme s’il eût été encore là près de moi. « Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en se penchant vers sa fille, ça lui fait de la peine, mais il faut bien lui dire la vérité ; si ce n’est pas nous, ce seront les gens de la police. » Et il continua à me raconter comment on avait été prévenir les sergents de ville, et comment Vitalis avait été emporté par eux tandis qu’on m’installait, moi, dans le lit d’Alexis, son fils aîné. « Et Capi ? dis-je, lorsqu’il eut cessé de parler. – Capi ! – Oui, le chien ? – Je ne sais pas, il a disparu. – Il a suivi le brancard, dit l’un des enfants. – Tu l’as vu, Benjamin ? – Je crois bien, il marchait sur les talons des porteurs, la tête basse, et de temps en temps il sautait sur le brancard ; puis, quand on le faisait descendre, il poussait un cri plaintif, comme un hurlement étouffé. » Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi, en bon comédien, l’enterrement pour rire de Zerbino, en prenant une mine de pleureur, en poussant des soupirs qui faisaient se pâmer les enfants les plus sombres… Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul, et, sans trop savoir ce que j’allais faire, je me levai. Ma harpe avait été déposée au pied du lit sur lequel on m’avait couché, je passai la bandoulière autour de mon épaule, et j’entrai dans la pièce où le jardinier était entré avec ses enfants. Il fallait bien partir, pour aller où ?… je n’en avais pas conscience ; mais je sentais que je devais partir… D’ailleurs, mort ou vivant, je voulais revoir Vitalis, et je partis. Dans le lit, en me réveillant, je ne m’étais pas trouvé trop mal à mon aise, courbaturé seulement, avec une insupportable chaleur à la tête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il me sembla que j’allais tomber, et je fus obligé de me retenir à une chaise. Cependant, après un moment de repos, je poussai la porte et me retrouvai en présence du jardinier et de ses enfants. Ils étaient assis devant une table, auprès d’un feu qui flambait dans une haute cheminée, et en train de manger une bonne soupe aux choux. L’odeur de la soupe me porta au coeur et me rappela brutalement que je n’avais pas dîné la veille ; j’eus une sorte de défaillance et je chancelai. Mon malaise se traduisit sur mon visage. « Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ? » demanda le jardinier d’une voix compatissante. Je répondis qu’en effet je ne me sentais pas bien, et que, si on voulait le permettre, je resterais assis un moment auprès du feu. Mais ce n’était plus de chaleur que j’avais besoin, c’était de nourriture ; le feu ne me remit pas, et le fumet de la soupe, le bruit des cuillers dans les assiettes, le clappement de langue de ceux qui mangeaient, augmentèrent encore ma faiblesse. Si j’avais osé, comme j’aurais demandé une assiettée de soupe ! mais Vitalis ne m’avait pas appris à tendre la main, et la nature ne m’avait pas créé mendiant ; je serais plutôt mort de faim que de dire « j’ai faim ». Pourquoi ? je n’en sais trop rien, si ce n’est parce que je n’ai jamais voulu demander que ce que je pouvais rendre. La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait pas et que son père avait appelée Lise, était en face de moi, et au lieu de manger elle me regardait sans baisser ou détourner les yeux. Tout à coup elle se leva de table et, prenant son assiette qui était pleine de soupe, elle me l’apporta et me la mit entre les genoux. Faiblement, car je n’avais plus de voix pour parler, je fis un geste de la main pour la remercier, mais son père ne m’en laissa pas le temps. « Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne est bien donné ; et si le coeur t’en dit, après celle-là une autre. » Si le coeur m’en disait ! L’assiette de soupe fut engloutie en quelques secondes. Quand je reposai ma cuiller, Lise, qui était restée devant moi me regardant fixement, poussa un petit cri qui n’était plus un soupir cette fois, mais une exclamation de contentement. Puis, me prenant l’assiette, elle la tendit à son père pour qu’il la remplît, et, quand elle fut pleine, elle me la rapporta avec un sourire si doux, si encourageant que, malgré ma faim, je restai un moment sans penser à prendre l’assiette. Comme la première fois, la soupe disparut promptement ; ce n’était plus un sourire qui plissait les lèvres des enfants me regardant, mais un vrai rire qui leur épanouissait la bouche et les lèvres. « Eh bien, mon garçon, dit le jardinier, tu es une jolie cuiller. » Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais, après un moment, je crus qu’il valait mieux avouer la vérité que de me laisser accuser de gloutonnerie, et je répondis que je n’avais pas dîné la veille. « Et déjeuné ? – Pas déjeuné non plus. – Et ton maître ? – Il n’avait pas mangé plus que moi. – Alors il est mort autant de faim que de froid. » La soupe m’avait rendu la force ; je me levai pour partir. « Où veux-tu aller ? dit le père. – Retrouver Vitalis, le voir encore. – Mais tu ne sais pas où il est ? – Je ne le sais pas. – Tu as des amis à Paris ? – Non. – Des gens de ton pays ? – Personne. – Où est ton garni ? – Nous n’avions pas de logement ; nous sommes arrivés hier. – Qu’est-ce que tu veux faire ? – Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner ma vie. – Où cela ? – À Paris. – Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes parents ; où demeurent tes parents ? – Je n’ai pas de parents. – Tu disais que le vieux à barbe blanche n’était pas ton père ? – Je n’ai pas de père, mais Vitalis valait un père pour moi. – Et ta mère ? – Je n’ai pas de mère. – Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des cousines, quelqu’un ? – Non, personne. – D’où viens-tu ? – Mon maître m’avait acheté au mari de ma nourrice. Vous avez été bon pour moi, je vous en remercie bien de tout coeur, et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pour vous faire danser en jouant de la harpe, si cela vous amuse. » En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ; mais j’avais fait à peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me prit par la main et me montra ma harpe en souriant. Il n’y avait pas à se tromper. « Vous voulez que je joue ? » Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des mains. « Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose. » Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas le coeur à la danse ni à la gaieté, je me mis à jouer une valse, ma bonne, celle que j’avais bien dans les doigts ; ah ! comme j’aurais voulu jouer aussi bien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fille qui me remuait si doucement le coeur avec ses yeux ! Tout d’abord elle m’écouta en me regardant fixement, puis elle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt, comme si elle était entraînée par la musique, elle se mit à tourner dans la cuisine, tandis que ses deux frères et sa soeur aînée restaient tranquillement assis ; elle ne valsait pas, bien entendu, et elle ne faisait pas les pas ordinaires, mais elle tournoyait gracieusement avec un visage épanoui. Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pas des yeux ; il paraissait tout ému et il battait des mains. Quand la valse fut finie et que je m’arrêtai, elle vint se camper gentiment en face de moi et me fit une belle révérence. Puis, tout de suite frappant ma harpe d’un doigt, elle fit un signe qui voulait dire « encore ». J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ; mais son père dit que c’était assez, parce qu’il ne voulait pas qu’elle se fatiguât à tourner. Alors, au lieu de jouer un air de valse ou de danse, je chantai ma chanson napolitaine que Vitalis m’avait apprise : Fenesta vascia e patrona crudele, Quanta sospire m’aje fatto jettare. M’arde stocore comm’a na cannela Bella quanno te sento anno menarre. Aux premières mesures, Lise vint se placer en face de moi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvres comme si mentalement elle répétait mes paroles, puis, quand l’accent de la chanson devint plus triste, elle recula doucement de quelques pas, si bien qu’à la dernière strophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de son père. « Assez, dit celui-ci. – Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite elle pleure. – Pas si bête que toi ! elle comprend », dit la soeur aînée en se penchant sur elle pour l’embrasser. Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père, j’avais mis ma harpe sur mon épaule et je m’étais dirigé du côté de la porte. « Où vas-tu ? me dit-il. – Je vous l’ai dit : essayer de revoir Vitalis, et puis après faire ce qu’il m’avait appris à faire, jouer de la harpe et chanter. – Tu tiens donc bien à ton métier de musicien ? – Je n’en ai pas d’autre. – Cependant, la nuit que tu viens de passer a dû te donner à réfléchir. – Bien certainement, j’aimerais mieux un bon lit et le coin du feu. – Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avec le travail, bien entendu ? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivras avec nous. Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas la fortune que je te propose, ni la fainéantise ? Si tu acceptes, il y aura pour toi de la peine à prendre, du mal à te donner, il faudra te lever matin, piocher dur dans la journée, mouiller de sueur le pain que tu gagneras. Mais le pain sera assuré, tu ne seras plus exposé à coucher à la belle étoile comme la nuit dernière, et peut-être à mourir abandonné au coin d’une borne ou au fond d’un fossé ; le soir tu trouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tu auras la satisfaction de l’avoir gagnée, ce qui la rend bonne, je t’assure. Et puis enfin, si tu es un bon garçon, et j’ai dans l’idée quelque chose qui me dit que tu en es un, tu auras en nous une famille. » Lise s’était retournée, et à travers ses larmes, elle me regardait en souriant. Surpris par cette proposition, je restai un moment indécis, ne me rendant pas bien compte de ce que j’entendais. « Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela te va-t-il, mon garçon ? » Une famille ! J’aurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà ce rêve tant caressé s’était-il évanoui ! Mère Barberin, Mme Milligan, Vitalis, tous, les uns après les autres, m’avaient manqué. Je ne serais plus seul. Ma position était affreuse : je venais de voir mourir un homme avec lequel je vivais depuis plusieurs années et qui avait été pour moi presque un père ; en même temps j’avais perdu mon compagnon, mon camarade, mon ami, mon bon et cher Capi que j’aimais tant et qui, lui aussi, m’avait pris en si grande amitié, et cependant, quand le jardinier me proposa de rester chez lui, un sentiment de confiance me raffermit le coeur. Tout n’était donc pas fini pour moi ; la vie pouvait recommencer. Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe de dessus mon épaule. « Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne, on voit qu’elle est agréable pour toi. Accroche ton instrument à ce clou, mon garçon, et, le jour où tu ne te trouveras pas bien avec nous, tu le reprendras pour t’envoler ; seulement tu auras soin de faire comme les hirondelles et les rossignols, tu choisiras ta saison pour te mettre en route. – Je ne sortirai qu’une fois, lui dis-je, pour aller à la recherche de Vitalis. – C’est trop juste », me répondit le brave homme. La maison à la porte de laquelle nous étions venus nous abattre dépendait de la Glacière, et le jardinier qui l’occupait se nommait Acquin. Au moment où l’on me reçut dans cette maison, la famille se composait de cinq personnes : le père qu’on appelait père Pierre ; deux garçons, Alexis et Benjamin, et deux filles, Étiennette, l’aînée, et Lise, la plus jeune des enfants. Lise était muette, mais non muette de naissance, c’est-à-dire que le mutisme n’était point chez elle la conséquence de la surdité. Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout à coup, un peu avant d’atteindre sa quatrième année, elle avait perdu l’usage de la parole. Cet accident, survenu à la suite de convulsions, n’avait heureusement pas atteint son intelligence, qui s’était au contraire développée avec une précocité extraordinaire ; non seulement elle comprenait tout, mais encore elle disait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres et même dans beaucoup d’autres familles, il arrive trop souvent que l’infirmité d’un enfant est pour lui une cause d’abandon ou de répulsion. Mais cela ne s’était pas produit pour Lise, qui, par sa gentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sa bonté expansive, avait échappé à cette fatalité. Ses frères la supportaient sans lui faire payer son malheur ; son père ne voyait que par elle ; sa soeur aînée Étiennette l’adorait. Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans les familles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître la première. Mme Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et, depuis ce jour, Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était soeur, et l’on avait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais. À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par la main, à travailler toute la journée, se levant tôt pour faire la soupe du père avant son départ pour la halle, se couchant tard pour remettre tout en ordre après le souper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroser l’été quand elle avait un instant de répit, à quitter son lit la nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver, quand la gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eu le temps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans, sa figure était triste et mélancolique comme celle d’une vieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon de douceur et de résignation. Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché ma harpe au clou qui m’avait été désigné, et que j’étais en train de raconter comment nous avions été surpris par le froid et la fatigue en revenant de Gentilly, où nous avions espéré coucher dans une carrière, quand j’entendis un grattement à la porte qui ouvrait sur le jardin, et en même temps un aboiement plaintif. « C’est Capi ! » dis-je en me levant vivement. Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et l’ouvrit. Le pauvre Capi s’élança d’un bond contre moi, et, quand je l’eus pris dans mes bras, il se mit à me lécher la figure en poussant des petits cris de joie ; tout son corps tremblait. « Et Capi ? » dis-je à M. Acquin. Ma question fut comprise. « Eh bien, Capi restera avec toi. » Comme s’il comprenait, à son tour, le chien sauta à terre et, mettant la patte droite sur son coeur, il salua. Cela fit beaucoup rire les enfants, surtout Lise, et pour les amuser je voulus que Capi leur jouât une pièce de son répertoire ; mais lui ne voulut pas m’obéir et, sautant sur mes genoux, il recommença à m’embrasser ; puis, descendant, il se mit à me tirer par la manche de ma veste. « Il veut que je sorte, il a raison. – Pour te mener auprès de ton maître. » Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis avaient dit qu’ils avaient besoin de m’interroger et qu’ils viendraient dans la journée, quand je serais réchauffé et réveillé. C’était bien long, bien incertain de les attendre. J’étais anxieux d’avoir des nouvelles de Vitalis. Peut-être n’était-il pas mort comme on l’avait cru. Je n’étais pas mort, moi. Il pouvait, comme moi, être revenu à la vie. Voyant mon inquiétude et en devinant la cause, le père m’emmena au bureau du commissaire, où l’on m’adressa questions sur questions, auxquelles je ne répondis que quand on m’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que je savais était bien simple, je le racontai. Mais le commissaire voulut en apprendre davantage, et il m’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi. Sur moi je répondis que je n’avais plus de parents et que Vitalis m’avait loué moyennant une somme d’argent qu’il avait payée d’avance au mari de ma nourrice. Il y avait cependant un point mystérieux dont j’aurais pu parler : c’était ce qui s’était passé lors de notre dernière représentation, quand Vitalis avait chanté de façon à provoquer l’admiration et l’étonnement de la dame ; il y avait aussi les menaces de Garofoli, mais je me demandais si je ne devais pas garder le silence à ce sujet. Ce que mon maître avait si soigneusement caché durant sa vie devait-il être révélé après sa mort ? Mais il n’est pas facile à un enfant de cacher quelque chose à un commissaire de police qui connaît son métier, car ces gens-là ont une manière de vous interroger qui vous perd bien vite quand vous essayez de vous échapper. Ce fut ce qui m’arriva. En moins de cinq minutes le commissaire m’eut fait dire ce que je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir. « Il n’y a qu’à le conduire chez ce Garofoli, dit-il à un agent ; une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra la maison ; vous monterez avec lui et vous interrogerez ce Garofoli. » Nous nous mîmes tous les trois en route : l’agent, le père et moi. Comme l’avait dit le commissaire, il me fut facile de reconnaître la maison, et nous montâmes au quatrième étage. Je ne vis pas Mattia, qui sans doute était entré à l’hôpital. En apercevant un agent de police et en me reconnaissant, Garofoli pâlit ; certainement il avait peur. Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la bouche de l’agent ce qui nous amenait chez lui. « Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il. – Vous le connaissiez ? – Parfaitement. – Eh bien, dites-moi ce que vous savez. – C’est bien simple. Son nom n’était point Vitalis ; il s’appelait Carlo Balzani, et, si vous aviez vécu, il y a trente-cinq ou quarante ans, en Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire ce qu’était l’homme dont vous vous inquiétez. Carlo Balzani était à cette époque le chanteur le plus fameux de toute l’Italie, et ses succès sur nos grandes scènes ont été célèbres ; il a chanté partout, à Naples, à Rome, à Milan, à Venise, à Florence, à Londres, à Paris. Mais il est venu un jour où la voix s’est perdue ; alors, ne pouvant plus être le roi des artistes, il n’a pas voulu que sa gloire fût amoindrie en la compromettant sur des théâtres indignes de sa réputation. Il a abdiqué son nom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis, se cachant de tous ceux qui l’avaient connu dans son beau temps. Cependant il fallait vivre ; il a essayé de plusieurs métiers et n’a pas réussi, si bien que, de chute en chute, il s’est fait montreur de chiens savants. Mais dans sa misère la fierté lui était restée, et il serait mort de honte, si le public avait pu apprendre que le brillant Carlo Balzani était devenu le pauvre Vitalis. Un hasard m’avait rendu maître de ce secret. » C’était donc là l’explication du mystère qui m’avait tant intrigué ! Pauvre Carlo Balzani, cher et admirable Vitalis ! On m’aurait dit qu’il avait été roi que cela ne m’aurait pas étonné.

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