To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 4

 

À quelques jours de là, une scène mystérieusese passait dans une autre partie de la ville de Rotterdam.

Il y avait, sur le bord du Haringvliet, auprèsdu vieux pont de l’Ouest, un cabaret mal famé, à l’enseigne duLion Noir. C’était le rendez-vous des matelots en rupturede service, des déserteurs, de la lie des aventuriers de toutessortes qui, dans les ports de mer, forment une populationdangereuse entre toutes, prête à tous les coups de main, jusqu’aucrime.

Or, ce soir-là, un homme de haute taille,enveloppé d’un manteau qui cachait son costume, coiffé d’un largechapeau sous lequel il dissimulait ses traits, était entré par uneporte de derrière dans le cabaret en question.

Le patron du lieu, une sorte de gnome trapuqui avait eu maints démêlés avec la justice, et était à la fois leconfident et le complice de toutes les entreprises malhonnêtes dontétaient coutumiers ses clients, avait salué profondément l’arrivantet l’avait introduit dans un cabinet indépendant de la sallecommune où les ivrognes menaient grand bruit.

« Votre Seigneurie est en avance, dit-il.Mais le capitaine Ned ne saurait tarder. Je connais ce garçon-là…c’est l’exactitude en personne…

– C’est bien, dit l’autre. Apportez unebouteille de genièvre et deux verres… puis, dès que le personnagearrivera, introduisez le ici… Surtout de la prudence, souvenez-vousque la moindre indiscrétion vous coûterait cher… et vous savez que,si je récompense bien qui me sert, je saurais punir qui metrahirait…

– N’ayez crainte… je connais mon monde, dit lepatron du Lion Noir. Vous êtes de ceux à qui on n’aime passe frotter… et tenez, voici votre homme… je veillerai à ce quepersonne ne vous dérange. »

Il s’effaça pour laisser entrer celui qu’ilavait appelé capitaine Ned, un vrai loup de mer, au visage tanné, àla barbe courte enveloppant tout le bas du visage en collier desinge.

Le genièvre ayant été apporté, les deux hommesrestèrent seuls.

« Eh bien, capitaine, avez-vousréussi ?

– Au mieux, monsieur Koolman, et vous serezcontent…

– Inutile de prononcer mon nom ici… Donc vousm’avez compris… il me faut cinquante hommes déterminés, solides,des gaillards qui ne reculent devant aucune besogne…

– Cinquante bandits ! » ditsimplement Ned.

Koolman – puisque tel était son nom – fit unelégère grimace.

« Vous avez le mot dur, fit-il ;mettons aventuriers. Bref, avez-vous pu réunir cettetroupe ?…

– C’est fait… j’ai choisi moi-même… onfouillerait tous les bagnes d’Europe qu’on ne trouverait pasmieux !… »

L’autre réprima un mouvementd’impatience : la franchise de son interlocuteur leblessait.

De fait, autant la face du capitaine Nedrespirait la gredinerie franche, impudente, à ce point qu’il enressortait comme une sorte de beauté brutale, autant sur celle deM. Koolman la bassesse et l’hypocrisie mettaient leur stigmaterépugnant. On devinait l’homme de tous les mensonges, de toutes lestrahisons. Il était glabre, jaunâtre, laid, le regard fuyant.

« Et ces hommes sont prêts às’embarquer ?

– Absolument prêts dès que je leur aurai versél’acompte de cent florins par tête que je leur ai promis…

– C’est bien… je vais vous remettre lesfonds… »

Il tira de sa poche un portefeuille gonflé debillets.

« Un instant, fit Ned. Avant d’en finir,j’ai à causer avec vous… et à vous demander certainesexplications… »

Koolman eut un véritable sursaut : le tondont ces mots avaient été prononcés lui avait profondémentdéplu :

« Des explications ? fit-il. Ahçà ! maître Ned, il me semble que vous le prenez d’un peuhaut… vous oubliez sans doute qu’il suffit d’un mot de moi pourvous perdre…

– Hum ! je n’oublie rien, monsieurKoolman… je sais fort bien que je suis en votre pouvoir, en raisonde cette misérable affaire de fausse monnaie dont j’ai eu lasottise de vous faire l’aveu…

– Et de me livrer les preuves,souvenez-vous-en…

– Oui, oui, je sais… je suis un vaurien etn’en disconviens pas… mais, du moins, j’ai une excuse. Toujourspoursuivi par la malchance, j’ai fait tous les métiers et aucun nem’a réussi. Je voudrais redevenir honnête homme que je ne lepourrais pas… c’est même la seule carrière qui me soit fermée… maisce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais… de vous.

– De moi ?

– Eh ! oui. Si je suis un bandit, celas’explique de soi… je n’ai pas d’autre métier ; mais vous,monsieur Koolman, vous ne pouvez arguer de ce motif…

– Hein ! qu’est-ce à dire ? Vousvous permettez…

– Je me permets de croire que si monsieurKoolman, ancien associé de la maison Vanderheim, riche à quelquescentaines de mille florins, invite le capitaine Ned, homme de sacet de corde, à recruter pour son compte une bande de forçats d’hierou de demain, ce n’est pas uniquement pour leur demander de bonnesnotions… je dis le mot, c’est pour leur faire commettre un ouplusieurs crimes… donc j’ai raison de m’étonner… et je le fais…Cela n’est pas clair… et j’aime à y voir… Donc, monsieur Koolmanavant de conclure et de mettre mes camarades à votre disposition,je veux – vous entendez bien – je veux savoir où nous allons,pourquoi nous partons… et, grosso modo, quelle besognesera la nôtre…

– En vérité, vous êtes d’une impudence !…Et si je refusais de répondre…

– Je vous dirais de garder votre argent… et jegarderais mes hommes… comprenez-moi bien.

– Il ne s’agit pas d’un accès de vertu, c’estlà une maladie dont je suis guéri depuis longtemps… mais supposonsque M. Koolman, pour je ne sais quelle spéculation louche,ait, par exemple, le désir de faire une grosse affaire encontractant une assurance pour un navire qui sombrerait en pleinemer… cela s’est vu ! c’est de la baraterie… et ça rapportegros !

– Je vous jure qu’il ne s’agit de rien depareil ! s’écria Koolman.

– Je pourrais vous énumérer d’autrescombinaisons tout aussi compromettantes pour la santé desembarqués… cela nous mènerait trop loin… Si ce n’est rien depareil, dites-moi ce dont il s’agit… »

Koolman réfléchit un instant :

« Pourquoi pas après tout ?… Je voustiens trop pour que vous me trahissiez… Ce que je veux, c’est mevenger de la maison Vanderheim !…

– Ah bah ! rancune d’associé… celacommence à s’éclaircir… Et que diable vous ont fait les Vanderheim…vous étiez si bons amis !…

– Et maintenant nous sommes des ennemis,d’implacables ennemis… Ces gens m’ont humilié, ont émis dessoupçons sur ma probité…

– Pas possible ! fit Ned d’un ton sérieuxque démentait le pli ironique de sa lèvre…

– Ils ont critiqué insolemment mes procédésd’administration… et alors que je dirigeais nos entreprisescoloniales avec fermeté, avec énergie…

– Ah ! oui, interrompit encore Ned, cettehistoire des deux cents Malais enfumés dans une caverne…

– Ils ont joué à l’humanité… Ces imbécilescroient qu’on peut traiter ces brutes comme des hommes… et comme jerefusais d’écouter leurs criailleries, ils ont ameuté contre moileur conseil de direction, leurs actionnaires… et j’ai étécontraint de donner ma démission… Eh bien ! Ned, j’ai juré deleur faire payer cher les affronts que j’ai subis… et c’est pourcela que j’ai besoin de vous…

– Bravo ! s’écria Ned. Voilà qui estparler ! C’est clair, c’est net, c’est limpide… Et la bonne etfranche haine, ça explique tout…

– Et cette haine, je l’ai au plus profond demoi-même… pour les Vanderheim et pour ce Villiers de malheur,l’honnête homme, comme on l’appelle, et qui est mon plus violentadversaire… Oh ! de celui-là aussi je trouverai bien le moyende me venger !… Donc, dans ces conditions, puis-je compter survous…

– Tout à fait ! Moi et mes hommes, noussommes tout à vous !… Mais, dites-moi, quel sera votre rôle entout cela ?

– Je serai votre chef… inavoué, bienentendu…

– Vous partirez avec nous ?

– Non pas… mais j’arriverai en même temps quevous à destination et, selon les circonstances, j’agirai…

– Bon ! Et où allons-nous ?

– À Sumatra !…

– Beau pays et où il y a des fortunes àfaire…

– Et où je veux que les Vanderheim se ruinent…Vous connaissez le pays ?

– Parbleu ! j’étais de la conquête… Enai-je tué de ces Malais, de ces Atchés… Ai-je assez fait la chasseaux Sakeys et aux Battaks !…

– Ce sera à une chasse de ce genre que je vousemploierai… À propos, quand part le Borean qui doitemporter vers les îles Malaises le mission Leven ?…

– Pour le compte des Vanderheim ! Haha ! je commence à comprendre ! C’est contre ce savant etsa bande que nous aurons à agir…

– Peut-être… En tout cas, discrétionabsolue…

– Soyez donc tranquille. J’ai voulu voirclair… la lumière est faite et je suis votre homme… Donc, jeréponds à votre question, le Borean part dans dix jours,ce délai étant nécessaire pour que le mariage de ce Leven avecMargaret Villiers soit accompli… Mais j’y pense, Villiers ! ceLeven devient le gendre de votre ennemi ! Tout cela setient ! Ça pourra être amusant !…

– Vous parlez trop… occupez-vous de vospropres affaires… Voici les cinq mille florins pour vos hommes…plus cinq cents pour vous… je mets à votre disposition leMarsouin…

– Ah ! le bon petit steamer ? envoilà un qui file comme le vent…

– Dès demain, vous embarquerez et vousapprovisionnerez le navire… Vous prendrez les inscriptions pourMalacca, avec relâche sur les côtes de Sumatra… Bien entendu, je neparais en rien dans cette affaire… le steamer est loué en votre nomet vous vous chargez de tout…

– Et quand partons-nous ?

– Vingt-quatre heures avant leBorean… dont la marche est plus lente, ce qui vouspermettra de gagner deux jours sur lui… Vous relâcherez à Atché… etlà vous m’attendrez…

– C’est convenu !… vous pouvez comptersur moi ! »

Et Ned tendit sa main large ouverte à Koolmanqui y mit la sienne, avec une légère grimace…

 

Le mariage de Leven et de Margaret avait eulieu : Villiers et Louise avaient accepté ce douloureuxsacrifice, sans que les jeunes gens leur eussent révélé toutesleurs espérances…

Et, à la date fixée, les jeunes épouxs’embarquèrent sur le Borean avec Peter Villiers, lechimiste, oncle de Margaret.

Quelques minutes avant le départ, un homme seprécipita sur le pont : c’était le docteur Valtenius quicriait :

« Ah ça ! vous n’allez pasm’oublier, au moins !… »

Nul ne savait que la Haine était partie enavant, la veille, sur le Marsouin !…

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