Timon d’Athènes

Timon d’Athènes

de William Shakespeare

Notice sur Timon d’Athènes

Le nom de Timon était devenu proverbial dans l’antiquité pour exprimer un misanthrope. L’histoire de sa misanthropie, et le bizarre caractère de ce personnage frappèrent sans doute Shakspeare pendant qu’il s’occupait d’Antoine et Cléopâtre, et voici le passage de Plutarque qui lui a probablement suggéré l’idée de sa pièce :

« Quant à Antonius, il laissa la ville et la conversation de ses amis, et feit bastir une maison dedans lamer, près de l’isle de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu’il fit jeter à la mer, et se tenoit céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disoit qu’il vouloit mener une telle vie comme Timon, pour autant qu’on lui avoit fait le semblable qu’à luy, et pour l’ingratitude et le grand tort que luy tenoient ceulx à qui il avoit bien fait, et qu’il estimoit ses amis ; il se deffioit et se mescontentoit de tous les autres.

« Ce Timon estoit un citoyen d’Athènes,lequel avoit vescu environ la guerre du Péloponèse ; comme l’on peult juger par les comédies de Platon et d’Aristophanes,esquelles il est moqué et touché comme malveuillant et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d’Alcibiades, jeune,audacieux et insolent, auquel faisoit bonne chère, et l’embrassoit et baisoit volontiers, dequoy s’esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme là seul, et abominoit tous les autres : « Je l’aime,répondit-il, pour autant que je sçay bien et suis seur qu’un jouril sera cause de grands maulx aux Athéniens. » Ce Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu’il étoit semblable de mœurs à luy, et qu’il imitoit fort samanière de vivre. Un jour doncques que l’on célébroit à Athènes la solennité que l’on appelle Choès, c’est-à-dire la feste des morts,là où on fait des effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantusà dire : « Que voici un beau banquet, Timon ; »et Timon lui respondit : « Oui bien, si tu n’y estoisp oint. »

« L’on dit qu’un jour, comme le peupleestoit assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, ilmonta à la tribune aux harangues, comme faisoient ordinairement lesorateurs quand ils vouloient haranguer et prescher le peuple ;si y eut un grand silence et estoit chacun très-attentif à ouïr cequ’il voudroit dire, à cause que c’étoit une chose bien nouvelle etbien estrange que de le veoir en chaire. À la fin, il commence àdire : « Seigneurs Athéniens, j’ai en ma maison unepetite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjàpenduz et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, jevous ai bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, àcette fin que si quelques-uns d’entre vous se veulent pendre,qu’ils se dépeschent. » Il mourut en la ville d’Hales, et futinhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sasépulture, le village s’éboula, tellement que la mer qui alloitflottant à l’environ, gardoit qu’on n’eût sçeu approcher dutombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés de tellesubstance :

Ayant fini ma vie malheureuse,

En ce lieu-cy on m’y a inhumé ;

Mourez, méchants, de mort malencontreuse,

Sans demander comment je fus nommé.

On dit que luy-mesme feit ce belépitaphe ; car celui que l’on allègue communément n’est pas delui, ains est du poëte Callimachus :

Ici je fais pour toujours ma demeure,

Timon encor les humains haïssant.

Passe, lecteur, en me donnant male heure,

Seulement passe, et me va maudissant.

« Nous pourrions escrire beaucoupd’autres choses dudit Timon, mais ce peu que nous en avons dit estassez pour le présent. »

(Vie d’Antoine, par Plutarque, traductiond’Amyot.)

Malgré quelques rapprochements qu’on pourraittrouver, à la rigueur, entre le Timon de Shakspeare et undialogue de Lucien qui porte le même titre, nous pensons que cetépisode de Plutarque lui a suffi pour composer sa pièce. C’est danssa propre imagination qu’il a trouvé le développement du caractèrede Timon, celui d’Apémantus, dont la misanthropie contraste siheureusement avec la sienne ; la description du luxe et desprodigalités de Timon au milieu de ses flatteurs, et sa sombrerancune contre les hommes, au milieu de la solitude.

Cette pièce est une des plus simples deShakspeare : contre son ordinaire, le poëte est sérieusementoccupé de son sujet jusqu’au dernier acte ; et, fidèle àl’unité de son plan, il ne se permet aucune excursion qui nous enéloigne. La fable consiste en un seul événement : l’histoired’un grand seigneur que ses amis abandonnent en même temps que sonopulence, et qui, du plus généreux des hommes, devient le plussauvage et le plus atrabilaire. On a beaucoup discuté sur lecaractère moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dansson malheur, ou s’il fallait regarder la perte de sa fortune commeune mortification méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertusont été des vertus d’ostentation, et que sa misanthropie n’estencore qu’une suite de sa manie de se singulariser par tous lesextrêmes ; dans sa générosité il n’est prodigue que pour desflatteurs ; sa richesse nourrit le vice au lieu d’allersecourir l’indigent ; une bienfaisance éclairée ne présidepoint à ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique uneâme naturellement noble, et leur lâche désertion nous indignesurtout quand ce seigneur, dont ils trahissent l’infortune, a sutrouver un serviteur comme Flavius. La transition subite de lamagnificence à la vie sauvage est bien encore dans le caractère deTimon, et c’est un contraste admirable que sa misanthropie et celled’Apémantus. Celui-ci a tout le cynisme de Diogène, et son égoïsmeet son orgueil, qui percent à travers ses haillons, trahissent lesecret de ses sarcasmes et de ses mépris pour les hommes. Une basseenvie le dévore ; l’indignation seule s’est emparée de l’âmede Timon ; ses véhémentes invectives sont justifiées par lesentiment profond des outrages qu’il a reçus ; c’est unesensibilité exagérée qui l’égaré, et s’il hait les hommes, c’estqu’il croit de bonne foi les avoir aimés ; peut-être même sahaine est-elle si passionnée, si idéale, qu’il s’abuse, lui-même encroyant les haïr plus qu’Apémantus dont l’âme est naturellementlâche et méchante.

Les sarcasmes du cynique et les éloquentesmalédictions du misanthrope ont fait dire que cette pièce étaitautant une satire qu’un drame. Cette intention de satire seremarque surtout dans le choix des caractères, qu’on pourraitappeler une véritable critique du cœur de l’homme eu général danstoutes les conditions de la vie. Nous venons de citer Apémantus,égoïste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la misanthropiecomme elle inspira sa libéralité ; vient ensuite Alcibiade,jeune débauché, qui n’hésite pas à sacrifier sa patrie à sesvengeances particulières. Le peintre et le poète prostituent lesplus beaux des arts à une servile adulation et à l’avarice ;les nobles Athéniens sont tous des parasites ; mais il semblecependant que Shakspeare n’ait jamais voulu nous offrir un tableaucomplètement hideux d’hypocrisie. Flavius est bien capable deréconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture de Timond’Athènes pourrait produire la méfiance et la misanthropie.Que de dignité dans cet intendant probe et fidèle ! Timonlui-même est forcé de rendre hommage à sa vertu. Ce caractère estvraiment une concession que le poète a faite à son âmenaturellement grande et tendre.

Hazzlitt, un des plus ingénieux commentateursdu caractère moral de Shakspeare, et qui, dans son admirationraisonnée, semble jaloux de celle de Schlegel, fait remarquer enterminant l’analyse de la pièce qui nous occupe que, dans sonisolement, Timon, résolu à chercher le repos dans un mondemeilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il creuse satombe sur le rivage de l’Océan, appelle à ses funérailles toutesles grandes images du désert et fait servir les éléments à sonmausolée.

« Ne revenez plus me voir ; maisdites à Athènes que Timon a bâti sa dernière demeure sur les grèvesde l’onde amère qui, une fois par jour, viendra la couvrir de sabouillante écume : venez dans ce lieu et que la pierre de montombeau soit votre oracle. » Plus loin Alcibiade, après avoirlu son épitaphe, dit encore de Timon :

« Ces mots expriment bien tes dernierssentiments. Si tu avais en horreur les regrets de notre douleur, situ méprisais ces gouttes d’eau que la nature avait laissé couler denos yeux, une sublime idée t’inspira de faire pleurer à jamais legrand Neptune sur ta tombe. »

C’est ainsi que Timon fait des vents l’hymnede ses funérailles ; que le murmure de l’Océan est une voix dedouleur sur ses dépouilles mortelles, et qu’il cherche enfin dansles éternelles solennités de la nature l’oubli de la splendeurpassagère de la vie.

La vie de Timon d’Athènes parutd’abord dans l’édition in-folio de 1623. On ne sait avec certitudeà quelle époque elle a été écrite, quoique Malone lui assigne pourdate l’année 1610.

Thomas Shadwell, poëte lauréat sous le roiGuillaume III, et rival de Dryden, publia, en 1678, Timond’Athènes avec des changements ; mais, dans l’épilogue,il appelle sa pièce une greffe entée sur le tronc de Shakspeare, etil se flatte qu’on lui pardonnera ses changements en faveur de lapart que ce poëte y conserve.

La pièce de Timon d’Athènes, tellequ’on la joue encore aujourd’hui à Londres, a été arrangée parCumberland, un des auteurs dramatiques les plus estimés del’Angleterre. Il a conservé la majeure partie de l’original, etmarqué spécialement ses additions et corrections pour que la partde chaque poëte fût aperçue au premier examen.

En 1723, Delisle traita le sujet de Timond’Athènes pour le théâtre italien avec un prologue, deschants, des danses, des personnages allégoriques et un arlequin. Onvoit qu’elle porte un autre cachet que celle de Shakespeare. Ellene manque pas d’une certaine originalité, et les Anglais l’onttraduite sous le titre de Timon amoureux.

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