To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 3

 

Margaret et sa mère étaient rentrées à l’hôtelde Hoogstraat dans un état d’agitation profonde. Et quand ellesfurent seules, Louisa Villiers se jeta sur un canapé enpleurant.

« Mère ! mère ! s’écria lajeune fille en courant à elle et en l’enveloppant de ses bras,pourquoi pleurer ?… d’où vient cette émotion ?

– Ah ! chère enfant, est-il vrai que tun’aies pas compris… Tandis que j’écoutais ce jeune homme, jerevoyais la scène atroce dans laquelle a disparu ton frère, monGeorge bien-aimé !… et je ne sais quel espoir insensétraversait mon cerveau !… Qui sait si dans les solitudesimpénétrables dont la description m’épouvantait, mon fils… tonfrère n’est pas encore vivant !…

– Eh bien ! je vous l’avoue, ma mère…alors que j’entendais… M. Leven, une espérance involontairenaissait en moi…

– Tu vois bien !…

– Et je regrettais de n’être pas un homme… dene pouvoir pas, moi aussi, me livrer à ces explorationshéroïques…

– Vraiment ! tu aurais le désir det’associer à ces recherches ?… »

Margaret regarda sa mère. Oui, cette penséeétait née en elle, mais oserait-elle l’émettre ? À ce moment,Wilhelm Villiers entra dans la chambre de sa femme. Entraîné parune curiosité dont il n’était pas le maître, il venait s’enquérirde cette conférence dont le sujet le préoccupait malgré lui.

Il interrogea, et sa femme lui ditl’impression ressentie.

Villiers l’écouta patiemment.

« J’ai bien peur, dit-il, que notre amiLeven ne se laisse entraîner par sa passion scientifique… Que l’îlede Sumatra renferme des mines d’or, la chose est prouvée depuislongtemps. Mais en ce qui touche des populations primitives,proches de la race humaine, ce ne sont là – selon moi – que desimaginations sans valeur.

– Pourtant le Dr Valtenius a paruconvaincu…

– Je ne nie pas que son opinion ne soit d’ungrand poids ; mais il peut avoir obéi, lui aussi, à unentraînement qui cédera à la réflexion… Quant à notre fils,hélas ! ma pauvre Louise, oublies-tu que dix années se sontpassées depuis la catastrophe de Kota-Rajia… peux-tu supposer que,s’il était encore vivant, il n’eut pas trouvé le moyen decommuniquer avec les habitants de Sumatra… Il aurait aujourd’huivingt ans… admettrais-tu qu’il soit retenu prisonnier siétroitement qu’il lui fût impossible de se rapprocher deshumains ?… Ce serait plus que croire à un miracle. J’aipresque ce regret de t’avoir laissé satisfaire ton désir, si cetteconférence a pu réveiller en toi des illusions douloureuses…Crois-moi, notre George est bien à jamais perdu pour nous ! Dureste, puisque M. Vanderheim s’intéresse à ces recherches,nous causerons demain avec Leven et tout se réduira à uneentreprise commerciale… »

De toute la nuit, Margaret ne putdormir : une émotion inexplicable la troublait. Elle avaitjoui plus que tout autre du succès de celui qu’elle avait choisidans le secret de son âme, elle avait savouré délicieusement cetriomphe dont les regards du jeune homme lui offraient la pluslarge part.

Mais de plus elle attendait impatiemmentl’entrevue que l’explorateur lui avait demandée. Dans son accent,elle avait deviné quelque chose de mystérieux et sa curiositévivement excitée lui suggérait des hypothèses, alternativementacceptées et rejetées.

Vers le matin, à l’aube, alors que, succombantà la fatigue, elle s’était légèrement assoupie, le rêve, quisouvent déjà l’avait hantée, de nouveau se dessina devant elle.

C’était une forêt profonde, si touffue que lesbranches cachaient le ciel, que les troncs immenses formaientautour de la clairière une enceinte impénétrable… Dans unedemi-obscurité, des formes se mouvaient, étranges, presquefantastiques, des êtres qui avaient forme d’hommes, mais dont ellene parvenait pas à distinguer les traits… et au milieu d’eux, ellevoyait un jeune homme, au visage blanc, aux cheveux blonds, qui,monté sur un tertre, semblait leur parler, tel un professeur quiferait un cours à ses élèves.

Et le jeune homme avait les traits de George,tels qu’elle se les rappelait dans ses souvenirs d’enfance. Tout àcoup, au milieu de cette paix profonde, un orage éclatait, leséclairs traversaient les frondaisons serrées, les arbres sebrisaient, une trombe passait détruisant tout sur son passage.Margaret voyait les êtres mystérieux tomber un à un, foudroyés, etGeorge, resté seul, s’agenouillait auprès d’un cadavre etpleurait.

Elle s’éveilla avec un sursaut d’épouvante etcourut à sa fenêtre.

Le jour venait, avec cette teinte douce etsavoureuse des aurores du Nord. Elle respira longuement,s’arrachant aux souffrances de ce cauchemar. Après tout, n’était-ilpas tout naturel que ses préoccupations de la veille eussent faitnaître ces visions dans son cerveau ? Ce n’étaient là que desévocations du sommeil, sans lien avec la réalité.

Elle courut auprès de sa mère, dontheureusement le sommeil n’avait pas été troublé par les mêmeshantises. Au contraire, elle avait recouvré son calme et embrassalonguement sa fille, comme pour lui prouver qu’elle concentrait surelle toutes les affections de son cœur.

« Tu es à la fois mon fils et ma fille,lui dit-elle. Ne sois pas jalouse du pauvre disparu, car je l’aimeen toi !… »

Margaret ne parla pas à sa mère de la visitequ’elle avait promise à Leven. Elle trouva un prétexte pour sortiravec la vieille Zabeth qui était sa gouvernante et dont ladiscrétion lui était assurée.

Quand elle arriva à l’Institut scientifique,Leven l’attendait. Le jeune savant vint vivement auprès d’elle.

« Merci d’être venue, dit-il.Pardonnez-moi d’avoir sollicité cette visite un peu contraire auxusages, mais il est des moments où le secret est nécessaire :c’est quand certaines révélations sont si étranges, si délicatesque seules certaines âmes peuvent les supporter. »

Il l’introduisit dans une des salles dulaboratoire. Il y avait là, disposés sur une longue table, deséchantillons de minerais de toute sorte. D’un tiroir soigneusementfermé à clef, Leven tira une pierre, une sorte de galet arrondi etpoli.

« Écoutez-moi, mademoiselle, dit-il d’unevoix que l’émotion faisait un peu trembler. Vous avez confiance enmoi et vous ne me supposez pas capable de me vouloir jouer d’unsentiment profond et respectable : faites appel à tout votresang-froid et regardez cette pierre. »

Il la remit aux mains de la jeune fille.

Celle-ci l’examina, puis poussa un cri.

Sur la surface lisse, deux lettres sedétachaient, profondément gravées, un G et un V.

« Qu’est cela ? s’écria-t-elle. D’oùvient cette pierre ? que signifient ces lettres ?

– Ne vous paraît-il pas, dit doucement Leven,que ce soient des initiales ?

– Cela est hors de doute ! mais, encoreune fois, où a été trouvée cette pierre ?

– Dans le lit d’un torrent qui vientévidemment des hauteurs centrales de Sumatra. Mais, je vous enprie, examinez bien ces caractères, ils sont frustes,irréguliers ; ne vous semble-t-il pas qu’ils aient uncaractère personnel ? »

Margaret s’était laissée tomber sur un siègesi pâle qu’elle semblait prête à défaillir…

– G. V., murmurait-elle, GeorgeVilliers !

– Ah ! je le savais bien, s’écria Leven,que vous traduiriez comme moi ces deux lettres énigmatiques. Maisregardez-les de plus près, n’est-il pas certain qu’elles ont ététracées par une main encore inexpérimentée, par la main d’unenfant ?

– Oui, oui, c’est certain. Quand mon frère estdisparu, il avait dix ans à peine, et à Atché, il n’avait purecevoir, vous le comprenez, qu’une instruction des plusrudimentaires.

– N’oubliez pas, reprenait Leven, que lesindigènes ignorent absolument l’usage des caractères européens,leur écriture tient du sanscrit. Donc ces lettres n’ont pu êtretracées que par un Hollandais, Or cette pierre vient de régions oùbien peu d’Européens ont pénétré. Combien de temps a-t-elle étéroulée dans le torrent où je l’ai ramassée par hasard ? Vouscomprenez maintenant pourquoi j’ai tenu à vous montrer cela, à vousseule.

– Et je vous en remercie, car l’émotion de memère eut été si forte qu’elle aurait pu la tuer, d’autant qu’aprèstout il n’y a pas là une preuve absolue de l’existence de monfrère. S’il est possible, probable même que ces lettres ont ététracées par lui, depuis combien de temps cette pierre gisait-ellelà où vous l’avez trouvée ?

– Je ne puis vous répondre ; seulement ily a là une indication précise que votre frère n’a pas périimmédiatement dans la catastrophe qui m’a été si souvent racontée,et nous devons revenir à cette hypothèse qu’en raison descirconstances qui nous échappent, il a été entraîné dans lessolitudes de Sumatra, et qu’un jour, obéissant à on ne sait quellevague espérance de signaler son existence, il a gravé les deuxlettres sur cette pierre qu’il a livrée au hasard. Quand a-t-ilfait cela ? c’est ce que nous ignorons. C’est pourquoi jen’aurais pas voulu donner à votre chère mère une illusion siprécaire. »

Margaret était redevenue maîtresse d’ellemême.

« Votre prudence vous a bien inspiré,dit-elle, et je vous en sais un gré infini. Je n’ose espérermoi-même que mon frère soit encore vivant, et pourtant… je sens enmoi une espérance contre laquelle nul raisonnement ne prévaut… jene doute pas que ce ne soit mon cher George qui ait tracé cescaractères… je veux croire, je crois à son existence… mais en mêmetemps j’éprouve une douleur poignante… en songeant que sans douteje ne le reverrai jamais ! Et pourtant, si ce miracle pouvaitse réaliser que le fils bien-aimé et tant pleuré fût rendu à samère ! Hélas ! c’est impossible… »

En disant cela, Margaret avait de grosseslarmes dans les yeux.

« Qui sait ? dit Leven. N’avez-vouspas entendu M. Vanderheim s’engager à organiser uneexpédition… Certes ce serait de grandes dépenses à supporter, il yaura de grandes fatigues, mais le plan sera établi de telle sortequ’une exploration méthodique livrera aux chercheurs tous lessecrets de Sumatra…

– Oui, oui, je comprends, fit Margaret enportant la main à son cœur, et vous êtes prêt à assumer cettetâche… vous partirez de nouveau… pour des années peut-être… etmoi ! moi… »

Elle s’interrompit. Elle pleurait.

Leven s’approcha d’elle et, lui prenant lamain :

« Margaret, dit-il doucement, j’envisagecomme vous la douleur de cette séparation, et je vous dirai plus,je ne veux pas me l’imposer…

– Que voulez-vous dire ?

– Certes, continua Leven, ce m’est un grandhonneur que d’être choisi comme chef d’une expédition dont lesrésultats scientifiques et commerciaux sont incalculables… maisqu’est cela en comparaison du bonheur de toute une existence… etmon bonheur n’est point à Sumatra… il est ici !… Dites un mot,Margaret, et je refuse la mission que l’on veut me confier…

– Oh ! non, ne faites pas cela !s’écria la jeune fille. Je n’ai pas le droit de briser votreexistence… Un avenir admirable s’ouvre devant vous, grâce à laconfiance que vous témoigne M. Vanderheim et que vous avez sinoblement méritée… ne songez plus à moi… je vous rends votreliberté…

– Et si je la refusais ?… Margaret,entendez-moi… Comme vous le dites vous-même, la confiance de mespatrons m’impose des obligations auxquelles il m’est difficile deme soustraire… pourtant je serais prêt à refuser ce contrat… maisje sens que j’ai un autre devoir, celui de résoudre le problème devie et de mort que cachent les solitude malaises… je veux connaîtrela vérité, savoir si réellement tout espoir de retrouver votrefrère doit être abandonné… Vous le voyez, je suis combattu entredes sentiments si divers que je n’ose prendre une résolution… etpourtant, je le sais, Margaret, je ne puis vivre sansvous. »

Margaret était devenue toute rouge, d’uneémotion délicieuse et profonde.

« Monsieur Leven, dit-elle, si je vous aibien compris, si vous pensez à refuser la mission queM. Vanderheim vous a offerte, c’est parce que… ce vous est ungrand chagrin de me quitter… d’être séparé de moi…

– Chagrin si douloureux que je ne me sens pasla force de le supporter…

– Qui vous dit que je le supporteraitmoi-même ?…

– Margaret…

– À mon tour, je vous dirai que je n’ai pas ledroit de vous retenir ici… non seulement parce que tout votreavenir est attaché à cette expédition… mais encore parce que, tantqu’il reste le plus faible espoir de retrouver mon frère bien-aimé,il serait criminel d’y renoncer… je vous supplie donc departir…

– Que voulez-vous dire ?…

– Si j’ai bonne mémoire, dit Margaret ensouriant, la loi dit que la femme doit suivre partout son mari…

– Achevez !…

– Allez demander ma main à mon père… etj’obéirai à la loi !…

– Ah ! que vous êtes bonne et combien jevous aime !… Mais ai-je à mon tour le droit de m’emparer devotre vie… de vous exposer aux fatigues et aux dangers qui nousattendent…

– Je suis forte et courageuse… et je seraidigne de vous… Ne dois-je pas moi aussi me dévouer pour monfrère ?… »

À ce moment, la porte du laboratoire, s’ouvritviolemment, et le Dr Valtenius apparut sur le seuil, tête nue, sescheveux ébouriffés :

« Je n’y tiens plus ! s’écria-t-il.Je n’ai pas dormi de la nuit !… je n’ai fait que voir dessinges qui étaient des hommes et qui se moquaient de mon ignorance…Monsieur Leven, vous allez repartir pour Sumatra… voulez-vous demoi pour compagnon de voyage ?… Je sais bien que je n’ai plusvingt ans… mais je suis encore solide, j’ai bon pied, bon œil…Soixante-seize ans ! mais, si l’on veut, cela fait deux foistrente-huit ans !… Dites-moi que vous acceptez !…

– Mais de grand cœur, cher maître, dit Levenen serrant ses deux mains dans les siennes… seulement je vousdemanderai quelques jours de répit…

– Bon ! mais ne tardez pas trop !… Àmon âge, vous le savez, on n’a pas beaucoup le temps d’attendre…Quelle diable de raison nous retient ici ?…

– Une raison des plus graves, dit Leven enriant. Je vous demande tout simplement le temps… de me marier… etje vous présente ma femme !…

– Vous épousez mademoiselle Villiers… Bien,très bien ! cela vous regarde !… et je ne trouve pas quevous avez tort… Seulement, sac à papier ! faitesvite !… »

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