Sans famille Hector Malot

L’inondation Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine. « Eh bien, dit l’oncle Gaspard, as-tu été content du garçon, Magister ? – Mais oui, il a des oreilles, et j’espère que bientôt il aura des yeux. – En attendant, qu’il ait aujourd’hui des bras », dit l’oncle Gaspard. Et il me remit un coin pour l’aider à détacher un morceau de houille qu’il avait entamé par-dessous, car les piqueurs se font aider par les rouleurs. Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j’entendis du côté du puits un bruit formidable, un grondement épouvantable tel que je n’avais jamais rien entendu, de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Était-ce un éboulement, un effondrement général ? J’écoutai ; le tapage continuait en se répercutant de tous côtés. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Mon premier sentiment fut l’épouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles ; mais on s’était déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. C’était une explosion de mine, une benne qui tombait dans le puits ; peut-être tout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs. Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes en courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve ; puis il me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois de la galerie avec un clapotement d’eau. L’endroit où je m’étais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit était inexplicable. Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol. C’était bien l’eau ; elle venait du côté du puits, remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produits par une chute d’eau qui se précipitait dans la mine. Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier. Je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus le magister qui descendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruit qui l’avait frappé. « L’eau dans la mine ! cria l’oncle Gaspard. – La Divonne a fait un trou, dis-je. – Es-tu bête ! – Sauve-toi ! » cria le magister. Le niveau de l’eau s’était rapidement élevé dans la galerie ; elle montait maintenant jusqu’à nos genoux, ce qui ralentissait notre course. Le magister se mit à courir avec nous, et tous trois nous criions en passant devant les chantiers : « Sauvez-vous ! l’eau est dans la mine ! » Le niveau de l’eau s’élevait avec une rapidité furieuse ; heureusement nous n’étions pas très éloignés des échelles, sans quoi nous n’aurions jamais pu les atteindre. Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau du premier ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant d’arriver au dernier échelon un flot d’eau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. C’était une cascade. « Nous sommes perdus, dit le magister d’une voix presque calme ; fais ta prière, Rémi. » Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ou huit lampes qui accouraient vers nous ; l’eau nous arrivait déjà aux genoux ; sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce n’était pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de bois comme des plumes. Le même mot qui avait échappé au magister aux hommes qui accouraient vers nous échappa aussi : « Nous sommes perdus ! » Ils étaient arrivés jusqu’à nous. « Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister. – Et après ? – La remontée ne conduit nulle part. » Se jeter dans la remontée, c’était prendre en effet un cul-de-sac mais nous n’étions pas en position d’attendre et de choisir : il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelques minutes devant soi, c’est-à-dire l’espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec la certitude d’être engloutis, submergés avant quelques secondes. Le magister à notre tête, nous nous engageâmes donc dans la remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie, et ceux-là, nous ne les revîmes jamais. Alors, reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé à fuir et que cependant nous n’avions pas encore entendu : des éboulements, des tourbillonnements et des chutes d’eau, des éclats des boisages, des explosions d’air comprimé ; c’était dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit. Depuis que nous étions dans la remontée, le magister n’avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles. « Les enfants, dit-il, il ne faut pas vous fatiguer ; si nous restons ainsi cramponnés des pieds et des mains, nous ne tarderons pas à nous épuiser ; il faut nous creuser des points d’appui dans le schiste. » Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personne n’avait emporté un pic ; tous nous avions nos lampes, aucun de nous n’avait un outil. « Avec les crochets de nos lampes », continua le magister. Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant très inclinée et glissante. Mais, quand on sait que, si l’on glisse, on trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces et de l’adresse. En moins de quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manière à y poser notre pied. Cela fait, on respira un peu, et l’on se reconnut. Nous étions sept : le magister, moi près de lui, l’oncle Gaspard, trois piqueurs nommés Pagès, Compayrou et Bergounhoux, et un rouleur, Carrory ; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie. Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence. Il n’y a pas de mots pour rendre l’intensité de cet horrible tapage ; les détonations du canon se mêlant au tonnerre et à des éboulements n’en eussent pas produit un plus formidable. Effarés, affolés d’épouvante, nous nous regardions, cherchant dans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit ne nous donnait pas. Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix, et cependant notre voix était sourde. « Parle un peu, me dit le magister. – Que voulez-vous que je dise ? – Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers mots venus. » Je prononçai quelques paroles. « Bon, plus doucement maintenant. C’est cela. Bien. – Perds-tu la tête, eh ! magister ? dit Pagès. – Deviens-tu fou de peur ? – Crois-tu que tu es mort ? – Je crois que l’eau ne nous gagnera pas ici et que, si nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés. – Ça veut dire, magister ? – Regarde ta lampe. – Eh bien, elle brûle. – Comme d’habitude ? – Non ; la flamme est plus vive, mais courte. – Est-ce qu’il y a du grisou ? – Non, dit le magister, cela non plus n’est pas à craindre ; pas plus de danger par le grisou que par l’eau qui maintenant ne montera pas d’un pied. – Ne fais donc pas le sorcier. – Je ne fais pas le sorcier. Nous sommes dans une cloche d’air, et c’est l’air comprimé qui empêche l’eau de monter ; la remontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur. L’air refoulé par les eaux s’est amoncelé dans cette galerie et maintenant il résiste à l’eau et la refoule. – Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory. – Sauvés ? je n’ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c’est que, la remontée étant fermée, l’air ne peut pas s’échapper. Mais c’est précisément ce qui nous sauve qui nous perd en même temps. L’air ne peut pas sortir, il est emprisonné ; mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir. – Quand l’eau va baisser… – Va-t-elle baisser ? je n’en sais rien ; pour savoir ça, il faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire ? – Puisque tu dis que c’est une inondation ? – Il n’y a qu’à attendre, dit le magister. – Mais nous allons mourir de faim. – La faim, on peut lui résister ; j’ai lu que des ouvriers, surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingt-quatre jours sans manger. Il y a bien des années de cela, c’était du temps des guerres de religion ; mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce n’est pas la faim qui me fait peur. – Qu’est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuvent pas monter ? – Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Je n’en sais rien. Si j’étais un savant au lieu d’être un ignorant, je vous le dirais, tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres d’eau au-dessous de nous : cela veut dire que l’air subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé ? voilà ce qu’il faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être. » Le magister ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et, quoiqu’il la vit nettement dans toute son horreur, il ne pensait qu’aux moyens à prendre pour organiser notre défense. « Maintenant, dit-il, il s’agit de nous arranger pour rester ici sans danger de rouler à l’eau. M’est avis que le mieux est de nous creuser des paliers comme dans un escalier ; nous sommes sept, sur deux paliers nous pourrons tenir tous ; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second. – Avec quoi creuser ? – Nous n’avons pas de pics. – Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteaux dans les parties dures. – Jamais nous ne pourrons. – Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on peut tout pour sauver sa vie ; si le sommeil prenait l’un de nous comme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu. » Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nous une autorité qui, d’instant en instant, devenait plus puissante ; c’est là ce qu’il y a de grand et de beau dans le courage, il s’impose. D’instinct, nous sentions que sa force morale luttait contre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cette force. Il était évident que le creusement de ces deux paliers était la première chose à faire ; il fallait nous établir, sinon commodément, du moins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider. Alors on se mit au travail. Tous, nous avions des couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante. « Trois entameront la remontée, dit le magister, les trois plus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagès et moi, nous rangerons les déblais. » Le travail que nous avions à faire eût été des plus simples si nous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était difficile et ne pouvait être que long. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusant dans le schiste, et, afin de n’être pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donner de la place à quatre d’entre nous sur l’un et à trois sur l’autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris. Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier, et le troisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, une lampe à la main, allait de l’un à l’autre chantier. En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu’en bas. Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé une planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir. « Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher ; il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin. » On s’installa, le magister, l’oncle Gaspard, Carrory et moi, sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé. « Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu’on les éteigne donc et qu’on n’en laisse brûler qu’une. » Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaient transmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles, lorsque le magister fit un signe pour qu’on s’arrêtât. « Une minute, dit-il, un courant d’air peut éteindre notre lampe ; ce n’est guère probable, cependant il faut compter sur l’impossible : qui est-ce qui a des allumettes pour la rallumer ? » Bien qu’il soit sévèrement défendu d’allumer du feu dans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches ; aussi, comme il n’y avait pas là d’ingénieur pour constater l’infraction au règlement, à la demande : « Qui a des allumettes ? » quatre voix répondirent : « Moi ! » « Moi aussi j’en ai, continua le magister, mais elles sont mouillées. » C’était le cas des autres, car chacun avait des allumettes dans son pantalon et nous avions trempé dans l’eau jusqu’à la poitrine ou jusqu’aux épaules. Carrory, qui avait la compréhension lente et la parole plus lente encore, répondit enfin : « Moi aussi j’ai des allumettes. – Mouillées ? – Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet. – Alors, passe ton bonnet. » Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire, Carrory nous passa une boîte d’allumettes ; grâce à la position qu’elles avaient occupée pendant notre immersion, elles avaient échappé à la noyade. « Maintenant, soufflez les lampes », commanda le magister. Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notre cage.

27

Dans la remontée Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenait plus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau était immobile, sans une ride ou un murmure. La mine était pleine, comme l’avait dit le magister, et l’eau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu’au toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarme que nous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos coeurs. Le travail occupe et distrait ; le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment d’anéantissement. J’avais peur de l’eau, peur de l’ombre, peur de la mort ; le silence m’anéantissait ; les parois incertaines de la remontée m’écrasaient comme si de tout leur poids elles m’eussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Étiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait les uns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plus Arthur, ni Mme Milligan, ni Mattia, ni Capi ? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que j’étais mort pour elle ? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin ! Mes pensées s’enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que les autres ; et, quand je regardais mes camarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexions, plus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là ils ne souffraient pas du manque d’air, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait pas sur eux. Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l’oncle Gaspard s’éleva : « M’est avis, dit-il, qu’on ne travaille pas encore à notre sauvetage. – Pourquoi penses-tu ça ? – Nous n’entendons rien. – Toute la ville est détruite, c’était un tremblement de terre. – Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perdus et qu’il n’y a rien à faire pour nous. – Alors nous sommes donc abandonnés ? – Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompit le magister, ce n’est pas juste de les accuser. Vous savez bien que, quand il y a des accidents, les mineurs ne s’abandonnent pas les uns les autres, et que vingt hommes, cent hommes, se feraient plutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savez cela, hein ? » Il dit cela d’un ton énergique qui devait convaincre les plus incrédules et les plus effrayés. Cependant Bergounhoux répliqua : « Et si l’on nous croit tous morts ? – On travaille tout de même, mais, si tu as peur de cela, prouvons-leur que nous sommes vivants ; frappons contre la paroi aussi fort que nous pourrons. Vous savez comme le son se transmet à travers la terre ; si l’on nous entend, on saura qu’il faut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches. » Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, l’idée surtout qu’il éveillait en nous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre ? Allait-on nous répondre ? « Voyons, magister, dit l’oncle Gaspard, si l’on nous entend, qu’est-ce qu’on va faire pour venir à notre secours ? – Il n’y a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieurs vont les employer tous deux : percer des descentes pour venir à la rencontre de notre remontée, et épuiser l’eau. – Oh ! percer des descentes ! – Ah ! épuiser l’eau ! » Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister. « Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n’est-ce pas ? en perçant six ou huit mètres par jour, c’est sept ou huit jours pour arriver jusqu’à nous. – On ne peut pas percer six mètres par jour. – En travail ordinaire, non, mais pour sauver des camarades on peut bien des choses. – Jamais nous ne pourrions vivre huit jours ; pensez donc, magister, huit jours ! » Huit jours ! le magister nous avait parlé d’ouvriers qui étaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c’était un récit, et nous, c’était la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, je n’entendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours ! Je ne sais depuis combien de temps j’étais accablé sous cette idée, lorsque la discussion s’arrêta. « Écoutez donc, dit Carrory, qui, précisément par cela qu’il était assez près de la brute, avait les facultés de l’animal plus développées que nous tous. – Quoi donc ? – On entend quelque chose dans l’eau. – Tu auras fait rouler une pierre. – Non, c’est un bruit sourd. » Nous écoutâmes. J’avais l’oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre ; je n’entendis rien. Mes camarades, qui, eux, avaient l’habitude des bruits de la mine, furent plus heureux que moi. « Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans l’eau. – Quoi, magister ? – Je ne sais pas. – L’eau qui tombe. – Non, le bruit n’est pas continuel, il est par secousses et régulier. – Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants ! c’est le bruit des bennes d’épuisement dans les puits. – Les bennes d’épuisement… » Tous en même temps, d’une même voix, nous répétâmes ces deux mots et, comme si nous avions été touchés par une commotion électrique, nous nous levâmes. Nous n’étions plus à quarante mètres sous terre, l’air n’était plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaient plus, nos bourdonnements d’oreilles avaient cessé, nous respirions librement, nos coeurs battaient dans nos poitrines ! Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant d’entendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant de longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nous demandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamais il nous serait donné d’entendre cette douce musique. Mais, pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines de la Truyère, telle qu’elle a eu lieu, je dois vous dire maintenant comment elle s’était produite, et quels moyens les ingénieurs employaient pour nous sauver. Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avait éclaté, accompagné d’un véritable déluge. Les nuages qui traînaient bas s’étaient engagés dans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ils n’avaient pas pu s’élever au-dessus ; tout ce qu’ils renfermaient de pluie, ils l’avaient versé sur la vallée ; ce n’était pas une averse, c’était une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car, sur un sol de pierre, l’eau n’est pas absorbée, mais, suivant la pente du terrain, elle roule jusqu’à la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas à s’écouler, et alors elles s’épanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordement s’était fait d’une façon presque instantanée ; mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai, forcés par l’orage de se mettre à l’abri, n’avaient couru aucun danger. Ce n’était pas la première fois qu’une inondation arrivait à la Truyère, et, comme les ouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, on n’avait d’autre inquiétude que de préserver les amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries. C’était à ce soin que s’occupait l’ingénieur de la mine, lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans un gouffre qu’elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait sur l’affleurement d’une couche de charbon. Il n’a pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce qui vient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mine, et le plan de la couche leur sert de lit ; elles baissent au-dehors ; la mine va être inondée, elle va se remplir ; les ouvriers vont être noyés. Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour qu’on le descende. Mais, prêt à mettre le pied dans la benne, il s’arrête. On entend dans l’intérieur de la mine un tapage épouvantable : c’est le torrent des eaux. « Ne descendez pas », disent les hommes qui l’entourent en voulant le retenir. Mais il se dégage de leur étreinte et, prenant sa montre dans son gilet : « Tiens, dit-il en la remettant à l’un de ces hommes, tu donneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas. » Puis, s’adressant à ceux qui dirigent la manoeuvre des bennes : « Descendez », dit-il. La benne descend ; alors, levant la tête vers celui auquel il a remis sa montre : « Tu lui diras que son père l’embrasse. » La benne est descendue. L’ingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant qu’ils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement ; ses cris sont couverts par le bruit des eaux et des effondrements. Cependant les eaux arrivent dans la galerie, et à ce moment l’ingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de l’eau jusqu’aux genoux et ramène trois hommes encore. La benne est redescendue, il les fait placer dedans et veut retourner au-devant des lumières qu’il aperçoit. Mais les hommes qu’il a sauvés l’enlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi. Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à un autre. Mais lequel ? Autour de lui il n’a presque personne. Cent cinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquante lampes ont été distribuées le matin ; trente lampes seulement ont été rapportées à la lampisterie, c’est cent vingt hommes qui sont restés dans la mine. Sont-ils morts ? sont-ils vivants ? ont-ils pu trouver un refuge ? Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son esprit épouvanté. Au moment où l’ingénieur constate que cent vingt hommes sont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au-dehors à différents endroits ; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur ; les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène s’explique pour l’ingénieur : les gaz et l’air, refoulés par les eaux, se sont comprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge de terre est trop faible, au-dessus des affleurements, ils font éclater l’écorce de la terre comme les parois d’une chaudière. La mine est pleine ; la catastrophe est consommée. Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes ? Le doute est puissant, l’espérance est faible. Mais peu importe. En avant ! Des bennes d’épuisement sont installées dans les trois puits, et elles ne s’arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu’au moment où la dernière goutte d’eau sera versée dans la Divonne. En même temps on commence à creuser des galeries. Où va-t-on ? on ne sait trop ; un peu au hasard, mais on va. Il y eut divergence dans le conseil des ingénieurs sur l’utilité de ces galeries qu’on doit diriger à l’aventure, dans l’incertitude où l’on est sur la position des ouvriers encore vivants ; mais l’ingénieur de la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, où l’inondation n’aura pas pu les atteindre, et il veut qu’un percement direct, à partir du jour, soit conduit vers ces vieux travaux, ne dût-on sauver personne. Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite que possible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à l’avancement ; le charbon qu’il abat est enlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles qu’on se passe en faisant la chaîne ; aussitôt que le piqueur est fatigué, il est remplacé par un autre. Ainsi, sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanément ces doubles travaux : l’épuisement et le percement. Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent à notre délivrance, combien plus long encore l’est-il pour nous, impuissants et prisonniers, qui n’avons qu’à attendre sans savoir si l’on arrivera à nous assez tôt pour nous sauver ! Le bruit des bennes d’épuisement ne nous maintint pas longtemps dans la fièvre de joie qu’il nous avait tout d’abord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous n’étions pas abandonnés, on s’occupait de notre sauvetage, c’était là l’espérance ; l’épuisement se ferait-il assez vite ? c’était là l’angoisse. Aux tourments de l’esprit se joignaient d’ailleurs maintenant les tourments du corps. La position dans laquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes ; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes. « S’il nous est défendu de manger, il nous est permis de boire, dit Compayrou. – Pour ça, tant que tu voudras, nous avons l’eau à discrétion. – Épuise la galerie. » Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas. « Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plus adroit, il descendra et nous passera l’eau. – Dans quoi ? – Dans ma botte. » On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisser jusqu’à l’eau. « Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main. – N’ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien. Je sais nager. – Je veux te donner la main. » Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soit qu’il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdi par l’inaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et s’engouffra dans l’eau sombre la tête la première. La lampe qu’il tenait pour m’éclairer roula après lui et disparut aussi. Instantanément nous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri s’échappa de toutes nos poitrines en même temps. Par bonheur j’étais déjà en position de descendre, je me laissai aller sur le dos et j’arrivai dans l’eau une seconde à peine après le magister. Dans mes voyages avec Vitalis j’avais appris assez à nager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l’eau que sur la terre ferme ; mais comment se diriger dans ce trou sombre ? Je n’avais pas pensé à cela quand je m’étais laissé glisser, je n’avais pensé qu’au magister qui allait se noyer, et avec l’instinct du terre-neuve je m’étais jeté à l’eau. Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Comment plonger ? C’était ce que je me demandais quand je me sentis saisir à l’épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l’eau. Un bon coup de pied me fit remonter à la surface : la main ne m’avait pas lâché. « Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vous êtes sauvé. » Sauvés ! nous ne l’étions ni l’un ni l’autre, car je ne savais de quel côté nager. Une idée me vint. « Parlez donc, vous autres ! m’écriai-je. – Où es-tu, Rémi ? » C’était la voix de l’oncle Gaspard ; elle m’indiqua ma direction. Il fallait se diriger sur la gauche. « Allumez une lampe. » Presque aussitôt une flamme parut ; je n’avais que le bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnai d’une main à un morceau de charbon, et j’attirai le magister. Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocation commençait déjà. Je lui maintins la tête hors de l’eau, et il revint bien vite à lui. L’oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Le magister, pris d’une main par l’oncle Gaspard, de l’autre par Carrory, fut hissé jusqu’au palier, pendant que je le poussais par-derrière. Puis, quand il fut arrivé, je remontai à mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance. « Viens ici, me dit-il, que je t’embrasse ; tu m’as sauvé la vie. – Vous avez déjà sauvé la nôtre. » Après cet incident désagréable qui nous avait un moment secoués, l’anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idées de mort. Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camarades que sur moi, car, tandis qu’ils restaient éveillés, dans un anéantissement stupide, je finis par m’endormir. Mais la place n’était pas favorable, et j’étais exposé à rouler dans l’eau. Alors le magister, voyant le danger que je courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort, mais assez pour m’empêcher de tomber, et j’étais là comme un enfant sur les genoux de sa mère. C’était non seulement un homme à la tête solide, mais encore un bon coeur. Quand je m’éveillais à moitié, il changeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait : « Dors, garçon, n’aie pas peur, je te tiens ; dors, petit. » Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien qu’il ne me lâcherait pas. Le temps s’écoulait, et toujours régulièrement nous entendions les bennes plonger dans l’eau.

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