To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 1

 

Pendant que les scènes précédemment racontéesse déroulaient en Europe, que s’était-il passé dans l’îlemystérieuse, depuis l’heure sinistre où Georges Villiers avait étéentraîné à travers les monts et les forêts, en des régionsinconnues ou jusque-là nul homme n’avait pu pénétrer ?

Il faut se rappeler qu’il y a cinquante ans àpeine, les cartes d’Afrique montraient de vastes taches blanches oùs’épelaient ces mots décourageants :

« Contrées inconnues. »

Est-il étonnant, alors que la terre voisine del’Europe était restée inexplorée, que des îles asiatiques, perduesdans les mers à des milliers de lieues, fussent restées formées auxexplorations des voyageurs, à peine assez hardis pour s’aventurersur des rives que défendaient d’ailleurs avec énergie des peuplesbarbares et luttant désespérément pour leur indépendance ?

De l’île de Sumatra, on connaissait les côtes,Atché, le Lohong, Edi, Déli, Siak, et, vers le Sud, Padany,Benkoelen, Rangsang qui fait face à Singapour, Palembang qu’unesorte de désert sépare de la pointe de l’île Krakatau et du détroitde la Sonde.

Mais la grande chaîne – qui est comme l’épinedorsale de l’île, longeant la côte occidentale, mais se ramifiantvers l’intérieur par des chaînons transversaux, délimitant descirques immenses, des amas de roches, des fourrés inextricables –restait toujours, est encore aujourd’hui défendue contre lesEuropéens par on ne sait quelle terreur inexpliquée.

Là, on a, sur les contreforts, constaté lesviolences d’éruptions formidables, et les terrains tertiaires,antérieurs à l’apparition de l’homme, ont émergé, sous l’action desfeux souterrains, des entrailles même de la planète ; d’autrespoussées d’une force inouïe ont dressé, au-dessus de la chaînemoyenne dont l’altitude ne dépasse pas 1,200 mètres, des cônesvolcaniques dont les cratères refroidis sont suspendus, à près de4,000 mètres, comme une éternelle menace au-dessus de l’îletoujours en péril… tandis que six de ces bouches de feuperpétuellement grondent et bouillonnent, comme pour rappeler leurterrible origine.

Ainsi le Korindji, ainsi le Kaba, d’où sanscesse coulent de large torrents de lave ; ainsi le Radja Bassequi, par des issues souterraines, se ramifie sous le détroit et, enun jour de colère, produisit l’épouvantable catastrophe deKrakatau.

Devant ces terribles gardiens, les plus hardishésitent : combien ont risqué leur vie pour arracher à l’îlemalaise son secret ténébreux et ne sont pas revenus ? Ou bien,peut-être affolés par l’épouvante, ont fait, des dangers courus,des peintures si effrayantes que nul n’osa les imiter.

Il semblait à les entendre que le centre deSumatra fût défendu par une légion de ces étranges démons dont lalégende peuple les temps préhistoriques.

Était-ce donc un peuple, encore antérieur àl’antique Jabadin de Ptolémée, ignoré de Marco Polo qui visital’île à la fin du XIIIe siècle : comment avait-ilpu subsister, résister aux invasions de toutes les races orientalesqui, selon les géographes, se sont rencontrées à ce carrefourextrême des routes terrestres et maritimes de l’Asie : Hindouset Tamouls de l’Inde, Chinois, Boughis, Arabes, Javanais etSoundanais de Java, Indonésiens et Malais, Mongols et Koubons,Kassims et Battas ?

En fait, nul n’avait vu ces êtres quasifantastiques, que les uns disaient formidables comme des géants,que les autres affirmaient subtils comme des fantômes, comme deslarves de cauchemar, évadées des enfers Bouddhiques, monstrueusesdivinités au triple buste, aux bras multiples, au masque grimaçant,autour de qui faisaient bonne garde les tigres mangeurs d’hommes,les rhinocéros, les éléphants énormes dont le pied fait éclater latête d’un homme comme un fruit mûr, les panthères qui bondissent,happent et fuient en emportent leur proie, les serpents rôdeursdont le glissement fait à peine frissonner les feuilles et lesbranches, tandis que sur la cime des arbres le gongog, aux plumesvertes et au bec rouge, fait office de vigie et dénonce l’approchede l’homme à tous ses ennemis, subitement sur la défensive.

Et cependant l’amour du gain est l’outil detoutes les hardiesses, de toutes les témérités : depuis laconquête hollandaise où, sous prétexte de civilisation, sedéchaînaient les appétits d’affaires, les aventuriers tentaientl’assaut de cette forteresse centrale, défendue par la naturecontre les envahisseurs.

Des études – un peu superficielles encore,mais relativement précises – avaient révélé l’existence de minesd’étain, de mercure, d’or surtout… Ce mot – l’or – galvanise lesplus timides et déjà de nombreuses expéditions avaient étéorganisées, couronnées d’un succès relatif.

L’appât était double : non seulementl’existence de pépites roulées par les torrents, les premièresprospections de filons aurifères indiquaient l’existence de trésorsnaturels : mais de plus, des faits curieux avaient étéconstatés.

Sous des monolithes, dont la forme et lagrandeur rappelaient les dolmens de Bretagne, de Stokenbrige, desdépôts d’or avaient été découvert, comme des cachettes où desprimitifs auraient enfoui, dissimulé, thésaurisé en quelque sorte àla façon des avares d’importantes quantités du précieux métal… lesexplorateurs avaient reconnu, sans erreur possible, que ces massesde pierre avaient été soulevées, déplacées, replacées par des mainsd’homme. On n’avait pas relevé de traces d’outils, ou tout au moinsleur rôle n’avait été que secondaire. C’était à force de muscles –et quels ouvriers avaient dû faire œuvre de vigueur ! – queces pierres énormes avaient été hissées sur les crêtes les plusaiguës, aux lieux les plus difficiles à atteindre.

Mais ce qui était inexplicable, – on serappelle que dans sa conférence Frédérik Leven avait fait allusionà cette circonstance, – le plus souvent, après avoir reconnu laprésence de l’or et avant qu’ils eussent eu le loisir de lerecueillir, les prospecteurs, revenant avec des hommes et desmachines, ne trouvaient plus, à la place des trésors annoncés,qu’une boue informe et visqueuse… Un mot avait étéprononcé :

« C’est de l’or mort !… »

Et l’imagination populaire, s’emparant del’expression, l’avait complétée en attribuant ce meurtre de l’or,cet assassinat du métal roi, aux êtres mystérieux dont ladiabolique résistance défiait tous les efforts de l’homme… LesTueurs d’or !

Les savants s’épuisaient en explicationssingulières : ils ne croyaient à l’existence ni de monstrespréhistoriques ni aux tueurs d’or. Mais, pour s’en tirer, ilsattribuaient à l’influence du soleil torride, joint à l’ambiance del’air surchauffé, ce phénomène unique de la mort de l’or – ce qui,dit d’un air grave, prenait un grand sens en n’en ayant aucun.

 

Quel était ce monde mystérieux, c’est ce quenous allons raconter.

On n’a pas oublié qu’après une lutte brutalecontre les Maouass, la troupe de To-Ho s’était enfoncée dans lesprofondeurs de la montagne, emportant le jeune George qui avaitencore une fois perdu connaissance.

Il était dans l’impossibilité absolue d’avoirla moindre notion des lieux qu’il traversait : une fièvreintense s’était déclarée et, dans ce frêle organisme, le malfaisait de si rapides progrès que – comme il le sut depuis – onl’avait cru en péril de mort.

Au bout de combien de temps était-il revenu àlui ?

Un matin, il avait ouvert les yeux et lesavait refermés aussitôt, tant le spectacle premier qui frappait lesregards lui apparaissait étrange, comme une vision decauchemar.

Il était étendu dans une butte faite defeuilles et de branchages, couché sur un lit que des lianesretenaient à des troncs d’arbres, ainsi qu’un hamac, à un pied audessus du sol.

Et auprès de lui, debout, se tenait unecréature de grande ressemblance avec un singe – disons même, pourêtre tout à fait exact : une guenon qui, au mouvement qu’ilavait fait, s’était brusquement penchée, le regardant de ses grosyeux largement ouverts.

Grande comme une femme, massive, la tailleépaisse, elle était d’une laideur parfaite, et cependant dans lerictus de ses grosses lèvres, dans ses yeux, il y avait uncaractère si saisissant de douceur et de bonté que George, lapremière surprise passée, n’eut pas peur et se mit à sourire.

Sourire bien triste d’ailleurs, car le pauvregarçon avait passé par de si terribles crises qu’il n’était plusque l’ombre de lui-même : il était blanc comme la cire et sesyeux agrandis s’enfonçaient sous les arcades sourcilières.

Instinctivement, il dit :

« À boire !… »

Il n’en était pas encore à raisonner, sansquoi il eût été quelque peu étonné que sur la syllabe prononcée –drinken – il ne faut pas oublier que le jeune Villiersparlait hollandais – la guenon, sans hésiter un seul instant, avaitbaissé la tête en signe d’assentiment, puis, sortant un instant dela case, était bien vite revenue, portant une sorte de cornet faitd’une feuille lisse, d’un vert d’émeraude.

Il contenait un liquide incolore, de l’eausans doute. Elle l’approcha de ses lèvres et il but. Une saveurexquise chatouilla son palais, et, enfantinement, ilreprit :

« C’est bon…(gut !) »

Elle eut un vrai rire, cette fois, et répéta –non pas gut ! – mais une syllabe qui comportaitseulement l’articulation gu, avec une terminaison muette,quelque chose comme gue, gue, l’e étantfort peu accentué.

Certes, il n’y prit pas garde etreprit :

« Merci… vous êtes bien bonne…dites-moi !… où suis-je ?… »

Elle s’était courbée vers lui, tous lesmuscles de son visage tendus en un effort violent. Son oreilles’était pliée en forme de conque, comme pour humer en quelque sorteles sons proférés.

Mais il était évident qu’elle ne comprenaitpas. Lui s’impatientait, parlant plus vite et plus fort :

« Qui êtes-vous ?… je veux me lever,m’en aller… pourquoi me regardez-vous comme ça, au lieu de merépondre… Ah ! que vous êtes laide ! »

Il avait crié cela méchamment, rageusement,peut-être pour forcer son interlocutrice à se départir de soncalme : car elle le considérait toujours de son même airbienveillant, attentif, curieux surtout… mais elle ne prononçaitplus une seule syllabe.

Alors il s’exaspéra, se raidit dans son hamac,s’accrocha aux lianes de soutien, essayant de se dresser… l’autrele retenait, comprenant bien qu’il n’avait pas la force dedescendre et qu’il tomberait… elle lui posa ses deux mains sur lesépaules, le contraignant doucement à se recoucher…

Mais il ne voulait pas : c’était un deces accès de rage comme en ont les enfants ; il essayait derepousser le bras qui le maintenait, mais autant eût valus’attaquer à une barre de fer… alors, exaspéré, il mordit au doigtjusqu’au sang…

Elle eut un petit cri, retira sa main qu’elleregarda. Une goutte rouge perlait sur les poils bruns, alors elleeut un ho ! de reproche, sans colère d’ailleurs, et s’écartantdu hamac, elle passa sa tête par l’ouverture de la butte et appela,d’une syllabe longue… quelque chose comme ko-o-o-ok.

Le petit, fatigué peut-être de son accès decolère, était retombé sur le dos, avec cette vague peur duchâtiment qui hante les enfants.

Et ayant bien compris que la guenon avaitappelé à son aide, il regardait de tous ses yeux la porte parlaquelle il s’attendait à voir arriver le vengeur.

Voici que quelqu’un parut.

Un autre singe, mais si laid, celui-là, queGeorge ne put réprimer une clameur d’effroi et, frissonnant depeur, s’enfonça dans son lit de mousse, comme s’il eût voulu s’yengloutir.

Ce singe-là ne ressemblait ni à To-Ho ni à sacompagne.

D’abord il était moins grand, moins carré,plus semblable par la stature à un homme : mais ce qui ledistinguait tout particulièrement, c’était la couleur de sa peauqui était non pas brune, mais d’un blanc jaune ; il n’étaitpas nu, et portait autour des reins une espèce de jupe et aussi dessandales faites de lianes.

Le buste était découvert : sur lapoitrine, très maigre, squelettique, on voyait saillir les côtes…puis au bout d’un cou très long, cordé, se dressait une grossetête, au crâne chauve, avec tout autour une couronne de cheveuxblancs hérissés.

Le visage, d’une teinte indéfinissable, briqueet blanc d’Espagne pilés ensemble, était sillonné de petites rides,si menues, si nombreuses que pas une place, du nez, des joues, dufront n’en était dépourvue : les paupières elles-mêmes tombantlourdement et cachant à demi les yeux étaient flasques etchiffonnées.

Les lèvres décolorées ne faisaient même plusligne visible, et le menton disparaissait sous une barbe hirsute,broussailleuse, d’un blanc jaunâtre.

À la vue de ce masque, comique à force delaideur, George avait eu peine à retenir un fou rire, et soninquiétude première se transmuait en une insurmontable envie des’esclaffer.

Comme il entrait dans la hutte, la guenonavait échangé avec lui quelques monosyllabes gutturaux,incompréhensibles, mais qui devaient cependant comporter un sens,car le nouveau venu écoutait attentivement, hochait la tête à lamanière d’un homme, et finalement, après avoir regardé la mainblessée de la guenon, lui avait doucement tapé sur l’épaule enl’invitant à se retirer.

George vit qu’il allait rester seul avec cegnome grotesque, et encore une fois l’épouvante le reprit.

« Non ! non ! cria-t-il, je neveux pas… Vous m’entendez, madame la guenon, restez, je vous enprie ! je ne serai plus méchant, restez !… »

Mais déjà elle avait disparu, et comme,terrifié, il se pelotonnait dans son hamac, le singe inconnus’approcha de son lit et lui dit dans le plus purhollandais :

« Voyons, mon petit ! il faut êtresage… on ne te veut pas de mal !…

« Sois tranquille, te dis-je. Tu n’asrien à craindre ni de moi ni d’aucun de ceux qui sont ici…

« Tu as été malade, et tu as été biensoigné. Maintenant que tu es hors de danger, il faudra être bon etreconnaissant, t’accommoder de la vie – très heureuse – qu’on mènedans ce pays… et si je vis encore assez longtemps, je t’apprendraitout ce que j’ai appris moi-même… la science de la paix et dubonheur.

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