Sans famille Hector Malot

Jardinier On devait enterrer mon maître le lendemain, et le père m’avait promis de me conduire à l’enterrement. Mais, le lendemain, à mon grand désespoir, je ne pus me lever, car je fus pris dans la nuit d’une grande fièvre qui débuta par un frisson suivi d’une bouffée de chaleur ; il me semblait que j’avais le feu dans la poitrine et que j’étais malade comme Joli-Coeur, après sa nuit passée sur l’arbre, dans la neige. En réalité, j’avais une violente inflammation, c’est-à-dire une fluxion de poitrine causée par le refroidissement que j’avais éprouvé dans la nuit où mon pauvre maître avait péri. Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à même d’apprécier la bonté de la famille Acquin, et surtout les qualités de dévouement d’Étiennette. Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairement peu disposé à appeler les médecins, je fus pris d’une façon si violente et si effrayante, qu’on fit pour moi une exception à cette règle, qui est de nature autant que d’habitude. Le médecin, appelé, n’eut pas besoin d’un long examen et d’un récit détaillé pour voir quelle était ma maladie ; tout de suite il déclara qu’on devait me porter à l’hospice. C’était, en effet, le plus simple et le plus facile. Cependant cet avis ne fut pas adopté par le père. « Puisqu’il est venu tomber à notre porte, dit-il, et non à celle de l’hospice, c’est que nous devons le garder. » Et, à toutes ses occupations, Étiennette avait ajouté celle de garde-malade, me soignant doucement, méthodiquement, comme l’eût fait une soeur de Saint-Vincent de Paul, sans jamais une impatience ou un oubli. Quand elle était obligée de m’abandonner pour les travaux de la maison, Lise la remplaçait, et bien des fois, dans ma fièvre, j’ai vu celle-ci aux pieds de mon lit, fixant sur moi ses grands yeux inquiets. L’esprit troublé par le délire, je croyais qu’elle était mon ange gardien, et je lui parlais comme j’aurais parlé à un ange, en lui disant mes espérances et mes désirs. C’est depuis ce moment que je me suis habitué à la considérer, malgré moi, comme un être idéal, entouré d’une sorte d’auréole, que j’étais tout surpris de voir vivre de notre vie quand je m’attendais, au contraire, à la voir s’envoler avec des grandes ailes blanches. À la longue les forces me revinrent, et je pus m’employer aux travaux du jardin ; j’attendais ce moment avec impatience, car j’avais hâte de faire pour les autres ce que les autres faisaient pour moi, de travailler pour eux et de leur rendre, dans la mesure de mes forces, ce qu’ils m’avaient donné. Je n’avais jamais travaillé, car, si pénibles que soient les longues marches, elles ne sont pas un travail continu qui demande la volonté et l’application ; mais il me semblait que je travaillerais bien, au moins courageusement, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi. J’avais vu les paysans travailler dans mon village, mais je n’avais aucune idée de l’application, du courage et de l’intensité avec lesquels travaillent les jardiniers des environs de Paris, qui, debout bien avant que le soleil paraisse, au lit bien tard après qu’il est couché, se dépensent tout entiers et peinent tant qu’ils ont de forces durant cette longue journée. J’avais vu aussi cultiver la terre, mais je n’avais aucune idée de ce qu’on peut lui faire produire par le travail, en ne lui laissant pas de repos. Je fus à bonne école chez le père Acquin. Les forces me vinrent, et j’eus aussi la satisfaction de pouvoir mettre quelque chose dans la terre, et la satisfaction beaucoup plus grande encore de le voir pousser. C’était mon ouvrage à moi, ma chose, ma création, et cela me donnait comme un sentiment de fierté : j’étais donc propre à quelque chose, je le prouvais, et, ce qui m’était plus doux encore, je le sentais. Cela, je vous assure, paie de bien des peines. Malgré les fatigues que cette vie nouvelle m’imposa, je m’habituai bien vite à cette existence laborieuse qui ressemblait si peu à mon existence vagabonde de bohémien. Au lieu de courir en liberté comme autrefois, n’ayant d’autre peine que d’aller droit devant moi sur les grandes routes, il fallait maintenant rester enfermé entre les quatre murs d’un jardin, et du matin au soir travailler rudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirs au bout des bras et les pieds nus dans les sentiers boueux ; mais autour de moi chacun travaillait tout aussi rudement ; les arrosoirs du père étaient plus lourds que les miens, et sa chemise était plus mouillée de sueur que les nôtres. C’est un grand soulagement dans la peine que l’égalité. Et puis je rencontrais là ce que je croyais avoir perdu à jamais : la vie de famille. Je n’étais plus seul, je n’étais plus l’enfant abandonné ; j’avais mon lit à moi, j’avais ma place à moi à la table qui nous réunissait tous. Si durant la journée quelquefois Alexis ou Benjamin m’envoyait une taloche, la main retombée je n’y pensais plus, pas plus qu’ils ne pensaient à celles que je leur rendais ; et le soir, tous autour de la soupe, nous nous retrouvions amis et frères. Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pas travail et fatigue ; nous avions aussi nos heures de repos et de plaisir, courtes, bien entendu, mais précisément par cela même plus délicieuses. Le dimanche, dans l’après-midi, on se réunissait sous un petit berceau de vignes qui touchait la maison ; j’allais prendre ma harpe au clou où elle restait accrochée pendant toute la semaine, et je faisais danser les deux frères et les deux soeurs. Quand ils étaient las de danser, ils me faisaient chanter mon répertoire, et ma chanson napolitaine produisait toujours son irrésistible effet sur Lise : Fenesta vascia e patrona crudele. Jamais je n’ai chanté la dernière strophe sans voir ses yeux mouillés. Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne avec Capi. Pour lui aussi ces dimanches étaient des jours de fête ; ils lui rappelaient le passé, et, quand il avait fini son rôle, il l’eût volontiers recommencé. Ces dimanches étaient aussi pour moi le jour de Vitalis. Je jouais de la harpe et je chantais comme s’il eût été là. Bon Vitalis ! à mesure que je grandissais, mon respect pour sa mémoire grandissait aussi. Je comprenais mieux ce qu’il avait été pour moi. Deux années s’écoulèrent ainsi, et, comme le père m’emmenait souvent avec lui au marché, au quai aux Fleurs, à la Madeleine, au Château-d’Eau, ou bien chez les fleuristes à qui nous portions nos plantes, j’en arrivai petit à petit à connaître Paris. Je vis les monuments, j’entrai dans quelques-uns, je me promenai le long des quais, sur les boulevards, dans le jardin du Luxembourg, dans celui des Tuileries, aux Champs-Élysées. Je vis des statues. Je restai en admiration devant le mouvement des foules. Je me fis une sorte d’idée de ce qu’était l’existence d’une grande capitale. Heureusement mon éducation ne se fit point seulement par les yeux et selon les hasards de mes promenades ou de mes courses à travers Paris. Avant de s’établir jardinier à son compte, « le père » avait travaillé aux pépinières du Jardin des plantes, et là, il s’était trouvé en contact avec des gens de science et d’étude dont le frottement lui avait donné la curiosité de lire et d’apprendre. Pendant plusieurs années il avait employé ses économies à acheter des livres et ses quelques heures de loisir à lire ces livres. Lorsqu’il s’était marié et que les enfants étaient arrivés, les heures de loisir avaient été rares. Il avait fallu avant tout gagner le pain de chaque jour ; les livres avaient été abandonnés, mais ils n’avaient été ni perdus, ni vendus, et on les avait gardés dans une armoire. Le premier hiver que je passai dans la famille Acquin fut très long, et les travaux de jardinage se trouvèrent sinon suspendus, au moins ralentis pendant plusieurs mois. Alors, pour occuper les soirées que nous passions au coin du feu, les vieux livres furent tirés de l’armoire et distribués entre nous. C’étaient pour la plupart des ouvrages sur la botanique et l’histoire des plantes avec quelques récits de voyages. Alexis et Benjamin n’avaient point hérité des goûts de leur père pour l’étude, et régulièrement tous les soirs, après avoir ouvert leur volume, ils s’endormaient sur la troisième ou la quatrième page. Pour moi, moins disposé au sommeil ou plus curieux, je lisais jusqu’au moment où nous devions nous coucher. Les premières leçons de Vitalis n’avaient point été perdues, et en me disant cela, en me couchant je pensais à lui avec attendrissement. Mon désir d’apprendre rappela au père le temps où il prenait deux sous sur son déjeuner pour acheter des livres, et, à ceux qui étaient dans l’armoire, il en ajouta quelques autres qu’il me rapporta de Paris. Les choix étaient faits par le hasard ou les promesses du titre ; mais enfin c’étaient toujours des livres, et, s’ils mirent alors un peu de désordre dans mon esprit, sans direction, ce désordre s’effaça plus tard, et ce qu’il y avait de bon en eux me resta et m’est resté ; tant il est vrai que toute lecture profite. Lise ne savait pas lire, mais, en me voyant plongé dans les livres aussitôt que j’avais une heure de liberté, elle eut la curiosité de savoir ce qui m’intéressait si vivement. Tout d’abord elle voulut me prendre ces livres qui m’empêchaient de jouer avec elle ; puis, voyant que malgré tout je revenais à eux, elle me demanda de les lui lire, et puis de lui montrer à lire dans l’imprimé. Grâce à son intelligence et malgré son infirmité, les yeux suppléant aux oreilles, j’en vins à bout. Mais la lecture à haute voix, qui nous occupait tous les deux, fut toujours préférée par elle. Ce fut un nouveau lien entre nous. Repliée sur elle-même, l’intelligence toujours aux aguets, n’étant point occupée par les frivolités ou les niaiseries de la conversation, elle devait trouver dans la lecture ce qu’elle y trouva en effet : une distraction et une nourriture. Combien d’heures nous avons passées ainsi : elle assise devant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant ! Souvent je m’arrêtais en rencontrant des mots ou des passages que je ne comprenais pas, et je la regardais. Alors nous restions quelquefois longtemps à chercher ; puis, quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe de continuer avec un geste qui voulait dire « plus tard ». Je lui appris aussi à dessiner, c’est-à-dire à ce que j’appelais dessiner. Cela fut long, difficile, mais enfin j’en vins à peu près à bout. Sans doute j’étais un assez pauvre maître. Mais nous nous entendions, et le bon accord du maître et de l’élève vaut souvent mieux que le talent. Quelle joie quand elle traça quelques traits où l’on pouvait reconnaître ce qu’elle avait voulu faire ! Le père Acquin m’embrassa. « Allons, dit-il en riant, j’aurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre. Lise te paiera cela plus tard. » Plus tard, c’est-à-dire quand elle parlerait, car on n’avait point renoncé à lui rendre la parole, seulement les médecins avaient dit que pour le moment il n’y avait rien à faire et qu’il fallait attendre une crise. Plus tard était aussi le geste triste qu’elle me faisait quand je lui chantais des chansons. Elle avait voulu que je lui apprisse à jouer de la harpe, et très vite ses doigts s’étaient habitués à imiter les miens. Mais naturellement elle n’avait pas pu apprendre à chanter, et cela la dépitait. Bien des fois j’ai vu des larmes dans ses yeux qui me disaient son chagrin. Mais, dans sa bonne et douce nature, le chagrin ne persistait pas ; elle s’essuyait les yeux et, avec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plus tard. Adopté par le père Acquin et traité en frère par les enfants, je serais probablement resté à jamais à la Glacière sans une catastrophe qui tout à coup vint une fois encore changer ma vie, car il était dit que je ne pourrais pas rester longtemps heureux, et que, quand je me croirais le mieux assuré du repos, ce serait justement l’heure où je serais rejeté de nouveau, par des événements indépendants de ma volonté, dans ma vie aventureuse.

22

XXI La famille dispersée Il y avait des jours où, me trouvant seul et réfléchissant, je me disais : « Tu es trop heureux, mon garçon, ça ne durera pas. » Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais pas, mais j’étais à peu près certain que, d’un côté ou de l’autre, il me viendrait. Cela me rendait assez souvent triste ; mais, d’un autre côté, cela avait de bon que, pour éviter ce malheur, je m’appliquais à faire de mon mieux ce que je faisais, me figurant que ce serait par ma faute que je serais frappé. Ce ne fut point par ma faute ; mais, si je me trompai sur ce point, je ne devinai que trop juste quant au malheur. L’art pour un jardinier qui travaille en vue du marché est d’apporter ses fleurs sur le marché au moment où il a chance d’en tirer le plus haut prix. Or, ce moment est celui des grandes fêtes de l’année : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, la Saint-Louis, car le nombre est considérable de ceux qui s’appellent Pierre, Marie, Louis ou Louise, et par conséquent le nombre est considérable aussi des pots de fleurs ou des bouquets qu’on vend ces jours-là et qui sont destinés à souhaiter la fête à un parent ou à un ami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes les rues de Paris pleines de fleurs, non seulement dans les boutiques ou sur les marchés, mais encore sur les trottoirs, au coin des rues, sur les marches des maisons, partout où l’on peut disposer un étalage. Le père Acquin, après sa saison de giroflées, travaillait en vue des grandes fêtes du mois de juillet et du mois d’août, surtout du mois d’août, dans lequel se trouvent la Sainte-Marie et la Saint-Louis, et pour cela nous préparions des milliers de reines-marguerites, des fuchsias, des lauriers-roses, tout autant que nos châssis et nos serres pouvaient en contenir ; il fallait que toutes ces plantes arrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, elles auraient été passées au moment de la vente, ni trop tard, elles n’auraient pas encore été en fleur. On comprend que cela exige un certain talent, car on n’est pas maître du soleil, ni du temps, qui est plus ou moins beau. Le père Acquin était passé maître dans cet art, et jamais ses plantes n’arrivaient trop tôt ni trop tard. Mais aussi que de soins, que de travail ! Au moment où j’en suis arrivé de mon récit, notre saison s’annonçait comme devant être excellente ; nous étions au 5 août et toutes nos plantes étaient à point. Dans le jardin, en plein air, les reines-marguerites montraient leurs corolles prêtes à s’épanouir, et dans les serres ou sous les châssis, dont le verre était soigneusement blanchi au lait de chaux pour tamiser la lumière, fuchsias et lauriers-roses commençaient à fleurir ; ils formaient de gros buissons ou des pyramides garnies de boutons du haut en bas. Le coup d’oeil était superbe, et, de temps en temps, je voyais le père se frotter les mains avec contentement. « La saison sera bonne », disait-il à ses fils. Et en riant tout bas il faisait le compte de ce que la vente de toutes ces fleurs lui rapporterait. On avait rudement travaillé pour en arriver là et sans prendre une heure de congé, même le dimanche ; cependant, tout étant à point et en ordre, il fut décidé que pour notre récompense nous irions tous dîner, ce dimanche 5 août, à Arcueil chez un des amis du père, jardinier comme lui ; Capi lui-même serait de la partie. On travaillerait jusqu’à trois ou quatre heures, puis, quand tout serait fini, on fermerait la porte à clef, et l’on s’en irait gaiement, on arriverait à Arcueil vers cinq ou six heures, puis, après dîner, on reviendrait tout de suite pour ne pas se coucher trop tard et être au travail le lundi de bonne heure, frais et dispos. Quelle joie ! Il fut fait ainsi qu’il avait été décidé, et, quelques minutes avant quatre heures, le père tournait la clef dans la serrure de la grande porte. « En route tout le monde ! dit-il joyeusement. – En avant Capi ! » Et, prenant Lise par la main, je me mis à courir avec elle, accompagné par les aboiements joyeux de Capi qui sautait autour de nous. Peut-être croyait-il que nous nous en allions pour longtemps sur les grands chemins, ce qui lui aurait mieux plu que de rester à la maison, où il s’ennuyait, car il ne m’était pas toujours possible de m’occuper de lui – ce qu’il aimait par-dessus tout. Nous étions tous endimanchés et superbes avec nos beaux habits à manger du rôti. Il y avait des gens qui se retournaient pour nous voir passer. Je ne sais pas ce que j’étais moi-même, mais Lise, avec son chapeau de paille, sa robe bleue et ses bottines de toile grise, était bien la plus jolie petite fille qu’on puisse voir, la plus vivante. C’était la grâce dans la vivacité ; ses yeux, ses narines frémissantes, ses épaules, ses bras, tout en elle parlait et disait son plaisir. Le temps passa si vite que je n’en eus pas conscience ; tout ce que je sais, c’est que, comme nous arrivions à la fin du dîner, l’un de nous remarqua que le ciel s’emplissait de nuages noirs du côté du couchant, et, comme notre table était servie en plein air sous un gros sureau, il nous fut facile de constater qu’un orage se préparait. « Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à la Glacière. » À ce mot, il y eut une exclamation générale : « Déjà ! – Si le vent s’élève, dit le père, il peut chavirer les panneaux ; en route. » Il n’y avait pas à répliquer davantage ; nous savions tous que les panneaux vitrés sont la fortune des jardiniers, et que, si le vent casse les verres, c’est la ruine pour eux. « Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi, Benjamin, et toi aussi, Alexis, nous prendrons le pas accéléré. Rémi viendra en arrière avec Étiennette et Lise. » Le tonnerre roulait dans le lointain, et ses grondements se rapprochaient rapidement, se mêlant à ses éclats stridents. Arriverions-nous avant l’orage ? Le père, Benjamin et Alexis arriveraient-ils ? Pour eux, la question était de tout autre importance ; pour nous, il s’agissait simplement de n’être pas mouillés, pour eux de mettre les châssis à l’abri de la destruction, c’est-à-dire de les fermer pour que le vent ne pût pas les prendre en dessous et les culbuter pêle-mêle. Chose étrange ! au milieu des éclats du tonnerre, nous entendîmes un bruit formidable qui arrivait sur nous, et qui était inexplicable. Il semblait que c’était un régiment de cavaliers qui se précipitaient pour fuir l’orage ; mais cela était absurde : comment des cavaliers seraient-ils venus dans ce quartier ? Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelques grêlons d’abord qui nous frappèrent au visage, puis, presque instantanément, une vraie avalanche ; il fallut nous jeter sous une grande porte. Et alors nous vîmes tomber l’averse de grêle la plus terrible qu’on puisse imaginer. En un instant la rue fut couverte d’une couche blanche comme en plein hiver ; les grêlons étaient gros comme des oeufs de pigeon, et en tombant ils produisaient un tapage assourdissant au milieu duquel éclataient de temps en temps des bruits de vitres cassées. Avec les grêlons qui glissaient des toits dans la rue tombaient toutes sortes de choses, des morceaux de tuiles, des plâtras, des ardoises broyées, surtout des ardoises qui faisaient des tas noirs au milieu de la blancheur de la grêle. Cette terrible averse ne dura pas longtemps, cinq ou six minutes peut-être, et elle cessa tout à coup comme tout à coup elle avait commencé ; le nuage fila sur Paris, et nous pûmes sortir de dessous notre grande porte. Dans la rue, les grêlons durs et ronds roulaient sous les pieds comme les galets de la mer, et il y en avait une telle épaisseur que les pieds enfonçaient dedans jusqu’à la cheville. Nous ne tardâmes pas à arriver à la maison dont la grande porte était restée ouverte ; nous entrâmes vivement dans le jardin. Quel spectacle ! tout était brisé, haché : panneaux, fleurs, morceaux de verre, grêlons, formaient un mélange, un fouillis sans forme ; de ce jardin, si beau, si riche le matin, rien ne restait que ces débris sans nom. Où était le père ? Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, et nous arrivâmes ainsi à la grande serre dont pas une vitre n’était restée intacte ; il était assis, affaissé, pour mieux dire, sur un escabeau au milieu des débris qui couvraient le sol, Alexis et Benjamin près de lui immobiles. « Oh ! mes pauvres enfants ! s’écria-t-il en levant la tête à notre approche, qui lui avait été signalée par le bruit du verre que nous écrasions sous nos pas, oh ! mes pauvres enfants ! » C’était un désastre ; mais, si grand qu’il fût aux yeux, il était plus terrible encore par ses conséquences. Bientôt j’appris par Étiennette et par les garçons combien le désespoir du père était justifié. Il y avait dix ans que le père avait acheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celui qui lui avait vendu le terrain lui avait aussi prêté de l’argent pour acheter le matériel nécessaire à son métier de fleuriste. Le tout était payable ou remboursable, en quinze ans, par annuités. Jusqu’à cette époque, le père avait pu payer régulièrement ces annuités à force de travail et de privations. Ces paiements réguliers étaient d’autant plus indispensables, que son créancier n’attendait qu’une occasion, c’est-à-dire qu’un retard, pour reprendre terrain, maison, matériel, en gardant, bien entendu, les dix annuités qu’il avait déjà reçues. C’était même là, paraît-il, sa spéculation, et c’était parce qu’il espérait bien qu’en quinze ans il arriverait un jour où le père ne pourrait pas payer qu’il avait risqué cette spéculation, pour lui sans danger – tandis qu’elle en était pleine, au contraire, pour son débiteur. Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle. Maintenant qu’allait-il se passer ? Nous ne restâmes pas longtemps dans l’incertitude, et, le lendemain du jour où le père devait payer son annuité avec le produit de la vente des plantes, nous vîmes entrer à la maison un monsieur en noir, qui n’avait pas l’air trop poli et qui nous donna un papier timbré sur lequel il écrivit quelques mots dans une ligne restée en blanc. C’était un huissier. Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville. Où allait-il ? je n’en sais rien, car, lui qui autrefois était si communicatif, il ne disait plus un mot. Il allait chez les gens d’affaires, sans doute devant les tribunaux. Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalis aussi avait paru devant les tribunaux, et je savais ce qu’il en était résulté. Un soir, le père rentra plus accablé encore que de coutume. « Les enfants, dit-il, c’est fini. » Je voulus sortir, car je compris qu’il allait se passer quelque chose de grave, et, comme il s’adressait à ses enfants, il me semblait que je ne devais pas écouter. Mais d’un geste il me retint : « N’es-tu pas de la famille ? dit-il, et, quoique tu ne sois pas bien âgé pour entendre ce que j’ai à te dire, tu as déjà été assez éprouvé par le malheur pour le comprendre ; les enfants, je vais vous quitter. » Il n’y eut qu’une exclamation, qu’un cri de douleur. Lise sauta dans ses bras et l’embrassa en pleurant. « J’ai été condamné à payer, et, comme je n’ai pas l’argent, on va tout vendre ici ; puis, comme ce ne sera pas assez, on me mettra en prison, où je resterai cinq ans ; ne pouvant pas payer avec mon argent, je paierai avec mon corps, avec ma liberté. » Il se fit un silence. « Vous pensez bien que je n’ai pas été sans réfléchir à cela ; et voilà ce que j’ai décidé pour ne pas vous laisser seuls et abandonnés après que j’aurai été arrêté. » Un peu d’espérance me revint. « Rémi va écrire à ma soeur Catherine Suriot, à Dreuzy, dans la Nièvre ; il va lui expliquer la position et la prier de venir ; avec Catherine qui ne perd pas facilement la tête, et qui connaît les affaires, nous déciderons le meilleur. » Bien que les paroles du père fussent vagues, elles contenaient pourtant une espérance, et, dans la position où nous étions, c’était déjà beaucoup que d’espérer. Quoi ? Nous ne le voyions pas, mais nous espérions. Catherine allait arriver, et c’était une femme qui connaissait les affaires ; cela suffisait à des enfants simples et ignorants tels que nous. Pour ceux qui connaissent les affaires, il n’y a plus de difficultés en ce monde. Cependant elle n’arriva pas aussi tôt que nous l’avions imaginé, et les gardes du commerce, c’est-à-dire les gens qui arrêtent les débiteurs, arrivèrent avant elle. Le père allait justement s’en aller chez un de ses amis, lorsqu’en sortant dans la rue il les trouva devant lui ; je l’accompagnais, en une seconde nous fûmes entourés. Mais le père ne voulait pas se sauver, il pâlit comme s’il allait se trouver mal et demanda aux gardes, d’une voix faible, à embrasser ses enfants. « Il ne faut pas vous désoler, mon brave, dit l’un d’eux, la prison pour dettes n’est pas si terrible que ça, et on y trouve de bons garçons. » Alors il embrassa Étiennette, Alexis et Benjamin. Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les larmes ; il m’appela : « Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m’embrasser ? n’es-tu pas mon enfant ? » Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise dans celle d’Étiennette. J’aurais voulu le suivre, et je me dirigeai vers la porte, mais Étiennette me fit signe de m’arrêter. Où aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ? Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ; nous pleurions tous, et personne d’entre nous ne trouvait un mot à dire. Quel mot ? Nous savions bien que cette arrestation devait se faire un jour ou l’autre ; mais nous avions cru qu’alors Catherine serait là, et Catherine, c’était la défense. Mais Catherine n’était pas là. Elle arriva cependant, une heure environ après le départ du père, et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussions échangé une parole. Celle qui, jusqu’à ce moment, nous avait soutenus, était à son tour écrasée ; Étiennette, si forte, si vaillante pour lutter, était maintenant aussi faible que nous. Elle ne nous encourageait plus, sans volonté, sans direction, toute à sa douleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher de consoler celle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nous enfants, désormais sans personne au gouvernail, sans phare pour nous guider, sans rien pour nous conduire au port, sans même savoir s’il y avait un port pour nous, nous restions perdus au milieu de l’océan de la vie, ballottés au caprice du vent, incapables d’un mouvement ou d’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérance dans le coeur. C’était une maîtresse femme que la tante Catherine, femme d’initiative et de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendant dix ans, à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultés de ce monde, et, comme elle le disait elle-même, elle savait se retourner. Ce fut un soulagement pour nous de l’entendre nous commander et de lui obéir ; nous avions retrouvé une indication, nous étions replacés debout sur nos jambes. Pour une paysanne sans éducation comme sans fortune, c’était une lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, et bien faite pour inquiéter les plus braves ; une famille d’orphelins dont l’aîné n’avait pas dix-sept ans et dont la plus jeune était muette. Que faire de ces enfants ? Comment s’en charger quand on avait bien du mal à vivre soi-même ? Le père d’un des enfants qu’elle avait nourris était notaire ; elle l’alla consulter, et ce fut avec lui, d’après ses conseils et ses soins, que notre sort fut arrêté. Puis, ensuite elle alla s’entendre avec le père à la prison, et, huit jours après son arrivée à Paris, sans nous avoir une seule fois parlé de ses démarches et de ses intentions, elle nous fit part de la décision qui avait été prise. Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travailler seuls, chacun des enfants s’en irait chez des oncles et des tantes qui voulaient bien les prendre : Lise chez tante Catherine dans le Morvan ; Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les Cévennes ; Benjamin chez un oncle qui était jardinier à Saint-Quentin. Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la Charente au bord de la mer, à Esnandes. J’écoutais ces dispositions, attendant qu’on en vînt à moi. Mais, comme la tante Catherine avait cessé de parler, je m’avançai : « Et moi ? dis-je. – Toi ? mais tu n’es pas de la famille. – Je travaillerai pour vous. – Tu n’es pas de la famille. – Si, si, il est de la famille », dirent-ils tous. Lise s’avança et joignit les mains devant sa tante avec un geste qui en disait plus que de longs discours. « Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te comprends bien, tu veux qu’il vienne avec toi ; mais vois-tu, dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut. Toi, tu es ma nièce, et quand nous allons arriver à la maison, si l’homme dit une parole de travers, ou fait la mine pour se tasser à table, je n’aurai qu’un mot à répondre : « Elle est de la famille, qui donc en aura pitié, si ce n’est nous ? » Et ce que je te dis là pour nous est tout aussi vrai pour l’oncle de Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tante d’Esnandes. On accepte ses parents, on n’accueille pas les étrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille, il n’y en a pas pour tout le monde. » La tante Catherine ne différait jamais l’exécution de ses résolutions ; elle nous prévint que notre séparation aurait lieu le lendemain, et là-dessus elle nous envoya coucher. À peine étions-nous dans notre chambre que tout le monde m’entoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant. Alors je compris que, malgré le chagrin de se séparer, c’était à moi qu’ils pensaient, c’était moi qu’ils plaignaient, et je sentis que j’étais bien leur frère. Alors une idée se fit jour dans mon esprit troublé, ou, plus justement, car il faut dire le bien comme le mal, une inspiration du coeur me monta du coeur dans l’esprit. « Écoutez, leur dis-je, je vois bien que, si vos parents ne veulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous. – Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère. » Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrant la main et en me regardant si profondément que les larmes me montèrent aux yeux. « Eh bien, oui, je le serai, et je vous le prouverai. – Où veux-tu te placer ? dit Benjamin. – Il y a une place chez Pernuit ; veux-tu que j’aille la demander demain matin pour toi ? dit Étiennette. – Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je resterais à Paris ; je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau de mouton, je vais décrocher ma harpe du clou où le père l’avait mise, et j’irai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes, d’Esnandes à Dreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres, et ainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je n’ai pas oublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai ma vie. » À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis que mon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin, je me sentis tout heureux. Longtemps on parla de notre projet, de notre séparation, de notre réunion, du passé, de l’avenir. Puis Étiennette voulut que chacun s’allât mettre au lit ; mais personne ne dormit bien cette nuit-là, et moi bien moins encore que les autres peut-être. Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante Catherine avait demandé un grand fiacre pour les conduire tous d’abord à la prison embrasser le père, puis ensuite chacun avec leur paquet au chemin de fer où ils devaient s’embarquer. L’heure marchait vite ; encore un quart d’heure, encore cinq minutes, et nous allions être séparés. Lise ne penserait-elle pas à moi ? Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre, elle sortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de la suivre dans le jardin. « Lise ! » appela tante Catherine. Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant. Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout est sacrifié à l’utilité, et la place n’est point donnée aux plantes de fantaisie ou d’agrément. Cependant dans notre jardin il y avait un gros rosier de Bengale qu’on n’avait point arraché parce qu’il était dans un coin perdu. Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa une branche, puis, se tournant vers moi, elle divisa en deux ce rameau qui portait deux petits boutons près d’éclore et m’en donna un. Ah ! que le langage des lèvres est peu de chose comparé à celui des yeux ! que les mots sont froids et vides comparés aux regards ! « Lise ! Lise ! » cria la tante. Déjà les paquets étaient sur le fiacre. Je pris ma harpe et j’appelai Capi, qui, à la vue de l’instrument et de mon ancien costume, qui n’avait rien d’effrayant pour lui, sautait de joie, comprenant sans doute que nous allions nous remettre en route et qu’il pourrait courir en liberté, ce qui, pour lui, était plus amusant que de rester enfermé. Le moment des adieux était venu. La tante Catherine l’abrégea ; elle fit monter Étiennette, Alexis et Benjamin, et me dit de lui donner Lise sur ses genoux. Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussa doucement et ferma la portière. « En route ! » dit-elle. Et la voiture partit. Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule. Ce mouvement que j’avais fait si souvent autrefois provoqua l’attention de Capi ; il se leva, attachant sur mon visage ses yeux brillants. « Allons, Capi ! » Il avait compris ; il sauta devant moi en aboyant. Je détournai les yeux de cette maison où j’avais vécu deux ans, où j’avais cru vivre toujours, et je les portai devant moi. Le soleil était haut à l’horizon, le ciel pur, le temps chaud ; cela ne ressemblait guère à la nuit glaciale dans laquelle j’étais tombé de fatigue et d’épuisement au pied de ce mur. Ces deux années n’avaient donc été qu’une halte ; il me fallait reprendre ma route. Mais cette halte avait été bienfaisante. Elle m’avait donné la force. Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentais dans mes membres, c’était l’amitié que je me sentais dans le coeur. Je n’étais plus seul au monde. Dans la vie j’avais un but : être utile et faire plaisir à ceux que j’aimais et qui m’aimaient. Une existence nouvelle s’ouvrait devant moi. J’évoquai le souvenir de Vitalis, et je me dis en moi-même : « En avant ! »

23 Seconde Partie

Seconde Partie I En avant En avant ! Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais tourner mes pas du côté du nord ou du sud, de l’ouest ou de l’est, selon mon caprice. Je n’étais qu’un enfant, et j’étais mon maître ! Hélas ! c’était précisément là ce qu’il y avait de triste dans ma position. Combien d’enfants se disent tout bas : « Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si j’étais libre ; si j’étais mon maître ! » Combien aspirent avec impatience au jour bienheureux où ils auront cette liberté… de faire des sottises ! Moi je me disais : « Ah ! si j’avais quelqu’un pour me conseiller, pour me diriger ! » C’est qu’entre ces enfants et moi il y avait une différence… terrible. Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux quelqu’un pour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour les ramasser quand ils sont à terre, tandis que moi, je n’avais personne ; si je tombais, je devais aller jusqu’au bas, et une fois là me ramasser tout seul, si je n’étais pas cassé. Et j’avais assez d’expérience pour comprendre que je pouvais très bien me casser. Malgré ma jeunesse, j’avais été assez éprouvé par le malheur pour être plus circonspect et plus prudent que ne le sont ordinairement les enfants de mon âge ; c’était un avantage que j’avais payé cher. Aussi, avant de me lancer sur la route qui m’était ouverte, je voulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été un père pour moi ; si la tante Catherine ne m’avait pas pris avec les enfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bien tout seul aller l’embrasser. Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à des réflexions lugubres ; je n’en connais pas de plus laide et de plus triste qu’une porte de prison. Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans la prison de Clichy, comme si j’avais peur qu’on ne m’y gardât et que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus. On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grilles ni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sans être chargé de chaînes. « Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’ai grondé Catherine de ne pas t’avoir amené avec les enfants. » Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté l’un de l’autre, je me jetai dans ses bras. « Je ne te dirai plus qu’un mot, dit le père : à la garde de Dieu, mon cher garçon ! » Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux, mais le temps avait marché, et le moment de nous séparer était venu. Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retira une grosse montre en argent, qui était retenue dans une boutonnière par une petite lanière en cuir. « Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te la donne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprends que, si elle en avait, j’aurais été obligé de la vendre. Elle ne marche pas non plus très bien, et elle a besoin de temps en temps d’un bon coup de pouce. Mais enfin, c’est tout ce que je possède présentement, et c’est pour cela que je te la donne. » Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulais me défendre d’accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement : « Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoir l’heure ici ; le temps n’est que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon, souviens-toi qu’il faut l’être toujours. » Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire à la porte de sortie ; mais ce qui se passa dans ce dernier moment, ce qui se dit entre nous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais trop troublé, trop ému. Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans ma mémoire, c’est le sentiment de stupidité et d’anéantissement qui me prit tout entier quand je fus dans la rue. Je crois que je restai longtemps, très longtemps dans la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et j’y serais peut-être demeuré jusqu’à la nuit, si ma main m’avait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma poche un objet rond et dur. Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais je le palpai : ma montre ! Capi me regarda, et, comme j’étais trop troublé pour le comprendre, après quelques secondes d’attente il se dressa contre moi et posa sa patte contre ma poche, celle où était ma montre. Il voulait savoir l’heure « pour la dire à l’honorable société », comme au temps où il travaillait avec Vitalis. Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, comme s’il cherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, il aboya douze fois ; il n’avait pas oublié. Ah ! comme nous allions gagner de l’argent avec notre montre ! C’était un tour de plus sur lequel je n’avais pas compté. Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis de la porte de la prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusement et même qui s’arrêtaient. Si j’avais osé, j’aurais donné une représentation tout de suite, mais la peur des sergents de ville m’en empêcha. D’ailleurs il était midi, c’était le moment de me mettre en route. « En avant ! » Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison, derrière les murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé, tandis que moi j’irais librement où je voudrais, et nous partîmes. L’objet qui m’était le plus utile pour mon métier, c’était une carte de France ; je savais qu’on en vendait sur les quais, et j’avais décidé que j’en achèterais une : je me dirigeai donc vers les quais. Il me fallut longtemps pour trouver une carte, du moins comme j’en voulais une, c’est-à-dire collée sur toile, se pliant et ne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pour moi était une grosse somme ; enfin j’en trouvai une si jaunie que le marchand ne me la fit payer que soixante-quinze centimes. Maintenant je pouvais sortir de Paris, – ce que je me décidai à faire au plus vite. J’avais deux routes à prendre : celle de Fontainebleau par la barrière d’Italie, ou bien celle d’Orléans par Montrouge. En somme, l’une m’était tout aussi indifférente que l’autre, et le hasard fit que je choisis celle de Fontainebleau. Comme je suivais la rue Mouffetard, dont le nom que je venais de lire sur une plaque bleue m’avait rappelé tout un monde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Riccardo, la marmite avec son couvercle fermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir et enfin Vitalis, mon pauvre et bon maître, qui était mort pour ne pas m’avoir loué au padrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant à l’église Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyé contre le mur de l’église le petit Mattia : c’était bien la même grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmes lèvres parlantes, le même air doux et résigné, la même tournure comique ; mais, chose étrange, si c’était lui, il n’avait pas grandi. Je m’approchai pour le mieux examiner ; il n’y avait pas à en douter, c’était lui ; il me reconnut aussi, car son pâle visage s’éclaira d’un sourire. « C’est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieux à barbe blanche avant que j’entre à l’hôpital ? Ah ! comme j’avais mal à la tête, ce jour-là ! – Et Garofoli est toujours votre maître ? » Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors, baissant la voix : « Garofoli est en prison ; on l’a arrêté parce qu’il a fait mourir Orlando pour l’avoir trop battu. » Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour la première fois j’eus la pensée que les prisons, qui m’inspiraient tant d’horreur, pouvaient être utiles. « Et les enfants ? dis-je. – Ah ! je ne sais pas, je n’étais pas là quand Garofoli a été arrêté. Quand je suis sorti de l’hôpital, Garofoli, voyant que je n’étais pas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu se débarrasser de moi, et il m’a loué pour deux ans, payés d’avance, au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot ? Non. Eh bien, ce n’est pas un grand, grand cirque, mais c’est pourtant un cirque. Ils avaient besoin d’un enfant pour la dislocation, et Garofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec lui jusqu’à lundi dernier, et puis on m’a renvoyé parce que j’ai la tête trop grosse maintenant pour entrer dans la boîte, et aussi trop sensible. Alors je suis venu de Gisors où est le cirque pour rejoindre Garofoli, mais je n’ai trouvé personne, la maison était fermée, et un voisin m’a raconté ce que je viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alors je suis venu là, ne sachant où aller, et ne sachant que faire. – Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Gisors ? – Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Paris à pied, le cirque partait pour Rouen ; et comment voulez-vous que j’aille à Rouen ? C’est trop loin, et je n’ai pas d’argent ; je n’ai pas mangé depuis hier midi. » Je n’étais pas riche, mais je l’étais assez pour ne pas laisser ce pauvre enfant mourir de faim ; comme j’aurais béni celui qui m’aurait tendu un morceau de pain quand j’errais aux environs de Toulouse, affamé comme Mattia l’était en ce moment ! « Restez là », lui dis-je. Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait le coin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que je lui offris ; il se jeta dessus et la dévora. « Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ? – Je ne sais pas. – Il faut faire quelque chose. – J’allais tâcher de vendre mon violon quand vous m’avez parlé, et je l’aurais déjà vendu, si cela ne me faisait pas chagrin de m’en séparer. Mon violon, c’est ma joie et ma consolation ; quand je suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul, et je joue pour moi ; alors je vois toutes sortes de belles choses dans le ciel ; c’est bien plus beau que dans les rêves, ça se suit. – Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans les rues ? – J’en ai joué, personne ne m’a donné. » Je savais ce que c’était que de jouer sans que personne mît la main à la poche. « Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous maintenant ? » Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine m’inspira : « Mais je suis chef de troupe », dis-je. En réalité cela était vrai, puisque j’avais une troupe composée de Capi, mais cette vérité frisait de près la fausseté. « Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia. – Quoi ? – M’enrôler dans votre troupe. » Alors la sincérité me revint. « Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi. – Eh bien, qu’importe, nous serons deux. Ah ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas ; que voulez-vous que je devienne ? il ne me reste qu’à mourir de faim. » Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennent pas de la même manière et ne le perçoivent pas à la même place. Moi, ce fut au coeur qu’il me résonna ; je savais ce que c’était que de mourir de faim. « Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique, comme camarade. » Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule : « En avant ! » lui dis-je. Au bout d’un quart d’heure, nous sortions de Paris. Les hâles du mois de mars avaient séché la route, et sur la terre durcie on marchait facilement. L’air était doux, le soleil d’avril brillait dans un ciel bleu sans nuages. Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissant sans doute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le déranger et aussi parce que j’avais moi-même à réfléchir. Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ? À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savais pas du tout. Devant nous. Mais après ? J’avais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette avant elle ; mais je n’avais pas pris d’engagement à propos de celui que je devais voir le premier : Benjamin, Alexis ou Étiennette ? Je pouvais commencer par l’un ou par l’autre, à mon choix, c’est-à-dire par les Cévennes, la Charente ou la Picardie. De ce que j’étais sorti par le sud de Paris, il résultait nécessairement que ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma première visite ; mais il me restait le choix entre Alexis et Étiennette. J’avais eu une raison qui m’avait décidé à me diriger tout d’abord vers le sud et non vers le nord : c’était le désir de voir mère Barberin. Si depuis longtemps je n’ai pas parlé d’elle, il ne faut pas en conclure que je l’avais oubliée, comme un ingrat. De même il ne faut pas conclure non plus que j’étais un ingrat, de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j’étais séparé d’elle. Combien de fois j’avais eu cette pensée de lui écrire pour lui dire : « Je pense à toi et je t’aime toujours de tout mon coeur » ; mais d’une part elle ne savait pas lire, et de l’autre la peur de Barberin, et une peur horrible, m’avait retenu. Si Barberin me retrouvait au moyen de ma lettre, s’il me reprenait ? si de nouveau il me vendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis ? Sans doute il avait le droit de faire tout cela. Et à cette pensée j’aimais mieux m’exposer à être accusé d’ingratitude par mère Barberin, plutôt que de courir la chance de retomber sous l’autorité de Barberin, soit qu’il usât de cette autorité pour me vendre, soit qu’il voulût me faire travailler sous ses ordres. J’aurais mieux aimé mourir – mourir de faim –, plutôt que d’affronter un pareil danger. Mais, si je n’avais pas osé écrire à mère Barberin, il me semblait qu’étant libre d’aller où je voulais, je pouvais tenter de la voir. Et même, depuis que j’avais engagé Mattia « dans ma troupe », je me disais que cela pouvait être assez facile. J’envoyais Mattia en avant, tandis que je restais prudemment en arrière ; il entrait chez mère Barberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ; si elle était seule, il lui racontait la vérité, venait m’avertir, et je rentrais dans la maison où s’était passée mon enfance pour me jeter dans les bras de ma mère nourrice ; si au contraire Barberin était au pays, Mattia demandait à mère Barberin de se rendre à un endroit désigné, et là, je l’embrassais. C’était ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela me rendait silencieux, car ce n’était pas trop de toute mon attention, de toute mon application pour examiner une question d’une telle importance. En effet, je n’avais pas seulement à voir si je pouvais aller embrasser mère Barberin, mais j’avais encore à chercher si, sur notre route, nous trouverions des villes ou des villages dans lesquels nous aurions chance de faire des recettes. Pour cela le mieux était de consulter ma carte. Justement, nous étions en ce moment en pleine campagne, et nous pouvions très bien faire une halte sur un tas de cailloux, sans craindre d’être dérangés. « Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposer un peu. – Voulez-vous que nous parlions ? – Vous avez quelque chose à me dire ? – Je voudrais vous prier de me dire tu. – Je veux bien, nous nous dirons tu. – Vous oui, mais moi non. – Toi comme moi, je te l’ordonne, et si tu ne m’obéis pas, je tape. – Bon, tape, mais pas sur la tête. » Et il se mit à rire d’un bon rire franc et doux en montrant toutes ses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visage hâlé. Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris ma carte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps à m’orienter ; mais, me souvenant de la façon dont s’y prenait Vitalis, je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible d’aller à Chavanon, et si nous avions un peu de chance, il était possible de ne pas mourir de faim en route. Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint de passer l’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aise d’ailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et j’étalai tout sur l’herbe. J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs, le tout en très bon état, et une paire de souliers un peu usés. Mattia fut ébloui. « Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je. – J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi. » Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, – c’était mon pantalon. Il me semblait qu’un artiste ne devait pas porter un pantalon long ; pour paraître en public, il fallait des culottes courtes avec des bas sur lesquels s’entrecroisaient des rubans de couleur. Des pantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenant j’étais un artiste !… « Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon. – Oh ! je veux bien. » Et prenant son violon il se mit à jouer. Pendant ce temps, j’enfonçai bravement la pointe de mes ciseaux dans mon pantalon un peu au-dessous du genou et je me mis à couper le drap. Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant mon pantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus tout oreilles ; Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis. « Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je en l’applaudissant. – Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant. – Et qui t’a enseigné la musique ? – Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer. » On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-propre ; je voulus montrer à Mattia que, moi aussi, j’étais musicien. Je pris ma harpe et tout de suite, pour frapper un grand coup, je lui chantai ma fameuse chanson : Fenesta vascia e patrona crudele… Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia me paya les compliments que je venais de lui adresser par ses applaudissements ; il avait un grand talent, j’avais un grand talent, nous étions dignes l’un de l’autre. Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l’un l’autre ; il fallait, après avoir fait de la musique pour nous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher. Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses épaules. En avant sur la route poudreuse ; maintenant il fallait s’arrêter au premier village qui se trouverait sur notre route et donner une représentation : « Débuts de la troupe Rémi. » Comme nous arrivions à un village qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher une place convenable pour notre représentation, nous passâmes devant la grande porte d’une ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avec des flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit, pour les femmes, à leur corsage ; il ne fallait pas être bien habile pour deviner que c’était une noce. L’idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits d’avoir des musiciens pour les faire danser, et aussitôt j’entrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi ; puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à la première personne que je trouvai sur mon passage. C’était un gros garçon dont la figure rouge comme brique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avait l’air bon enfant et placide. Il ne me répondit pas, mais, se tournant tout d’une pièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet, que Capi en fut effrayé. « Ohé ! les autres, cria-t-il, quoi que vous pensez d’une petite air de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent. – Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voix d’hommes et de femmes. – En place pour le quadrille ! » Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrent au milieu de la cour : ce qui fit fuir les volailles épouvantées. « As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italien et à voix basse, car j’étais assez inquiet. – Oui. » Et il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je le connusse. Nous étions sauvés. On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on la posa sur ses chambrières, et on nous fit monter dedans. Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui n’étaient heureusement ni délicates, ni difficiles. « Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous demanda le gros rougeaud. – Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas. – Je vais aller vous en chercher un, parce que le violon, c’est joli, mais c’est fadasse. – Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je à Mattia en parlant toujours italien. – Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce qui se joue. » Décidément il était précieux, Mattia. Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles. Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que les danseurs nous laissassent respirer. Cela n’était pas bien grave pour moi, mais cela était beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible, et fatigué d’ailleurs par son voyage et par les privations. Je le voyais de temps en temps pâlir comme s’il allait se trouver mal ; cependant il jouait toujours, soufflant tant qu’il pouvait dans son embouchure. Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sa pâleur, la mariée la remarqua aussi. « Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant la main à la bourse pour les musiciens. – Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je ferais faire la quête par notre caissier. » Et je jetai mon chapeau à Capi, qui le prit dans sa gueule. On applaudit beaucoup la grâce avec laquelle il savait saluer lorsqu’on lui avait donné ; mais, ce qui valait mieux pour nous, on lui donna beaucoup. Comme je le suivais, je voyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernière, et ce fut une pièce de cinq francs. Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita à manger à la cuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain, quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs. « C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade, tout seul je n’aurais pas formé un orchestre. » Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grands seigneurs, et, lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus, sans trop d’imprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables : d’abord un cornet à piston qui me coûta trois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, il n’était ni neuf ni beau, mais enfin, récuré et soigné, il ferait notre affaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas, et enfin un vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigant d’avoir toujours sur les épaules un sac léger que d’en avoir de temps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous, et nous serions plus alertes. Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dans notre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères. Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis, en route pour aller chez mère Barberin. Aller chez mère Barberin pour l’embrasser, c’était m’acquitter de ma dette de reconnaissance envers elle ; mais c’était m’en acquitter bien petitement et à trop bon marché. Si je lui portais quelque chose ? Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau. Quel cadeau lui faire ? Je ne cherchai pas longtemps. Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, non seulement dans l’heure présente, mais pour toute sa vieillesse, – une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette. Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner une vache, et aussi quelle joie pour moi ! Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache, et Mattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin n’était pas là. « Mme Barberin, disait Mattia, voici une vache que je vous amène. – Une vache ! vous vous trompez, mon garçon (et elle soupirait). – Non, madame, vous êtes bien Mme Barberin, de Chavanon ? Eh bien, c’est chez Mme Barberin que le prince (comme dans les contes de fées) m’a dit de conduire cette vache qu’il vous offre. – Quel prince ? » Alors je paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et, après nous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardi gras où il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notre beurre dans sa soupe à l’oignon. Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoir acheter une vache. Combien cela coûtait-il, une vache ? Je n’en avais aucune idée ; cher, sans doute, très cher ; mais encore ? Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, une trop grosse vache. D’abord, parce que plus les vaches sont grosses, plus leur prix est élevé ; puis, parce que, plus les vaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devînt une cause d’embarras pour mère Barberin. L’essentiel pour le moment, c’était donc de connaître le prix des vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’en voulais une. Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi, et, dans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à l’auberge, nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et des marchands de bestiaux : il était donc bien simple de leur demander le prix des vaches. Mais la première fois que j’adressai ma question à un bouvier, dont l’air brave homme m’avait tout d’abord attiré, on me répondit en me riant au nez. Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poing sur la table ; puis il appela l’aubergiste. « Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combien coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonne vache. Faut-il qu’elle soit savante ? » Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisamment son esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entrer en discussion avec moi. Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistolets sur la table, autrement dit cinquante écus, la vache était à moi. Quinze pistolets ou cinquante écus, cela faisait cent cinquante francs, et j’étais loin d’avoir une si grosse somme. Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, et que, si la chance de nos premiers jours nous accompagnait, je pourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait du temps. Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si, au lieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allions d’abord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivant la route directe. Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voir mère Barberin qu’au retour ; assurément alors j’aurais mes cent cinquante francs et nous pourrions jouer ma féerie : La Vache du prince. Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifesta aucune opposition. « Allons à Varses, dit-il ; les mines, c’est peut-être curieux, je serai bien aise d’en voir une. »

24

Une ville noire La route est longue de Montargis à Varses, qui se trouve au milieu des Cévennes, sur le versant de la montagne incliné vers la Méditerranée : cinq ou six cents kilomètres en ligne droite ; plus de mille pour nous à cause des détours qui nous étaient imposés par notre genre de vie. Il fallait bien chercher des villes et des grosses bourgades pour donner des représentations fructueuses. Nous mîmes près de trois mois à faire ces mille kilomètres, mais, quand nous arrivâmes aux environs de Varses, j’eus la joie, comptant mon argent, de constater que nous avions bien employé notre temps : dans ma bourse en cuir, j’avais cent vingt-huit francs d’économies ; il ne me manquait plus que vingt-deux francs pour acheter la vache de mère Barberin. Mattia était presque aussi content que moi, et il n’était pas médiocrement fier d’avoir contribué pour sa part à gagner une pareille somme. Il est vrai que cette part était considérable et que sans lui, surtout sans son cornet à piston, nous n’aurions jamais amassé cent vingt-huit francs, Capi et moi. De Varses à Chavanon nous gagnerions bien certainement les vingt-deux francs qui nous manquaient. Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce qui se trouve sous la terre, et non ce qui est au-dessus. À la surface, en effet, l’aspect est triste et désolé : des causses, des garrigues, c’est-à-dire la stérilité ; pas d’arbres, si ce n’est çà et là des châtaigniers, des mûriers et quelques oliviers chétifs ; pas de terre végétale, mais partout des pierres grises ou blanches ; là seulement où la terre ayant un peu de profondeur, se laisse pénétrer par l’humidité, surgit une végétation active qui tranche agréablement avec la désolation des montagnes. De cette dénudation résultent de terribles inondations, car, lorsqu’il pleut, l’eau court sur les pentes dépouillées comme elle courrait sur une rue pavée, et les ruisseaux, ordinairement à sec, roulent alors des torrents qui gonflent instantanément les rivières des vallons et les font déborder ; en quelques minutes on voit le niveau de l’eau monter dans le lit des rivières de trois, quatre, cinq mètres et même plus. Varses est bâtie à cheval sur une de ces rivières nommée la Divonne, qui reçoit elle-même dans l’intérieur de la ville deux petits torrents : le ravin de la Truyère et celui de Saint-Andéol. Ce n’est point une belle ville, ni propre, ni régulière. Les wagons chargés de minerai de fer ou de houille qui circulent du matin au soir sur des rails au milieu des rues sèment continuellement une poussière rouge et noire qui, par les jours de pluie, forme une boue liquide et profonde comme la fange d’un marais ; par les jours de soleil et de vent, ce sont au contraire des tourbillons aveuglants qui roulent dans la rue et s’élèvent au-dessus de la ville. Du haut en bas, les maisons sont noires, noires par la boue et la poussière, qui de la rue monte jusqu’à leurs toits ; noires par la fumée des fours et des fourneaux, qui de leurs toits descend jusqu’à la rue ; tout est noir, le sol, le ciel et jusqu’aux eaux que roule la Divonne. Et cependant les gens qui circulent dans les rues sont encore plus noirs que ce qui les entoure : les chevaux noirs, les voitures noires, les feuilles des arbres noires ; c’est à croire qu’un nuage de suie s’est abattu pendant une journée sur la ville ou qu’une inondation de bitume l’a recouverte jusqu’au sommet des toits. Les rues n’ont point été faites pour les voitures ni pour les passants, mais pour les chemins de fer et les wagons des mines : partout sur le sol des rails et des plaques tournantes ; au-dessus de la tête des ponts volants, des courroies, des arbres de transmission qui tournent avec des ronflements assourdissants. Les vastes bâtiments près desquels on passe tremblent jusque dans leurs fondations, et, si l’on regarde par les portes ou les fenêtres, on voit des masses de fonte en fusion qui circulent comme d’immenses bolides, des marteaux-pilons qui lancent autour d’eux des pluies d’étincelles, et partout, toujours, des pistons de machines à vapeur qui s’élèvent et s’abaissent régulièrement. Pas de monuments, pas de jardins, pas de statues sur les places ; tout se ressemble et a été bâti sur le même modèle, le cube : les églises, le tribunal, les écoles, des cubes percés de plus ou moins de fenêtres, selon les besoins. Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il était deux ou trois heures de l’après-midi, et un soleil radieux brillait dans un ciel pur ; mais, à mesure que nous avancions, le jour s’obscurcit ; entre le ciel et la terre s’était interposé un épais nuage de fumée qui se traînait lourdement en se déchirant aux hautes cheminées. Depuis plus d’une heure, nous entendions de puissants ronflements, un mugissement semblable à celui de la mer avec des coups sourds ; – les ronflements étaient produits par les ventilateurs, les coups sourds par les martinets et les pilons. Je savais que l’oncle d’Alexis était ouvrier mineur à Varses, qu’il travaillait à la mine de la Truyère, mais c’était tout. Demeurait-il à Varses même ou aux environs ? Je l’ignorais. En entrant dans Varses, je demandai où se trouvait la mine de la Truyère, et l’on m’envoya sur la rive gauche de la Divonne, dans un petit vallon traversé par le ravin qui a donné son nom à la mine. On nous indiqua l’adresse de l’oncle Gaspard ; il demeurait à une petite distance de la mine, dans une rue tortueuse et escarpée qui descendait de la colline à la rivière. Quand je le demandai, une femme, qui était adossée à la porte, causant avec une de ses voisines, adossée à une autre porte, me répondit qu’il ne rentrerait qu’à six heures, après le travail. « Qu’est-ce que vous lui voulez ? dit-elle. – Je veux voir Alexis. » Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle regarda Capi. « Vous êtes Rémi ? dit-elle. Alexis nous a parlé de vous ; il vous attendait. Quel est celui-ci ? » Elle montrait Mattia. « C’est mon camarade. » C’était la tante d’Alexis. Je crus qu’elle allait nous engager à entrer et à nous reposer, car nos jambes poudreuses et nos figures hâlées par le soleil criaient haut notre fatigue ; mais elle n’en fit rien et me répéta simplement que, si je voulais revenir à six heures, je trouverais Alexis, qui était à la mine. Je n’avais pas le coeur à demander ce qu’on ne m’offrait pas ; je la remerciai de sa réponse, et nous allâmes par la ville, à la recherche d’un boulanger, car nous avions grand-faim, n’ayant pas mangé depuis le petit matin, et encore une simple croûte qui nous était restée sur notre dîner de la veille. J’étais honteux aussi de cette réception, car je sentais que Mattia se demandait ce qu’elle signifiait. À quoi bon faire tant de lieues ? Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idée de mes amis, et, quand je lui parlerais de Lise, il ne m’écouterait plus avec la même sympathie. Et je tenais beaucoup à ce qu’il eût d’avance de la sympathie et de l’amitié pour Lise. La façon dont nous avions été accueillis ne m’engageant pas à revenir à la maison, nous allâmes, un peu avant six heures, attendre Alexis à la sortie de la mine. L’exploitation des mines de la Truyère se fait par trois puits qu’on nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Alphonsine et puits Saint-Pancrace, car c’est un usage dans les houillères de donner assez généralement un nom de saint aux puits d’extraction, d’aérage ou d’exhaure, c’est-à-dire d’épuisement ; ce saint, étant choisi sur le calendrier le jour où l’on commence le fonçage, sert non seulement à baptiser les puits, mais encore à rappeler les dates. Prévenu que c’était par cette galerie que devaient sortir les ouvriers, je me postai avec Mattia et Capi devant son ouverture, et, quelques minutes après que six heures eurent sonné, je commençai à apercevoir vaciller, dans les profondeurs sombres de la galerie, de petits points lumineux qui grandirent rapidement. C’étaient les mineurs qui, la lampe à la main, remontaient au jour, leur travail fini. Ils s’avançaient lentement, avec une démarche pesante, comme s’ils souffraient dans les genoux, ce que je m’expliquai plus tard, lorsque j’eus moi-même parcouru les escaliers et les échelles qui conduisent au dernier niveau ; leur figure était noire comme celle des ramoneurs, leurs habits et leurs chapeaux étaient couverts de poussière de charbon et de plaques de boue mouillée. En passant devant la lampisterie chacun entrait et accrochait sa lampe à un clou. Bien qu’attentif, je ne vis point Alexis sortir, et, s’il ne m’avait pas sauté au cou, je l’aurais laissé passer sans le reconnaître, tant il ressemblait peu maintenant, noir des pieds à la tête, au camarade qui autrefois courait dans les sentiers de notre jardin, sa chemise propre retroussée jusqu’aux coudes et son col entrouvert laissant voir sa peau blanche. « C’est Rémi », dit-il en se tournant vers un homme d’une quarantaine d’années qui marchait près de lui et qui avait une bonne figure franche comme celle du père Acquin ; ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’ils étaient frères. Je compris que c’était l’oncle Gaspard. « Nous t’attendions depuis longtemps déjà, me dit-il avec bonhomie. – Le chemin est long de Paris à Varses. – Et tes jambes sont courtes », dit-il en riant. Capi, heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa joie en tirant sur la manche de sa veste à pleines dents. Pendant ce temps, j’expliquai à l’oncle Gaspard que Mattia était mon camarade et mon associé, un bon garçon que j’avais connu autrefois, que j’avais retrouvé et qui jouait du cornet à piston comme personne. « Et voilà M. Capi, dit l’oncle Gaspard ; c’est demain dimanche ; quand vous serez reposés, vous nous donnerez une représentation. Alexis dit que c’est un chien plus savant qu’un maître d’école ou qu’un comédien. » Autant je m’étais senti gêné devant la tante Gaspard, autant je me trouvai à mon aise avec l’oncle ; décidément c’était bien le digne frère « du père ». « Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long à vous dire ; pour moi, je vais causer avec ce jeune homme qui joue si bien du cornet à piston. » Pour une semaine entière ; encore eût-elle été trop courte. Alexis voulait savoir comment s’était fait mon voyage, et moi, de mon côté, j’étais pressé d’apprendre comment il s’habituait à sa nouvelle vie, si bien qu’occupés tous les deux à nous interroger, nous ne pensions pas à nous répondre. Nous marchions doucement, et les ouvriers qui regagnaient leur maison nous dépassaient ; ils allaient en une longue file qui tenait la rue entière, tous noirs de cette même poussière qui recouvrait le sol d’une couche épaisse. Lorsque nous fûmes près d’arriver, l’oncle Gaspard se rapprocha de nous : « Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. » Jamais invitation ne me fit plus grand plaisir, car, tout en marchant, je me demandais si, arrivés à la porte, il ne faudrait pas nous séparer, l’accueil de la tante ne m’ayant pas donné bonne espérance. « Voilà Rémi, dit-il en entrant dans la maison, et son ami. – Je les ai déjà vus tantôt. – Eh bien, tant mieux ! la connaissance est faite ; ils vont souper avec nous. » J’étais certes bien heureux de souper avec Alexis, c’est-à-dire de passer la soirée auprès de lui, mais, pour être sincère, je dois dire que j’étais heureux aussi de souper. Depuis notre départ de Paris, nous avions mangé à l’aventure, une croûte ici, une miche là, mais rarement un vrai repas, assis sur une chaise, avec de la soupe dans une assiette. Avec ce que nous gagnions, nous étions, il est vrai, assez riches pour nous payer des festins dans de bonnes auberges, mais il fallait faire des économies pour la vache du prince, et Mattia était si bon garçon qu’il était presque aussi heureux que moi à la pensée d’acheter notre vache. Notre souper ne dura pas longtemps. « Garçon, me dit l’oncle Gaspard, tu coucheras avec Alexis. » Puis, s’adressant à Mattia : « Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir à te faire un bon lit de paille et de foin. » La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent point employées par Alexis et par moi à dormir. L’oncle Gaspard était piqueur, c’est-à-dire qu’au moyen d’un pic il abattait le charbon dans la mine ; Alexis était son rouleur, c’est-à-dire qu’il poussait, qu’il roulait sur des rails dans l’intérieur de la mine, depuis le point d’extraction jusqu’à un puits, un wagon nommé benne, dans lequel on entassait le charbon abattu ; arrivée à ce puits, la benne était accrochée à un câble qui, tiré par la machine, la montait jusqu’en haut. Bien qu’il ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexis avait déjà cependant l’amour et la vanité de sa mine : c’était la plus belle, la plus curieuse du pays ; il mettait dans son récit l’importance d’un voyageur qui arrive d’une contrée inconnue et qui trouve des oreilles attentives pour l’écouter. D’abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, après avoir marché pendant dix minutes, on trouvait un escalier droit et rapide ; puis, au bas de cet escalier, une échelle en bois, puis un autre escalier, puis une autre échelle, et alors on arrivait au premier niveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pour atteindre le second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième, à deux cents mètres, c’était le même système d’échelles et d’escaliers. C’était à ce troisième niveau qu’Alexis travaillait, et, pour atteindre à la profondeur de son chantier, il avait à faire trois fois plus de chemin que n’en font ceux qui montent aux tours de Notre-Dame de Paris. Mais, si la montée et la descente sont faciles dans les tours de Notre-Dame, où l’escalier est régulier et éclairé, il n’en était pas de même dans la mine, où les marches, creusées suivant les accidents du roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges, tantôt étroites. Point d’autre lumière que celle de la lampe qu’on porte à la main, et sur le sol, une boue glissante que mouille sans cesse l’eau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur le visage. Deux cents mètres à descendre, c’est long, mais ce n’était pas tout : il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers et se rendre au lieu de travail ; or le développement complet des galeries de la Truyère était de 35 à 40 kilomètres. Naturellement on ne devait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependant la course était fatigante, car on marchait dans l’eau qui, filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseau au milieu du chemin et coule ainsi jusqu’à des puisards, où des machines d’épuisement la prennent pour la verser au-dehors. Quand ces galeries traversaient des roches solides, elles étaient tout simplement des souterrains ; mais, quand elles traversaient des terrains ébouleux ou mouvants, elles étaient boisées au plafond et des deux côtés avec des troncs de sapin travaillés à la hache, parce que les entailles faites à la scie amènent une prompte pourriture. Bien que ces troncs d’arbres fussent disposés de manière à résister aux poussées du terrain, souvent cette poussée était tellement forte que les bois se courbaient et que les galeries se rétrécissaient ou s’affaissaient au point qu’on ne pouvait plus y passer qu’en rampant. Sur ces bois croissaient des champignons et des flocons légers et cotonneux, dont la blancheur de neige tranchait avec le noir du terrain ; la fermentation des arbres dégageait une odeur d’essence ; et sur les champignons, sur les plantes inconnues, sur la mousse blanche, on voyait des mouches, des araignées, des papillons, qui ne ressemblent pas aux individus de même espèce qu’on rencontre à l’air. Il y avait aussi des rats qui couraient partout et des chauves-souris cramponnées aux boisages par leurs pieds, la tête en bas. Ces galeries se croisaient, et çà et là, comme à Paris, il y avait des places et des carrefours ; il y en avait de belles et de larges comme les boulevards, d’étroites et de basses comme les rues du quartier Saint-Marcel ; seulement toute cette ville souterraine était beaucoup moins bien éclairée que les villes durant la nuit, car il n’y avait point de lanternes ou de becs de gaz, mais simplement les lampes que les mineurs portent avec eux. Si la lumière manquait souvent, le bruit disait toujours qu’on n’était pas dans le pays des morts ; dans les chantiers d’abattage, on entendait les détonations de la poudre dont le courant d’air vous apportait l’odeur et la fumée ; dans les galeries, on entendait le roulement des wagons ; dans les puits, le frottement des cages d’extraction contre les guides, et par-dessus tout le grondement de la machine à vapeur installée au second niveau. Mais où le spectacle était tout à fait curieux, c’était dans les remontées, c’est-à-dire dans les galeries tracées dans la pente du filon ; c’était là qu’il fallait voir les piqueurs travailler à moitié nus à abattre le charbon, couchés sur le flanc ou accroupis sur les genoux. De ces remontées la houille descendait dans les niveaux, d’où on la roulait jusqu’aux puits d’extraction. C’était là l’aspect de la mine aux jours de travail, mais il y avait aussi les jours d’accidents. Deux semaines après son arrivée à Varses, Alexis avait été témoin d’un de ces accidents et en avait failli être victime : une explosion de grisou ; le grisou est un gaz qui se forme naturellement dans les houillères et qui éclate aussitôt qu’il est en contact avec une flamme. Rien n’est plus terrible que cette explosion qui brûle et renverse tout sur son passage ; on ne peut lui comparer que l’explosion d’une poudrière pleine de poudre. Aussitôt que la flamme d’une lampe ou d’une allumette est en contact avec le gaz, l’inflammation éclate instantanément dans toutes les galeries ; elle détruit tout dans la mine, même dans les puits d’extraction ou d’aérage dont elle enlève les toitures. La température est quelquefois portée si haut que le charbon dans la mine se transforme en coke. Tout ce qu’Alexis me raconta surexcita vivement ma curiosité, qui était déjà grande en arrivant à Varses, de descendre dans la mine ; mais, quand j’en parlai le lendemain à l’oncle Gaspard, il me répondit que c’était impossible, parce qu’on ne laissait pénétrer dans la mine que ceux qui y travaillent. « Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, c’est facile, et alors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métier n’est pas plus mauvais qu’un autre, et, si tu as peur de la pluie et du tonnerre, c’est celui qui te convient ; en tout cas il vaut mieux que celui de chanteur de chansons sur les grands chemins. Tu resteras avec Alexis. Est-ce dit, garçon ? On trouvera aussi à employer Mattia, mais pas à jouer du cornet à piston, par exemple ! » Ce n’était pas pour rester à Varses que j’y étais venu, et je m’étais imposé une autre tâche, un autre but que de pousser toute la journée une benne dans le deuxième ou le troisième niveau de la Truyère. Il fallut donc renoncer à satisfaire ma curiosité, et je croyais que je partirais sans en savoir plus long que ne m’en avaient appris les récits d’Alexis ou les réponses arrachées tant bien que mal à l’oncle Gaspard, quand, par suite de circonstances dues au hasard, je fus à même d’apprendre dans toutes leurs horreurs, de sentir dans toutes leurs épouvantes, les dangers auxquels sont quelquefois exposés les mineurs.

25

Rouleur La veille du jour fixé pour mon départ, Alexis rentra avec la main droite fortement contusionnée par un gros bloc de charbon sous lequel il avait eu la maladresse de la laisser prendre ; un doigt était à moitié écrasé ; la main entière était meurtrie. Le médecin de la compagnie vint le visiter et le panser. Son état n’était pas grave, la main guérirait, le doigt aussi ; mais il fallait du repos. L’oncle Gaspard avait pour caractère de prendre la vie comme elle venait, sans chagrin comme sans colère ; il n’y avait qu’une chose qui pouvait le faire se départir de sa bonhomie ordinaire : – un empêchement à son travail. Quand il entendit dire qu’Alexis était condamné au repos pour plusieurs jours, il poussa les hauts cris. Qui roulerait sa benne pendant ces jours de repos ? il n’avait personne pour remplacer Alexis ; s’il s’agissait de le remplacer tout à fait, il trouverait bien quelqu’un, mais, pendant quelques jours seulement, cela était en ce moment impossible ; on manquait d’hommes, ou tout au moins d’enfants. Voyant cela et comprenant les raisons de sa désolation, d’autre part, sentant que c’était presque un devoir en pareille circonstance de payer à ma manière l’hospitalité qui nous avait été donnée, je lui demandai si le métier de rouleur était difficile. « Rien n’est plus facile ; il n’y a qu’à pousser un wagon qui roule sur des rails. – Il est lourd, ce wagon ? – Pas trop lourd, puisque Alexis le poussait bien. – C’est juste ! Alors, si Alexis le poussait bien, je pourrais le pousser aussi. – Toi, garçon ? » Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt, reprenant son sérieux : « Bien sûr que tu le pourrais, si tu le voulais. – Je le veux, puisque cela peut vous servir. – Tu es un bon garçon, et c’est dit ; demain tu descendras avec moi dans la mine. C’est vrai que tu me rendras service ; mais cela te sera peut-être utile à toi-même ; si tu prenais goût au métier, cela vaudrait mieux que de courir les grands chemins ; il n’y a pas de loups à craindre dans la mine. » Que ferait Mattia pendant que je serais dans la mine ? Je ne pouvais pas le laisser à la charge de l’oncle Gaspard. Je lui demandai s’il ne voulait pas s’en aller tout seul avec Capi donner des représentations dans les environs et il accepta tout de suite. « Je serai très content de te gagner tout seul de l’argent pour la vache », dit-il en riant. Il fut donc entendu que, pendant que je descendrais le lendemain dans la mine, Mattia s’en irait donner des représentations musicales et dramatiques, de manière à augmenter notre fortune, et Capi, à qui j’expliquai cet arrangement, parut le comprendre. Le lendemain matin on me donna les vêtements de travail d’Alexis. Après avoir une dernière fois recommandé à Mattia et à Capi d’être bien sages dans leur expédition, je suivis l’oncle Gaspard. « Attention ! dit-il en me remettant ma lampe, marche dans mes pas, et en descendant les échelles ne lâche jamais un échelon sans auparavant en bien tenir un autre. » Nous nous enfonçâmes dans la galerie, lui marchant le premier, moi sur ses talons. « Si tu glisses dans les escaliers, continua-t-il, ne te laisse pas aller, retiens-toi, le fond est loin et dur. » Je n’avais pas besoin de ces recommandations pour être ému, car ce n’est pas sans un certain trouble qu’on quitte la lumière pour entrer dans la nuit, la surface de la terre pour ses profondeurs. Je me retournai instinctivement en arrière ; mais déjà nous avions pénétré assez avant dans la galerie, et le jour, au bout de ce long tube noir, n’était plus qu’un globe blanc comme la lune dans un ciel sombre et sans étoiles. J’eus honte de ce mouvement machinal, qui n’eut que la durée d’un éclair, et je me remis bien vite à emboîter le pas. « L’escalier », dit-il bientôt. Nous étions devant un trou noir, et, dans sa profondeur insondable pour mes yeux, je voyais des lumières se balancer, grandes à l’entrée, plus petites jusqu’à n’être plus que des points, à mesure qu’elles s’éloignaient. C’étaient les lampes des ouvriers qui étaient entrés avant nous dans la mine. Le bruit de leur conversation, comme un sourd murmure, arrivait jusqu’à nous porté par un air tiède qui nous souillait au visage ; cet air avait une odeur que je respirais pour la première fois ; c’était quelque chose comme un mélange d’éther et d’essence. Après l’escalier les échelles, après les échelles un autre escalier. « Nous voilà au premier niveau », dit-il. Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des murs droits ; ces murs étaient en maçonnerie. La voûte était un peu plus élevée que la hauteur d’un homme ; cependant il y avait des endroits où il fallait se courber pour passer, soit que la voûte supérieure se fût abaissée, soit que le sol se fût soulevé. « C’est la poussée du terrain, me dit-il. Comme la montagne a été partout creusée et qu’il y a des vides, les terres veulent descendre, et, quand elles pèsent trop, elles écrasent les galeries. » Sur le sol étaient des rails de chemins de fer et le long de la galerie coulait un petit ruisseau. « Ce ruisseau se réunit à d’autres qui, comme lui, reçoivent les eaux des infiltrations ; ils vont tous tomber dans un puisard. Cela fait mille ou douze cents mètres cubes d’eau que la machine doit jeter tous les jours dans la Divonne. Si elle s’arrêtait, la mine ne tarderait pas à être inondée. Au, reste, en ce moment, nous sommes précisément sous la Divonne. » Et, comme j’avais fait un mouvement involontaire, il se mit à rire aux éclats. « À cinquante mètres de profondeur, il n’y a pas de danger qu’elle te tombe dans le cou. – S’il se faisait un trou ? – Ah bien ! oui, un trou. Les galeries passent et repassent dix fois sous la rivière ; il y a des mines où les inondations sont à craindre, mais ce n’est pas ici ; c’est assez du grisou et des éboulements, des coups de mine. » Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail, l’oncle Gaspard me montra ce que je devais faire, et, lorsque notre benne fut pleine de charbon, il la poussa avec moi pour m’apprendre à la conduire jusqu’au puits et à me garer sur les voies de garage lorsque je rencontrerais d’autres rouleurs venant à ma rencontre. Il avait eu raison de le dire, ce n’était pas là un métier bien difficile, et, en quelques heures, si je n’y devins pas habile, j’y devins au moins suffisant. Il me manquait l’adresse et l’habitude, sans lesquelles on ne réussit jamais dans aucun métier, et j’étais obligé de les remplacer, tant bien que mal, par plus d’efforts, ce qui donnait pour résultat moins de travail utile et plus de fatigue. Heureusement j’étais aguerri contre la fatigue par la vie que j’avais menée depuis plusieurs années et surtout par mon voyage de trois mois ; je ne me plaignis donc pas, et l’oncle Gaspard déclara que j’étais un bon garçon qui ferait un jour un bon mineur. Mais, si j’avais eu grande envie de descendre dans la mine, je n’avais aucune envie d’y rester ; j’avais eu la curiosité, je n’avais pas de vocation. À côté du chantier de l’oncle Gaspard, j’avais pour voisin un rouleur qui, au lieu d’être un enfant comme moi et comme les autres rouleurs, était au contraire un bonhomme à barbe blanche ; quand je parle de barbe blanche, il faut entendre qu’elle l’était le dimanche, le jour du grand lavage, car, pendant la semaine, elle commençait par être grise le lundi pour devenir tout à fait noire le samedi. Enfin il avait plus de soixante ans. Autrefois, au temps de sa jeunesse, il avait été boiseur, c’est-à-dire charpentier, chargé de poser et d’entretenir les bois qui forment les galeries ; mais, dans un éboulement, il avait eu trois doigts écrasés, ce qui l’avait forcé de renoncer à son métier. La compagnie au service de laquelle il travaillait lui avait fait une petite pension, car cet accident lui était arrivé en sauvant trois de ses camarades. Pendant quelques années il avait vécu de cette pension. Puis, la compagnie ayant fait faillite, il s’était trouvé sans ressources, sans état, et il était alors entré à la Truyère comme rouleur. On le nommait le magister, autrement dit le maître d’école, parce qu’il savait beaucoup de choses que les piqueurs et même les maîtres mineurs ne savent pas, et parce qu’il en parlait volontiers, tout fier de sa science. Pendant les heures des repas, nous fîmes connaissance, et bien vite il me prit en amitié ; j’étais questionneur enragé, il était causeur, nous devînmes inséparables. Dans la mine, où généralement on parle peu, on nous appela les bavards. Les récits d’Alexis ne m’avaient pas appris tout ce que je voulais savoir, et les réponses de l’oncle Gaspard ne m’avaient pas non plus satisfait, car, lorsque je lui demandais : « Qu’est-ce que le charbon de terre ? », il me répondait toujours : « C’est du charbon qu’on trouve dans la terre. » Cette réponse de l’oncle Gaspard sur le charbon de terre et celles du même genre qu’il m’avait faites n’étaient point suffisantes pour moi, Vitalis m’ayant appris à me contenter moins facilement. Quand je posai la même question au magister, il me répondit tout autrement. « Le charbon de terre, me dit-il, n’est rien autre chose que du charbon de bois : au lieu de mettre dans nos cheminées des arbres de notre époque, que des hommes comme toi et moi ont transformés en charbon, nous y mettons des arbres poussés dans des forêts très anciennes et qui ont été transformés en charbon par les forces de la nature, je veux dire par des incendies, des volcans, des tremblements de terre naturels. » Et comme je le regardais avec étonnement : « Nous n’avons pas le temps de causer de cela aujourd’hui, dit-il, il faut pousser la benne, mais c’est demain dimanche, viens me voir ; je t’expliquerai ça à la maison ; j’ai là des morceaux de charbon et de roche que j’ai ramassés depuis trente ans et qui te feront comprendre par les yeux ce que tu entendras par les oreilles. Ils m’appellent en riant le magister ; mais le magister, tu le verras, est bon à quelque chose ; la vie de l’homme n’est pas tout entière dans ses mains, elle est aussi dans sa tête. Comme toi et à ton âge, j’étais curieux ; je vivais dans la mine, j’ai voulu connaître ce que je voyais tous les jours ; j’ai fait causer les ingénieurs quand ils voulaient bien me répondre, et j’ai lu. Après mon accident, j’avais du temps à moi, je l’ai employé à apprendre. Quand on a des yeux pour regarder et que sur ces yeux on pose des lunettes que vous donnent les livres, on finit par voir bien des choses. Maintenant je n’ai pas grand temps pour lire et je n’ai pas d’argent pour acheter des livres, mais j’ai encore des yeux et je les tiens ouverts. Viens demain ; je serais content de t’apprendre à regarder autour de toi. On ne sait pas ce qu’une parole qui tombe dans une oreille fertile peut faire germer. C’est pour avoir conduit dans les mines de Bessèges un grand savant nommé Brongniart et l’avoir entendu parler pendant ses recherches, que l’idée m’est venue d’apprendre et qu’aujourd’hui j’en sais un peu plus long que nos camarades. À demain. » Le lendemain j’annonçai à l’oncle Gaspard que j’allais voir le magister. Il vint au-devant de moi quand j’entrai, et d’une voix heureuse : « Je t’ai commandé une biroulade, dit-il, parce que, si la jeunesse a des oreilles et des yeux, elle a aussi un gosier, de sorte que le meilleur moyen d’être de ses amis, c’est de satisfaire le tout en même temps. » La biroulade est un festin de châtaignes rôties qu’on mouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans les Cévennes. « Après la biroulade, continua le magister, nous causerons, et tout en causant je te montrerai ma collection. » Il dit ce mot ma collection d’un ton qui justifiait le reproche que lui faisaient ses camarades, et jamais assurément conservateur d’un muséum n’y mit plus de fierté. Au reste, cette collection paraissait très riche, au moins autant que j’en pouvais juger, et elle occupait tout le logement, rangée sur des planches et des tables pour les petits échantillons, posée sur le sol pour les gros. Depuis vingt ans, il avait réuni tout ce qu’il avait trouvé de curieux dans ses travaux, et, comme les mines du bassin de la Cère et de la Divonne sont riches en végétaux fossiles, il avait là des exemplaires rares qui eussent fait le bonheur d’un géologue et d’un naturaliste. Il avait au moins autant de hâte à parler que moi j’en avais à l’écouter : aussi la biroulade fut-elle promptement expédiée. « Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que c’était que le charbon de terre, écoute, je vais te l’expliquer à peu près et en peu de mots, pour que tu sois en état de regarder ma collection, qui te l’expliquera mieux que moi, car, bien qu’on m’appelle le magister, je ne suis pas un savant, il s’en faut de tout. La terre que nous habitons n’a pas toujours été ce qu’elle est maintenant ; elle a passé par plusieurs états qui ont été modifiés par ce qu’on nomme les révolutions du globe. Il y a eu des époques où notre pays a été couvert de plantes qui ne croissent maintenant que dans les pays chauds : ainsi les fougères en arbres. Puis il est venu une révolution, et cette végétation a été remplacée par une autre tout à fait différente, laquelle à son tour a été remplacée par une nouvelle ; et ainsi de suite toujours pendant des milliers, des millions d’années peut-être. C’est cette accumulation de plantes et d’arbres, qui, en se décomposant et en se superposant, a produit les couches de houille. Ne sois pas incrédule, je vais te montrer tout à l’heure dans ma collection quelques morceaux de charbon, et surtout une grande quantité de morceaux de pierre pris aux bancs que nous nommons le mur ou le toit, et qui portent tous les empreintes de ces plantes, qui se sont conservées là comme les plantes se conservent entre les feuilles de papier d’un herbier. La houille est donc formée, ainsi que je te le disais, par une accumulation de plantes et d’arbres : ce n’est donc que du bois décomposé et comprimé. Comment s’est formée cette accumulation ? vas-tu me demander. Cela, c’est plus difficile à expliquer, et je crois même que les savants ne sont pas encore arrivés à l’expliquer très bien, puisqu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Les uns croient que toutes ces plantes charriées par les eaux ont formé d’immenses radeaux sur les mers, qui sont venus s’échouer çà et là poussés par les courants. D’autres disent que les bancs de charbon sont dus à l’accumulation paisible de végétaux qui, se succédant les uns aux autres, ont été enfouis au lieu même où ils avaient poussé. Et là-dessus, les savants ont fait des calculs qui donnent le vertige à l’esprit : ils ont trouvé qu’un hectare de bois en forêt étant coupé et étant étendu sur la terre ne donnait qu’une couche de bois ayant à peine huit millimètres d’épaisseur ; transformée en houille, cette couche de bois ne donnerait que 2 millimètres. Or il y a, enfouies dans la terre, des couches de houille qui ont 20 et 30 mètres d’épaisseur. Combien a-t-il fallu de temps pour que ces couches se forment ? Tu comprends bien, n’est-ce pas, qu’une futaie ne pousse pas en un jour ; il lui faut environ une centaine d’années pour se développer. Pour former une couche de houille de 30 mètres d’épaisseur, il faut donc une succession de 5000 futaies poussant à la même place, c’est-à-dire 500 000 ans, c’est déjà un chiffre bien étonnant, n’est-ce pas ? cependant il n’est pas exact, car les arbres ne se succèdent pas avec cette régularité ; ils mettent plus de cent ans à pousser et à mourir, et, quand une espèce remplace une autre, il faut une série de transformations et de révolutions pour que cette couche de plantes décomposées soit en état d’en nourrir une nouvelle. Tu vois donc que 500 000 années ne sont rien et qu’il en faut sans doute beaucoup plus encore. Combien ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas à un homme comme moi de le chercher. Tout ce que j’ai voulu, c’était te donner une idée de ce qu’est le charbon de terre, afin que tu sois en état de regarder ma collection. Maintenant allons la voir. » La visite dura jusqu’à la nuit, car, à chaque morceau de pierre, à chaque empreinte de plante, le magister recommença ses explications, si bien qu’à la fin je commençai à comprendre à peu près ce qui, tout d’abord, m’avait si fort étonné.

26

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer