Sans famille Hector Malot

38

Les beaux langes ont menti Mon grand-père continuait à cracher furieusement de mon côté toutes les fois que je l’approchais ; mon père ne s’occupait de moi que pour me demander chaque soir le compte de notre recette ; ma mère le plus souvent n’était pas de ce monde ; Allen, Ned et Annie me détestaient ; seule Kate se laissait caresser, encore n’était-ce que parce que mes poches étaient pleines. Quelle chute ! Aussi, dans mon chagrin, et bien que tout d’abord j’eusse repoussé les suppositions de Mattia, en venais-je à me dire que, si vraiment j’étais l’enfant de cette famille, on aurait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’on me témoignait avec si peu de ménagement, alors que je n’avais rien fait pour mériter cette indifférence ou cette dureté. Quand Mattia me voyait sous l’influence de ces tristes pensées, il devinait très bien ce qui les provoquait et alors il me disait, comme s’il se parlait à lui-même : « Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va te répondre. » Pour avoir cette lettre, qui devait m’être adressée « poste restante », nous avions changé notre itinéraire de chaque jour, et, au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendions jusqu’à la poste. Pendant assez longtemps, nous fîmes cette course inutilement ; mais, à la fin, cette lettre si impatiemment attendue nous fut remise. L’hôtel général des postes n’est point un endroit favorable à la lecture ; nous gagnâmes une allée dans une ruelle voisine, ce qui me donna le temps de calmer un peu mon émotion, et là, enfin, je pus ouvrir la lettre de mère Barberin, c’est-à-dire la lettre qu’elle avait fait écrire par le curé de Chavanon : « Mon petit Rémi, « Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta lettre m’apprend, car, selon ce que mon pauvre Barberin m’avait toujours dit, aussi bien après t’avoir trouvé avenue de Breteuil qu’après avoir causé avec la personne qui te cherchait, je pensais que tes parents étaient dans une bonne et même dans une grande position de fortune. « Cette idée m’était confirmée par la façon dont tu étais habillé lorsque Barberin t’a apporté à Chavanon, et qui disait bien clairement que les objets que tu portais appartenaient à la layette d’un enfant riche. Tu me demandes de t’expliquer comment étaient les langes dans lesquels tu étais emmailloté ; je peux le faire facilement, car j’ai conservé tous ces objets en vue de servir à ta reconnaissance le jour où l’on te réclamerait, ce qui selon moi devait arriver certainement. « Mais, d’abord, il faut te dire que tu n’avais pas de langes ; si je t’ai parlé quelquefois de langes, c’est par habitude et parce que les enfants de chez nous sont emmaillotés. Toi, tu n’étais pas emmailloté ; au contraire, tu étais habillé ; et voici quels étaient les objets qui ont été trouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui n’a de particulier que sa beauté et sa richesse ; une brassière en toile fine garnie d’une petite dentelle à l’encolure et aux bras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ; des chaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ; une longue robe aussi en flanelle blanche, et enfin une grande pelisse à capuchon en cachemire blanc, doublée de soie, et en dessus ornée de belles broderies. « Tu n’avais pas de couche en toile appartenant à la même layette, parce qu’on t’avait changé chez le commissaire de police où l’on avait remplacé la couche par une serviette ordinaire. « Enfin, il faut ajouter qu’aucun de ces objets n’était marqué ; mais la couche en flanelle et la brassière avaient dû l’être, car les coins où se met ordinairement la marque avaient été coupés, ce qui indiquait qu’on avait pris toutes les précautions pour dérouter les recherches. « Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Si tu crois avoir besoin de ces objets, tu n’as qu’à me l’écrire ; je te les enverrai. « Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pas me donner tous les beaux cadeaux que tu m’avais promis ; ta vache, achetée sur ton pain de chaque jour, vaut pour moi tous les cadeaux du monde. J’ai du plaisir de te dire qu’elle est toujours en bonne santé ; son lait ne diminue pas, et, grâce à elle, je suis maintenant à mon aise ; je ne la vois pas sans penser à toi et à ton petit camarade Mattia. « Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner de tes nouvelles, et j’espère qu’elles seront toujours bonnes ; toi si tendre et si affectueux, comment ne serais-tu pas heureux dans ta famille, avec un père, une mère, des frères et des soeurs qui vont t’aimer comme tu mérites de l’être ? « Adieu, mon cher enfant, je t’embrasse affectueusement. « Ta mère nourrice, Ve Barberin. » La fin de cette lettre m’avait serré le coeur. Pauvre mère Barberin, comme elle était bonne pour moi ! Parce qu’elle m’aimait, elle s’imaginait que tout le monde devait m’aimer comme elle. « C’est une brave femme, dit Mattia, elle a pensé à moi ; mais, quand elle m’aurait oublié, cela n’empêcherait pas que je la remercierais pour sa lettre ; avec une description aussi complète, il ne faudra pas que master Driscoll se trompe dans l’énumération des objets que tu portais lorsqu’on t’a volé. » Ce n’était pas chose facile que de demander à mon père de me dire comment j’étais vêtu lorsque je lui avais été volé. Si je lui avais posé cette question tout naïvement, sans arrière-pensée, rien n’aurait été plus simple ; mais il n’en était pas ainsi, et c’était justement cette arrière-pensée qui me rendait timide et hésitant. Enfin, un jour qu’une pluie glaciale nous avait fait rentrer de meilleure heure que de coutume, je pris mon courage, et je mis la conversation sur le sujet qui me causait de si poignantes angoisses. Au premier mot de ma question, mon père me regarda en face, en me fouillant des yeux, comme il en avait l’habitude lorsqu’il était blessé par ce que je lui disais ; mais je soutins son regard plus bravement que je ne l’avais espéré lorsque j’avais pensé à ce moment. « Ce qui m’a le mieux servi pour te retrouver, dit-il, ç’a été la description des vêtements que tu portais au moment où tu nous as été volé : un bonnet en dentelle, une brassière en toile garnie de dentelles, une couche et une robe en flanelle, des bas de laine, des chaussons en tricot, une pelisse à capuchon en cachemire blanc brodé. J’avais beaucoup compté sur la marque de ton linge F.D., c’est-à-dire Francis Driscoll qui est ton nom ; mais cette marque avait été coupée par celle qui t’avait volé et qui, par cette précaution, espérait bien empêcher qu’on te découvrît jamais ; j’eus à produire aussi ton acte de baptême que j’avais relevé à ta paroisse, qu’on m’a rendu et que je dois avoir encore. » Disant cela, et avec une complaisance qui était assez extraordinaire chez lui, il alla fouiller dans un tiroir, et bientôt il en rapporta un grand papier marqué de plusieurs cachets qu’il me donna. Je fis un dernier effort. « Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le traduire. – Volontiers. » De cette traduction, que Mattia fit tant bien que mal, il résultait que j’étais né un jeudi 2 août et que j’étais fils de Patrick Driscoll et de Margaret Grange, sa femme. Que demander de plus ? Cependant Mattia ne se montra pas satisfait, et, le soir, quand nous fûmes retirés dans notre voiture, il se pencha encore à mon oreille comme lorsqu’il avait quelque chose de secret à me confier. « Veux-tu que je te fasse part d’une idée qui ne peut pas me sortir de la tête ? c’est que tu n’es pas l’enfant de master Driscoll, mais bien l’enfant volé par master Driscoll. – Pourquoi la famille Driscoll m’aurait-elle cherché, si je n’étais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné de l’argent à Barberin et à Greth and Galley ? » À cela Mattia était obligé de répondre qu’il ne pouvait pas répondre. Je restais devant ces questions, accablé de mon impuissance, et je me disais que je me frapperais inutilement et à jamais, en pleine nuit noire, la tête contre un mur dans lequel il n’y avait pas d’issue. Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse et rire en faisant des grimaces, quand j’avais le coeur si profondément triste. Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce que, le dimanche, on ne fait pas de musique dans les rues de Londres, et je pouvais alors librement m’abandonner à ma tristesse, en me promenant avec Mattia et Capi. Comme je ressemblais peu alors à l’enfant que j’étais quelques mois auparavant ! Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortir avec Mattia, mon père me retint à la maison, en me disant qu’il aurait besoin de moi dans la journée, et il envoya Mattia se promener tout seul. Mon grand-père n’était pas descendu ; ma mère était sortie avec Kate et Annie et mes frères étaient à courir les rues : il ne restait donc à la maison que mon père et moi. Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls, lorsqu’on frappa à la porte. Mon père alla ouvrir et il rentra accompagné d’un monsieur qui ne ressemblait pas aux amis qu’il recevait ordinairement : celui-là était bien réellement ce qu’on appelle en Angleterre un gentleman, c’est-à-dire un vrai monsieur, élégamment habillé et de physionomie hautaine, mais avec quelque chose de fatigué. Il avait environ cinquante ans. Ce qui me frappa le plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvement des deux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches et pointues comme celles d’un jeune chien. Cela était tout à fait caractéristique, et en le regardant on se demandait si c’était bien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou si ce n’était pas plutôt une envie de mordre. Après quelques minutes d’entretien, il abandonna l’anglais pour le français, qu’il parlait avec facilité et presque sans accent. « Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman. – Oui, monsieur. – Vous n’avez jamais été malade ? – J’ai eu une fluxion de poitrine. – Ah ! ah ! et comment cela ? – Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid terrible ; mon maître, qui était avec moi, est mort de froid ; moi j’ai gagné cette fluxion de poitrine. – Il y a longtemps ? – Trois ans. – Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette maladie ? – Non. » Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglais avec mon père, puis, après quelques minutes, ils sortirent tous les deux, non par la porte de la rue, mais par celle de la remise. Au bout d’un certain temps, mon père rentra ; il me dit qu’ayant à sortir, il ne m’emploierait pas comme il en avait eu l’intention, et que j’étais libre d’aller me promener, si j’en avais envie. Comme il pleuvait, j’entrai dans notre voiture pour y prendre ma peau de mouton. Quelle fut ma surprise de trouver là Mattia ! J’allais lui adresser la parole ; il mit sa main sur ma bouche, puis à voix basse : « Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton père tout à l’heure ? me dit-il : M. James Milligan, l’oncle de ton ami Arthur. « Comme je m’ennuyais à me promener tout seul dans ces tristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pour dormir et je me suis couché sur mon lit, mais je n’ai pas dormi. Ton père, accompagné d’un gentleman, est entré dans la remise, et j’ai entendu leur conversation sans l’écouter : “Solide comme un roc, a dit le gentleman ; dix autres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion de poitrine !” Alors, croyant qu’il s’agissait de toi, j’ai écouté, mais la conversation a changé tout de suite de sujet. “Comment va votre neveu ? demanda ton père. – Mieux, il en échappera encore cette fois ; il y a trois mois, tous les médecins le condamnaient ; sa chère mère l’a encore sauvé par ses soins. Ah ! c’est une bonne mère que Mme Milligan.” Tu penses si à ce nom j’ai prêté l’oreille. “Alors, si votre neveu va mieux, continua mon père, toutes vos précautions sont inutiles ? – Pour le moment peut-être, répondit le monsieur, mais je ne veux pas admettre qu’Arthur vive, ce serait un miracle, et les miracles ne sont plus de ce monde ; il faut qu’au jour de sa mort je sois à l’abri de tout retour et que l’unique héritier soit moi, James Milligan. – Soyez tranquille, dit ton père, cela sera ainsi, je vous en réponds. – Je compte sur vous”, dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que je n’ai pas bien compris et que je traduis à peu près, bien qu’ils paraissent ne pas avoir de sens : “À ce moment nous verrons ce que nous aurons à en faire.” Et il est sorti. » Ma première idée, en écoutant ce récit, fut de rentrer pour demander à mon père l’adresse de M. Milligan, afin d’avoir des nouvelles d’Arthur et de sa mère ; mais je compris presque aussitôt que c’était folie. Ce n’était point à un homme qui attendait avec impatience la mort de son neveu qu’il fallait demander des nouvelles de ce neveu. Et puis, d’un autre côté, n’était-il pas imprudent d’avertir M. Milligan qu’on l’avait entendu ? Arthur était vivant. Il allait mieux. Pour le moment il y avait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.

39

Les nuits de Noël Nous ne parlions plus que d’Arthur, de Mme Milligan et de M. James Milligan. Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous bien les chercher, les retrouver ? Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une idée et suggéré un plan dont le succès nous paraissait assuré : puisque M. J. Milligan était venu une fois cour du Lion-Rouge, il était à peu près certain qu’il y reviendrait une seconde, une troisième fois : n’avait-il pas des affaires avec mon père ? Alors, quand il partirait, Mattia, qu’il ne connaissait point, le suivrait ; on saurait sa demeure ; on ferait causer ses domestiques, et peut-être ces renseignements nous conduiraient-ils auprès d’Arthur. Si nous avions dû attendre M. James Milligan, en sortant du matin au soir comme nous le faisions depuis notre arrivée à Londres, cela n’eût pas été bien intelligent ; mais le moment approchait où, au lieu d’aller jouer dans les rues pendant la journée, nous irions pendant la nuit, car c’est aux heures du milieu de la nuit qu’ont lieu les waits, c’est-à-dire les concerts de Noël. Alors, restant à la maison pendant le jour, l’un de nous ferait bonne garde, et nous arriverions bien sans doute à surprendre l’oncle d’Arthur. Il n’y avait qu’à attendre, et nous attendîmes. Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans Londres, car nous n’étions pas de ces musiciens privilégiés qui prennent possession d’un quartier où ils ont un public à eux appartenant ; nous étions trop enfants, trop nouveaux venus, pour nous établir ainsi en maîtres, et nous devions céder la place à ceux qui savaient faire valoir leurs droits de propriété par des arguments auxquels nous n’étions pas de force à résister. De même nous n’étions pas de force contre les bandes de musiciens nègres qui courent les rues et que les Anglais appellent des nigger-melodits. Ces faux nègres, qui s’accoutrent grotesquement avec des habits à queue de morue et d’immenses cols dans lesquels leur tête est enveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier, étaient notre terreur. Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis un d’entre eux et le plus extravagant faire des signes à Mattia ; je crus tout d’abord que c’était pour se moquer de nous et amuser le public par quelque scène grotesque dont nous serions les victimes, lorsque, à ma grande surprise, Mattia lui répondit amicalement. « Tu le connais donc ? lui demandai-je. – C’est Bob. – Qui ça, Bob ? – Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns dont je t’ai parlé, et celui surtout à qui je dois d’avoir appris ce que je sais d’anglais. – Tu ne l’avais pas reconnu ? – Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la farine et ici il se la met dans le cirage. » Lorsque la représentation des nigger-melodits fut terminée, Bob vint à nous, et, à la façon dont il aborda Mattia, je vis combien mon camarade savait se faire aimer. Un frère n’eût pas eu plus de joie dans les yeux ni dans l’accent que cet ancien clown, « qui, par suite de la dureté des temps, nous dit-il, avait été obligé de se faire itinerant-musician ». Mais il fallut bien vite se séparer, lui pour suivre sa bande, nous pour aller dans un quartier où il n’irait pas ; et les deux amis remirent au dimanche suivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait, depuis qu’ils s’étaient séparés. Par amitié pour Mattia sans doute, Bob voulut bien me témoigner de la sympathie, et bientôt nous eûmes un ami qui, par son expérience et ses conseils, nous rendit la vie de Londres beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait été pour nous jusqu’à ce moment. Il prit aussi Capi en grande amitié, et souvent il nous disait avec envie que, s’il avait un chien comme celui-là, sa fortune serait bien vite faite. Plus d’une fois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois, c’est-à-dire tous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; mais, si je ne voulais pas quitter ma famille pour retourner en France voir Lise et mes anciens amis, je le voulais bien moins encore pour suivre Bob à travers l’Angleterre. Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ; alors, au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge le matin, nous nous mettions en route tous les soirs vers huit ou neuf heures, et nous gagnions les quartiers que nous avions choisis. Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et nos chances de voir M. James Milligan diminuèrent beaucoup. Nous n’avions guère plus d’espérance que dans le dimanche : aussi restâmes-nous bien souvent à la maison, au lieu d’aller nous promener en cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée de récréation. Nous attendions. Sans dire ce qui nous préoccupait, Mattia s’était ouvert à son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avait pas des moyens pour trouver l’adresse d’une dame Milligan, qui avait un fils paralysé, ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avait répondu qu’il faudrait savoir quelle était cette dame Milligan et aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milligan était porté par un certain nombre de personnes à Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre. Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait qu’une Mme Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’un M. James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur. Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle. « J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en. » Mais, bien que les dispositions de ma famille n’eussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère n’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll ». Douter, oui, je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point. Le temps s’écoula lentement, bien lentement ; mais enfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir l’Angleterre. Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison. Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pût les entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles, des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser, des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour faire pousser les cheveux, d’autres pour les teindre ! Mon père, ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journées avec notre violon et notre harpe, décida que nous partirions avec lui, mais que nous resterions musiciens, et il nous signifia sa volonté la veille de notre départ. Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait la vente de ces marchandises qui avaient coûté si peu cher : nous étions arrivés dans un gros village, et les voitures avaient été rangées sur la grande place ; on avait abaissé un des côtés, formés de plusieurs panneaux, et tout l’étalage s’était présenté à la curiosité des acheteurs. « Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vous n’en trouverez nulle part de pareils ; comme je ne paie jamais mes marchandises, cela me permet de les vendre bon marché ; je ne les vends pas, je les donne ; voyez les prix ! voyez les prix ! » Et j’entendais des gens qui avaient regardé ces prix dire en s’en allant : « Il faut que ce soient là des marchandises volées. – Il le dit lui-même. » S’ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de mon front leur aurait appris combien étaient fondées leurs suppositions. S’ils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua, lui, et le soir il m’en parla, bien que d’ordinaire il évitât d’aborder franchement ce sujet. « Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il. – Ne me parle pas de cela, si tu ne veux pas me rendre cette honte plus cruelle encore. – Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nous retournions en France. Je t’ai toujours dit qu’il arriverait une catastrophe ; je te le dis encore, et je sens qu’elle ne tardera pas. Comprends donc qu’il y aura des gens de police qui, un jour ou l’autre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si bas prix : alors qu’arrivera-t-il ? – Mattia, je t’en prie… – Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pour toi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi, même moi, qui n’avons rien fait. Comment prouver que nous n’avons rien fait ? Comment nous défendre ? N’est-il pas vrai que nous mangeons le pain payé avec l’argent de ces marchandises ? » Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit ; elle me frappa comme un coup de marteau qu’on m’aurait assené sur la tête. Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia ne m’avaient si profondément troublé, et, quand je me les rappelais, je me disais que l’irrésolution dans laquelle je me débattais était lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que je voulais. Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osais faire. Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de chevaux ne sont pas ce qu’elles sont en France, un simple amusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis : elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle : sur la lande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome arrivent quelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques, des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place dans cette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll comme marchands. Mais, au lieu de venir sur le champ de courses, mon père s’était établi dans la ville même, où sans doute il pensait faire de meilleures affaires. Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler à l’étalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champ de courses qui se trouvait situé à une assez courte distance de la ville, sur une bruyère. De nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la place et les limites du champ de courses. Nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la lande, aride et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches dans lesquels s’étaient installés des cabarets et même des hôtels, des baraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivouacs autour desquels se pressaient des gens en haillons pittoresques. Comme nous passions devant un de ces feux, au-dessus duquel une marmite était suspendue, nous reconnûmes notre ami Bob. Il se montra enchanté de nous voir. Il était venu aux courses avec deux de ses camarades, pour donner des représentations d’exercices de force et d’adresse ; mais les musiciens sur qui ils comptaient leur avaient manqué de parole, de sorte que leur journée du lendemain, au lieu d’être fructueuse comme ils l’avaient espéré, serait probablement détestable. Si nous voulions, nous pouvions leur rendre un grand service : c’était de remplacer ces musiciens, la recette serait partagée entre nous cinq ; il y aurait même une part pour Capi. Au coup d’oeil que Mattia me lança, je compris que ce serait faire plaisir à mon camarade d’accepter la proposition de Bob, et, comme nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, à la seule condition de rapporter une bonne recette, je l’acceptai. Il fut donc convenu que, le lendemain, nous viendrions nous mettre à la disposition de Bob et de ses deux amis. Mais, en rentrant dans la ville, une difficulté se présenta quand je fis part de cet arrangement à mon père. « J’ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas le prendre. » À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-on employer Capi à quelque vilaine besogne ? mais mon père dissipa tout de suite mes appréhensions : « Capi a l’oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonne garde ; il nous sera utile pour les voitures, car, au milieu de cette confusion de gens, on pourrait bien nous voler. Vous irez donc seuls jouer avec Bob, et, si votre travail se prolonge tard dans la nuit, ce qui est probable, vous viendrez nous rejoindre à l’auberge du Gros Chêne où nous coucherons, car mon intention est de partir d’ici à la nuit tombante. » Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, lui avoir donné à manger et l’avoir fait boire pour être bien sûr qu’il ne manquerait de rien, je l’attachai moi-même à l’essieu de la voiture qu’il devait garder, et nous gagnâmes le champ de courses, Mattia et moi. Aussitôt arrivés, nous nous mîmes à jouer, et cela dura sans repos jusqu’au soir ; j’avais le bout des doigts douloureux comme s’ils étaient piqués par des milliers d’épines, et Mattia avait tant soufflé dans son cornet à piston qu’il ne pouvait plus respirer. Cependant il fallait jouer toujours ; Bob et ses camarades ne se lassant point de faire leurs tours, de notre côté, nous ne pouvions pas nous lasser plus qu’eux. Quand vint le soir, je crus que nous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmes notre tente pour un grand cabaret en planches, et là, exercices et musique reprirent de plus belle. Cela dura ainsi jusqu’après minuit ; je faisais encore un certain tapage avec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce que je jouais, et Mattia ne le savait pas mieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé que c’était la dernière représentation, et vingt fois nous en avions recommencé une nouvelle. Si nous étions las, nos camarades, qui dépensaient beaucoup plus de forces que nous, étaient exténués : aussi avaient-ils déjà manqué plus d’un de leurs tours. À un moment, une grande perche qui servait à leurs exercices tomba sur le bout du pied de Mattia ; la douleur fut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crus qu’il avait le pied écrasé, et nous nous empressâmes autour de lui, Bob et moi. Heureusement la blessure n’avait pas cette gravité ; il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais les os n’étaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvait pas marcher. Que faire ? Il fut décidé qu’il resterait à coucher dans la voiture de Bob et que moi je gagnerais tout seul l’auberge du Gros Chêne ; ne fallait-il pas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain ? Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin à l’auberge du Gros Chêne ; mais j’eus beau chercher nos voitures, je ne les trouvai point. Il y avait deux ou trois misérables carrioles à bâche de toile, une grande baraque en planches et deux chariots couverts d’où sortirent des cris de bêtes fauves quand j’approchai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, je ne les vis nulle part. En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumière qui éclairait une imposte vitrée, et, pensant que tout le monde n’était pas couché, je frappai à la porte. L’aubergiste à mauvaise figure, que j’avais remarqué la veille, m’ouvrit lui-même, et me braqua en plein visage la lueur de sa lanterne. Je vis qu’il me reconnaissait ; mais, au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durant quelques secondes. « Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage ! » Et il me ferma la porte au nez, sans m’en dire davantage. Je me remis en marche et, une heure et demie après, je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue. Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et, le matin, je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre. Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob, qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais couché à quatre pattes et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman. Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi, qui m’avait reconnu, avait donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains du policeman ; alors, en quelques bonds, il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras. Le policeman s’approcha : « Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. – Oui. – Eh bien, je vous arrête. » Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement. Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait relever Bob ; il s’avança : « Eh pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il. – Êtes-vous son frère ? – Non, son ami. – Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l’église Saint-George par une haute fenêtre et au moyen d’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil, si on venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci, ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrir les voleurs, et j’en tiens un ; où est le père maintenant ? » Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; je n’y répondis pas, j’étais anéanti. Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ; malgré moi je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge du Gros Chêne que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge, c’était parce que, le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite. Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser, c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, et, sans les accuser, prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donner l’emploi de mon temps pendant cette nuit. « Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure du matin ; j’ai été à l’auberge du Gros Chêne où j’ai parlé à l’aubergiste, et aussitôt je suis revenu ici. » Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci ne parut pas convaincu comme je l’avais espéré, tout au contraire. C’était la seconde fois qu’on m’arrêtait, et cependant la honte qui m’étouffa fut plus poignante encore. C’est qu’il ne s’agissait plus d’une sotte accusation comme à propos de notre vache ; si je sortais innocent de cette accusation, n’aurais-je pas la douleur de voir condamner, justement condamner ceux dont on me croyait le complice ? Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie des curieux qui accouraient sur notre passage ; mais on ne me poursuivit pas de huées et de menaces comme en France, car ceux qui venaient me regarder n’étaient point des paysans, mais des gens qui, tous ou à peu près, vivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, des cabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent les Anglais, c’est-à-dire des vagabonds. La prison où l’on m’enferma était une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer, dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d’évasion. Le mobilier se composait d’un banc pour s’asseoir et d’un hamac pour se coucher. Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restai longtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il m’était impossible de joindre deux idées et de passer de l’une à l’autre. Quand j’avais vu le geôlier entrer dans ma prison, j’avais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un élan d’espérance, car, depuis que j’étais enfermé, j’étais tourmenté, enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver une réponse : « Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quand pourrais-je me défendre ? » J’avais entendu raconter des histoires de prisonniers qu’on tenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, et j’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulait jamais plus d’un jour ou deux entre l’arrestation et la comparution publique devant un magistrat. Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la première que j’adressai au geôlier, qui n’avait point l’air d’un méchant homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainement à l’audience du lendemain. Le lendemain matin, le geôlier entra dans ma prison portant une cruche et une cuvette ; il m’engagea à faire ma toilette, si le coeur m’en disait, parce que j’allais bientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta qu’une tenue décente était quelquefois le meilleur moyen de défense d’un accusé. Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté de lui, et, après avoir traversé plusieurs corridors, nous nous trouvâmes devant une petite porte qu’il ouvrit. « Passez », me dit-il. Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un bourdonnement confus. J’entrai et me trouvai dans une petite tribune ; j’étais dans la salle du tribunal. Bien que je fusse en proie à une sorte d’hallucination et que je sentisse les artères de mon front battre comme si elles allaient éclater, en un coup d’oeil jeté circulairement autour de moi j’eus une vision nette et complète de ce qui m’entourait, – la salle d’audience et les gens qui l’emplissaient. Sur une estrade élevée était assis le juge ; plus bas et devant lui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autre magistrat qu’on nomme en France le ministère public ; devant ma tribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat. Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Qui me l’avait donné ? Étaient-ce Mattia et Bob ? c’étaient là des questions qu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais un avocat, cela suffisait. Dans une autre tribune, j’aperçus Bob lui-même, ses deux camarades, l’aubergiste du Gros Chêne, et des gens que je ne connaissais point, puis, dans une autre qui faisait face à celle-là, je reconnus le policeman qui m’avait arrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui ; je compris que ces tribunes étaient celles des témoins. L’enceinte réservée au public était pleine. Au-dessus d’une balustrade, j’aperçus Mattia ; nos yeux se croisèrent, s’embrassèrent, et instantanément je sentis le courage me relever. Je serais défendu, c’était à moi de ne pas m’abandonner et de me défendre moi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaient dardés sur moi. Le ministère public prit la parole, et en peu de mots – il avait l’air très pressé –, il exposa l’affaire : « Un vol avait été commis dans l’église Saint-George ; les voleurs, un homme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’ils avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyé et, pendant qu’on ouvrait la porte, les voleurs, effrayés, s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de courses par l’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur, on était sur sa piste. » Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : « Silence ! » Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession. Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de m’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois. « Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français. » Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment il était en toute impossibilité que je fusse dans l’église à une heure, puisque, à cette heure, j’étais au champ de courses, et qu’à deux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros Chêne. « Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dans l’église ? me demanda le juge. – Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une de nos voitures. » Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fit signe de continuer, mais je ne continuai point. On appela un témoin, et on lui fit prêter serment sur l’Évangile de dire la vérité sans haine et sans passion. C’était un gros homme, court, à l’air prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer, il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se regorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-George. Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église ; sa première idée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais, comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôt quoi ? un chien. Je n’avais rien à répondre à cela ; mais mon avocat qui, jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole. « Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il. – Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir. – Vous en êtes sûr ? – Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais. – Et quand vous ne la faites pas ? – Je suis sûr que je ne l’ai pas faite. – Très bien ; alors vous pouvez jurer que vous n’avez pas enfermé le chien dont il est question dans l’église ? – Si le chien avait été dans l’église, je l’aurais vu. – Vous avez de bons yeux ? – J’ai des yeux comme tout le monde. – Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher ? – Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenant bleu. – Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondre comme si elle était vraiment importante ? – Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture d’un boucher. – Vous ne l’aviez donc pas vu ? – J’étais préoccupé. – Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de l’église ? – Certainement. – Et quand vous êtes entré dans ce veau, est-ce que vous ne veniez pas de dîner ? – Mais… – Vous dites que vous n’aviez pas dîné ? – Si. – Est-ce de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ? – De la bière forte. – Combien de pintes ? – Deux. – Jamais plus ? – Quelquefois trois. – Jamais quatre ? Jamais six ? – Cela est bien rare. – Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ? – Quelquefois. – Vous l’aimez fort ou faible ? – Pas trop faible. – Combien de verres en buvez-vous ? – Cela dépend. – Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ? » Comme le bedeau, de plus en plus bleu, ne répondit pas, l’avocat se rassit et, tout en s’asseyant, il dit : « Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu être enfermé dans l’église par le témoin qui, après dîner, ne voit pas les veaux parce qu’il est préoccupé ; c’était tout ce que je désirais savoir. » Si j’avais osé, j’aurais embrassé mon avocat ; j’étais sauvé. Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dans l’église ? Cela était possible. Et s’il avait été enfermé de cette façon, ce n’était pas moi qui l’avais introduit : je n’étais donc pas coupable, puisqu’il n’y avait que cette charge contre moi. Après le bedeau on entendit les gens qui l’accompagnaient lorsqu’il était entré dans l’église ; mais ils n’avaient rien vu, si ce n’est la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s’étaient envolés. Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, l’aubergiste, qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ; cependant un seul point ne fut point éclairci, et il était capital, puisqu’il portait sur l’heure précise à laquelle j’avais quitté le champ de courses. Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je n’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garder le silence, si je le croyais bon. Je répondis que j’étais innocent, et que je m’en remettais à la justice du tribunal. Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais d’entendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury décidât si je serais ou ne serais pas traduit devant les assises. Les assises ! Je m’affaissai sur mon banc ; hélas ! que n’avais-je écouté Mattia !

40

Bob Ce ne fut que longtemps après que je fus réintégré dans ma prison que je trouvai une raison pour m’expliquer comment je n’avais pas été acquitté : le juge voulait attendre l’arrestation de ceux qui étaient entrés dans l’église, pour voir si je n’étais pas leur complice. On était sur leur piste, avait dit le ministère public ; j’aurais donc la douleur et la honte de paraître sur le banc des assises à côté d’eux. Quand cela arriverait-il ? Quand serais-je transféré dans la prison du comté ? Qu’était cette prison ? Où se trouvait-elle ? Était-elle plus triste que celle dans laquelle j’étais ? Il y avait dans ces questions de quoi occuper mon esprit, et le temps passa plus vite que la veille ; je n’étais plus sous le coup de l’impatience qui donne la fièvre ; je savais qu’il fallait attendre. Et tantôt me promenant, tantôt m’asseyant sur mon banc, j’attendais. Un peu avant la nuit j’entendis une sonnerie de cornet à piston, et je reconnus la façon de jouer de Mattia. Le bon garçon, il voulait me dire qu’il pensait à moi et qu’il veillait. Cette sonnerie m’arrivait par-dessus le mur qui faisait face à ma fenêtre ; évidemment Mattia était de l’autre côté de ce mur, dans la rue, et une courte distance nous séparait, quelques mètres à peine. Par malheur les yeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais, si le regard ne passe pas à travers les murs, le son passe par-dessus. Aux sons du cornet s’étaient joints des bruits de pas, des rumeurs vagues, et je compris que Mattia et Bob donnaient là sans doute une représentation. Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit ? Était-ce parce qu’il leur était favorable pour la recette, ou bien voulaient-ils me donner un avertissement ? Tout à coup j’entendis une voix claire, celle de Mattia, crier en français : « Demain matin au petit jour ! » Puis aussitôt reprit de plus belle le tapage du cornet. Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’intelligence pour comprendre que ce n’était pas à son public anglais que Mattia adressait ces mots : « Demain matin au petit jour », c’était à moi ; mais, par contre, il n’était pas aussi facile de deviner ce qu’ils signifiaient, et de nouveau je me posai toute une série de questions auxquelles il m’était impossible de trouver des réponses raisonnables. Un seul fait était clair et précis : le lendemain matin au petit jour je devais être éveillé et me tenir sur mes gardes ; jusque-là je n’avais qu’à prendre patience, si je le pouvais. Aussitôt que la nuit fut tombée, je me couchai dans mon hamac et je tâchai de m’endormir ; j’entendis plusieurs heures sonner successivement aux horloges voisines, puis, à la fin, le sommeil me prit et m’emporta sur ses ailes. C’était l’approche du jour ; au loin des coqs chantèrent. Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, j’allai ouvrir ma fenêtre ; ce fut un travail délicat de l’empêcher de craquer, mais enfin, en m’y prenant avec douceur, et surtout avec lenteur, j’en vins à bout. Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre le mur, mais comme avant je n’avais entendu aucun bruit de pas, je crus m’être trompé. Cependant j’écoutai. Le grattement continua ; puis, tout à coup j’aperçus une tête s’élever au-dessus du mur ; tout de suite je vis que ce n’était pas celle de Mattia, et, bien qu’il fît encore sombre, je reconnus Bob. Il me vit collé contre mes barreaux. « Chut ! » dit-il faiblement. Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier que je devais m’éloigner de la fenêtre. Sans comprendre, j’obéis. Alors, son autre main me parut armée d’un long tube brillant comme s’il était en verre. Il le porta à sa bouche. Je compris que c’était une sarbacane. J’entendis un soufflement, et en même temps je vis une petite boule blanche passer dans l’air pour venir tomber à mes pieds. Instantanément la tête de Bob disparut derrière le mur, et je n’entendis plus rien. Je me précipitai sur la boule ; elle était en papier fin roulé et entassé autour d’un gros grain de plomb. Il me sembla que des caractères étaient tracés sur ce papier, mais il ne faisait pas encore assez clair pour que je pusse les lire : je devais donc attendre le jour. Je refermai ma fenêtre avec précaution et vivement je me couchai dans mon hamac, tenant la boule de papier dans ma main. Lentement, bien lentement pour mon impatience, l’aube jaunit, et à la fin une lueur rose glissa sur mes murailles ; je déroulai mon papier et je lus : « Tu seras transféré demain soir dans la prison du comté ; tu voyageras en chemin de fer dans un compartiment de seconde classe avec un policeman ; place-toi auprès de la portière par laquelle tu monteras ; quand vous aurez roulé pendant quarante-cinq minutes (compte-les bien), votre train ralentira sa marche pour une jonction ; ouvre alors ta portière et jette-toi à bas bravement ; élance-toi, étends tes mains en avant et arrange-toi pour tomber sur les pieds ; aussitôt à terre, monte le talus de gauche, nous serons là avec une voiture et un bon cheval pour t’emmener ; ne crains rien ; deux jours après nous serons en France ; bon courage et bon espoir ; surtout élance-toi au loin en sautant et tombe sur tes pieds. » Sauvé ! Je ne comparaîtrais pas aux assises ; je ne verrais pas ce qui s’y passerait ! Ah ! le brave Mattia, le bon Bob ! car c’était lui, j’en étais certain, qui aidait généreusement Mattia : « Nous serons là avec un bon cheval » ; ce n’était pas Mattia qui tout seul avait pu combiner cet arrangement. Le temps s’écoula assez vite, et, le lendemain, dans l’après-midi, un policeman que je ne connaissais pas entra dans mon cachot et me dit de le suivre. Je vis avec satisfaction que c’était un homme d’environ cinquante ans qui ne paraissait pas très souple. Les choses purent s’arranger selon les prescriptions de Mattia, et, quand le train se mit en marche, j’étais placé près de la portière par laquelle j’étais monté ; j’allais à reculons ; le policeman était en face de moi ; nous étions seuls dans notre compartiment. J’étais appuyé contre la portière dont la vitre était ouverte ; je lui demandai la permission de regarder le pays que nous traversions, et, comme il voulait « se concilier ma bienveillance », il me répondit que je pouvais regarder tant que je voudrais. Qu’avait-il à craindre ? le train marchait à grande vitesse. Bientôt, l’air qui le frappait en face l’ayant glacé, il s’éloigna de la portière pour se placer au milieu du wagon. Pour moi, je n’étais pas sensible au froid ; glissant doucement ma main gauche en dehors je tournai la poignée et de la droite je retins la portière. Le temps s’écoula ; la machine siffla et ralentit sa marche. Le moment était venu ; vivement je poussai la portière et sautai aussi loin que je pus ; je fus jeté dans le fossé ; heureusement mes mains que je tenais en avant portèrent contre le talus gazonné ; cependant le choc fut si violent que je roulai à terre, évanoui. Quand je revins à moi, je crus que j’étais encore en chemin de fer, car je me sentis emporté par un mouvement rapide, et j’entendis un roulement ; j’étais couché sur un lit de paille. Chose étrange ! ma figure était mouillée, et, sur mes joues, sur mon front, passait une caresse douce et chaude. J’ouvris les yeux ; un chien, un vilain chien jaune était penché sur moi et me léchait. Mes yeux rencontrèrent ceux de Mattia, qui se tenait agenouillé à côté de moi. « Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et en m’embrassant. – Où sommes-nous ? – En voiture ; c’est Bob qui nous conduit. – Comment cela va-t-il ? me demanda Bob en se retournant. – Je ne sais pas ; bien, il me semble. – Remuez les bras, remuez les jambes », cria Bob. J’étais allongé sur de la paille, je fis ce qu’il me disait. « Bon, dit Mattia, rien de cassé. – Mais que s’est-il passé ? – Tu as sauté du train, comme je te l’avais recommandé ; mais la secousse t’a étourdi, et tu es tombé dans le fossé ; alors ne te voyant pas venir, Bob a dégringolé le talus tandis que je tenais le cheval, et il t’a rapporté dans ses bras. Nous t’avons cru mort. Quelle peur ! quelle douleur ! mais te voilà sauvé. – Et le policeman ? – Il continue sa route avec le train, qui ne s’est pas arrêté. » Je savais l’essentiel ; je regardai autour de moi et j’aperçus le chien jaune qui me regardait tendrement avec des yeux qui ressemblaient à ceux de Capi ; mais ce n’était pas Capi, puisque Capi était blanc. « Et Capi ! dis-je, où est-il ? » Avant que Mattia m’eût répondu, le chien jaune avait sauté sur moi et il me léchait en pleurant. « Mais le voilà, dit Mattia, nous l’avons fait teindre. » Je rendis au bon Capi ses caresses, et je l’embrassai. « Pourquoi l’as-tu teint ? dis-je. – C’est une histoire, je vais te la conter. » Mais Bob ne permit pas ce récit. « Conduis le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien ; pendant ce temps-là je vais arranger la voiture pour qu’on ne la reconnaisse pas aux barrières. » Cette voiture était une carriole recouverte d’une bâche en toile posée sur des cerceaux ; il allongea les cercles dans la voiture et, ayant plié la bâche en quatre, il me dit de m’en couvrir ; puis il renvoya Mattia en lui recommandant de se cacher sous la toile. Par ce moyen la voiture changeait entièrement d’aspect, elle n’avait plus de bâche et elle ne contenait qu’une personne au lieu de trois. Si on courait après nous, le signalement que les gens qui voyaient passer cette carriole donneraient dérouterait les recherches. « Où allons-nous ? demandai-je à Mattia lorsqu’il se fut allongé à côté de moi. – À Littlehampton : c’est un petit port sur la mer, où Bob a un frère qui commande un bateau faisant les voyages de France pour aller chercher du beurre et des oeufs en Normandie, à Isigny ; si nous nous sauvons – et nous nous sauverons –, ce sera à Bob que nous le devrons. Il a tout fait ; qu’est-ce que j’aurais pu faire pour toi, moi, pauvre misérable ! C’est Bob qui a eu l’idée de te faire sauter du train, de te souffler mon billet, et c’est lui qui a décidé ses camarades à nous prêter ce cheval ; enfin c’est lui qui va nous procurer un bateau pour passer en France, car tu dois bien croire que, si tu voulais t’embarquer sur un vapeur, tu serais arrêté. Tu vois qu’il fait bon avoir des amis. – Et Capi, qui a eu l’idée de l’emmener ? – Moi, mais c’est Bob qui a eu l’idée de le teindre en jaune pour qu’on ne le reconnaisse pas, quand nous l’avons volé à l’agent Jerry, l’intelligent Jerry, comme disait le juge, qui cette fois n’a pas été trop intelligent, car il s’est laissé souffler Capi sans s’en apercevoir ; il est vrai que Capi, m’ayant senti, a presque tout fait, et puis Bob connaît tous les tours des voleurs de chiens. – Et ton pied ? – Guéri, ou à peu près, je n’ai pas eu le temps d’y penser. » Cependant notre cheval, vigoureusement conduit par Bob, continuait de détaler grand train sur la route déserte. De temps en temps seulement nous croisions quelques voitures, aucune ne nous dépassait. Les villages que nous traversions étaient silencieux, et rares étaient les fenêtres où se montrait une lumière attardée ; seuls quelques chiens faisaient attention à notre course rapide et nous poursuivaient de leurs aboiements. Quand, après une montée un peu rapide, Bob arrêtait son cheval pour le laisser souffler, nous descendions de voiture et nous nous collions la tête sur la terre pour écouter, mais Mattia lui-même, qui avait l’oreille plus fine que nous, n’entendait aucun bruit suspect ; nous voyagions au milieu de l’ombre et du silence de la nuit. Ce n’était plus pour nous cacher que nous nous tenions sous la bâche, c’était pour nous défendre du froid, car depuis assez longtemps soufflait une bise froide. Quand nous passions la langue sur nos lèvres, nous trouvions un goût de sel ; nous approchions de la mer. Bientôt nous aperçûmes une lueur qui, à intervalles réguliers, disparaissait, pour reparaître avec éclat ; c’était un phare ; nous arrivions. Bob arrêta son cheval et, le mettant au pas, il le conduisit doucement dans un chemin de traverse ; puis, descendant de voiture, il nous dit de rester là et de tenir le cheval ; pour lui, il allait voir si son frère n’était pas parti et si nous pouvions sans danger nous embarquer à bord du navire de celui-ci. J’avoue que le temps pendant lequel Bob resta absent me parut long, très long. Nous ne parlions pas, et nous entendions la mer briser sur la grève à une courte distance avec un bruit monotone qui redoublait notre émotion. Mattia tremblait comme je tremblais moi-même. Enfin, nous entendîmes un bruit de pas dans le chemin qu’avait suivi Bob. Sans doute, c’était lui qui revenait ; c’était mon sort qui allait se décider. Bob n’était pas seul. Quand il s’approcha de nous, nous vîmes que quelqu’un l’accompagnait ; c’était un homme vêtu d’une vareuse en toile cirée et coiffé d’un bonnet de laine. « Voici mon frère, dit Bob ; il veut bien vous prendre à son bord ; il va vous conduire, et nous allons nous séparer, car il est inutile qu’on sache que je suis venu ici. » Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmes dans les rues silencieuses de la ville, puis, après quelques détours, nous nous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mer nous frappa au visage. Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main un navire gréé en sloop ; nous comprîmes que c’était le sien ; en quelques minutes nous fûmes à bord ; alors il nous fit descendre dans une petite cabine. « Je ne partirai que dans deux heures, dit-il ; restez là et ne faites pas de bruit. » Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, ce fut sans bruit que Mattia se jeta dans mes bras et m’embrassa ; il ne tremblait plus.

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Le Cygne Après le départ du frère de Bob, le navire resta silencieux pendant quelque temps, et nous n’entendîmes que le bruit du vent dans la mâture et le clapotement de l’eau contre la carène ; mais peu à peu il s’anima ; des pas retentirent sur le pont ; on laissa tomber des cordages ; des poulies grincèrent ; il y eut des enroulements et des déroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voile fut hissée ; le gouvernail gémit, et tout à coup, le bateau s’étant incliné sur le côté gauche, un mouvement de tangage se produisit. Nous étions en route, j’étais sauvé. Lent et doux tout d’abord, ce mouvement de tangage ne tarda pas à devenir rapide et dur ; le navire s’abaissait en roulant, et brusquement de violents coups de mer venaient frapper contre son étrave ou contre son bordage de droite. « Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en lui prenant la main. – Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste, je me doutais bien que cela serait ainsi. Quand nous étions en voiture, je regardais les arbres dont le vent secouait la cime, et je me disais que sur la mer nous allions danser ; ça danse. » Toute une journée de mer, et même plus d’une journée, pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir d’avoir le mal de mer. Nous débarquions en France, n’ayant que nos vêtements et nos instruments, – Mattia ayant eu soin de prendre ma harpe, que j’avais laissée dans la tente de Bob, la nuit où j’avais été à l’auberge du Gros Chêne. Quant à nos sacs, ils étaient restés avec leur contenu dans les voitures de la famille Driscoll ; cela nous mettait dans un certain embarras, car nous ne pouvions pas reprendre notre vie errante sans chemises et sans bas, surtout sans carte. Notre première occupation, en sortant de L’Éclipse, fut donc de chercher un vieux sac de soldat et d’acheter ensuite deux chemises, deux paires de bas, un morceau de savon, un peigne, du fil, des boutons, des aiguilles, et enfin ce qui nous était plus indispensable encore que ces objets, si utiles cependant, – une carte de France. En effet, où aller maintenant que nous étions en France ? Quelle route suivre ? Comment nous diriger ? « Pour moi, dit Mattia, je n’ai pas de préférence, et je suis prêt à aller à droite ou à gauche ; je ne demande qu’une chose. – Laquelle ? – Suivre le cours d’un fleuve, d’une rivière ou d’un canal, parce que j’ai une idée. » Comme je ne demandais pas à Mattia de me dire son idée, il continua : « Je vois qu’il faut que je te l’explique, mon idée : quand Arthur était malade, Mme Milligan le promenait en bateau, et c’est de cette façon que tu l’as rencontrée sur Le Cygne. – Il n’est plus malade. – C’est-à-dire qu’il est mieux ; il a été très malade, au contraire, et il n’a été sauvé que par les soins de sa mère. Alors mon idée est que, pour le guérir tout à fait, Mme Milligan le promène encore en bateau sur les fleuves, les rivières, les canaux qui peuvent porter Le Cygne ; si bien qu’en suivant le cours de ces rivières et de ces fleuves, nous avons chance de rencontrer Le Cygne. – Qui dit que Le Cygne est en France ? – Rien. Cependant, comme Le Cygne ne peut pas aller sur la mer, il est à croire qu’il n’a pas quitté la France ; nous avons des chances pour le retrouver. Quand nous n’en aurions qu’une, est-ce que tu n’es pas d’avis qu’il faut la risquer ? Moi je veux que nous retrouvions Mme Milligan, et mon avis est que nous ne devons rien négliger pour cela. » La carte fut étalée sur l’herbe du chemin, et nous cherchâmes le fleuve le plus voisin ; nous trouvâmes que c’était la Seine. « Eh bien, gagnons la Seine, dit Mattia. Nous interrogerons les mariniers, les haleurs, le long de la rivière, et, comme Le Cygne avec sa véranda ne ressemble pas aux autres bateaux, on l’aura remarqué, s’il a passé sur la Seine ; si nous ne le trouvons pas sur la Seine, nous le chercherons sur la Loire, sur la Garonne, sur toutes les rivières de France, et nous finirons par le trouver. » Je n’avais pas d’objections à présenter contre l’idée de Mattia : il fut donc décidé que nous gagnerions le cours de la Seine pour le côtoyer en le remontant. Après avoir pensé à nous, il était temps de nous occuper de Capi ; teint en jaune, Capi n’était pas pour moi Capi ; nous achetâmes du savon mou, et, à la première rivière que nous trouvâmes, nous le frottâmes vigoureusement, nous relayant quand nous étions fatigués. Comme nous ne marchions pas seulement pour avancer, mais qu’il nous fallait encore gagner chaque jour notre pain, il nous fallut cinq semaines pour aller d’Isigny à Charenton. Là une question se présentait : devions-nous suivre la Seine, ou bien devions-nous suivre la Marne ? C’était ce que je m’étais demandé bien souvent en étudiant ma carte, mais sans trouver de meilleures raisons pour une route plutôt que pour une autre. Heureusement, en arrivant à Charenton, nous n’eûmes pas à balancer, car, à nos demandes, on répondit pour la première fois qu’on avait vu un bateau qui ressemblait au Cygne ; c’était un bateau de plaisance, il avait une véranda. Mattia fut si joyeux qu’il se mit à danser sur le quai ; puis, tout à coup, cessant de danser, il prit son violon et joua frénétiquement une marche triomphale. Pendant ce temps, je continuais d’interroger le marinier qui avait bien voulu nous répondre : le doute n’était pas possible, c’était bien Le Cygne ; il y avait environ deux mois qu’il avait passé à Charenton, remontant la Seine. Nous n’avons plus besoin de nous arrêter maintenant pour interroger les gens, Le Cygne est devant nous ; il n’y a qu’à suivre la Seine. Mais à Moret, le Loing se jette dans la Seine, et il faut recommencer nos questions. Le Cygne a remonté la Seine. À Montereau il faut les reprendre encore. Cette fois Le Cygne a abandonné la Seine pour l’Yonne ; il y a un peu plus de deux mois qu’il a quitté Montereau ; il a à son bord une dame anglaise et un jeune garçon étendu sur son lit. Nous nous rapprochons de Lise en même temps que nous suivons Le Cygne, et le coeur me bat fort, quand, en étudiant ma carte, je me demande si, après Joigny, Mme Milligan aura choisi le canal de Bourgogne ou celui du Nivernais. Nous arrivons au confluent de l’Yonne et de l’Armençon ; Le Cygne a continué de remonter l’Yonne : nous allons donc passer par Dreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de Mme Milligan et d’Arthur. Comme l’Yonne fait beaucoup de détours entre Joigny et Auxerre, nous regagnâmes, nous qui suivions la grande route, un peu de temps sur Le Cygne ; mais, à partir d’Auxerre, nous en reperdîmes, car Le Cygne, ayant pris le canal du Nivernais, avait couru vite sur ses eaux tranquilles. À chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car, sur ce canal où la navigation n’est pas très active, tout le monde avait remarqué ce bateau qui ressemblait si peu à ceux qu’on voyait ordinairement. Non seulement on nous parlait du Cygne, mais on nous parlait aussi de Mme Milligan, « une dame anglaise très bonne », et d’Arthur, « un jeune garçon qui se tenait presque toujours couché dans un lit placé sur le pont, à l’abri d’une véranda garnie de verdure et de fleurs, mais qui se levait aussi quelquefois ». Arthur était donc mieux. Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours, encore un, encore quelques heures seulement. Enfin nous apercevions les bois dans lesquels nous avons joué avec Lise à l’automne précédent, et nous apercevons aussi l’écluse avec la maisonnette de dame Catherine. Sans nous rien dire, mais d’un commun accord, nous avons forcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus, nous courons ; Capi, qui se retrouve, a pris les devants au galop. Il va dire à Lise que nous arrivons ; elle va venir au-devant de nous. Cependant ce n’est pas Lise que nous voyons sortir de la maison, c’est Capi qui se sauve comme si on l’avait chassé. Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, et nous nous demandons ce que cela peut signifier ; que s’est-il passé ? Mais cette question, nous ne la formulons ni l’un ni l’autre, et nous reprenons notre marche. Capi est revenu jusqu’à nous, et il s’avance, penaud, sur nos talons. Un homme est en train de manoeuvrer une vanne de l’écluse ; ce n’est pas l’oncle de Lise. Nous allons jusqu’à la maison ; une femme que nous ne connaissons pas va et vient dans la cuisine. « Madame Suriot ? » demandons-nous. Elle nous regarde un moment avant de nous répondre, comme si nous lui posions une question absurde. « Elle n’est plus ici, nous dit-elle à la fin. – Et où est-elle ? – En Égypte. » Nous nous regardons, Mattia et moi, interdits. En Égypte ! Nous ne savons pas au juste ce que c’est que l’Égypte, et où se trouve ce pays ; mais vaguement, nous pensons que c’est loin, très loin, quelque part au-delà des mers. « Et Lise ? Vous connaissez Lise ? – Pardi ! Lise est partie en bateau avec une dame anglaise. » Lise sur Le Cygne ! Rêvons-nous ? La femme se charge de nous répondre que nous sommes dans la réalité. « C’est vous Rémi ? me demande-t-elle. – Oui. – Eh bien, quand Suriot a été noyé… nous dit-elle. – Noyé ! – Noyé dans l’écluse. Ah ! vous ne saviez pas que Suriot était tombé à l’eau et qu’étant passé sous une péniche il était resté accroché à un clou ; c’est le métier qui veut ça trop souvent. Pour lors, quand il a été noyé, Catherine s’est trouvée bien embarrassée, quoiqu’elle fût une maîtresse femme. Mais que voulez-vous ! quand l’argent manque, on ne peut pas le fabriquer du jour au lendemain, et l’argent manquait. Il est vrai qu’on offrait à Catherine d’aller en Égypte pour élever les enfants d’une dame dont elle avait été la nourrice ; mais ce qui la gênait, c’était sa nièce, la petite Lise. Comme elle était à se demander ce qu’il fallait faire, voilà qu’un soir s’arrête à l’écluse une dame anglaise qui promenait son garçon malade. On cause. Et la dame anglaise, qui cherchait un enfant pour jouer avec son fils qui s’ennuyait tout seul sur son bateau demande qu’on lui donne Lise, en promettant de se charger d’elle, de la faire guérir, enfin de lui assurer un sort. C’était une brave dame, bien bonne, douce au pauvre monde. Catherine accepte, et, tandis que Lise s’embarque sur le bateau de la dame anglaise, Catherine part pour s’en aller en Égypte. C’est mon mari qui remplace Suriot. Alors, avant de partir, Lise, qui ne peut pas parler, quoique les médecins disent qu’elle parlera peut-être un jour, alors Lise veut que sa tante m’explique que je dois vous raconter tout cela, si vous venez pour la voir. Et voilà. » J’étais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas un mot ; mais Mattia ne perdit pas la tête comme moi. « Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il. – Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise devait me faire écrire pour que je vous donne son adresse, mais je n’ai pas reçu de lettre. »

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