Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

Tartarin sur les Alpes – Nouveaux exploits du héros tarasconnais

d’ Alphonse Daudet
I
APPARITION AU RIGI-KULM. – QUI ? – CE QU’ON DIT AUTOUR D’UNE TABLE DE SIX CENTS COUVERTS. – RIZ ET PRUNEAUX. – UN BAL IMPROVISÉ. – L’INCONNU SIGNE SON NOM SUR LE REGISTRE DE L’HÔTEL. – P. C. A.

Le 10 août 1880, à l’heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les Alpes, si fort vanté par les guides Joanne et Baedeker, un brouillard jaune hermétique, compliqué d’une tourmente de neige en blanches spirales, enveloppait la cime du Rigi (Regina montium) et cet hôtel gigantesque,extraordinaire à voir dans l’aride paysage des hauteurs, ce Rigi-Kulm vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle,où pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du soleil.

En attendant le second coup du dîner, les passagers de l’immense et fastueux caravansérail, morfondus en haut dans les chambres ou pâmés sur les divans des salons de lecture dans la tiédeur moite des calorifères allumés, regardaient, à défaut des splendeurs promises, tournoyer les petites mouchetures blanches et s’allumer devant le perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares grinçaient au vent.

Monter si haut, venir des quatre coins dumonde pour voir cela… Ô Baedeker !…

Soudain quelque chose émergea du brouillard,s’avançant vers l’hôtel avec un tintement de ferrailles, uneexagération de mouvements causée par d’étranges accessoires.

À vingt pas, à travers la neige, les touristesdésœuvrés, le nez contre les vitres, les misses auxcurieuses petites têtes coiffées en garçons, prirent cetteapparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur chargé deses ustensiles.

À dix pas, l’apparition changea encore etmontra l’arbalète à l’épaule, le casque à visière baissée d’unarcher du moyen âge, encore plus invraisemblable à rencontrer surces hauteurs qu’une vache ou qu’un ambulant.

Au perron, l’arbalétrier ne fut plus qu’ungros homme, trapu, râblé, qui s’arrêtait pour souffler, secouer laneige de ses jambières en drap jaune comme sa casquette, de sonpasse-montagne tricoté ne laissant guère voir du visage quequelques touffes de barbe grisonnante et d’énormes lunettes vertes,bombées en verres de stéréoscope. Le piolet, l’alpenstock,un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons etcrochets de fer à la ceinture d’une blouse anglaise à larges pattescomplétaient le harnachement de ce parfait alpiniste.

Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou duFinsteraarhorn, cette tenue d’escalade aurait semblénaturelle ; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du chemin defer !

L’Alpiniste, il est vrai, venait du côtéopposé à la station, et l’état de ses jambières témoignait d’unelongue marche dans la neige et la boue.

Un moment il regarda l’hôtel et sesdépendances, stupéfait de trouver à deux mille mètres au-dessus dela mer une bâtisse de cette importance, des galeries vitrées, descolonnades, sept étages de fenêtres et le large perron s’étalantentre deux rangées de pots à feu qui donnaient à ce sommet demontagne l’aspect de la place de l’Opéra par un crépusculed’hiver.

Mais si surpris qu’il pût être, les gens del’hôtel le paraissaient bien davantage, et lorsqu’il pénétra dansl’immense antichambre, une poussée curieuse se fit à l’entrée detoutes les salles : des messieurs armés de queues de billard,d’autres avec des journaux déployés, des dames tenant leur livre ouleur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le développement del’escalier, des têtes se penchaient par-dessus la rampe, entre leschaînes de l’ascenseur.

L’homme dit haut, très fort, d’une voix debasse profonde, un « creux du Midi » sonnant comme unepaire de cymbales :

« Coquin de bon sort ! En voilà untemps !… »

Et tout de suite il s’arrêta, quitta sacasquette et ses lunettes.

Il suffoquait.

L’éblouissement des lumières, le chaleur dugaz, des calorifères, en contraste avec le froid noir du dehors,puis cet appareil somptueux, ces hauts plafonds, ces portierschamarrés avec « REGINA MONTIUM » en lettres d’or surleurs casquettes d’amiraux, les cravates blanches des maîtresd’hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationauxaccouru sur un coup de timbre, tout cela l’étourdit une seconde,pas plus d’une.

Il se sentit regardé et, sur-le-champ,retrouva son aplomb, comme un comédien devant les logespleines.

« Monsieur désire ?… »

C’était le gérant qui l’interrogeait du boutdes dents, un gérant très chic, jaquette rayée, favoris soyeux, unetête de couturier pour dames.

L’Alpiniste, sans s’émouvoir, demanda unechambre, « une bonne petite chambre, au moins », à l’aiseavec ce majestueux gérant comme avec un vieux camarade decollège.

Il fut par exemple bien près de se fâcherquand la servante bernoise, qui s’avançait un bougeoir à la main,toute raide dans son plastron d’or et les bouffants de tulle de sesmanches, s’informa si monsieur désirait prendre l’ascenseur. Laproposition d’un crime à commettre ne l’eût pas indignédavantage.

– Un ascenseur, à lui !… à lui !… Etson cri, son geste, secouèrent toute sa ferraille.

Subitement radouci, il dit à la Suissesse d’unton aimable :

« Pedibusse cum jambisse, mabelle chatte… » et il monta derrière elle, son large dostenant l’escalier, écartant les gens sur son passage, pendant quepar tout l’hôtel courait une clameur, un long « Qu’est-ce quec’est que ça ? » chuchoté dans les langues diverses desquatre parties du monde. Puis le second coup du dîner sonna, et nulne s’occupa plus de l’extraordinaire personnage.

Un spectacle, cette salle à manger duRigi-Kulm.

Six cents couverts autour d’une immense tableen fer à cheval où des compotiers de riz et de pruneaux alternaienten longues files avec des plantes vertes, reflétant dans leur sauceclaire ou brune les petites flammes droites des lustres et lesdorures du plafond caissonné.

Comme dans toutes les tables d’hôte suisses,ce riz et ces pruneaux divisaient le dîner en deux factionsrivales, et rien qu’aux regards de haine ou de convoitise jetésd’avance sur les compotiers du dessert, on devinait aisément à quelparti les convives appartenaient.

Les Riz se reconnaissaient à leur pâleurdéfaite, les Pruneaux à leurs faces congestionnées.

Ce soir-là, les derniers étaient en plus grandnombre, comptaient surtout des personnalités plus importantes, descélébrités européennes, telles que le grand historien Astier-Réhu,de l’Académie française, le baron de Stoltz, vieux diplomateaustro-hongrois, lord Chipendale ( ?), un membre duJockey-Club avec sa nièce (hum ! hum !), l’illustredocteur-professeur Schwanthaler, de l’Université de Bonn, ungénéral péruvien et ses huit demoiselles.

À quoi les Riz ne pouvaient guère opposercomme grandes vedettes qu’un sénateur belge et sa famille,Mme Schwanthaler, la femme du professeur, et un ténor italienretour de Russie, étalant sur la nappe des boutons de manchetteslarges comme des soucoupes.

C’est ce double courant opposé qui faisaitsans doute la gêne et la raideur de la table. Comment expliquerautrement le silence de ces six cents personnes, gourmées,renfrognées, méfiantes, et le souverain mépris qu’elles semblaientaffecter les unes pour les autres ? Un observateur superficielaurait pu l’attribuer à la stupide morgue anglo-saxonne qui,maintenant, par tous pays donne le ton du monde voyageur.

Mais non ! Des êtres à face humainen’arrivent pas à se haïr ainsi première vue, à se dédaigner du nez,de la bouche et des yeux faute de présentation préalable. Il doit yavoir autre chose.

Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avezl’explication du morne silence pesant sur ce dîner du Rigi-Kulmqui, vu le nombre et la variété internationale des convives, auraitdû être animé, tumultueux, comme on se figure les repas au pied dela tour de Babel.

L’Alpiniste entra, un peu troublé devant ceréfectoire de chartreux en pénitence sous le flamboiement deslustres, toussa bruyamment sans que personne prît garde à lui,s’assit a son rang de dernier venu, au bout de la salle. Défublémaintenant, c’était un touriste comme un autre, mais d’aspect plusaimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et touffue, le nezmajestueux, d’épais sourcils féroces sur un regard bon enfant.

Riz ou Pruneau ? on ne savait encore.

À peine installé, il s’agita avec inquiétude,puis quittant sa place d’un bond effrayé :« Outre !… un courant d’air !… »dit-il tout haut, et il s’élança vers une chaise libre, rabattue aumilieu de la table.

Il fut arrêté par une Suissesse de service, ducanton d’Uri, celle-là, chaînettes d’argent et guimpeblanche :

« Monsieur, c’est retenu… »

Alors, de la table, une jeune fille dont il nevoyait que la chevelure en blonds relevés sur des blancheurs deneige vierge dit sans se retourner, avec un accentd’étrangère :

« Cette place est libre… mon frère estmalade, il ne descend pas.

– Malade ? demanda l’Alpiniste ens’asseyant, l’air empressé, presque affectueux… Malade ? Pasdangereusement au moins ? »

Il prononçait « au mouain », et lemot revenait dans toutes ses phrases avec quelques autres vocablesparasites « hé, qué, té, zou, vé, vaï, allons, et autrement,différemment », qui soulignaient encore son accent méridional,déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne réponditque par un regard glacé, d’un bleu noir, d’un bleu d’abîme.

Le voisin de droite n’avait riend’encourageant non plus ; c’était le ténor italien, fortgaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustachesde matamore qu’il frisait d’un doigt furibond, depuis qu’on l’avaitséparé de sa jolie voisine.

Mais le bon Alpiniste avait l’habitude deparler en mangeant, il lui fallait cela pour sa santé.

« Vé ! Les jolis boutons…se dit-il tout haut à lui-même en guignant les manchettes del’Italien… Ces notes de musique, incrustées dans le jaspe, c’estd’un effet charmain… »

Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans ytrouver le moindre écho.

« Sûr que monsieur est chanteur,qué ?

– Non capisco… » grognal’Italien dans ses moustaches.

Pendant un moment l’homme se résigna à dévorersans rien dire, mais les morceaux l’étouffaient. Enfin, comme sonvis-à-vis le diplomate austro-hongrois essayait d’atteindre lemoutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes,enveloppées de mitaines, il le lui passa obligeamment :« À votre service, monsieur le baron… » car il venait del’entendre appeler ainsi.

Malheureusement le pauvreM. de Stoltz, malgré l’air finaud et spirituel contractédans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtempsses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne spécialementpour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu,les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens diplomatesde sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d’unremerciement.

À ce nouvel insuccès, l’Alpiniste fit une moueterrible, et la brusque façon dont il s’empara de la bouteilleaurait pu faire croire qu’il allait achever de fendre, avec, latête fêlée du vieux diplomate. Pas plus ! C’était pour offrirà boire à sa voisine, qui ne l’entendit pas, perdue dans unecauserie à mi-voix, d’un gazouillis étranger doux et vif, avec deuxjeunes gens assis tout près d’elle. Elle se penchait, s’animait. Onvoyait des petits frisons briller dans la lumière contre uneoreille menue, transparente et toute rose…

Polonaise, Russe, Norvégienne ?… mais duNord bien certainement ; et une jolie chanson de son pays luirevenant aux lèvres, l’homme du Midi se mit à fredonnertranquillement :

O coumtesso gènto,

Estelo dou Nord

Qué la neu argento,

Qu’Amour friso en or.[1]

Toute la table se retourna ; on crutqu’il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n’ensortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacrésqu’on lui passait :

« Des pruneaux, encore !… Jamais dela vie ! »

C’en était trop.

Il se fit un grand mouvement de chaises.L’académicien, lord Chipendale ( ?), le professeur de Bonn etquelques autres notabilités du parti se levaient, quittaient lasalle pour protester.

Les « Riz » presque aussitôtsuivirent, en le voyant repousser le second compotier aussivivement que l’autre.

Ni Riz ni Pruneau !… Quoialors ?…

Tous se retirèrent ; et c’était glacialce défilé silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaisséset dédaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l’immensesalle à manger flamboyante, en train de faire une trempette à lamode de son pays, courbé sous le dédain universel.

Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris estla ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots,le masque où s’abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et quidispense d’esprit, de jugement, de bonté. Tous les bossus sontméprisants ; tous les nez tors se froncent et dédaignent quandils rencontrent un nez droit.

Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant dequelques années dépassé la quarantaine, ce « palier duquatrième » où l’homme trouve et ramasse la clef magique quiouvre la vie jusqu’au fond, en montre la monotone et décevanteenfilade, connaissant en outre sa valeur, l’importance de samission et du grand nom qu’il portait, l’opinion de ces gens-là nel’occupait guère. Il n’aurait eu d’ailleurs qu’à se nommer, àcrier :

« C’est moi… » pour changer enrespects aplatis toutes ces lippes hautaines ; maisl’incognito l’amusait.

Il souffrait seulement de ne pouvoir parler,faire du bruit, s’ouvrir, se répandre, serrer des mains, s’appuyerfamilièrement à une épaule, appeler les gens par leurs prénoms.Voilà ce qui l’oppressait au Rigi-Kulm.

Oh ! surtout, ne pas parler.

« J’en aurai la pépie, bien sûr… »se disait le pauvre diable, errant dans l’hôtel, ne sachant quedevenir.

Il entra au café, vaste et désert comme untemple en semaine, appela le garçon « mon bon ami »,commanda « un moka sans sucre, qué ! » Etle garçon ne demandant pas : « Pourquoi sanssucre ? » l’Alpiniste ajouta vivement : « C’estune habitude que j’ai prise en Algérie, du temps de mes grandeschasses. »

Il allait les raconter, mais l’autre avait fuisur ses escarpins de fantôme pour courir à lord Chipendale affaléde son long sur un divan et criant d’une voix morne :« Tchimppègne ! tchimppègne ! » Le bouchon fitson bruit bête de noce de commande, puis on n’entendit plus rienque les rafales du vent dans la monumentale cheminée et lecliquetis frissonnant de la neige sur les vitres.

Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tousles journaux en main, ces centaines de têtes penchées autour deslongues tables vertes, sous les réflecteurs. De temps en temps unebâillée, une toux, le froissement d’une feuille déployée, et,planant sur ce calme de salle d’étude, debout et immobiles, le dosau poêle, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi,les deux pontifes de l’histoire officielle, Schwanthaler etAstier-Réhu, qu’une fatalité singulière avait mis en présence ausommet du Rigi, depuis trente ans qu’ils s’injuriaient, sedéchiraient dans des notes explicatives, s’appelaient« Schwanthaler l’âne bâté, vir ineptissimusAstier-Réhu ».

Vous pensez l’accueil que reçut lebienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin decausette instructive au coin du feu.

Du haut de ces deux cariatides tombasubitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait sigrand’peur ; il se leva, arpenta la salle autant parcontenance que pour se réchauffer, ouvrit la bibliothèque. Quelquesromans anglais y traînaient, mêlés à de lourdes bibles et à desvolumes dépareillés du Club Alpin Suisse ; il en prit un,l’emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser à la porte, lerèglement ne permettant pas qu’on promenât la bibliothèque dans leschambres.

Alors, continuant à errer, il entr’ouvrit laporte du billard, où le ténor italien jouait tout seul, faisait deseffets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assisesur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait unelettre. À l’entrée de l’Alpiniste elle s’interrompit, et l’un desjeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik,d’homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisantset plats, rejoignant la barbe inculte.

Il fit deux pas vers le nouveau venu, leregarda comme on provoque, et si férocement que le bon Alpinistesans demander d’explication, exécuta un demi-tour à droite, prudentet digne.

« Différemment, ils ne sont pas liants,dans le Nord… » dit-il tout haut, et il referma la portebruyamment pour bien prouver à ce sauvage qu’on n’avait pas peur delui.

Le salon restait comme dernier refuge ;il y entra… Coquin de sort !… La morgue, bonnes gens ! lamorgue du mont Saint-Bernard, où les moines exposent les malheureuxramassés sous la neige dans les attitudes diverses que la mortcongelante leur a laissées, c’était cela le salon de Rigi-Kulm.

Toutes les dames figées, muettes, par groupessur des divans circulaires, ou bien isolées, tombées ça et là.Toutes les misses immobiles sous les lampes des guéridons, ayantencore aux mains l’album, le magazine, la broderie qu’ellestenaient quand le froid les avait saisies ; et parmi elles lesfilles du général, les huit petites Péruviennes avec leur teint desafran, leurs traits en désordre, les rubans vifs de leurstoilettes tranchant sur les tons de lézard des modes anglaises,pauvres petits pays-chauds qu’on se figurait si biengrimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encoreque les autres victimes, faisaient peine à regarder en cet état demutisme et de congélation. Puis au fond, devant le piano, lasilhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitainesposées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les refletsjaunis…

Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dansune polka de sa composition qu’il recommençait toujours au mêmemotif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s’étaitendormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, berçantdans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelleen forme de croûte de vol-au-vent qu’affectionnent les damesanglaises et qui fait partie du cant voyageur.

L’arrivée de l’Alpiniste ne les réveilla pas,et lui-même s’écroulait sur un divan, envahi par ce découragementde glace, quand des accords vigoureux et joyeux éclatèrent dans levestibule, où trois « musicos », harpe, flûte, violon, deces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battantles jambes, qui courent les hôtelleries suisses, venaientd’installer leurs instruments. Dès les premières notes, notre hommese dressa, galvanisé.

« Zou ! bravo !… Enavant musique ! »

Et le voilà courant, ouvrant les portesgrandes, faisant fête aux musiciens, qu’il abreuve de champagne, segrisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend lavie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigtsau-dessus de sa tête, roule les yeux, esquisse des pas, à la grandestupéfaction des touristes accourus de tous côtés au tapage. Puisbrusquement, sur l’attaque d’une valse de Strauss que les musicosallumés enlèvent avec la furie de vrais tziganes, l’Alpiniste,apercevant à l’entrée du salon la femme du professeur Schwanthaler,petite Viennoise boulotte aux regards espiègles, restés jeunes sousses cheveux gris tout poudrés, s’élance, lui prend la taille,l’entraîne en criant aux autres : « Eh ! allezdonc !… valsez donc ! »

L’élan est donné, tout l’hôtel dégèle ettourbillonne, emporté. On danse dans le vestibule, dans le salon,autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c’est cediable d’homme qui leur a mis à tous le feu au ventre. Luicependant ne danse plus, essoufflé au bout de quelques tours ;mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple lesdanseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d’une vieilleAnglaise, et sur l’austère Astier-Réhu la plus fringante desPéruviennes. La résistance est impossible. Il se dégage de ceterrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soulèvent,vous allègent. Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus dehaine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bientôt la folie gagne,se communique aux étages, et, dans l’énorme baie de l’escalier, onvoit jusqu’au sixième tourner sur les paliers, avec la raideurd’automates devant un chalet à musique, les jupes lourdes etcolorées des Suissesses de service.

Ah ! le vent peut souffler dehors,secouer les lampadaires, faire grincer les fils du télégraphe ettourbillonner la neige en spirales sur la cime déserte. Ici l’on achaud, l’on est bien, en voilà pour toute la nuit.

« Différemment, je vais me coucher,moi… » se dit en lui-même le bon Alpiniste, homme deprécaution, et d’un pays où tout le monde s’emballe et se déballeencore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, sedissimule pour échapper à la maman Schwanthaler qui, depuis leurtour de valse, le cherche, s’accroche à lui, voudrait toujours« ballir »… « dantsir »…

Il prend la clef, son bougeoir ; puis aupremier étage s’arrête une minute pour jouir de son œuvre, regarderce tas d’empalés qu’il a forcés à s’amuser, à se dégourdir.

Une Suissesse s’approche, toute haletante desa valse interrompue, lui présente une plume et le registre del’hôtel :

« Si j’oserais demander à mossié devouloir bien signer son nom… »

Il hésite un instant. Faut-il, ne faut-il pasconserver l’incognito ?

Après tout, qu’importe ! En supposant quela nouvelle de sa présence au Rigi arrive là-bas, nul ne saura cequ’il est venu faire en Suisse.

Et puis ce sera si drôle, demain matin, lastupeur de tous ces « Inglichemans » quand ilsapprendront… Car cette fille ne pourra pas s’en taire… Quellesurprise par tout l’hôtel, quel éblouissement !…

« Comment ? C’était lui…Lui !… »

Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapideset vibrantes comme les coups d’archet de l’orchestre. Il prit laplume et d’une main négligente, au-dessous d’Astier-Réhu, deSchwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les éclipsaittous, son nom ; puis monta vers sa chambre, sans même seretourner pour voir l’effet dont il était sûr.

Derrière lui la Suissesse regarda,

TARTARIN DE TARASCON

et au-dessous :

P. C. A.

Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut paséblouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Ellen’avait jamais entendu parler de « Dardarin ».

Sauvage, raì !

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