To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 6

 

« Par le diable ! les laisserez-vousdonc échapper !… je vous avais ordonné de les prendre vivants,l’un ou l’autre !

– Ah ! vous savez, monsieur Koolman, sicela vous plaît de courir à travers ce damné pays, faites-levous-même… et gare à ces effondrements qui ont tout l’air desecousses volcaniques ! »

De ces deux hommes, l’un – on l’a déjà compris– était ce Koolman qui, pour une œuvre de haine, avait engagé à sasolde une bande de véritable outlaws, prêts à tout risquer parcequ’ils n’avaient rien à perdre.

Et l’autre était le capitaine Ned que laProvidence – commettant une lourde erreur – venait d’arracher aupéril de mort : car il avait roulé sous l’avalanche et malgréquelques contusions se retrouvait sur ses pieds…

La douzaine de bandits qui les accompagnaientavait brusquement reculé et regardaient stupidement ce murimprovisé qui s’était tout à coup dressé devant eux.

Il y avait déjà près de deux mois que latroupe de Koolman avait abordé sur la rive de Sumatra…

Là Koolman, mis en demeure par le capitaineNed de lui révéler ses plans, avait dû se décider à parler :grâce à la rapidité du Marsouin, ils avaient une forteavance sur le Borean qui devait amener dans l’île lamission Leven, dont le départ avait été retardé par le mariage dujeune homme avec Margaret Villiers.

Ces plans se résumaient à deux points, d’unecriminelle simplicité.

Empêcher à tout prix la réussite de la missionLeven – fût-ce au prix de meurtres – et aussi s’approprier lesrésultats possibles de la mission, tant au point de vue des minesd’or que de l’existence – à laquelle d’ailleurs Koolman ne croyaitpas – d’êtres mystérieux qui tiendraient le milieu entre le singeset les hommes.

Dès que la troupe avait été remise, Ned enavait pris le commandement, – plus apparent que réel, – Koolman seréservant la direction décisive : il payait richement etentendait que ses ordres, quels qu’ils fussent, seraient exécutésaveuglément. Du reste, de tous ceux qui composaient cette bande,pas un n’était homme à reculer devant une brutalité, voir même unassassinat.

Doué d’une énergie peu commune, et d’ailleursstimulé par la haine, Koolman eut rapidement organisé l’expéditionà l’intérieur : sous prétexte d’exploration purementcommerciale, il avait obtenu des autorités hollandaises toutes lesinformations désirables, les cartes incomplètes déjà dressées ducentre de l’île et aussi l’autorisation de requérir l’aide desMalais qui lui servaient de guides.

Bien pourvus de provisions, d’armes, ayantbien entendu, très léger bagage de scrupules, les explorateurss’étaient mis en route.

Le chemin était difficile : bientôt tousles lieux habités avaient été laissés en arrière et la troupes’avançait à travers les gorges profondes du massif central. Sanscesse. Koolman les harcelait pour hâter leur marche : ilconnaissait l’activité de Leven, il se doutait bien que sesconnaissances topographiques, jointes à l’expérience scientifiquedu vieux Valtenius, lui permettraient de regagner l’avanceperdue.

Raison de plus pour se hâter ; mais sides hommes on pouvait obtenir quelque effort par la persuasion oula menace, la chose n’était pas aussi facile pour les animaux quiportaient les provisions et les outils. Où un être humain passait,les chevaux malais – en dépit de leur prestesse – parfoiss’aventuraient difficilement. Déjà des accidents s’étaientproduits : des bêtes étaient tombées dans des précipices avecleurs fardeaux, et toutes les fureurs de Koolman et de Ned neprévalaient pas contre la fatalité de ces accidents.

La situation devenait critique : trèsexpérimenté dans la guerre des villes – où l’on guette un passantau coin d’un carrefour – Ned se sentait quelque peu désorienté aumilieu de cette nature sauvage. Cette solitude perpétuellel’irritait, et surtout exaspérait ses hommes qui regrettaient déjàles belles routes de Hollande, ponctuées de tavernes où le genièvrevient réconforter à souhait les membres fatigués.

Un mois déjà était passé en recherchesinfructueuses. Koolman, un peu minéralogiste, – mais en fait dénudéde connaissances positives – avait cru que l’or affleurait le solet qu’il suffirait d’un peu d’audace et de persévérance pour queles solitudes inexplorées livrassent leur secret.

Trouver un trésor, puis établir une embuscadedans laquelle tomberaient ses ennemis, se débarrasser de toutaccusateur ou témoin gênant, tout cela lui était apparu de loincomme aisément réalisable.

Il commençait à comprendre qu’il s’étaitpeut-être un peu trop lancé à l’aventure.

Ned, du reste, ne lui mâchait pas lavérité : certes, il était sûr de ses hommes, mais la patiencehumaine a des bornes. Plus on s’enfonçait dans les forêts, pluséloigné et plus périlleux paraissait le retour.

Koolman augmentait la paie, il promettait deplus larges parts sur les bénéfices certains : on ne lui ensavait aucun gré.

Une terrible aventure avait encore compromisson prestige et diminué son autorité.

Et la nuit qui justement avait précédé larencontre des hommes-singes, c’est-à-dire de To-Ho et de George, labande s’était trouvée en face d’un couple de tigres, les mangeursd’hommes, comme on les appelle à Sumatra. Et avant qu’on eût pu semettre en défense, avant même qu’on eût le temps de se rendrecompte du danger, un des Hollandais avait été saisi au bond par undes féroces animaux qui, d’un coup de crocs, lui avait brisé lacolonne vertébrale, puis, d’un seul élan, s’était jeté dans lesfourrés avec son compagnon, et tous deux avaient disparu.

Les fauves allaient-ils donc se mettre de lapartie et défendre contre l’homme les solitudes qui étaient leurdomaine…

Il y avait eu des murmures, des injuresproférées, même un commencement de révolte que Ned et Koolmanétaient parvenus à apaiser. Mais la corde était tendue et pour unpeu la mesure était comble.

Où allait-on ? Quel était le butfinal ? Pouvait-on suivre des chefs qui ne savaient pasprévoir le danger ?…

Malgré son cynisme, Koolman perdait de sonassurance, et pourtant devait-il s’avouer vaincu ? Un instinctlui disait qu’à cette heure même la troupe de Leven, mieuxoutillée, mieux dirigée même, s’était engagé dans lesmontagnes ! Quoi ! il abandonnerait la partie, ilreculerait alors que sans doute le succès n’était plus qu’unequestion de jours, d’heures peut-être !…

Encore une fois, la passion mauvaise qui lepossédait lui donna une force nouvelle de persuasion, et, pourvaincre les dernières hésitations, il consentit à ce qu’on perçâtun des petits tonnelets d’eau-de-vie que les bêtes portaient surleur dos.

Il y eut ripaille, ivresse, mais aussirenouveau d’énergie. Chez tous ces aventuriers, le mirage de l’orétait tout-puissant, et quand l’alcool eut surexcité leurscerveaux, ils acclamèrent l’homme qui leur promettait les richessesd’un eldorado prochain.

En marche ! et plus loin, toujours plusloin ! Ned lui-même ne doutait plus du succès… Enavant !…

Et ce fut quelques heures après cetterenaissance d’énergie que tout à coup ils avaient aperçu, dressésur un des rocs qui formaient l’horizon, les silhouettes de Georgeet de To-Ho.

Des hommes ? des singes ?qu’importait ! Depuis si longtemps ils n’avaient rencontréd’autres êtres vivants que des fauves en quête de proie. Mais voicique de ces deux êtres, l’un se détachait, bondissait avec uneagilité étonnante ; une épouvante saisit les Hollandais,surtout quand ils virent l’autre, To-Ho, qui, d’un élan surhumain,s’était jeté, lui aussi, en avant.

Ils crurent à l’attaque d’une horde puissante,nombreuse, qui allait les écraser… les armes s’abaissèrentd’elles-mêmes… la fusillade retentit…

Koolman, qui n’avait pas perdu son sang-froid,leur criait de ne plus tirer, de courir sur le blessé, de s’emparerde lui… Ils n’entendaient rien, et Ned lui-même, en qui seréveillaient les instincts de tireur émérite, voulait abattreTo-Ho, le grand diable qui se découvrait tout entier, comme unecible aux balles…

Puis ce fût la secousse du sol, l’envolementdans l’air d’un nuage de poussière, l’abaissement subit dumonticule comme si la terre l’avait englouti…

Ned avait été renversé, et auprès de lui deuxde ses hommes avaient disparu sous l’éboulement… les autres,épouvantés, se rejetaient en arrière, prêts à la fuite… Koolmanseul, qui se trouvait protégé par une faille de roche, avait àpeine ressenti le choc… et maintenant, il objurguait Ned, ilinjuriait les hommes qu’il taxait de lâcheté…

Mais ceux-ci n’étaient pas d’humeur à selaisser tancer trop violemment. Ils avaient peur, car rienn’épouvante plus l’homme que de douter de la solidité du sol surlequel il marche ; tous savaient que ces îles étaient lesterres classiques des tremblements de terre, effroyables phénomènescontre lesquels le plus courageux est sans défense…

Et puis deux d’entre eux étaient enfouis souscette masse de poussière visqueuse et noirâtre… aujourd’huiceux-là, demain les autres…

C’étaient d’épouvantables clameurs de terreuret de colère ; les bandits avaient couru vers Koolman et lemenaçaient des pires représailles.

C’en était assez, c’en était trop !… Tousvoulaient retourner en arrière, fuir ce damné pays… mais il y avaitplus, ils entendaient avant tout se venger de leur déconvenue,punir ceux qu’ils en rendaient responsables… Koolman et Ned, soncomplice…

L’épouvante était plus forte que touteraison : en vain Koolman se débattait, en vain Ned lesappelait par leurs noms, s’efforçant de réveiller des souvenirs deluttes déjà soutenues ensemble… On n’écoutait rien, on ne voulaitrien entendre…

Une sorte de géant, Frans Rod, qui avait purgénaguère de longues années de bagne, avait pris la direction dumouvement…

« Il faut les juger ! cria-t-il.

– Oui, oui !

– Et les exécuter !… »

Dans ces lieux solitaires, cette poignéed’hommes prenait les proportions d’une foule et était agitée de lamême passion de folie. On se rua sur les deux hommes.

Ned épaula, visa : un coup de crossebrisa son arme, et il tomba. Koolman avait été saisi par la gorgeet renversé sur le sol.

Puis, courant aux chevaux, d’autres étaientallés chercher des cordes solides, puis revinrent vers lesprisonniers.

Les Malais qui conduisaient les bêtes, voyantla bataille, jugèrent sans doute que c’étaient là affaires qui neles regardaient pas, sautèrent sur les chevaux et, au bout d’uninstant, disparurent à travers la forêt.

L’incident ne fit qu’augmenter la rage deFrans Rod.

« Vite ! vite ! hurla-t-il,vengeons-nous d’abord… et ensuite, nous saurons bien rattraper cesmisérables Battaks… »

Ned et Koolman étaient solidement attachés,chacun à un tronc d’arbre.

Comment les tuer ? Eh ! quelquesballes dans la tête, c’était encore le moyen le plus expéditif, etpour que tout le monde eût sa part de vengeance, Frans Rod divisasa petite troupe en deux groupes.

Il les plaça à distance égale, assez granded’ailleurs pour que le jeu gagnât d’intérêt en réclamant l’adressedes tireurs.

Frans se réservait les coups de grâce.

C’était une brute mauvaise qui ne se délectaitque dans le crime.

Il vérifia si tout le monde était à son posteet leva la main pour commander le feu. Ned et Koolman se tordaientdans leurs liens, en poussant d’effroyables imprécations… ilsétaient adossés au monceau de pierres et de poussière qui s’étaitformé par l’éboulement.

Au moment même où Frans ouvrait la bouche pourlancer le commandement décisif, un fait stupéfiant se passa…

Juste entre les deux condamnés, de la masse dutertre un bras sortit, puis une tête, et une voix cria :

« À moi ! À moi ! Au secours,camarades ! »

Et Frans reconnut un des deux hommes quiavaient été engloutis, et qui, par quelque miracle inattendu,subitement surgissait de sa tombe.

« Bas les armes ! » hurlaFrans.

Tirer sur les deux condamnés, c’eût étéinfailliblement casser la tête de ce mort vivant.

L’ordre de Rod avait été exécuté : cartous avaient reconnu le camarade disparu.

On courut vers lui : des mains, desongles, de la crosse des fusils on déblaya le tout autour de lui,et bientôt on put le saisir aux épaules.

Il suffoquait, les yeux hors de la tête, maisil était vivant.

« Eh ! Peter, lui criait-on,courage, tu reviens de trop loin pour ne pas faire un derniereffort. »

On le tira de la gangue qui l’enveloppait, età la place d’où il sortait, un trou resta béant.

On l’étendit sur la verdure et Frans luiprésenta, lui ingurgita de force une large goulée d’eau-de-vie.

Il toussa, s’ébroua, puis regarda autour delui :

« Damnation ! fit-il. Oùsuis-je ?

– Eh ! parmi tes camarades… tu peux tevanter de l’avoir échappé belle… Voyous, dis-nous vite ce qui s’estpassé… »

L’homme ne put parler tout de suite, mais peuà peu il revint tout à fait à lui.

Ce qui s’était passé ? Parbleu, cen’était pas détails faciles à se rappeler…

« Il m’a semblé, disait-il en hoquetant,qu’il me tombait une montagne sur la tête… je ne savais pas ce quim’arrivait… une fois, j’ai été roulé dans les vagues comme uneépave… c’était quelque chose comme cela, seulement c’était cettefois-ci des vagues épaisses et lourdes qui m’écrasaient… puis, toutà coup, il m’a paru que quelque chose cédait sous moi, comme despierres qui se brisaient ou se disjoignaient, et j’ai eu cettesensation que ma chute s’achevait dans un trou…

« Oui, j’étais éreinté, moulu, rompu,mais je n’étais plus écrasé…

« Je pouvais remuer la tête, les bras,les jambes… Où étais-je ? Mon idée première… je vais vous ladire… une cave où ça sentait une toute drôle d’odeur de moisi, derenfermé… ça me prenait à la gorge, au cerveau comme une griserie…mais enfin j’étais vivant, je le sentais… je le savais… et jevoulais que cela durât…

« Où étais-je ?

« Justement, je me suis souvenu… j’avaisdans ma poche quelques allumettes… une demi-douzaine, peut-être,…car vous savez que moi, je ne fume pas…

« J’ai bien hésité à allumer la première…c’était comme si je dépensais une parcelle de vie… d’abord j’avaisvoulu me rendre compte, avec les mains, en tâtant…

« Étendant lès bras, j’ai exploré autourde moi… et tout à coup, j’ai eu une peur… oh ! à enmourir !… Savez-vous ce que mes doigts avaient rencontré… unemain, une main froide et raide… Il m’a fallu plus de cinq minutespour me remettre… je restais immobile, n’osait plus bouger, n’osantpas lâcher cette main qui, m’avait-il semblé s’était refermée surla mienne…

« Mais, je ne suis pas un poltron… j’airésisté, je me suis raidi… et alors calme, j’ai enflammé uneallumette…

« Et qu’est-ce que j’ai vu… des statues…de grands bonhommes tout droit dressés… et qui – cela, je n’enjurerait pas – avaient l’air d’être en or ! oui, en or !…il y avait des coins brillants comme du beau métal neuf… j’aiallumé, allumé encore… et j’en ai vu d’autres… et puis de grandstrous sombres qui semblaient s’en aller sous terre…

« S’en aller !… et moi ? est-ceque j’allais rester enterré au milieu de ce peuple de morts dontles yeux vides me regardaient… et pensant à l’agonie lente ethorrible qui me menaçait, j’ai cherché à attaquer la muraille… eten un point, cela a cédé sous mes coups… j’ai frappé, gratté,troué, vrillé, et soudain j’ai senti que mon bras passait,… et puisma tête… et j’ai crié de toutes mes forces… et me voilà ! Parle diable ! donnez-moi encore à boire… »

Bouche béante, les hommes avaient écoutés cerécit… et, réellement, ils croyaient que l’éboulement avait quelquepeu troublé la tête du camarade…

Ces hommes, à vrai dire étaient de véritablesbrutes, ignorantes et défiantes.

« Tu es fou ! lui disaient-ils. Tuas eu des cauchemars !…

– Non, non ! criait l’autre, j’ai vu, demes yeux vu…

– Et pourquoi croyez-vous qu’il ment ?fit une voix. Vous ne savez rien, ne comprenez rien et vous mêlezde discuter !… »

C’était Koolman qui avait parlé : dupoteau de mort auquel il avait été attaché, il avait entendu lerécit du ressuscité… et il avait deviné que sous ce récit de rêveil pouvait bien se cacher une réalité…

« Alors, si tu as compris, ditbrutalement Rod, explique-nous ce que ce fatras veut dire.

– Alors détachez-nous, moi et la camarade Nedaussi… »

La générosité de Koolman s’expliquait :mieux valait s’assurer la sympathie du capitaine.

Rod hésita à donner l’ordre libérateur :peut-être bien chercherait-on à se venger sur lui des angoissespassées ; mais Ned cria à son tour :

« Eh ! vieux Frans !… tire-moide là… à charge de revanche… je ne t’en veux pas, va ! Ça,c’est les risques du métier… »

Du reste, Rod eut peut-être été impuissant àarrêter les hommes dont la curiosité était surexcitée et quiretrouvaient leur confiance en leur chef.

Koolman et Ned furent détachés.

« Viens-là, mon garçon, dit Koolman auressuscité, et conte-moi bien ton histoire. Ned, vous n’êtes pas detrop… »

Peter Ganzen – c’était le nom de l’exhumé – nese fit pas prier et recommença son récit : Koolman écoutaitattentivement et échangeait des regards avec Ned. Puis ils seconsultèrent à voix basse : un assentiment mutuels’ensuivit.

« Camarades, dit Koolman, je compte quechacun de vous a honte et regret des procédés dont il a usé à monégard… je veux me montrer généreux et oublier… jusqu’à un certainpoint… et je suis prêt, si vous vous engagez désormais à la plusabsolue obéissance, de vous expliquer le secret que ce brave hommea découvert sans le vouloir… »

Il prit un temps et jeta d’une voixforte :

« Secret qui fera votre fortune àtous… »

Les hommes jusque là se défiaient : ilsne croyaient pas à la générosité. Le mot de fortune cependantamollit leurs scrupules.

« Vous avez besoin de Ned et de moi pouracquérir cette fortune… nous avons également besoin de vous… c’estun pacte que je vous propose… si vous le refusez, c’est bien… nousvous abandonnerons dans ce désert où vous mourrez de faim ou serezdévorés par les tigres… Choisissez !… »

Il avait eu raison – comme toujours – deparler haut et ferme, et voici que maintenant tous s’excusaient,demandaient pardon, se déclaraient prêts à toute soumission.

« C’est ce Frans Rod qui a tout fait…

– Vous avez raison, dit Koolman, et seul ildoit être puni…

– Moi ! rugit l’homme, Ah ! c’esttrop fort ! Quand je pouvais vous casser la tête…

– Il fallait le faire ! » repritfroidement Ned qui comprenait, lui aussi, qu’on jouait en ce momentune partie suprême…

Et délibérément, tirant un revolver de saceinture, il le déchargea sur Frans Rod, en plein crâne. Lemisérable tomba, mort.

« Et maintenant, cria Koolman, autravail, camarades… et vous serez tous riches… »

Domptés, exaltés par la cupidité irraisonnée,les bandits de Ned se retrouvaient lâches, prêts à tout :l’acte d’énergie de Ned avait glacé ces fureurs de bêtes.

« Mais les outils… cria Ned tout à coup.Ces misérables les ont emportés… »

On se rua dans la direction qu’avaient priseles Battaks, et il y eut des cris de joie. À quelque distance, dansles hautes herbes, on retrouva les outils dont, pour s’enfuir plusvite, ils avaient allégé leurs chevaux. Il y avait des pics, despelles, des pioches… Dans le moment, on ne songea même pas quetoutes les provisions de bouche avaient disparu…

On revint et, sur les indications de PeterGanzen, on commença des fouilles. Le travail n’était pas dur. Carce n’était que terre désagrégée sans aucune cohésion, et qu’onenlevait à la pelle, largement. Ainsi on finit par mettre àdécouvert une dalle qui chose curieuse, semblait faite du granit leplus dur, et qui pourtant, sous le poids ou plutôt sousl’attouchement de cette terre, s’était fendillée en de centainesd’éclats, laissant un trou béant, celui dans lequel Peter Ganzenétait tombé et dont il s’était échappé…

Alors, excités par Koolman, les hommes seprécipitèrent, frappant à tour de bras, brisant des dalles quiévidemment formaient le plafond supérieur de quelque caverne, ouplutôt – comme Koolman l’avait deviné – d’un temple remontant à desépoques très anciennes.

Enfin, on put pénétrer dans le lieumystérieux, des torches furent allumées et des cris d’admiration,des clameurs affolées de joie, de cupidité satisfaite, éclatèrent àla fois.

On se trouvait dans une vaste salle, autour delaquelle, debout, se dressait tout un peuple de statues avec, aufond, un trône supportant une idole colossale, et de ces statues ilen était plusieurs qui rutilaient comme de l’or…

Koolman s’était rué vers l’une d’elles,comptant sur son expérience d’orfèvre, et il eut comme un hoquetconvulsif.

De l’or, c’était bien de l’or : puis,dans l’orbite des yeux, sur les bras, sur les épaules, aux borduresdes vêtements, des pierres étincelaient. C’était une visionféerique, l’évocation des chimères les plus audacieuses…

Les hommes s’étaient jetés sur les statuesd’or pour les saisir, pour en calculer approximativement le poids.Leurs mouvements étaient si brusques, si désordonnés, qu’une desstatues, dont le socle avait été désagrégé par l’humidité, glissa,chancela, tomba… il y eut un râle sinistre. Un des hommes avait étéécrasé sous la masse.

Mais on ne s’arrêtait pas : c’était unerage de palper, de jouir de cette préhension matérielle, de lasensation manuelle de l’or : l’un d’eux, d’un effort violent,avait arraché de son piédestal une statue d’un demi-mètre de haut,l’avait chargée sur son épaule et délibérément se dirigeait versl’issue…

Il y eut des clameurs furieuses :« Voleur ! » L’homme fut empoigné, jeté à terre,piétiné.

Koolman et Ned étaient eux-mêmes en proie àune fièvre qui leur enlevait tout sang-froid, et cette salle setransformait en un pandémonium où la bestialité humaine sedéchaînait dans toute son horreur.

Enfin Koolman et Ned, revenus à eux, seconcertèrent rapidement : un fait était acquis. Le butprincipal de l’expédition était atteint : il y avait làplusieurs millions de valeurs, tangibles, monnayables. Il nes’agissait plus que de s’en emparer, de les tirer hors de cettesolitude, de les traîner à la côte, de les embarquer sur leMarsouin.

Koolman, usant de toute la force de sespoumons, parvint à se faire entendre.

Une accalmie se fit.

« Camarades, cria-t-il, votre fortune estfaite… à quoi bon se quereller, lutter ?… il y a là de quoienrichir chacun de vous…

– Il faut partager ! hurla une voix.

– Le partage se fera, reprit Koolman, de lafaçon la plus équitable, soyez-en sûrs.

– Par parts égales !

– Oui, oui ! ne redoutez rien, puisque,je vous le répète, ces trésors sont assez considérables pour vousrendre tous millionnaires !…

Il y eut des grondements de joie.Millionnaires ! ceci dépassait les plus folles espérances et,à partir de ce moment, Koolman fut écouté avec plus decomplaisance.

« Une difficulté se présente, celle dutransport. Nous n’avons pas à craindre que qui que ce soit viennenous dérober notre butin, mais, avant tout il nous faut deschevaux, des voitures, des brancards… toute notre attention doit seporter sur ce point capital… d’autant qu’une fois rentrés dans lazone des régions habitées, nous aurons à compter avec la curiositédes uns, l’avidité et le brigandage des autres. Vous voyez que jevous parle franchement. Il faut que nous cherchions ensemble unplan… je suie tout prêt à écouter ceux de nous qui auraientquelques idées… parlez donc et faisons pour le mieux… »

En quelques mots, il avait éveillé l’attentionsur les vraies difficultés du moment.

« Il faut rattraper les chevaux et lesBattaks ! crièrent quelques-uns.

– Ce serait évidemment le mieux : maisils sont sans doute déjà bien loin… cependant si quelques-uns denous veulent se détacher à leur poursuite… »

Quelques-uns ! c’est-à-dire que de lapetite troupe, certains s’éloigneraient, tandis que les autresrestaient seuls gardiens du trésor !

Une discussion violente bientôt s’engagea.Même, encore une fois, les couteaux sortiront des fourreaux.

« Eh bien, dit Ned, je me dévouerai s’ille faut. Vous voyez que moi j’ai confiance en vous…

« D’ailleurs, n’est-il pas absurde desupposer que ceux qui resteraient ici enlèveront ces énormes blocsde métal ?… En vérité, je vous défierais bien d’emporter leplus petit à plus d’un mille d’ici… L’ami Koolman restera avecvous… j’irai seul, avec deux d’entre vous, mes plus fidèles, quin’hésiteront pas à me suivre… et du diable si, avant vingt-quatreheures, noue n’avons pas rejoint et surpris ces imbéciles Battaks,perdus en quelque dédale d’où ils ne peuvent plussortir… »

Dans la singulière situation où se trouvaientces gens, – riches, au centre des montagnes de Sumatra, d’un trésordont il leur serait impossible de jouir, – le conseil de Ned étaitle seul qui eût quelque chance de réussir.

Encore ils avaient essayé de remuer lesstatues, ils ne parvenaient qu’à les précipiter sur le sol. Pourles sortir du souterrain, il eût fallu des cordes, des crics, ilsmanquaient de tout cela. On proposa bien de combler la caverne etde retourner à la capitale où on s’approvisionnerait de tout… maisoutre qu’il fallait plus d’un mois pour effectuer le voyage,comment arriverait-on à dissimuler aux autorités l’œuvre projetée,et si l’administration hollandaise avait quelque soupçon dutrésor…

Il fallait coûte que coûte transporter lesstatues sur un point désert de la côte, où le Marsouinviendrait les embarquer.

Finalement, le mieux était encore d’accepterl’offre de Ned et de s’en fier à la providence pour quelque tempsdu moins…

Koolman n’était pas très satisfait de resterpour ainsi dire en otage au milieu de ces bandits qui pouvaientavoir idée de le supprimer pour augmenter d’autant leur part deprise.

Mais il se résigna ; on tira au sort lesdeux compagnons qui s’adjoindraient à Ned : pour lessubsistances, on compterait sur la chasse et sur les produits de laforêt, et on patienterait… tant qu’il serait possible.

Ned partit avec ses deux compagnons : sonintérêt personnel répondait de lui.

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