To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 9

 

La voix qui avait lancé le cri douloureux, ill’avait bien reconnut…

C’était celle de Waa !

Était-elle donc en danger ? Quesignifiait cet appel ?

Pour l’expliquer, il nous faut remonter d’uneheure un arrière, au moment précis où le jour pointait, éclairantles hautes cimes du massif.

Waa dormait profondément, blottie aux pieds deGeorge, en pleine sécurité : car non seulement la caverne oùTo-Ho les avait abrités leur offrait une retraite tranquille, maisde plus Van Kock était là, muni de son infaillible Phœbium, quivalait toutes les armes des hommes.

Vers le matin, le vieil hollandaiss’éveilla : comme tous les vieillards, il avait le sommeiltrès léger et peut-être un froissement de branche avaitsuffi ; du reste, sans aucune inquiétude, dédaignant même des’armer de sa terrible baguette, il était venu s’étirer sur leseuil de la grotte, tout heureux de sentir sur sa vieille chair lacaresse du soleil levant.

Il se sentait heureux, oubliait sesinquiétudes, ses angoisses de la veille.

Ah ! que les hommes ne s’avisassent pointde venir troubler cette paix, car il serait impitoyable. Il voulaitachever sa vie dans le sein de cette splendide nature, si généreuseà qui sait comprendre ses bienfaits…

Et il allait devant lui, la tête haute,sentant la brise dans ses cheveux blancs, qui, hérissés, sedressaient en touffes broussailleuses.

Tanné, bruni, ridé, plissé, le centenaireétait d’une admirable laideur : son torse, où les côtessaillaient, était velu comme celui de ses compagnons et, sans lesavoir, il avait pris la marche balancée, à bras ballants, despithèques avec lesquels il vivait depuis si longtemps. Ilréfléchissait… agréablement…

Or, voici que, derrière un tronc d’un touahanygigantesque, une tête avait surgi, surmontée comme la sienne d’unetignasse énorme, blanche, hérissée… et cela s’était précipitammentcaché, pour un instant après reparaître… Sous l’ombre qui tombaitdes hautes branches, le masque était indécis, les yeux à peinevisibles… sous les broussailles des sourcils.

Van Kock eut une intuition, et brusquement seretourna.

La tête encore reparut et disparut.

« Un maouass ! murmura le Hollandaisavec dédain. C’est bizarre, il est rare que ces singes s’aventurentsi près de nous… »

Il se mit à tourner autour de l’arbre.

Le maouass ne semblait pas disposé à entrer enrelations : il reculait, sautant en arrière à travers leslongues herbes qui le cachaient jusqu’aux épaules. Van Kock necomprenait rien à ce manège, car d’ordinaire les maouass, quand onmarchait droit à eux, sautaient à quelque branche d’arbre,s’évadaient à porté de vue…

« Quel drôle de singe ! »murmura-t-il en hâtant le pas.

L’autre, allant toujours à reculons, se heurtatout à coup à une souche et tomba, disparaissant dans lesbroussailles, en criant :

« Sac à papier ! ce singem’ennuie ! »

Van Kock bondit : un maouass quiparlait !

« Quel singe, sale bête ? »s’écria t-il, lui répondant sans savoir pourquoi.

L’autre se redressa d’un effort de reins etcria à son tour :

« Un singe qui comprend et parlehollandais ! Voilà qui est fort ! »

Et voici que les deux êtres, au masque devieux gibbon, aux cheveux hérissés, à la figure plissée, setenaient nez à nez, se regardant de leurs grands yeux ouverts…

« Ah ça ! qui es-tu, singe demalheur, orang manqué ? hurla Van Kock en étendant vers luises longs bras maigres, comme pour le prendre à la gorge…

– Mais… je ne suis pas un singe… je suisValtenius… le Dr Valtenius, professeur à l’Université de Groningue,membre de la société Artis et scientiæ de Rotterdam… Maisvous !… vous n’êtes donc pas un gorille ?

– Ah ! tu es un homme ! cria VanKock exaspéré, brandissant le gourdin qu’il tenait à la main ;alors ton affaire est bonne ! je vais t’assommer !…

– Mais… mais… pourquoi ?…

– Simplement parce que tu es unhomme !…

– N’en êtes pas un vous-même ?

– J’en fus un autrefois… et comme toi, je fusun docte professeur d’université… le docteur Van Kock…

– Van Kock… qui partit pour Sumatra il y asoixante, quatre-vingt ans !…

– Et qui y est resté… et qui a juré que luivivant, jamais un homme ne pénétrerait dans ces solitudes…Ah ! si j’avais mon Phœbium ! Mais bah ! j’ai encorela poigne solide et le jarret vigoureux… attends un peu que jet’assomme, vil professeur qui n’as d’un singe que la fallacieuseapparence… »

Et Van Kock faisait tournoyer autour desoreilles de Valtenius son énorme gourdin… Celui-ci sautait,protestait du geste et de la voix, cherchant à fuir, ne comprenantrien d’ailleurs à l’idée de ce savant dont il était tout prêt à sedéclarer l’ami…

Deux fois déjà le bâton avait failli luifracasser le crâne, quand soudain une diversion le sauva.

Waa s’était éveillé à son tour et, prêtantl’oreille, elle avait reconnu la voix de Van Kock : que luiarrivait-il donc ? Courait-il quelque danger ? To-Hon’était pas là, c’était à elle qu’échéait le rôle deprotectrice.

Elle sortit de la caverne, courut versl’endroit où la querelle s’entendait…

« Coupez la retraite à ce damnéprofesseur ! » cria Van Kock.

Mais il avait parlé le pur hollandais :elle ne comprit pas, et Valtenius, profitant d’une éclaircie,s’était mis à courir de toute la vigueur de ses jambes… desoixante-seize ans !…

« Il va nous échapper ! Waa, à sapoursuite !… »

Et il s’élança à son tour pour saisir le vieuxsavant qui détalait de son mieux, mais qui évidemment allait tomberau pouvoir de son redoutable adversaire…

Valtenius hurlait à pleins poumons :

« À moi ! Au secours !…

– Crie tant que tu voudras, répliquait VanKock, tu n’en seras pas moins assommé… »

Et de fait il allait l’atteindre, quand tout àcoup des voix humaines, nombreuses, jaillirent de la profondeur dubois :

« Nous voilà ! Courage ! tenezbon ! nous sommes là !…

– Damnation ! fit Van Kock d’un accentdésespéré, la catastrophe arrive… voilà leshommes !… »

Et d’un bond, il se rejeta à côté de Waa, lecou tendu, haletant…

Du bois surgit un troupe d’hommes armés defusils… l’un d’eux vit Van Kock et Waa… c’étaient évidemment desorangs-outangs féroces qui en voulaient à la vie de Valtenius.

L’arme s’abaissa et sans doute Van Kock allaitpayer de sa vie son intransigeance ; mais le généreuxValtenius s’était jeté au-devant de ses amis, les bras étendus.

« Ne tirez pas ! Ce n’est pas unsinge… c’est un confrère !… »

Ce fut à ce moment que Waa, épouvantée,apercevant ces êtres qu’on lui avait appris à considérer comme sespires ennemis, lança à pleins poumons son cri d’appel :

« To-Ho ! To-Ho !… »

C’était lui le seul sauveur en qui elle eûtconfiance, le compagnon, le fort des forts !…

« Mais si c’est un homme, docteurValtenius, il sait bien qu’il n’a rien à craindre de nous…

– Mon cher docteur Leven, il ne veut rienentendre… il a voulu m’assommer…

– Comme je vous assommerai tous, tas d’hommesque vous êtes ! hurla Van Kock au paroxysme de la fureur…Viens, Waa, fit-il en saisissant la pithèque par le bras ;dans la caverne et grâce au Phœbium… nous sommesinvincibles… »

Et il s’élança avec elle à travers le fourré…tous deux disparurent…

On l’a compris déjà, c’était la mission Levenqui venait d’arriver au cœur de ces solitudes.

Le jeune homme interrogeait Valtenius sur larencontre qui l’avait si fort ému : quoi ! il venait deretrouver dans les profondeurs de ces forêts inextricables l’hommedont le nom était resté légendaire en Hollande, ce docteur Van Kockqui, devant l’injustice de ses contemporains dont l’ignoranceentêtée niait ses découvertes, s’était expatrié, sans que jamaisplus on entendit parler de lui.

« Oui, oui, c’est lui !… répondaitValtenius. Et c’est une des plus grandes douleurs de ma vie qu’iln’ait pas voulu me reconnaître pour un ami, moi qui l’ai toujoursdéfendu ! Il m’a pris d’abord pour un singe. Et quand il a suque j’étais un homme, il a voulu me tuer ! C’estinimaginable !…

– Monsieur Valtenius dit une voix douce,peut-être lui avez-vous fait peur vous-même… je suis sûre que si jepouvais l’approcher, il m’écouterait…

– Ah ! madame Margaret, ne vous y risquezpas… cet homme qui n’est pas un singe est plus féroce que le plussinge des singes !…

– Je veux essayer… Mon cher Frédérik, fit-elleen se détournant vers son mari : venez avec moi… nous sauronsbien découvrir la retraite de ce brave savant, et à nous deux, nousle convaincrons que nul ici ne lui veut du mal… et puis, quisait ? ne pourrait-il pas nous donner quelque indice sur lesort de mon frère bien-aimé ?…

– Chère femme, dit Leven, je suis tout prêt àvous obéir… mais ne précipitons rien… pour l’instant, il est urgentd’abord de rallier nos hommes qui se sont quelque peu dispersésdans ces solitudes… peut-être nous cherchent-ils ets’inquiètent-ils de nous…

– Faites, mon ami. J’ai confiance en vous etserai patiente… mais mettez votre main sur mon cœur et sentezcomment il bat…

– Oui, en vérité ! D’où vient cetteémotion ?

– Ne riez pas de moi Frédérik. Vous savez queles femmes ont des intuitions inexplicables… une voix intérieure medit que mon frère est près d’ici… et que si jel’appelais… »

Elle fut brusquement interrompue.

Un des hommes du convoi accourait à toutesjambes. Il s’arrêta devant Leven.

« Chef, dit-il, nous avons trouvé au basde la côte un homme couvert de blessures, agonisant… nous avonsimprovisé une civière et nous l’avons apporté jusqu’ici…

– Vous avez certes bien agi… peut-être ledocteur Valtenius pourrait-il lui donner des soins efficaces… Oùest ce malheureux ?

– Ici… à deux pas… la civière ne peuts’engager dans ce fourré d’arbres…

– Allons vite ! s’écria Margaretressentant toute la pitié qui est au cœur des femmes ;hâtons-nous de lui porter secours… »

Pendant qu’ils parlaient, regardant tous ducôté que l’homme leur avait désigné, la tête de To-Ho avait surgiau-dessus de la côte du roc qui supportait le plateau où scène sepassait…

Arrivant à l’appel de Waa, le pithèque avaitescaladé la pente presque à pic, et il s’apprêtait à bondir sur leplateau, quand tout à coup il aperçut le groupe des hommes, Leven,Margaret, vêtue d’un costume de sport qui dessinait ses formessveltes et jeunes ; Valtenius, que d’abord il prit pour VanKock et qu’il accusait de trahison… puis d’autres encore quiportaient des armes.

C’était la catastrophe tant redoutée, c’étaitl’invasion…

Où était Waa ? Où était le vieilHollandais ? Où était George ?…

Est-ce qu’on les avait tués ? Les hommesn’étaient capables que de crimes…

Il songea à se ruer, à saisir les plusproches, à les écraser dans une étreinte furieuse…

Non. Il fallait d’abord savoir où étaient ceuxqu’il aimait.

Il se glissa le long de la crête, invisible,contournant le plateau, et ainsi gagna un point d’où, sans être vu,il pouvait regagner la caverne.

Il y entra.

Ils étaient là tous trois, Van Kock, Waa etGeorge qui venait de s’éveiller, et qui, entendant le Hollandais etla pithèque causer avec véhémence, regardait et ne comprenaitpas.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écriale jeune homme en courant vers To-Ho dont la physionomie contractéel’effrayait.

Le pithèque eut un geste violent :

« Il y a, cria-t-il, que les hommes sontlà !…

– Les hommes !

– Oui… nos ennemis, nos persécuteurs ontpénétré dans nos solitudes… pour y porter la guerre et la mort…Oh ! ajouta-t-il en serrant les poings et en grinçant desdents, pas un ne sortira d’ici vivant… Van Kock, nous allons nousdéfendre, n’est-ce pas ?…

– Certes ! répliqua le centenaire, etdussé-je y périr moi-même, ce sera la joie de mes derniers joursque d’avoir exterminé cette race maudite !…

– Des hommes ! reprenait Georgepensif : où sont-ils ?…

– Là… à quelques pas de la caverne…

– Quels sont-ils ? Êtes-vous sûrs qu’ilsviennent en ennemis…

– Eh ! ne sont-ils pas nos ennemis par ceseul fait qu’ils sont des hommes ? clama Van Kock.Allons ! plus de paroles, des actes… To-Ho, donne moi tabaguette que je la garnisse de Phœbium en quantité suffisante pourque tout ce que tu toucheras se désagrège et s’écroule… et moi,moi !

Il courut à un coin de la caverne et sous untas de feuilles prit une petite boîte qu’il y avait cachée.

Il la brandit à bout de bras :

« Il y a là, cria-t-il en relevant latête d’un ait de défi, de quoi faire éclater toute la terre… Qu’ilsviennent donc et je les pulvériserai comme le sable desplaines… »

George les regardait alternativement tousdeux. Ces menaces sauvages l’épouvantaient et il ressentait au plusprofond de lui-même un trouble dont il n’était pas le maître…Certes, il était bien près, lui aussi, de haïr les hommes qui nelui avaient fait que du mal… et pourtant une voix s’élevait en luiqui doucement plaidait en leur faveur… Tuer ! tuer !aucune solution ne pouvait-elle intervenir…

« Pourquoi ne pas fuir devant eux ?dit-il ; il y a dans nos montagnes des gorges inaccessibles oùils ne pourront nous atteindre ?…

– Et pourquoi donc leur céder ce territoirequi est notre domaine… ils sont les envahisseurs, nous avons ledroit de les chasser… et nous le ferons !… To-Ho, peux-tuexaminer les environs et nous dire ce qui se passe… avant de sortird’ici il nous faut connaître exactement la situation de nosadversaires, pour les frapper à coup sûr… »

To-Ho sortit par une faille de roche et duhaut de la caverne regarda…

En ce moment, on avait amené le blessé ramassépar les hommes de Leven.

Le misérable – c’était Koolman – portaitd’horribles blessures et sa face disparaissait sous un masque desang.

Cependant il avait encore en lui un souffle devie…

Après la fuite de To-Ho, ç’avait été, parmices hommes enragés de désespoir, affolés par leur sinistredéconvenue, une frénétique explosion de fureur : ils s’étaientrués sur la boue de l’or dans l’espoir d’y recueillir encorequelques parcelles du précieux métal… et dans cette poussée, ils sebattaient, se frappaient, s’écharpaient…

C’était une tuerie.

Koolman avait, le premier, songé à lacaverne : peut-être les blocs qui y restaient avaient-ilséchappé à l’incroyable phénomène ?

Mais ceux qui étaient le moins grièvementblessés avaient surpris son mouvement et deviné ses intentions… eton se jeta sur lui, les uns, les autres se traînant, se piétinant,cherchant à se déchirer les chairs et à se crever les yeux…

Or, voici que la baguette jetée par To-Ho dansl’intérieur de la caverne prit, par cette bousculade, contact avecune des parois… et la désagrégation commença : d’abord ce futun amollissement, une pluie fine qui tombait ; puis lapulvérisation s’accéléra, la terre cédait sous les pas : leshommes étaient pris par les pieds, par les jarrets, en unenlisement rapide, et du buste et des bras qui restaient libres,ils se battaient encore…

La voûte s’effondra… ce futl’engloutissement…

Seul Koolman avait pu gagner l’issue à temps,mais il avait été tailladé à coups de couteau… il titubait,aveuglé, hurlant, et tomba sur le sol avec une imprécation…

C’est là que les hommes de Leven l’avaientramassé au milieu des cadavres.

Et maintenant, agonisant, il regardait ceshommes qui étaient autour de lui et qui lui parlaient.

Il les reconnut et toute sa haine monta à seslèvres en un dernier spasme.

« Leven ! cria-t-il en un hoquet,Leven et la belle Margaret Villiers… et l’imbécile Valtenius…Ha ! ha ! vous vous croyez triomphants… on vous tuera,vous aussi… les démons vous attendent…

– Qui donc êtes-vous, fit Leven en se penchantsur lui, vous qui semblez si bien nous connaître ?… »

De fait, sous les plaques de sang quisouillaient son visage, ses traits disparaissaient.

« Qui je suis ?… L’homme qui voushait, comme il hait votre père, comme il hait ce bandit deVanderheim qui vous a envoyé ici… Koolman ! vous savez bien,Koolman qui a été humilié, outragé… et qui va êtrevengé !… »

Margaret s’approcha vivement de lui :

« Monsieur Koolman, pourquoihaïssez-vous ?… Mon père, je vous le jure, ne vous a jamaisfait de mal. »

Le moribond se dressa à demi :

« Ah ! c’est vous, la petite !…Tenez, vous avez raison… je vais mourir… je veux être bon !…Ha ! ha ! oui, très bon… Vous cherchez votre frère… ehbien ! il est ici… oui, oui !… Les indigènes m’ont parléd’un jeune blanc qui vit au milieu des hommes-singes… et vous letuerez sans le connaître… ou il vous tuera… et je seraivengé !… Ha ! ha ! c’est bon de mourir en faisant dumal… »

Et le misérable retomba avec un râle…

Margaret l’avait entendu : qu’avait-ildit ? Était-il vrai qu’il eût recueilli quelque indice surGeorge ?…

Vivant ! il serait vivant ! Il setrouverait, au milieu de ces affreuses solitudes, des êtresformidable qui les habitaient ?…

Et dans un élan plus fort que sa volonté, elleappelait… elle criait de toutes ses forces :

« George ! mon Georgebien-aimé !Où es-tu ? C’est moi, ta sœur Margaret,qui t’appelle ! George ! George !… »

… À l’intérieur de la caverne, Van Kock etTo-Ho se préparaient au combat suprême… La provision de Phœbiumavait été divisée en portions dont chacune était suffisante pourproduire ses effets terribles…

George restait immobile : il devinaitmaintenant toute la puissance de la mystérieuse matière… et ilsongeait que tout à l’heure des hommes – ses frères, après tout –allaient périr d’une mort horrible…

Et il frissonnait…

To-Ho, descendu de son poste d’observation,avait dit que les hommes étaient nombreux… qu’ils étaient jeunes…« Même, avait ajouté le pithèque, il doit y avoir parmi euxune femelle… qui a les cheveux presque blancs et la peau touterose… »

Une jeune fille ! George en avait vuautrefois !…

« Allons ! dit Van Kock, trêve auxphrases ! Ces bandits vont nous donner l’assaut… ils ont desarmes qui tuent de loin… il faut agir… »

Ils monteraient sur le faîte de la caverne etde là, à tour de bras, ils lanceraient vers le groupe humain desparcelles de Phœbium… Van Kock avait construit une sorte de cannecreuse qui projetait la matière à plus de trente mètres… c’étaitassez… c’était l’anéantissement certain de la horde… en quelquesminutes…

To-Ho obéissait, ne discutait pas. Waatremblait et se taisait.

Ils commencèrent à se hisser…

À ce moment, la voix de Margaret monta dansl’air : « George ! George ! »

Le jeune homme leva la tête, bondit sur sespieds.

Cette voix, mais il la reconnaissait… ou dumoins croyait la reconnaître… car elle lui rappelait celle de samère…

Et la voix, douce, douloureuse, répétait sonnom !…

Van Kock l’avait entendue, lui aussi, etregardant la physionomie du jeune homme, il comprenait ce qui sepassait en lui.

« Toi ! s’écria-t-il, tu penses ànous trahir… prends garde !…

– Mais… c’est la voix de ma mère ! elleest là… elle m’appelle !…

– Eh ! que me font ta mère et toute lafamille ! hurla Van Kock. Tu ne sortiras pas d’ici… To-Ho,attache-le !…

To-Ho ne savait plus, ne comprenaitplus !… En cette âme obscure, un combat se livrait.

« Go, dit-il, reste avec nous… n’écoutepas cette voix !…

– C’est moi… Margaret… ta sœur,George !…

– Ah ! je ne puis résister pluslongtemps ! » cria le jeune homme en s’élançant versl’issue…

Instinctivement, To-Ho se jeta devant lui, lespoings levés…

Mais Waa, qui jusque là n’avait rien dit, seplaça entre le pithèque et George…

« Qu’il s’en aille ! dit-elle d’unevoix qui mourait.

– Non ! non ! fit Van Kock, je neveux pas… »

Waa lui jeta les mains à la gorge sibrusquement qu’il n’avait pu prévoir le mouvement.

« Qu’il s’en aille, »répéta-t-elle.

Alors, To-Ho s’écarta… George ne s’arrêta mêmepas pour embrasser la pauvre Waa… pour étreindre la grosse main deTo-Ho…

Il s’élança dehors…

Waa avait lâché Van Kock et était tombée surle sol, affaissée, sanglante…

… Et George était dans les bras de Margaret,de Leven… c’était une scène d’un sentiment joyeux, une rentrée dansla vie… Cependant, chez les hommes eux-mêmes, l’ingratituden’abolit pas la mémoire : après les premières effusions,George se souvint tout à coup des amis qu’il venaitd’abandonner…

En deux mots, il s’expliqua, négligeant lesdétails.

Valtenius, qui ne tenait plus rancune à VanKock, brûlait du désir de se réconcilier avec lui ; Leven,enthousiasmé à la pensée de trouver enfin l’anneau manquant, étaitprêt à tout pour arriver au but…

« Que faut-il faire ? demanda-t-il àGeorge. Il est bien entendu que nous ne voulons user aucuneviolence. »

George réfléchit un instant.

« Laissez-moi agir, dit-il. J’espère qu’àma voix ils consentiront à entrer en pourparlers. »

Il fit quelques pas en avant… mais il étaitencore à plus de vingt mètres de la caverne, quand soudain unedétonation retentit, sèche, brutale.

Il se fit un soulèvement de terre, de pierresqui s’éparpillèrent dans les airs…

Tous les hommes s’élancèrent… mais à la placede la caverne ne restait plus qu’un trou béant, noir, profond… eten même temps, d’une des parois du gouffre, fendue par l’explosion,une nappe d’eau énorme, comme d’un torrent, jaillit et noya laterre et les pierres…

« Perdus ! morts ! »s’écria George avec un accent de désespoir.

Et en ce moment revinrent à sa pensée tous lessouvenirs du passé, toutes les preuves de bonté, de douceur, depatience qui lui avaient été données, et, tombant dans les bras desa sœur, il pleura…

 

Que s’était-il passé ?…

Au paroxysme de la rage, Van Kock s’étaitélancé à la porte de la caverne, le bras levé, pour foudroyer lefugitif…

Mais Waa s’était jetée sur lui, l’enveloppantde ses longs bras, le réduisant à l’impuissance…

To-Ho, désorienté, fou de douleur, tant ledépart de George éveillait en lui des regrets poignants, sauta surle toit pour regarder ce qui se passait au loin…

Pendant ce temps, Van Kock, dans l’élan de safureur, luttait contre Waa qui ne le lâchait pas… tous deuxroulaient sur le sol de la caverne…

Van Kock avait laissé tombé la boîte dePhœbium… son corps l’écrasa… le contact se fit… une crépitationéclata… Le Phœbium s’était éparpillé… la désagrégation se fit…l’effondrement !…

To-Ho avait senti le terrain se dérober souslui et, instinctivement, d’un bond formidable, il s’était lancé enavant, franchissant une crevasse… et ainsi il était sain etsauf !… Seul !…

 

Tristement, courbé, vieilli de vingt ans, lemalheureux To-Ho s’en alla à travers le pays qui avait abrité sesjours de joie et de tristesse…

Les hommes le parcouraient maintenant,cherchant, ne trouvant rien.

To-Ho les sentait, les dépistait…

De ses anciens compagnons, il n’en restaitplus un seul. Tous avaient suivi le conseil de Ro-Ka. Ils avaientémigré, à travers le détroit de la Sonde, vers Java…

Et il était seul… et il restait seul… ainsi ilvint un soir se coucher au pied d’un arbre… il eut voulu s’allerblottir dans les branches… il ne pouvait plus monter, ses forces lelui refusaient.

Le soleil couchant jetait à travers lesfrondaisons ses lueurs d’or…

« Go !… mon pauvre petitGo ! » murmura To-Ho une dernière fois.

Et il mourut.

Et jamais on ne put retrouver la trace deTo-Ho, le tueur d’or.

Valtenius ne se consola jamais d’avoir touchéde si près la solution de l’anneau manquant et de l’avoir laissééchapper… et puis il regrettait son vieux Van Kock auquel il avaitpardonné de l’avoir pris pour un singe…

Leven a trouvé des mines d’or. La maisonVanderheim prospère : George Villiers y occupe une bellesituation…

Il pense quelquefois à la sincère affection deTo-Ho et de la bonne Waa.

Mais il fait si bon vivre auprès de ceux quireprésentent la vraie famille… et Louisa Villiers l’aime sipassionnément…

Pauvre To-Ho !

FIN

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