Sans famille Hector Malot

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Les beaux langes ont dit vrai Comme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne pensais pas à faire. « Nous vous remercions bien, madame », dit-il. Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine. « En route, me dit-il, en avant ! Ce n’est plus seulement Arthur, et Mme Milligan que nous avons à rejoindre, c’est encore Lise. Comme cela se trouve bien ! Nous aurions perdu du temps à Dreuzy, tandis que maintenant nous pouvons continuer notre chemin ; c’est ce qui s’appelle une chance. Nous en avons eu assez de mauvaises, maintenant nous en avons de bonnes ; le vent a changé. Qui sait tout ce qui va nous arriver d’heureux ! » Et nous continuons notre course après Le Cygne, sans perdre de temps, ne nous arrêtant juste que ce qu’il faut pour dormir et pour gagner quelques sous. À Decize, où le canal du Nivernais débouche dans la Loire, nous demandons des nouvelles du Cygne : il a pris le canal latéral, et c’est ce canal que nous suivons jusqu’à Digoin ; là nous prenons le canal du Centre jusqu’à Chalon. Ma carte me dit que, si par Charolles nous nous dirigions directement sur Mâcon, nous éviterions un long détour et bien des journées de marche ; mais c’est là une résolution hardie dont nous n’osons ni l’un ni l’autre nous charger après avoir discuté le pour et le contre, car Le Cygne peut s’être arrêté en route, et alors nous le dépassons : il faudrait donc revenir sur nos pas et, pour avoir voulu gagner du temps, en perdre. Nous descendons la Saône depuis Chalon jusqu’à Lyon. Au milieu du mouvement des bateaux qui vont et viennent sur le Rhône et sur la Saône, Le Cygne peut avoir passé inaperçu. Nous questionnons les mariniers, les bateliers et tous les gens qui vivent sur les quais, et à la fin nous obtenons la certitude que Mme Milligan a gagné la Suisse : nous suivons donc le cours du Rhône. À partir de Lyon nous gagnons sur Le Cygne, car le Rhône aux eaux rapides ne se remonte pas avec la même facilité que la Seine. À Culoz, il n’a plus que six semaines d’avance sur nous ; cependant, en étudiant la carte, je doute que nous puissions le rejoindre avant la Suisse, car j’ignore que le Rhône n’est pas navigable jusqu’au lac de Genève, et nous nous imaginons que c’est sur Le Cygne que Mme Milligan veut visiter la Suisse, dont nous n’avons pas la carte. Nous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée en deux par le fleuve au-dessus duquel est jeté un pont suspendu, et nous descendons au bord de la rivière ; quelle est ma surprise, quand de loin je crois reconnaître Le Cygne ! Nous nous mettons à courir : c’est bien sa forme, c’est bien lui, et cependant il a l’air d’un bateau abandonné ; il est solidement amarré derrière une sorte d’estacade qui le protège, et tout est fermé à bord ; il n’y a plus de fleurs sur la véranda. Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à Arthur ? Nous nous arrêtons, le coeur étouffé par l’angoisse. Un homme que nous interrogeons veut bien nous répondre ; c’est lui qui justement est chargé de garder Le Cygne. « La dame anglaise qui était sur le bateau avec ses deux enfants, un garçon paralysé et une petite fille muette, est en Suisse. Elle a abandonné son bateau parce qu’il ne pouvait pas remonter le Rhône plus loin. La dame et les deux enfants sont partis en calèche avec une femme de service ; les autres domestiques ont suivi avec les bagages ; elle reviendra à l’automne pour reprendre Le Cygne, descendre le Rhône jusqu’à la mer, et passer l’hiver dans le Midi. » Nous respirons. Aucune des craintes qui nous avaient assaillis n’était raisonnable ; nous aurions dû imaginer le bon, au lieu d’aller tout de suite au pire. « Et où est cette dame présentement ? demanda Mattia. – Elle est partie pour louer une maison de campagne au bord du lac de Genève, du côté de Vevey ; mais je ne sais pas au juste où ; elle doit passer là l’été. » En route pour Vevey ! Maintenant Le Cygne ne court plus devant nous, et, puisque Mme Milligan doit passer l’été dans sa maison de campagne, nous sommes assurés de la trouver ; il n’y a qu’à chercher. Et, quatre jours après avoir quitté Seyssel, nous cherchons, aux environs de Vevey, parmi les nombreuses villas qui, à partir du lac aux eaux bleues, s’étagent gracieusement sur les pentes vertes et boisées de la montagne, laquelle est habitée par Mme Milligan, avec Arthur et Lise. Le mieux est de chercher et de visiter nous-mêmes toutes les maisons où peuvent loger les étrangers ; en réalité cela n’est pas bien difficile, nous n’avons qu’à jouer notre répertoire dans toutes les rues. Un après-midi, nous donnions ainsi un concert en pleine rue, n’ayant devant nous qu’une grille pour laquelle nous chantions, et derrière nous qu’un mur dont nous ne prenions pas souci. J’avais chanté à tue-tête la première strophe de ma chanson napolitaine et j’allais commencer la seconde, quand tout à coup nous entendîmes derrière nous, au-delà de ce mur, un cri ; puis on chanta cette seconde strophe, faiblement et avec une voix étrange : Vorria arreventare no piccinotto, Cona lancella oghi vennenno acqua. Quelle pouvait être cette voix ? « Arthur ? » demanda Mattia. Mais non, ce n’était pas Arthur, je ne reconnaissais pas sa voix et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnait tous les signes d’une joie vive en sautant contre le mur. Incapable de me contenir, je m’écriai : « Qui chante ainsi ? » Et la voix répondit : « Rémi ! » Mon nom au lieu d’une réponse. Nous nous regardâmes interdits, Mattia et moi. Comme nous restions ainsi stupides en face l’un de l’autre, j’aperçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haie basse, un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ; nous courûmes de ce côté. Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmes voir la personne à laquelle appartenait le bras qui agitait ce mouchoir, – Lise ! Enfin nous l’avions retrouvée, et avec elle Mme Milligan et Arthur. Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous lui adressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt que nous pûmes trouver une parole. « Moi », dit-elle. Lise chantait ! Lise parlait ! Il est vrai que j’avais mille fois entendu dire que Lise recouvrerait la parole un jour, et très probablement sous la secousse d’une violente émotion ; mais je n’aurais pas cru que cela fût possible. Et voilà cependant que cela s’était réalisé ; voilà qu’elle parlait ; voilà que le miracle s’était accompli ; et c’était en m’entendant chanter, en me voyant revenir près d’elle, alors qu’elle pouvait me croire perdu à jamais, qu’elle avait éprouvé cette violente émotion ! À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que je fus obligé de me retenir de la main à une branche de la haie. Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner : « Où est Mme Milligan ? dis-je, où est Arthur ? » Lise remua les lèvres pour répondre ; mais de sa bouche ne sortirent que des sons mal articulés. Alors, impatientée, elle employa le langage des mains pour s’expliquer et se faire comprendre plus vite, sa langue et son esprit étant encore mal habiles à se servir de la parole. Comme je suivais des yeux son langage, que Mattia n’entendait pas, j’aperçus au loin dans le jardin, au détour d’une allée boisée, une petite voiture longue qu’un domestique poussait. Dans cette voiture se trouvait Arthur allongé, puis, derrière lui, venait sa mère et… je me penchai en avant pour mieux voir… et M. James Milligan ; instantanément je me baissai derrière la haie en disant à Mattia, d’une voix précipitée, d’en faire autant, sans réfléchir que M. James Milligan ne connaissait pas Mattia. Le premier mouvement d’épouvante passé, je compris que Lise devait être interdite de notre brusque disparition. Alors, me haussant un peu, je lui dis à mi-voix : « Il ne faut pas que M. James Milligan me voie, ou il peut me faire retourner en Angleterre. » Elle leva ses deux bras par un geste effrayé. « Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas de nous ; demain matin à neuf heures nous reviendrons à cette place ; tâche d’être seule ; maintenant va-t’en. » Elle hésita. « Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du tout disposé à attendre demain pour voir Mme Milligan ; pendant ce temps M. James Milligan pourrait tuer Arthur ; je vais aller voir Mme Milligan tout de suite et lui dire… tout ce que nous savons. Comme M. Milligan ne m’a jamais vu, il n’y a pas de danger qu’il pense à toi et à la famille Driscoll ; ce sera Mme Milligan qui décidera ensuite ce que nous devons faire. » Il était évident qu’il y avait du bon dans ce que Mattia proposait : je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dans un groupe de châtaigniers qui se trouvait à une courte distance. Là, si par extraordinaire je voyais venir M. James Milligan, je pourrais me cacher. J’attendis longtemps, couché sur la mousse, le retour de Mattia, et plus de dix fois déjà je m’étais demandé si nous ne nous étions pas trompés, lorsque enfin je le vis revenir accompagné de Mme Milligan. Je courus au-devant d’elle et, lui saisissant la main qu’elle me tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans ses bras et, se penchant vers moi, elle m’embrassa sur le front tendrement. C’était la seconde fois qu’elle m’embrassait ; mais il me sembla que la première fois elle ne m’avait pas serré ainsi dans ses bras. « Pauvre cher enfant ! » dit-elle. Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes cheveux pour me regarder longuement. « Mon enfant, dit-elle sans me quitter des yeux, votre camarade m’a rapporté des choses bien graves ; voulez-vous de votre côté me raconter ce qui touche à votre arrivée dans la famille Driscoll et aussi à la visite de M. James Milligan. » Je fis le récit qui m’était demandé, et Mme Milligan ne m’interrompit que pour m’obliger à préciser quelques points importants. Jamais on ne m’avait écouté avec pareille attention, ses yeux ne quittaient pas les miens. Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assez longtemps en me regardant toujours ; enfin elle me dit : « Tout cela est d’une gravité extrême pour vous, pour nous tous : nous ne devons donc agir qu’avec prudence et après avoir consulté des personnes capables de nous guider ; mais, jusqu’à ce moment, vous devez vous considérer comme le camarade, comme l’ami – elle hésita un peu –, comme le frère d’Arthur, et vous devez, dès aujourd’hui, abandonner, vous et votre jeune ami, votre misérable existence. Dans deux heures vous vous présenterez donc à Territet, à l’hôtel des Alpes, où je vais envoyer une personne sûre vous retenir votre logement ; ce sera là que nous nous reverrons, car je suis obligée de vous quitter. » De nouveau elle m’embrassa et, après avoir donné la main à Mattia, elle s’éloigna rapidement. Le lendemain, Mme Milligan vint nous voir ; elle était accompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nous prirent mesure pour des habits et des chemises. Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler, et que le médecin avait assuré qu’elle était maintenant guérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, m’embrassant tendrement et donnant la main à Mattia. Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant chaque fois plus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelque chose de gêné cependant, comme si elle ne voulait pas s’abandonner à cette tendresse et la laisser paraître. Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que j’avais vue autrefois sur Le Cygne qui vint à sa place, elle nous dit que Mme Milligan nous attendait chez elle, et qu’une voiture était à la porte de l’hôtel pour nous conduire. C’était une calèche découverte dans laquelle Mattia s’installa sans surprise et très noblement, comme si depuis son enfance il avait roulé carrosse ; Capi aussi grimpa sans gêne sur un des coussins. Le trajet fut court ; il me parut très court, car je marchais dans un rêve, la tête remplie d’idées folles ou tout au moins que je croyais folles ; on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaient Mme Milligan, Arthur étendu sur un divan, et Lise. Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pour l’embrasser ; j’embrassai aussi Lise, mais ce fut Mme Milligan qui m’embrassa. « Enfin, me dit-elle, l’heure est venue où vous pouvez reprendre la place qui vous appartient. » Et comme je la regardais pour lui demander l’explication de ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mère Barberin, portant dans ses bras des vêtements d’enfant, une pelisse en cachemire blanc, un bonnet de dentelle, des chaussons de tricot. Elle n’eut que le temps de poser ces objets sur une table, avant que je la prisse dans mes bras ; pendant que je l’embrassais, Mme Milligan donna un ordre à un domestique, et je n’entendis que le nom de M. James Milligan, ce qui me fit pâlir. « Vous n’avez rien à craindre, me dit-elle doucement, au contraire ; venez ici près de moi et mettez votre main dans la mienne. » À ce moment la porte du salon s’ouvrit devant M. James Milligan, souriant et montrant ses dents pointues ; il m’aperçut, et instantanément ce sourire fut remplacé par une grimace effrayante. Mme Milligan ne lui laissa pas le temps de parler. « Je vous ai fait appeler, dit-elle d’une voix lente, qui tremblait légèrement, pour vous présenter mon fils aîné que j’ai eu enfin le bonheur de retrouver – elle me serra la main ; le voici ; mais vous le connaissez déjà, puisque, chez l’homme qui l’avait volé, vous avez été le voir pour vous informer de sa santé. – Que signifie ? dit M. James Milligan, la figure décomposée. Cet homme, aujourd’hui en prison pour un vol commis dans une église, a fait des aveux complets ; voici une lettre qui le constate ; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment il avait pris ses précautions en coupant les marques du linge de l’enfant pour qu’on ne le découvrît pas. Voici encore ces linges qui ont été gardés par l’excellente femme qui a généreusement élevé mon fils ; voulez-vous voir cette lettre ? voulez-vous voir ces linges ? » M. James Milligan resta un moment immobile, se demandant bien certainement s’il n’allait pas nous étrangler tous ; puis il se dirigea vers la porte ; mais prêt à sortir, il se retourna : « Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penseront de cette supposition d’enfant. » Sans se troubler, Mme Milligan – maintenant je peux dire ma mère –, répondit : « Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux ; moi je n’y conduirai pas celui qui a été le frère de mon mari. » La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus me jeter dans les bras que ma mère me tendait et l’embrasser pour la première fois en même temps qu’elle m’embrassait elle-même.

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En famille Les années se sont écoulées –, nombreuses, mais courtes, car elles n’ont été remplies que de belles et douces journées. J’habite en ce moment l’Angleterre, Milligan-Park, le manoir de mes pères. Le petit misérable, qui, enfant, a passé tant de nuits dans les granges, dans les étables ou au coin d’un bois à la belle étoile, est maintenant l’héritier d’un vieux château historique que visitent les curieux et que recommandent les guides. C’est ce vieux manoir de Milligan-Park que nous habitons en famille, ma mère, mon frère, ma femme et moi. Depuis six mois que nous y sommes installés, j’ai passé bien des heures dans le chartrier où sont conservés les chartes, les titres de propriété, les papiers de la famille, penché sur une large table en chêne noircie par les ans, occupé à écrire ; ce ne sont point cependant ces chartes ni ces papiers de famille que je consulte laborieusement, c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets en ordre. Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, le petit Mattia, et, à l’occasion de ce baptême, qui va réunir tous ceux qui ont été mes amis des mauvais jours, je veux offrir à chacun d’eux un récit des aventures auxquelles ils ont été mêlés, comme un témoignage de gratitude pour le secours qu’ils m’ont donné ou l’affection qu’ils ont eue pour le pauvre enfant perdu. Quand j’ai achevé un chapitre, je l’envoie à Dorchester, chez le lithographe ; et, ce jour même, j’attends les copies autographiées de mon manuscrit pour en donner une à chacun de mes invités. Cette réunion est une surprise que je leur fais, et que je fais aussi à ma femme, qui va voir son père, sa soeur, ses frères, sa tante qu’elle n’attend pas ; seuls ma mère et mon frère sont dans le secret. Si aucune complication n’entrave nos combinaisons, tous logeront ce soir sous mon toit et j’aurai la joie de les voir autour de ma table. Un seul manquera à cette fête, car, si grande que soit la puissance de la fortune, elle ne peut pas rendre la vie à ceux qui ne sont plus. Pauvre cher vieux maître, comme j’aurais été heureux d’assurer votre repos ! Vous auriez déposé la piva, la peau de mouton et la veste de velours ; vous n’auriez plus répété : « En avant, mes enfants ! » Une vieillesse honorée vous eût permis de relever votre belle tête blanche et de reprendre votre nom ; Vitalis, le vieux vagabond, fût redevenu Carlo Balzani le célèbre chanteur. Mais ce que la mort impitoyable ne m’a pas permis pour vous, je l’ai fait au moins pour votre mémoire ; et, à Paris, dans le cimetière Montparnasse, ce nom de Carlo Balzani est inscrit sur la tombe que ma mère, sur ma demande, vous a élevée ; et votre buste en bronze, sculpté d’après les portraits publiés au temps de votre célébrité, rappelle votre gloire à ceux qui vous ont applaudi. Une copie de ce buste a été coulée pour moi ; elle est là devant moi ; et, en écrivant le récit de mes premières années d’épreuves, alors que la marche des événements se déroulait, mes yeux bien souvent ont cherché les vôtres. Je ne vous ai point oublié, je ne vous oublierai jamais, soyez-en sûr ; si, dans cette existence périlleuse d’un enfant perdu, je n’ai pas trébuché, je ne suis pas tombé, c’est à vous que je le dois, à vos leçons, à vos exemples, ô mon vieux maître ! et dans toute fête votre place sera pieusement réservée. Mais voici ma mère qui s’avance dans la galerie des portraits ; l’âge n’a point terni sa beauté ; et je la vois aujourd’hui telle qu’elle m’est apparue pour la première fois, sous la véranda du Cygne, avec son air noble, si rempli de douceur et de bonté ; seul le voile de mélancolie alors continuellement baissé sur son visage s’est effacé. Elle s’appuie sur le bras d’Arthur, car maintenant ce n’est plus la mère qui soutient son fils débile et chancelant, c’est le fils devenu un beau et vigoureux jeune homme, habile à tous les exercices du corps, élégant écuyer, solide rameur, intrépide chasseur, qui, avec une affectueuse sollicitude, offre son bras à sa mère : ainsi, contrairement au pronostic de notre oncle M. James Milligan, le miracle s’est accompli : Arthur a vécu, et il vivra. À quelque distance derrière eux, je vois venir une vieille femme vêtue comme une paysanne française et portant sur ses bras un tout petit enfant enveloppé dans une pelisse blanche ; la vieille paysanne, c’est mère Barberin, et l’enfant, c’est le mien, c’est mon fils, le petit Mattia. Après avoir retrouvé ma mère, j’avais voulu que mère Barberin restât près de nous ; mais elle n’avait pas accepté. « Non, m’avait-elle dit, mon petit Rémi, ma place n’est pas chez ta mère en ce moment. Tu vas avoir à travailler pour t’instruire et pour devenir un vrai monsieur par l’éducation, comme tu en es un par la naissance. Que ferais-je auprès de toi ? Ma place n’est pas dans la maison de ta vraie mère. Laisse-moi retourner à Chavanon. Mais pour cela notre séparation ne sera peut-être pas éternelle. Tu vas grandir ; tu te marieras, tu auras des enfants. Alors, si tu le veux, et si je suis encore en vie, je reviendrai près de toi pour élever tes enfants. Je ne pourrai pas être leur nourrice comme j’ai été la tienne, car je serai vieille ; mais la vieillesse n’empêche pas de bien soigner un enfant ; on a l’expérience ; on ne dort pas trop. Et puis je l’aimerai, ton enfant, et ce n’est pas moi, tu peux en être certain, qui me le laisserai voler comme on t’a volé toi-même. » Il a été fait comme mère Barberin désirait ; peu de temps avant la naissance de notre enfant, on est allé la chercher à Chavanon, et elle a tout quitté, son village, ses habitudes, ses amis, la vache issue de la nôtre, pour venir en Angleterre près de nous. Notre petit Mattia est nourri par sa mère ; mais il est soigné, porté, amusé, cajolé par mère Barberin qui déclare que c’est le plus bel enfant qu’elle ait jamais vu. Arthur tient dans sa main un numéro du Times ; il le dépose sur ma table de travail en me demandant si je l’ai lu, et, sur ma réponse négative, il me montre du doigt une correspondance de Vienne que je traduis : « Vous aurez prochainement à Londres la visite de Mattia ; malgré le succès prodigieux qui a accueilli la série de ses concerts ici, il nous quitte, appelé en Angleterre par des engagements auxquels il ne peut manquer. Je vous ai déjà parlé de ces concerts ; ils ont produit la plus vive sensation autant par la puissance et par l’originalité du virtuose que par le talent du compositeur ; pour tout dire, en un mot, Mattia est le Chopin du violon. » À ce moment, un domestique me remet une dépêche télégraphique qu’on vient d’apporter : « C’est peut-être la traversée la plus courte, mais ce n’est pas la plus agréable ; en est-il d’agréable, d’ailleurs ? Quoi qu’il en soit, j’ai été si malade que c’est à Red-Hill seulement que je trouve la force de te prévenir ; j’ai pris Cristina en passant à Paris ; nous arriverons à Chegford à quatre heures dix minutes, envoie une voiture au-devant de nous. « Mattia. » En parlant de Cristina, j’avais regardé Arthur, mais il avait détourné les yeux ; ce fut seulement quand je fus arrivé à la fin de la dépêche qu’il les releva. « J’ai envie d’aller moi-même à Chegford, dit-il, je vais faire atteler le landau. – C’est une excellente idée ; tu seras ainsi au retour vis-à-vis de Cristina. » Sans répondre, il sortit vivement ; alors je me tournai vers ma mère. « Vous voyez, lui dis-je, qu’Arthur ne cache pas son empressement ; cela est significatif. » Mais ma mère m’interrompit. « Voici ta femme », dit-elle. Ma femme, vous l’avez deviné, et il n’est pas besoin que je vous le dise, n’est-ce pas ? ma femme, c’est la petite fille aux yeux étonnés, au visage parlant que vous connaissez, c’est Lise, la petite Lise, fine, légère, aérienne. Lise n’est plus muette ; mais elle a par bonheur conservé sa finesse et sa légèreté qui donnent à sa beauté quelque chose de céleste. Lise n’a point quitté ma mère, qui l’a fait élever et instruire sous ses yeux, et elle est devenue une belle jeune fille, la plus belle des jeunes filles, douée pour moi de toutes les qualités, de tous les mérites, de toutes les vertus, puisque je l’aime. « Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc ? on se cache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vient de partir pour la station de Chegford, le break a été envoyé à celle de Ferry. Quel est ce mystère, je vous prie ? » L’heure a marché, et le break que j’ai envoyé à Ferry, au-devant de la famille de Lise, doit arriver d’un instant à l’autre. Alors, voulant jouer avec cette curiosité, je prends une longue-vue qui nous sert à suivre les navires passant au large ; mais, au lieu de la braquer sur la mer, je la tourne sur le chemin par où doit arriver le break. « Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et ta curiosité sera satisfaite. » Elle regarde, mais sans voir autre chose que la route blanche, puisque aucune voiture ne se montre encore. Alors, à mon tour, je mets l’oeil à l’oculaire : « Comment n’as-tu rien vu dans cette lunette ? dis-je du ton de Vitalis faisant son boniment ; elle est vraiment merveilleuse : avec elle je passe au-dessus de la mer et je vais jusqu’en France ; c’est une coquette maison aux environs de Sceaux que je vois ; un homme aux cheveux blancs presse deux femmes qui l’entourent : “Allons vite, dit-il, nous manquerons le train, et je n’arriverai pas en Angleterre pour le baptême de mon petit-fils ; dame Catherine, hâte-toi un peu, je t’en prie ; depuis dix ans que nous demeurons ensemble, tu as toujours été en retard. Quoi ? que veux-tu dire, Étiennette ? voilà encore Mlle Gendarme ! Le reproche que j’adresse à Catherine est tout amical. Est-ce que je ne sais pas que Catherine est la meilleure des soeurs, comme toi, Tiennette, tu es la meilleure des filles ? où trouve-t-on une bonne fille comme toi, qui ne se marie pas pour soigner son vieux père, continuant grande le rôle d’ange gardien qu’elle a rempli enfant, avec ses frères et sa soeur ?” « Puis avant de partir il donne des instructions pour qu’on soigne ses fleurs pendant son absence : “N’oublie pas que j’ai été jardinier, dit-il à son domestique, et que je connais l’ouvrage.” » Je change la lunette de place comme si je voulais regarder d’un autre côté : « Maintenant, dis-je, c’est un vapeur que je vois, un grand vapeur qui revient des Antilles et qui approche du Havre : à bord est un jeune homme revenant de faire un voyage d’exploration botanique dans la région de l’Amazone : on dit qu’il rapporte toute une flore inconnue en Europe, et la première partie de son voyage, publiée par les journaux, est très curieuse ; son nom, Benjamin Acquin, est déjà célèbre ; il n’a qu’un souci : savoir s’il arrivera à temps au Havre pour prendre le bateau de Southampton et rejoindre sa famille à Milligan-Park ; ma lunette est tellement merveilleuse qu’elle le suit ; il a pris le bateau de Southampton ; il va arriver. » De nouveau ma lunette est braquée dans une autre direction et je continue : « Non seulement je vois, mais j’entends : deux hommes sont en wagon, un vieux et un jeune : “Comme ce voyage va être intéressant pour nous ! dit le vieux. – Très intéressant, magister. – Non seulement, mon cher Alexis, tu vas embrasser ta famille, non seulement nous allons serrer la main de Rémi qui ne nous oublie pas, mais encore nous allons descendre dans les mines du pays de Galles ; tu feras là de curieuses observations, et, au retour, tu pourras apporter des améliorations à la Truyère, ce qui donnera de l’autorité à la position que tu as su conquérir par ton travail ; pour moi, je rapporterai des échantillons et les joindrai à ma collection que la ville de Varses a bien voulu accepter. Quel malheur que Gaspard n’ait pas pu venir.” » J’allais continuer, mais Lise s’était approchée de moi ; elle me prit la tête dans ses deux mains et, par sa caresse, elle m’empêcha de parler. « Ô la douce surprise ! dit-elle, d’une voix que l’émotion faisait trembler. – Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est maman, qui a voulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son fils abandonné ; si tu ne m’avais pas fermé la bouche, tu aurais appris que nous attendons aussi cet excellent Bob, devenu le plus fameux showman de l’Angleterre. » À ce moment, un roulement de voiture arrive jusqu’à nous, puis presque aussitôt un second ; nous courons à la fenêtre et nous apercevons le break dans lequel Lise reconnaît son père, sa tante Catherine, sa soeur Étiennette, ses frères Alexis et Benjamin ; près d’Alexis est assis un vieillard tout blanc et voûté, c’est le magister. Du côté opposé, arrive aussi le landau découvert dans lequel Mattia et Cristina nous font des signes de main. Puis, derrière le landau, vient un cabriolet conduit par Bob lui-même ; Bob a toute la tournure d’un gentleman. Nous descendons vivement l’escalier pour recevoir nos hôtes au bas du perron. Le dîner nous réunit tous à la même table, et naturellement on parle du passé. « J’ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dans les salles de jeu, un gentleman aux dents blanches et pointues qui souriait toujours malgré sa mauvaise fortune ; il ne m’a pas reconnu, et il m’a fait l’honneur de me demander un florin pour le jouer sur une combinaison sûre ; c’était une association ; elle n’a pas été heureuse : M. James Milligan a perdu. – Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher Mattia ? dit ma mère ; il est capable d’envoyer un secours à son oncle. – Parfaitement, chère maman. – Alors où sera l’expiation ? demanda ma mère. – Dans ce fait que mon oncle, qui a tout sacrifié à la fortune, devra son pain à ceux qu’il a persécutés et dont il a voulu la mort. – J’ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob. – De l’horrible Driscoll ? demanda Mattia. – Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au-delà des mers, mais de la famille Driscoll ; Mme Driscoll est morte brûlée un jour qu’elle s’est couchée dans le feu au lieu de se coucher sur la table, et Allen et Ned viennent de se faire condamner à la déportation ; ils rejoindront leur père. – Et Kate ? – La petite Kate soigne son grand-père toujours vivant ; elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; le vieux a de l’argent, ils ne sont pas malheureux. » Lorsque le dîner est terminé, Mattia s’approche de moi et, me prenant à part dans l’embrasure d’une fenêtre : « J’ai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent de la musique pour des indifférents, que nous devrions bien en faire un peu pour ceux que nous aimons. – Il n’y a donc pas de plaisir sans musique pour toi ? quand même, partout et toujours de la musique ; souviens-toi de la peur de notre vache. – Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ? – Avec joie, car c’est elle qui a rendu la parole à Lise. » Et nous prenons nos instruments ; dans une belle boîte doublée en velours, Mattia atteint un vieux violon qui vaudrait bien deux francs, si nous voulions le vendre, et moi je retire de son enveloppe une harpe dont le bois lavé par les pluies a repris sa couleur naturelle. On fait cercle autour de nous ; mais, à ce moment, un chien, un caniche, Capi, se présente. Il est bien vieux, le bon Capi, il est sourd, mais il a gardé une bonne vue ; du coussin sur lequel il habite il a reconnu sa harpe, et il arrive en clopinant « pour la représentation » ; il tient une soucoupe dans sa gueule ; il veut faire le tour « de l’honorable société » en marchant sur ses pattes de derrière, mais la force lui manque ; alors il s’assied et, saluant gravement « la société », il met une patte sur son coeur. Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien que mal « et fait la quête » ; chacun met son offrande dans la soucoupe, et Capi, émerveillé de la recette, me l’apporte. C’est la plus belle qu’il ait jamais faite ; il n’y a que des pièces d’or et d’argent : – 170 francs ! Je l’embrasse sur le nez comme autrefois, quand il me consolait, et ce souvenir des misères de mon enfance me suggère une idée que j’explique aussitôt : « Cette somme sera la première mise destinée à fonder une maison de secours et de refuge pour les petits musiciens des rues ; ma mère et moi nous ferons le reste. – Chère madame, dit Mattia en baisant la main de ma mère, je vous demande une toute petite part dans votre oeuvre ; si vous le voulez bien, le produit de mon premier concert à Londres s’ajoutera à la recette de Capi. » Une page manque à mon manuscrit, c’est celle qui doit contenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleur musicien que moi, écrit cette chanson, et la voici :

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