Thaïs

Thaïs

d’ Anatole France
Partie 1
Le Lotus

En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes. Sur lesdeux rives du Nil, d’innombrables cabanes, bâties de branchages etd’argile par la main des solitaires, étaient semées à quelquedistance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaientpouvaient vivre isolés et pourtant s’entr’aider au besoin. Deséglises, surmontées du signe de la croix, s’élevaient de loin enloin au-dessus des cabanes et les moines s’y rendaient dans lesjours de fête, pour assister à la célébration des mystères etparticiper aux sacrements. Il y avait aussi, tout au bord dufleuve, des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans uneétroite cellule, ne se réunissaient qu’afin de mieux goûter lasolitude.

Anachorètes et cénobites vivaient dans l’abstinence, ne prenantde nourriture qu’après le coucher du soleil, mangeant pour toutrepas leur pain avec un peu de sel et d’hysope. Quelques-uns,s’enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d’une caverne oud’un tombeau et menaient une vie encore plus singulière.

Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle,dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient,chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaquejour les chefs-d’œuvre de la pénitence. En considération du péchéoriginel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirset les contentements, mais les soins mêmes qui passent pourindispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que lesmaladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair nesaurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et lesplaies. Ainsi s’accomplissait la parole des prophètes qui avaientdit : « Le désert se couvrira de fleurs. »

Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaientleurs jours dans l’ascétisme et la contemplation, les autresgagnaient leur subsistance en tressant les fibres des palmes, ou selouaient aux cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Lesgentils en soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre debrigandage et de se joindre aux Arabes nomades qui pillaient lescaravanes. Mais à la vérité ces moines méprisaient les richesses etl’odeur de leurs vertus montait jusqu’au ciel.

Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à lamain, commodes voyageurs, visiter les ermitages, tandis que desdémons, ayant pris des figures d’Éthiopiens ou d’animaux, erraientautour des solitaires, afin de les induire en tentation. Quand lesmoines allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ilsvoyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable.Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïdeétait un champ de bataille où se livraient à toute heure, etspécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et del’enfer.

Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés,se défendaient avec l’aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne,de la pénitence et des macérations. Parfois, l’aiguillon des désirscharnels les déchirait si cruellement qu’ils en hurlaient dedouleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel pleind’étoiles, aux miaulements des hyènes affamées. C’est alors que lesdémons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car siles démons sont laids en réalité, ils se revêtent parfois d’unebeauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime. Lesascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cellule,des images du plaisir inconnues même aux voluptueux du siècle.Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne succombaientpas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant leurvéritable figure, s’éloignaient dès l’aurore, pleins de honte et derage. Il n’était pas rare, à l’aube, de rencontrer un de ceux-làs’enfuyant tout en larmes, et répondant à ceux quil’interrogeaient : « Je pleure et je gémis, parce qu’undes chrétiens qui habitent ici m’a battu avec des verges et chasséignominieusement. »

Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurset sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaientdes apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu,et rien ne pouvait sauver ceux qu’ils avaient condamnés. L’oncontait avec épouvante dans les villes et jusque dans le peupled’Alexandrie que la terre s’entr’ouvrait pour engloutir lesméchants qu’ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils trèsredoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes,des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.

Telle était la vertu de ces religieux, qu’elle soumettait à sonpouvoir jusqu’aux bêtes féroces. Lorsqu’un solitaire était près demourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Lesaint homme, connaissant par là que Dieu l’appelait à lui, s’enallait baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avecallégresse, pour s’endormir dans le Seigneur.

Or, depuis qu’Antoine, âgé de plus de cent ans, s’était retirésur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire etAmathas, il n’y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plusabondant en œuvres que Paphnuce, abbé d’Antinoé. À vrai dire,Ephrem et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines etexcellaient dans la conduite spirituelle et temporelle de leursmonastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureuxet demeurait parfois trois jours entiers sans prendre denourriture. Il portait un cilice d’un poil très rude, se flagellaitmatin et soir et se tenait souvent prosterné le front contreterre.

Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes prochela sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement enJésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombrede ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s’êtrelivrés au brigandage pendant de longues années, avaient été touchéspar les exhortations du saint abbé au point d’embrasser l’étatmonastique. La pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. Ondistinguait parmi eux l’ancien cuisinier d’une reine d’Abyssiniequi, converti semblablement par l’abbé d’Antinoé, ne cessait derépandre des larmes, et le diacre Flavien, qui avait laconnaissance des écritures et parlait avec adresse. Mais le plusadmirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan nomméPaul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté. Leshommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en luienvoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.

Paphnuce sanctifiait ses heures par l’enseignement de sesdisciples et les pratiques de l’ascétisme. Souvent aussi, ilméditait sur les livres sacrés pour y trouver des allégories. C’estpourquoi, jeune encore d’âge, il abondait en mérites. Les diablesqui livrent de si rudes assauts aux bons anachorètes n’osaients’approcher de lui. La nuit, au clair de lune, sept petits chacalsse tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière, immobiles,silencieux, dressant l’oreille. Et l’on croit que c’était septdémons qu’il retenait sur son seuil par la vertu de sasainteté.

Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l’avaientfait instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduitpar les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa premièrejeunesse, l’erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée,qu’il croyait que la race humaine avait été noyée par les eaux dudéluge au temps de Deucalion, et qu’il disputait avec sescondisciples sur la nature, les attributs et l’existence même deDieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la manière desgentils. Et c’est un temps qu’il ne se rappelait qu’avec honte etpour sa confusion.

– Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans lachaudière des fausses délices.

Il entendait par là qu’il mangeait des viandes habilementapprêtées et qu’il fréquentait les bains publics. En effet, ilavait mené jusqu’à sa vingtième année cette vie du siècle, qu’ilconviendrait mieux d’appeler mort que vie. Mais, ayant reçu lesleçons du prêtre Macrin, il devint un homme nouveau.

La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de direqu’elle était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi duCalvaire et il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta unan encore parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient lesliens de l’habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, ilentendit le diacre qui lisait ce verset de l’Écriture :« Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as etdonnes-en l’argent aux pauvres. » Aussitôt il vendit sesbiens, en distribua le prix en aumônes et embrassa la viemonastique.

Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il nebouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais ilmacérait profitablement dans les baumes de la pénitence.

Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heuresqu’il avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une,pour en concevoir exactement la difformité, il lui souvint d’avoirvu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grandebeauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et necraignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglésavec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plushorribles. Ou bien elle simulait quelqu’une de ces actionshonteuses que les fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou àPasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs du feu de laluxure ; et, quand de beaux jeunes hommes ou de richesvieillards venaient, pleins d’amour, suspendre des fleurs au seuilde sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. Ensorte qu’en perdant son âme, elle perdait un très grand nombred’autres âmes.

Peu s’en était fallu qu’elle eût induit Paphnuce lui-même aupéché de la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et ils’était une fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait étéarrêté au seuil de la courtisane par la timidité naturelle àl’extrême jeunesse (il avait alors quinze ans), et par la peur dese voir repoussé, faute d’argent, car ses parents veillaient à cequ’il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde,avait pris ces deux moyens pour le sauver d’un grand crime. MaisPaphnuce ne lui en avait eu d’abord aucune reconnaissance, parcequ’en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts etqu’il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa celluledevant le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, commedans une balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer àThaïs, parce que Thaïs était son péché, et il médita longtemps,selon les règles de l’ascétisme, sur la laideur épouvantable desdélices charnelles, dont cette femme lui avait inspiré le goût, auxjours de trouble et d’ignorance. Après quelques heures deméditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté.Il la revit telle qu’il l’avait vue lors de la tentation, belleselon la chair. Elle se montra d’abord comme une Léda, mollementcouchée sur un lit d’hyacinthe, la tête renversée, les yeux humideset pleins d’éclairs, les narines frémissantes, la boucheentr’ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deuxruisseaux. À cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine etdisait :

– Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideurde mon péché !

Cependant l’image changeait insensiblement d’expression. Leslèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s’abaissant aux deux coinsde la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaientpleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine gonflée desoupirs, montait une haleine semblable aux premiers souffles del’orage. À cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu’au fond del’âme. S’étant prosterné, il fit cette prière :

– Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs comme la rosée du matinsur les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni !Louange, louange à toi ! Écarte de ton serviteur cette faussetendresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de nejamais aimer qu’en toi les créatures, car elles passent et tudemeures. Si je m’intéresse à cette femme, c’est parce qu’elle estton ouvrage. Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avecsollicitude. N’est-elle pas, ô Seigneur, le souffle de tabouche ? Il ne faut pas qu’elle continue à pécher avec tant decitoyens et d’étrangers. Une grande pitié s’est élevée pour elledans mon cœur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m’endonne un tel frisson que je sens se hérisser d’effroi tous lespoils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois laplaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenterontdurant l’éternité.

Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis àses pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sacellule était fermée depuis le matin. L’animal semblait lire dansla pensée de l’abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnucese signa : la bête s’évanouit. Connaissant alors que pour lapremière fois le diable s’était glissé dans sa chambre, il fit unecourte prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs.

– Avec l’aide de Dieu, se dit-il, il faut que je lasauve !

Et il s’endormit.

Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès dusaint homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vieanachorétique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait laterre selon sa coutume. Palémon était un vieillard ; ilcultivait un petit jardin : les bêtes sauvages venaient luilécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.

– Dieu soit loué ! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sursa bêche.

– Dieu soit loué ! répondit Paphnuce. Et que la paix soitavec mon frère !

– La paix soit semblablement avec toi ! frère Paphnuce,reprit le moine Palémon ; et il essuya avec sa manche la sueurde son front.

– Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet lalouange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux quis’assemblent en son nom. C’est pourquoi je viens t’entretenir d’undessein que j’ai formé en vue de glorifier le Seigneur.

– Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme ila béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avecsa rosée sur mon jardin et sa bonté m’incite à le glorifier dansles concombres et les citrouilles qu’il me donne. Prions-le qu’ilnous garde en sa paix ! Car rien n’est plus à craindre que lesmouvements désordonnés qui troublent les cœurs. Quand cesmouvements nous agitent, nous sommes semblables à des hommes ivreset nous marchons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près detomber ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dansune joie déréglée, et celui qui s’y abandonne fait retentir dansl’air souillé le rire épais des brutes. Cette joie lamentableentraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres. Mais parfoisaussi ces troubles de l’âme et des sens nous jettent dans unetristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. FrèrePaphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur ; mais j’aiéprouvé dans ma longue vie que le cénobite n’a pas de pire ennemique la tristesse. J’entends par là cette mélancolie tenace quienveloppe l’âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu.Rien n’est plus contraire au salut, et le plus grand triomphe dudiable est de répandre une âcre et noire humeur dans le cœur d’unreligieux. S’il ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il neserait pas de moitié si redoutable. Hélas ! il excelle à nousdésoler. N’a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noird’une telle beauté que sa vue tirait des larmes ? Avec l’aidede Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l’aiconnu du temps qu’il vivait parmi nous ; il s’égayait avec sesdisciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n’es-tupas venu, mon frère, m’entretenir d’un dessein formé dans tonesprit ? Tu me favoriseras en m’en faisant part, si toutefoisce dessein a pour objet la gloire de Dieu.

– Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier leSeigneur. Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup delumières et le péché n’a jamais obscurci la clarté de tonintelligence.

– Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie detes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables dudésert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l’aide de monexpérience.

– Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré dedouleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nomméeThaïs, qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet descandale.

– Frère Paphnuce, c’est là, en effet, une abomination dont ilconvient de s’affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-làparmi les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grandmal ?

– Frère Palémon, j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et,avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mondessein ; ne l’approuves-tu pas, mon frère ?

– Frère Paphnuce, je ne suis qu’un malheureux pécheur, maisnotre père Antoine avait coutume de dire : « En quelquelieu que tu sois, ne te hâte pas d’en sortir pour allerailleurs. »

– Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dansl’entreprise que j’ai conçue ?

– Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions demon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : «Lespoissons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort :pareillement il advient que les moines qui s’en vont hors de leurscellules et se mêlent aux gens du siècle s’écartent des bonspropos».

Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans laterre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avecardeur autour d’un jeune pommier. Tandis qu’il bêchait, uneantilope ayant franchi d’un saut rapide, sans courber le feuillage,la haie qui fermait le jardin, s’arrêta, surprise, inquiète, lejarret frémissant, puis s’approcha en deux bonds du vieillard etcoula sa fine tête dans le sein de son ami.

– Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! ditPalémon.

Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu’ilfît manger dans le creux de sa main à la bête légère.

Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur lespierres du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant àce qu’il venait d’entendre. Un grand travail se faisait dans sonesprit.

– Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil ; l’espritde prudence est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein.Pourtant il me serait cruel d’abandonner plus longtemps cette Thaïsau démon qui la possède. Que Dieu m’éclaire et meconduise !

Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans lesfilets qu’un chasseur avait tendus sur le sable et il connut quec’était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu’aux filets etil en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu’à ce qu’ilfît dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pûts’échapper. L’homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, parla vertu de sa sainteté, il comprenait aisément le sens mystiquedes choses, il connut que l’oiseau captif n’était autre que Thaïs,prise dans les lacs des abominations, et que, à l’exemple dupluvier, qui coupait les fils du chanvre avec son bec, il devaitrompre, en prononçant des paroles puissantes, les invisibles lienspar lesquels Thaïs était retenue dans le péché. C’est pourquoi illoua Dieu et fut raffermi dans sa résolution première. Mais, ayantvu ensuite le pluvier pris par les pattes et embarrassé lui-même aupiège qu’il avait rompu, il retomba dans son incertitude.

Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l’aube unevision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n’exprimait pas lesvoluptés coupables et elle n’était point vêtue, selon son habitude,de tissus diaphanes. Un suaire l’enveloppait tout entière et luicachait même une partie du visage, en sorte que l’abbé ne voyaitque deux yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.

À cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cettevision lui venait de Dieu, il n’hésita plus. Il se leva, saisit unbâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule,dont il ferma soigneusement la porte afin que les animaux quivivent sur le sable et les oiseaux de l’air ne pussent venirsouiller le livre des Écritures qu’il conservait au chevet de sonlit, appela le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement desvingt-trois disciple ; puis, vêtu seulement d’un long cilice,prit sa route vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la riveLybique jusqu’à la ville fondée par le Macédonien. Il marchaitdepuis l’aube sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, lasoif ; le soleil était déjà bas à l’horizon quand il vit lefleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre des rochersd’or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux portesdes cabanes isolées, pour l’amour de Dieu, et recevant l’injure,les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni lesbrigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de sedétourner des villes et des villages qui se trouvaient sur saroute. Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osseletsdevant la maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes,des femmes en chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout estpéril au solitaire : c’est parfois un danger pour lui de liredans Écriture que le divin maître allait de ville en ville etsoupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes brodentsoigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles quemagnifiques : un souffle du siècle peut en ternir lesagréables couleurs. C’est pourquoi Paphnuce évitait d’entrer dansles villes, craignant que son cœur ne s’amollît à la vue deshommes.

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait lesoir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait lefrisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plusvoir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint enun lieu nommé Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite valléeque borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là queles Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaientleurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encoreengagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelquevertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom deJésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une desoreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé lemauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles.Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il lajeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinxexprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. Envérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face depierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible.C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dansle désert notre père Antoine, confesse la divinité du ChristJésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et del’Esprit.

Il dit : une lueur rosé sortit des yeux du Sphinx ;les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres degranit articulèrent péniblement, comme un écho de la voix del’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoiPaphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étantélargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restésdebout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et,avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vacheattachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Ilmarcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelquesherbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi leschats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêlerdes femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. MaisPaphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il leschassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, unemisérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous lesable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoirque cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Commeil n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche,un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

– Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément lesermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas derencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix,à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès del’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendronsdes choses éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-ilpar un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement àrompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour dela hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pasfait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croiséessur la berge du Nil. Cet homme était nu ; sa chevelure commesa barbe entièrement blanche, et son corps plus rouge que labrique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le saluapar les paroles que les moines ont coutume d’échanger quand ils serencontrent.

– Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûterun jour le doux rafraîchissement du Paradis.

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait nepas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par unde ces ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit àgenoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi enprières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que soncompagnon n’avait pas bougé, il lui dit :

– Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé,donne-moi ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête :

– Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais pointce Seigneur Jésus-Christ.

– Quoi ! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ontannoncé ; des légions de martyrs ont confessé son nom ;César lui-même l’a adoré et tantôt encore j’ai fait proclamer sagloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne leconnaisses pas ?

– Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait mêmecertain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance decet homme.

– Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne teserviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua :

– Il est vain d’agir ou de s’abstenir ; il est indifférentde vivre ou de mourir.

– Eh quoi ! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dansl’éternité ? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dansce désert à la façon des anachorètes ?

– Il paraît.

– Ne vis-tu pas nu et dénué de tout ?

– Il paraît.

– Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas lachasteté ?

– Il paraît.

– N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de cemonde ?

– J’ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communémentle souci des hommes.

– Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu nel’es pas comme moi pour l’amour de Dieu, et en vue de la félicitécéleste ! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tuvertueux si tu ne crois pas en Jésus-Christ ? Pourquoi teprives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner lesbiens éternels ?

– Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoirtrouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parlerexactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soihonnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon nimauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses comme lesel donne la saveur aux mets.

– Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies lavérité que les idolâtres eux mêmes ont cherchée. Tu te couches danston ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

– Étranger, il est également vain d’injurier les chiens et lesphilosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que noussommes. Nous ne savons rien.

– Ô vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule dessceptiques ? Es-tu donc de ces misérables fous qui nientégalement le mouvement et le repos et qui ne savent pointdistinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de lanuit ?

– Mon ami, je suis sceptique en effet, et d’une secte qui meparaît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmeschoses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent,au lever de l’aurore, des cônes de lumière rose. Ellesapparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé comme denoirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance ? Tume reproches de nier les apparences, quand au contraire lesapparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Le soleilme semble lumineux, mais sa nature m’est inconnue. Je sens que lefeu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tum’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendud’une manière ou d’une autre.

– Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d’oignons dansle désert ? Pourquoi endures-tu de grands maux ? J’ensupporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dansla solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter labéatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car ilest sage de souffrir, en vue d’un grand bien. Il est insensé aucontraire de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à devaines souffrances. Si je ne croyais pas, – pardonne ce blasphème,ô Lumière incréée ! – si je ne croyais pas à la vérité de ceque Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemplede son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des concileset par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que lessouffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, sij’étais, comme toi, plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, jeretournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforceraisd’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme lesheureux de ce monde, et je dirais aux voluptés : « Venez,mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins,vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard insensé, tute prives de tous les avantages ; tu perds sans attendre aucungain : tu donnes sans espoir de retour et tu imitesridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme unsinge effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableaud’un peintre ingénieux. Ô le plus stupide des hommes, quelles sontdonc tes raisons ?

Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais levieillard demeurait paisible.

– Mon ami, répondit-il doucement, que t’importent les raisonsd’un chien endormi dans la fange et d’un singemalfaisant ?

Paphnuce n’avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colèreétant tombée, il s’excusa avec une noble humilité.

– Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle dela vérité m’a emporté au delà des justes bornes. Dieu m’est témoinque c’est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffrede te voir dans les ténèbres, car je t’aime en Jésus-Christ et lesoin de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi tesraisons : je brûle de les connaître afin de les réfuter.

Le vieillard répondit avec quiétude :

– Je suis également disposé à parler et à me taire. Je tedonnerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange,car tu ne m’intéresses en aucune manière. Je n’ai souci ni de tonbonheur ni de ton infortune et il m’est indifférent que tu pensesd’une façon ou d’une autre. Et comment t’aimerais-je ou tehaïrais-je ? L’aversion et la sympathie sont égalementindignes du sage. Mais, puisque tu m’interroges, sache donc que jeme nomme Timoclès et que je suis né à Cos de parents enrichis dansle négoce. Mon père armait des navires. Son intelligenceressemblait beaucoup à celle d’Alexandre, qu’on a surnommé leGrand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c’était une pauvrenature d’homme. J’avais deux frères qui suivaient comme lui laprofession d’armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, monfrère aîné fut contraint par notre père d’épouser une femmecarienne nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu’il ne putvivre à son côté sans tomber dans une noire mélancolie. CependantTimaessa inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cettepassion se changea bientôt en manie furieuse. La Carienne lestenait tous deux en égale aversion. Mais elle aimait un joueur deflûte et le recevait la nuit dans sa chambre. Un malin, il y laissala couronne qu’il portait d’ordinaire dans les festins. Mes deuxfrères ayant trouvé cette couronne, jurèrent de tuer le joueur deflûte et, dès le lendemain, ils le firent périr sous le fouet,malgré ses larmes et ses prières. Ma belle-sœur en éprouva undésespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables,devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur lesrivages de Cos, hurlant comme des loups, l’écume aux lèvres, leregard attaché à la terre, parmi les huées des enfants qui leurjetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les ensevelit deses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourritureet il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandeset tous les fruits des marchés de l’Asie. Il était désespéré de melaisser sa fortune. Je l’employai à voyager. Je visitai l’Italie,la Grèce et l’Afrique sans rencontrer personne de sage nid’heureux. J’étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et jefus étourdi du bruit des disputes. Enfin m’étant promené jusquedans l’Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait làimmobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianescouraient autour de son corps desséché et les oiseaux nichaientdans ses cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue,Timaessa, le joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et jecompris que cet Indien était sage. « Les hommes, me dis-je,souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être unbien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parcequ’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toutecroyance de ce genre et tous les maux disparaissent. » C’estpourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune chose pouravantageuse, de professer l’entier détachement des biens de cemonde et de vivre dans la solitude et dans l’immobilité, àl’exemple de l’Indien.

Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.

– Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tespropos, n’est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, demépriser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriserpareillement les biens éternels et de s’exposer à la colère deDieu. Je déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t’instruiredans la vérité, afin que connaissant qu’il existe un Dieu en troishypostases, tu obéisses à ce Dieu comme un enfant à son père.

Mais Timoclès l’interrompant :

– Garde-toi, étranger, de m’exposer tes doctrines et ne pensepas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute eststérile. Mon opinion est de n’avoir pas d’opinion. Je vis exempt detroubles à la condition de vivre sans préférences. Poursuis tonchemin, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apathie oùje suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudestravaux de mes jours.

Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi.Par la connaissance qu’il avait des cœurs, il comprit que la grâcede Dieu n’était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour dusalut n’était pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte.Il ne répondit rien, de peur que l’édification tournât en scandale.Car il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on lesinduit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoiceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.

– Adieu donc ! dit-il, malheureux Timoclès.

Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieuxvoyage.

Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord del’eau, qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaientau loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des gruesvolaient en triangle dans le ciel clair et l’on entendait parmi lesroseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte devue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailesd’oiseaux, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, etsur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis quedes îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaients’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies,de flamants et de sarcelles. À gauche, la grasse vallée étendaitjusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans lajoie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terres’exhalait en poussières odorantes. À cette vue, Paphnuce, tombantà genoux, s’écria :

– Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage ! Toiqui répands ta rosée sur les figuiers de l’Arsinoïtide, mon Dieu,fais descendre la grâce dans l’âme de cette Thaïs que tu n’as pasformée avec moins d’amour que les fleurs des champs et les arbresdes jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosierbalsamique dans ta Jérusalem céleste !

Et chaque fois qu’il voyait un arbre fleuri ou an brillantoiseau, il songeait à Thaïs. C’est ainsi que, longeant le brasgauche du fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, ilatteignit en peu de journées cette Alexandrie que les Grecs ontsurnommée la belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heurequand il découvrit du haut d’une colline la ville spacieuse dontles toits étincelaient dans la vapeur rose. Il s’arrêta et,croisant les bras sur sa poitrine :

– Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dansle péché, l’air brillant où j’ai respiré des parfums empoisonnés,la mer voluptueuse où j’écoutais chanter les Sirènes ! Voilàmon berceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle !Berceau fleuri, patrie illustre au jugement des hommes ! Ilest naturel à tes enfants, Alexandrie, de te chérir comme une mèreet je fus engendré dans ton sein magnifiquement paré. Mais l’ascèteméprise la nature, le mystique dédaigne les apparences, le chrétienregarde sa patrie humaine comme un lieu d’exil, le moine échappe àla terre. J’ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je tehais ! Je te hais pour ta richesse, pour ta science, pour tadouceur et pour ta beauté. Soit maudit, temple des démons !Couche impudique des gentils, chaire empestée des ariens, soismaudite ! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saintermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, ilpénétra dans cette citadelle de l’idolâtrie pour affermir la foides confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi etparfume du battement de tes ailes l’air corrompu que je vaisrespirer parmi les princes ténébreux du siècle !

Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la portedu Soleil. Cette porte était de pierre et s’élevait avec orgueil.Mais des misérables, accroupis dans son ombre, offraient auxpassants des citrons et des figues ou mendiaient une obole en selamentant.

Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisitle cilice du moine, le baisa et dit :

– Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J’aibeaucoup souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dansl’autre. Tu viens de Dieu, ô saint homme, c’est pourquoi lapoussière de tes pieds est plus précieuse que l’or.

– Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.

Et il forma de sa main entr’ouverte le signe de la rédemptionsur la tête de la vieille femme.

Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu’une trouped’enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres encriant :

– Oh ! le méchant moine ! Il est plus noir qu’uncynocéphale et plus barbu qu’un bouc. C’est un fainéant ! Quene le pend-on dans quelque verger, comme un Priape de bois, poureffrayer les oiseaux ? Mais non, il attirerait la grêle surles amandiers en fleurs. Il porte malheur. Qu’on le crucifie, lemoine ! qu’on le crucifie !

Et les pierres volaient avec les cris.

– Mon Dieu ! bénissez ces pauvres enfants, murmuraPaphnuce.

Et il poursuivit son chemin songeant :

– Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à cesenfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par leshommes qui sont incertains dans leurs jugements et sujets àl’erreur. Il faut en convenir, pour un gentil, le vieillardTimoclès n’est pas dénué de sens. Aveugle, il se sait privé delumière. Combien il l’emporte pour le raisonnement sur cesidolâtres qui s’écrient du fond de leurs épaisses ténèbres :Je vois le jour ! Tout dans ce monde est mirage et sablemouvant. En Dieu seul est la stabilité.

Cependant il traversait la ville d’un pas rapide. Après dixannées d’absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaquepierre était une pierre de scandale qui lui rappelait un péché.C’est pourquoi il frappait rudement de ses pieds nus les dalles deslarges chaussées, et il se réjouissait d’y marquer la tracesanglante de ses talons déchirés. Laissant à sa gauche lesmagnifiques portiques du temple de Sérapis, il s’engagea dans unevoie bordée de riches demeures qui semblaient assoupies parmi lesparfums. Là les pins, les érables, les térébinthes élevaient leurtête au-dessus des corniches rouges et des acrotères d’or. Onvoyait, par les portes entr’ouvertes, des statues d’airain dans desvestibules de marbre et des jets d’eau au milieu du feuillage.Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. Onentendait seulement le son lointain d’une flûte. Le moine s’arrêtadevant une maison assez petite, mais de nobles proportions etsoutenue par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elleétait ornée des bustes en bronze des plus illustres philosophes dela Grèce.

Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zenon, etayant heurté le marteau contre la porte, il attendit ensongeant :

– C’est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leursmensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dansl’enfer et le fameux Platon lui-même, qui remplit la terre du bruitde son éloquence, ne dispute désormais qu’avec les diables.

Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nussur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :

– Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que jete chasse à coups de bâton.

– Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien,sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L’esclave répondit avec plus de colère :

– Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

– Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je tedemande, et dis à ton maître que je désire le voir.

– Hors d’ici, vil mendiant ! s’écria le portierfurieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses brasen croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en pleinvisage, puis répéta doucement :

– Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors le portier, tout tremblant, murmura :

– Quel est cet homme qui ne craint point lasouffrance ?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient lesstrigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Uneexpression de douce ironie était répandue sur son visage. À la vuedu moine, il se leva et s’avança les bras ouverts :

– C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami,mon frère ! Oh ! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tute sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme.Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble lagrammaire, la rhétorique et la philosophie ? On te trouvaitdéjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaitesincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeuxfarouches d’un cheval et qu’il n’était pas surprenant que tu fussesombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralitén’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Etil y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange quim’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert ; tu renoncesaux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Jemarquerai ce jour d’un caillou blanc.

» Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers lesfemmes, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cherhôte.

Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et lemiroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta ettint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car ellesétaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, luioffrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusaitavec mépris.

– Nicias, dit-il, je n’ai pas renié ce que tu appellesfaussement la superstition chrétienne, et qui est la vérité desvérités. Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieuet le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vieétait la lumière des hommes.

– Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir unetunique parfumée, penses-tu m’étonner en récitant des parolesassemblées sans art et qui ne sont qu’un vain murmure ? As-tuoublié que je suis moi-même quelque peu philosophe ? Etpenses-tu me contenter avec quelques lambeaux arrachés par deshommes ignorants à la pourpre d’Amélius, quand Amélius, Porphyre etPlaton, dans toute leur gloire, ne me contentent pas ? Lessystèmes construits par les sages ne sont que des contes imaginéspour amuser l’éternelle enfance des hommes. Il faut s’en divertircomme des contes de l’Âne, du Cuvier, de la Matrone d’Éphèse ou detoute autre fable milésienne.

Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salleoù des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

– Voici ma bibliothèque, dit-il ; elle contient une faiblepartie des systèmes que les philosophes ont construits pourexpliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne lesrenferme pas tous. Hélas ! ce ne sont que des rêves demalades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire ets’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de labibliothèque un regard sombre et dit :

– Il faut les brûler tous.

– Ô doux hôte, ce serait dommage ! répondit Nicias. Car lesrêves des malades sont parfois amusants. D’ailleurs, s’il fallaitdétruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terreperdrait ses formes et ses couleurs et nous nous endormirions tousdans une morne stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée :

– Il est certain que les doctrines des païens ne sont que devains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s’est révélé auxhommes par des miracles. Et il s’est fait chair et il a habitéparmi nous.

Nicias répondit :

– Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu disqu’il s’est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, quise promène dans la nature comme l’antique Ulysse sur la merglauque, est tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à cenouveau Jupiter, quand les marmots d’Athènes, au temps de Périclès,ne croyaient déjà plus à l’ancien ? Mais laissons cela. Tun’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases.Que puis-je faire pour toi, cher condisciple ?

– Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Meprêter une tunique parfumée semblable à celle que tu viens derevêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées etune fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convientaussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ôNicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et ensouvenir de notre ancienne amitié.

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus richetunique ; elle était brodée, dans le style asiatique, defleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et ellesen faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant quePaphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds.Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chairque ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme cesdeux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes,bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mineétrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son chersatrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait labarbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayantchaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture ildit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé :

– Ô Nicias ! il ne faut pas que les choses que tu voissoient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieuxemploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

– Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, carje crois les hommes également incapables de mal faire et de bienfaire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sagen’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conformeaux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pourun honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de sondessein.

– Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux duthéâtre ?

– Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où ellem’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bléet j’ai composé à sa louange trois livres d’élégies fidèlementimitées de ces chants si doux dans lesquels Cornélius Galluscélébra Lycoris. Hélas ! Gallus chantait, en un siècle d’or,sous les regards des muses ausoniennes. Et moi, né dans des tempsbarbares, j’ai tracé avec un roseau du Nil mes hexamètres et mespentamètres. Les ouvrages produits en cette époque et dans cettecontrée sont voués à l’oubli. Certes, la beauté est ce qu’il y a deplus puissant au monde et, si nous étions faits pour la possédertoujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge,du logos, des éons et de toutes les autres rêveries desphilosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond dela Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avechorreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillementun tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Niciass’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l’Alexandrinsilencieux, le front dans la main, souriait tristement aux imagesde sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voixgrave :

– Sache donc, ô Nicias ! qu’avec l’aide de Dieuj’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et ladonnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint nem’abandonne, Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrerdans un monastère.

– Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias ; c’est unepuissante déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis saplus illustre servante.

– Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer toncœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé !

Et il sortit. Mais Nicias l’accompagna sur le seuil, il lui posala main sur l’épaule et lui répéta dans le creux del’oreille :

– Crains d’offenser Vénus ; sa vengeance est terrible.

Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner latête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ;mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son amid’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait quepécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avectoute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias luiétait désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté,mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à cepoint abominables ; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur lacolère de Jésus-Christ et la tristesse des anges.

Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu desgentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme,que la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s’achevaità peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avaitrésolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d’êtremoins indigne des grâces qu’il demandait au Seigneur. À la grandetristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises dela ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui yavaient renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques,soutenus par l’empereur d’Orient, avaient chassé le patriarcheAthanase de son siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble etde confusion les chrétiens d’Alexandrie.

Il marchait donc à l’aventure, tantôt tenant ses regards fixés àterre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme enextase. Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un desquais de la ville. Le port artificiel abritait devant luid’innombrables navires aux sombres carènes, tandis que souriait aularge, dans l’azur et l’argent, la mer perfide. Une galère, quiportait une Néréide à sa proue, venait de lever l’ancre. Lesrameurs frappaient l’onde en chantant ; déjà la blanche filledes eaux, couverte de perles humides, ne laissait plus voir aumoine qu’un fuyant profil : elle franchit, conduite par sonpilote, l’étroit passage ouvert sur le bassin d’Eunostos et gagnala haute mer, laissant derrière elle un sillage fleuri.

– Et moi aussi, songeait Paphnuce, j’ai désiré jadis m’embarqueren chantant sur l’océan du monde. Mais bientôt j’ai connu ma folieet la Néréide ne m’a point emporté.

En rêvant de la sorte, il s’assit sur un tas de cordages ets’endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui semblaentendre le son d’une trompette éclatante et, le ciel étant devenucouleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme ilpriait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme quivenait à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnutle Sphinx de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans luifaire de mal et l’emporta pendu à sa bouche comme les chattes ontaccoutumé d’emporter leurs petits. Paphnuce parcourut ainsiplusieurs royaumes, traversant les fleuves et franchissant lesmontagnes, et il parvint en un lieu désolé, couvert de rochesaffreuses et de cendres chaudes. Le sol, déchiré en plusieursendroits, laissait passer par ces bouches une haleine embrasée. Labête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit :

– Regarde !

Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l’abîme, vit un fleuvede feu qui roulait dans l’intérieur de la terre, entre un doubleescarpement de roches noires. Là, dans une lumière livide, desdémons tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l’apparence descorps qui les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtementsy restaient attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu destourments. L’une d’elles, grande, blanche, les yeux clos, unebandelette au front, un sceptre à la main, chantait ; sa voixremplissait d’harmonie le stérile rivage ; elle disait lesdieux et les héros. De petits diables verts lui perçaient leslèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l’ombre d’Homèrechantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et chenu,traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon luiversait de l’huile bouillante dans l’oreille sans pouvoirinterrompre la méditation du sage. Et le moine découvrit une foulede personnes qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent,lisaient ou méditaient avec tranquillité, ou conversaient en sepromenant, comme des maîtres et des disciples, à l’ombre desplatanes de l’Académie. Seul le vieillard Timoclès se tenait àl’écart et secouait la tête comme un homme qui nie. Un ange del’abîme agitait une torche sous ses yeux et Timoclès ne voulaitvoir ni l’ange ni la torche.

Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers labête. Elle avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx unefemme voilée, qui lui dit :

– Regarde et comprends : Tel est l’entêtement de cesinfidèles, qu’ils demeurent dans l’enfer victimes des illusions quiles séduisaient sur la terre. La mort ne les a pas désabusés, caril est bien clair qu’il ne suffit pas de mourir pour voir Dieu.Ceux-là qui ignoraient la vérité parmi les hommes, l’ignoreronttoujours. Les démons qui s’acharnent autour de ces âmes, quisont-ils, sinon les formes de la justice divine ? C’estpourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. Étrangères à toutevérité, elles ne connaissent point leur propre condamnation, etDieu même ne peut les contraindre à souffrir.

– Dieu peut tout, dit l’abbé d’Antinoé.

– Il ne peut l’absurde, répondit la femme voilée. Pour lespunir, il faudrait les éclairer et s’ils possédaient la vérité ilsseraient semblables aux élus.

Cependant Paphnuce, plein d’inquiétude et d’horreur, se penchaitde nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l’ombre de Nicias quisouriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prèsde lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau delaine, semblait parler tout ensemble d’amour et de philosophie,tant l’expression de son visage était à la fois douce et noble. Lapluie de feu qui tombait sur eux leur était une roséerafraîchissante, et leurs pieds foulaient, comme une herbe fine, lesol embrasé. À cette vue, Paphnuce fut saisi de fureur.

– Frappe, mon Dieu, s’écria-t-il, frappe ! c’estNicias ! Qu’il pleure ! qu’il gémisse ! qu’il grincedes dents !… Il a péché avec Thaïs !…

Et Paphnuce se réveilla dans les bras d’un marin robuste commeHercule qui le tirait sur le sable en criant :

– Paix ! paix ! l’ami. Par Protée, vieux pasteur dephoques ! tu dors avec agitation. Si je ne t’avais retenu, tutombais dans l’Eunostos. Aussi vrai que ma mère vendait despoissons salés, je t’ai sauvé la vie.

– J’en remercie Dieu, répondit Paphnuce.

Et, s’étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant surla vision qui avait traversé son sommeil.

– Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise ;elle offense la bonté divine, en représentant l’enfer comme dénuéde réalité. Sans doute elle vient du diable.

Il raisonnait ainsi parce qu’il savait discerner les songes queDieu envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un teldiscernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouréd’apparitions ; car en fuyant les hommes, on est sûr derencontrer les esprits.

Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerinsapprochaient du château en ruines où s’était retiré le saint ermiteAntoine, ils entendaient des clameurs comme il s’en élève auxcarrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameursétaient poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.

Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saintJean d’Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduirepar des prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l’enfer. Un jourpourtant le démon, ayant pris le visage d’un homme, entra dans lagrotte du vénérable Jean et lui dit : « Jean, tuprolongeras ton jeûne jusqu’à demain soir. » Et Jean, croyantentendre un ange, obéit à la voix du démon, et jeûna le lendemain,jusqu’à l’heure de vêpres. C’est la seule victoire que le princedes Ténèbres ait jamais remportée sur saint Jean l’Égyptien, etcette victoire est petite. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonnersi Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté de la vision qu’ilavait eue pendant son sommeil.

Tandis qu’il reprochait doucement à Dieu de l’avoir abandonné aupouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une fouled’hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdul’habitude de marcher par les villes, il était ballotté d’unpassant à un autre, ainsi qu’une masse inerte ; et, s’étantembarrassé dans les plis de sa tunique, il pensa tomber plusieursfois. Désireux de savoir où allaient tous ces hommes, il demanda àl’un d’eux la cause de cet empressement.

– Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeuxvont commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène ? Tous cescitoyens vont au théâtre, et j’y vais comme eux. Te plairait-il dem’y accompagner ?

Découvrant tout à coup qu’il était convenable à son dessein devoir Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l’étranger. Déjà lethéâtre dressait devant eux son portique orné de masques éclatants,et sa vaste muraille ronde, peuplée d’innombrables statues. Ensuivant la foule, ils s’engagèrent dans un étroit corridor au boutduquel s’étendait l’amphithéâtre éblouissant de lumière. Ilsprirent leur place sur un des rangs de gradins qui descendaient enescalier vers la scène, vide encore d’acteurs, mais décoréemagnifiquement. La vue n’en était point cachée par un rideau, etl’on y remarquait un tertre semblable à ceux que les ancienspeuples dédiaient aux ombres des héros. Ce tertre s’élevait aumilieu d’un camp. Des faisceaux de lances étaient formés devant lestentes et des boucliers d’or pendaient à des mâts, parmi desrameaux de laurier et des couronnes de chêne. Là, tout étaitsilence et sommeil. Mais un bourdonnement, semblable au bruit quefont les abeilles dans la ruche, emplissait l’hémicycle chargé despectateurs. Tous les visages, rougis par le reflet du voile depourpre qui les couvrait de ses longs frissons, se tournaient, avecune expression d’attente curieuse, vers ce grand espace silencieux,rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes riaient en mangeantdes citrons, et les familiers des jeux s’interpellaient gaiement,d’un gradin à l’autre.

Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des parolesvaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin duthéâtre.

– Autrefois, dit-il, d’habiles acteurs déclamaient sous lemasque les vers d’Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne réciteplus les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchuss’honora dans Athènes nous n’avons gardé que ce qu’un barbare, unScythe même peut comprendre : l’attitude et le geste. Lemasque tragique, dont l’embouchure, armée de lames de métal,enflait le son des voix, le cothurne, qui élevait les personnages àla taille des dieux, la majesté tragique et le chant des beauxvers, tout cela s’en est allé. Des mimes, des ballerines, le visagenu, remplacent Paulus et Boscius. Qu’eussent dit les Athéniens dePériclès, s’ils avaient vu une femme se montrer sur la scène ?Il est indécent qu’une femme paraisse en public. Nous sommes biendégénérés pour le souffrir.

» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l’ennemiede l’homme et la honte de la terre.

– Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pireennemie. Elle donne le plaisir et c’est en cela qu’elle estredoutable.

– Par les Dieux immobiles, s’écria Dorion, la femme apporte auxhommes non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirssoucis ! L’amour est la cause de nos maux les plus cuisants.Écoute, étranger : Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène,en Argolide, et j’y ai vu un myrte d’une grosseur prodigieuse, dontles feuilles étaient couvertes d’innombrables piqûres. Or, voici ceque rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : La reinePhèdre, du temps qu’elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jourlanguissamment couchée sous ce même arbre qu’on voit encoreaujourd’hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l’épingle d’or quiretenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles del’arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsicriblées de piqûres. Après avoir perdu l’innocent qu’ellepoursuivait d’un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourutmisérablement. Elle s’enferma dans sa chambre nuptiale et se penditpar sa ceinture d’or à une cheville d’ivoire. Les dieux voulurentque le myrte, témoin d’une si cruelle misère, continuât à portersur ses feuilles nouvelles des piqûres d’aiguilles. J’ai cueilliune de ces feuilles ; je l’ai placée au chevet de mon lit,afin d’être sans cesse averti par sa vue de ne point m’abandonneraux fureurs de l’amour et pour me confirmer dans la doctrine dudivin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir estredoutable. Mais à proprement parler, l’amour est une maladie defoie et l’on n’est jamais sûr de ne pas tomber malade.

Paphnuce demanda :

 

Dorion répondit tristement :

– Je n’ai qu’un seul plaisir et je conviens qu’il n’est pasvif ; c’est la méditation. Avec un mauvais estomac il n’enfaut pas chercher d’autres.

Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entrepritd’initier l’épicurien aux joies spirituelles que procure lacontemplation de Dieu. Il commença :

– Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.

Comme il s’écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têteset des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Ungrand silence s’était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrentles sons d’une musique héroïque.

Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tenteset se préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuéecouvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s’étantdissipée, l’ombre d’Achille apparut, couverte d’une armure d’or.Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire :« Quoi ! vous partez, enfants de Danaos ; vousretournez dans la patrie que je ne verrai plus et vous laissez montombeau sans offrandes ? » Déjà les principaux chefs desGrecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, levieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,contemplaient le prodige. Le jeune fils d’Achille, Pyrrhus, étaitprosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d’oùs’échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu’ilapprouvait l’ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l’ondevinait leurs paroles :

– Achille, disait le roi d’Ithaque, est digne d’être honoréparmi nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demandeque la fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur satombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le fils dePélée se réjouisse dans le Hadès.

Mais le roi des rois répondait :

– Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées auxautels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.

Il parlait ainsi parce qu’il partageait la couche de la sœur dePolyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit deCassandre à la lance d’Achille.

Tous les Grecs l’approuvèrent avec un grand bruit d’armesentre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l’ombre apaiséed’Achille s’évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôtplaintive, suivait la pensée des personnages. L’assistance éclataen applaudissements.

Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine,murmura :

– Ô lumières et ténèbres répandues sur les gentils ! Detels sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraientgrossièrement le sacrifice salutaire du fils de Dieu.

– Toutes les religions enfantent des crimes, répliqual’Épicurien. Par bonheur un Grec divinement sage vint affranchirles hommes des vaines terreurs de l’inconnu…

Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux,sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupirquand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube,avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et surelle-même. Ulysse était déjà près d’elle et lui demandait Polyxène.La vieille mère s’arrachait les cheveux, se déchirait les jouesavec les ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui,gardant son impitoyable douceur, semblait dire :

– Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dansnos maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis àjamais sous les pins de l’Ida.

Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenantesclave, souillait de poussière sa tête infortunée.

Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre lavierge Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ilsavaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu’il venaitchercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête lalourde toile. Immobile, semblable à une belle statue, maispromenant autour d’elle le paisible regard de ses yeux de violette,douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de labeauté.

Un murmure de louange s’éleva et Paphnuce l’âme agitée,contenant son cœur avec ses mains, soupira :

– Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tescréatures ?

Dorion, plus paisible, disait :

– Certes, les atomes qui s’associent pour composer cette femmeprésentent une combinaison agréable à l’œil. Ce n’est qu’un jeu dela nature et ces atomes ne savent ce qu’ils font. Ils se séparerontun jour avec la même indifférence qu’ils se sont unis. Où sontmaintenant les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre ? Jen’en disconviens pas : les femmes sont quelquefois belles,mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à desincommodités dégoûtantes. C’est à quoi songent les espritsméditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n’y fait pointattention. Et les femmes inspirent l’amour, bien qu’il soitdéraisonnable de les aimer.

Ainsi le philosophe et l’ascète contemplaient Thaïs et suivaientleur pensée. Ils n’avaient vu ni l’un ni l’autre Hécube, tournéevers sa fille, lui dire par ses gestes :

– Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, tabeauté, ta jeunesse !

Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile dela tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Etquand, d’une démarche noble et légère, elle s’avança vers Ulysse,le rythme de ses mouvements, qu’accompagnait le son des flûtes,faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblaitqu’elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyaitplus qu’elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement.Pourtant l’action continuait.

Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa mainsous son manteau, afin d’éviter les regards, les baisers de lasuppliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Sesregards tranquilles disaient :

– Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce queje veux mourir. Fille de Priam et sœur d’Hector, ma couche,autrefois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger.Je renonce librement à la lumière du jour.

Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s’attachaà sa fille d’une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec unedouceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyaitl’entendre :

– Mère, ne t’expose pas aux outrages du maître. N’attends pasque, t’arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mèrebien aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes jouescreuses de mes lèvres.

La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule semontrait reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d’une grâcesurhumaine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, luipardonnant sa splendeur présente en vue de son humilité prochaine,se glorifiait par avance de la sainte qu’il allait donner au ciel.Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte etPolyxène, conduite par Ulysse, s’avança vers le tombeauqu’entourait l’élite des guerriers. Elle gravit, au bruit deschants de deuil, le tertre funéraire au sommet duquel le filsd’Achille faisait, dans une coupe d’or, des libations aux mânes duhéros. Quand les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir,elle fit signe qu’elle voulait mourir libre, comme il convenait àla fille de tant de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montrala place de son cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant latête, et, par un habile artifice, le sang jaillit à flots de lapoitrine éblouissante de la vierge qui, la tête renversée et lesyeux nageant dans l’horreur de la mort, tomba avec décence.

Cependant que les guerriers voilaient la victime et lacouvraient de lis et d’anémones, des cris d’effroi et des sanglotsdéchiraient l’air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisaitd’une voix retentissante :

– Gentils, vils adorateurs des démons ! Et vous ariens plusinfâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venezde voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sensmystique et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée, hostiebien heureuse, au Dieu ressuscité !

Déjà la foule s’écoulait en flots sombres dans les vomitoires.L’abbé d’Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie enprophétisant encore.

Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.

La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près dutombeau d’Alexandre, habitait une maison entourée de jardinsombreux, dans lesquels s’élevaient des rochers artificiels etcoulait un ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire,chargée d’anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu’ilvoulait.

– Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m’est témoin que je nesuis venu ici que pour la voir.

Comme il portait une riche tunique et qu’il parlaitimpérieusement, l’esclave le fit entrer.

– Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer