To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 3

 

Depuis les défaites successives subies par lesAtchés, le sultan Mahmoud-Schah passait ses journées confiné dansla chapelle funéraire située au centre de son palais-forteresse etoù reposaient les restes des anciens sultans.

Il sentait sa puissance lui échapper et secroyait environné de traîtres. Cauteleux et défiant, il se tenait àl’écart, n’admettant dans son intimité que la sultane favorite etquelques chefs dont il avait pu éprouver le dévouement, et dontsurtout il se croyait sûr parce qu’il tenait leur vie entre sesmains.

Pendant des journées entières, il restaitimmobile, assis par terre, adossé à une des tombes, mâchant lebétel, sans que son visage se départît d’une impassibilitéabsolue.

C’était là que le trouvaient les messagersenvoyée par les Panglimas, et les officiers : si mauvaise quefût la nouvelle apportée, Mahmoud-Schah n’avait ni untressaillement ni même un mouvement des paupières. Parfois onaurait cru qu’on parlait à une idole de pierre.

Mais sous cette froideur apparente couvaientdes fureurs sauvages.

Cet homme, le chef, le sultan, sesouvenait : il évoquait le temps où, maître de la terre et dela mer, il rançonnait et pillait impitoyablement les audacieux quis’aventuraient sur les côtes de Sumatra.

À la haine atavique que la race malaise avouée aux hommes blancs venait se joindre, en l’exaspérant, lacolère d’un abaissement qui chaque jour devenait plus profond.

Auprès du sultan, un esclave se tenaitcontinuellement, le sabre nu à la main, et plusieurs fois, sur unsigne du maître, le bourreau avait, d’un seul coup, abattu la têted’un conseiller importun qui avait osé parler de compromis avec lesHollandais.

L’homme qui avait apporté la nouvelle de ladéfaite de Samalaggan avait été écartelé.

Joignant à la sauvagerie ancestrale des Atchésles raffinements de cruauté d’une âme perverse et dépravée,Mahmoud-Schah était un monstre que tous redoutaient et dont on neprononçait le nom qu’avec terreur : tapi dans son kraton,comme un fauve à l’affût, il apparaissait aux yeux de ses sujetscomme une idole monstrueuse, prête à toutes les férocités et à tousles forfaits.

Il avait des fantaisies étranges : ilaimait les bêtes féroces et entretenait dans son palais uneménagerie formidable, et sur les animaux des forets, il cherchait àassouvir ses goûts sanguinaires.

Il enfermait un tigre dans une étroite cage defer, aux barreaux si forts qu’ils défiaient toute attaque, et, dudehors, lâchement, il se plaisait à torturer l’animal, à l’aided’une longue lance garnie de fer barbelé, ou encore avec des tigesde fer rougies au feu. Le fauve hurlait, rugissait, se débattaitsous l’étreinte de la souffrance. Lui, silencieux, frappait encoreet souriait, ménageant les coups pour prolonger l’agonie.

Une dernière capture avait été faite quil’intéressait.

Au centre de l’île existent, au faite desmontagnes tourmentées, toutes de gouffres et de précipices,d’épaisses forêts que la nature, féconde et libre, a faitesimpénétrables. Les lianes, les troncs monstrueux, les branchesentrelacées comme des bras d’acier s’opposent à l’invasion humaine,et depuis les temps légendaires, le bruit courait qu’il existaitdans ces forteresses inexpugnables une race d’êtres étranges,effrayants, qui, disaient ceux qui avaient osé s’aventurer dans cessolitudes et en étaient revenus, – ils étaient rares, – n’étaientplus des singes et n’étaient pas encore des hommes.

Ils se tenaient droit, portaient la têtehaute, connaissaient quelques arts rudimentaires, mais ne savaientpas faire de feu ; d’après les récits incohérents que lesépouvantés rapportaient, ces êtres, ces hommes primitifs, cessinges supérieurs possédaient un langage articulé, maisincompréhensible pour toute oreille humaine.

D’une vigueur formidable, ils semblaient douxet vivaient en société, par groupes, dans les rares clairières,s’abritant même contre les intempéries du ciel sous des huttes debranchages.

Mahmoud avait promis une somme énorme – cinqmille ringguits – 25,000 francs – à qui s’emparerait d’un de cesêtres mystérieux et lui amènerait vivant et prisonnier.

Mais ils semblaient à la fois invulnérables etimpossibles à surprendre.

Toutes les embuscades qu’on avait préparées,tous les pièges qu’on leur avait tendus étaient restésinutiles : une seule fois, un d’eux avait été tué, et lemeurtrier avait traîné son cadavre au kraton.

Mort, l’être n’était en somme qu’un singe detaille exceptionnelle, un gorille quelconque. Les connaissancesscientifiques des Atchés étaient trop nulles pour que, parmi eux,personne pût constater les éléments anatomiques qui eussent établiun rapport plus étroit entre cet animal et les humains.

Furieux de sa déconvenue, Mahmoud avait faitenterrer vivant le malheureux qui avait si mal compris sesintentions, et pour comble d’horreur, il avait fait lier le cadavrede la bête au corps de l’homme, pour qu’ils pourrissent deconcert.

À quelque temps de là, tout récemment, – il yavait huit jours à peine, – une troupe d’Atchés, revenant dequelque combat avec les Hollandais, avait surpris, aux portes mêmede Kota-Rajia, un des êtres fantastiques.

Il se tenait immobile, derrière les dernièrespaillettes du kampong, attentif, semblant guetter, dans unecontention de si profonde attention que les Atchés avaient pul’entourer, se jeter sur lui, le couvrir de liens avant qu’il luifût possible de se mettre en défense.

Et pourtant il avait lutté avec un couragedésespéré ; sa force était telle qu’il avait fallu celle devingt hommes pour le réduire à l’impuissance.

Finalement, frappé d’un coup de sabre qui luiavait ouvert ta poitrine, il était tombé, et ; avec des crisde triomphe, ses agresseurs l’avaient emporté et livré aux gens dusultan.

Sa blessure, si profonde qu’elle fût, s’étaitcicatrisée en deux jours. On lui avait mis au cou, aux bras, auxjambes des entraves de fers, et quand il avait été bien prouvé quetoute sa vigueur serait impuissante, on l’avait conduit àMahmoud-Schah.

Du reste, l’Être semblait résigné et nerésistait plus.

Enfin, le rêve du sultan était réalisé :il avait devant lui un homme de la forêt, un de ces individusfantastiques qu’il tenait tant à connaître.

Le singe et le potentat étaient face àface.

Le potentat était de petite taille, grêle etsimiesque.

Le singe avait plus de six pieds de haut, lesépaules très larges, le buste solide et droit, les jambesvigoureuses et bien modelées, avec cependant les rotules en dedans,les pieds larges à l’orteil long et très séparé des autresdoigts.

Les bras, de grande dimension, se terminaienten mains énormes qui touchaient au genou.

Mais ce qui caractérisait l’Être mystérieux,ce qui lui donnait une apparence à la fois étrange et effrayante,c’était la face.

Sur le cou musculeux, la tête se dressait,très légèrement inclinée en avant ; comme sur tout le reste ducorps, la peau était noire, duvetée. Sur le crâne, bombé en formed’œuf, la chevelure sombre se divisait en deux longs bandeaux qui,passant sous les oreilles, s’allaient rejoindre à la nuque où ilsétaient noués.

Il était complètement nu.

Le front était montueux, saillant, le nez trèslarge, avec des narines relevées au-dessous desquelles proéminaitune bouche dont la lèvre supérieure avançait sur des lèvres sansrebord, comme coupées d’un coup de couteau. Le menton droit, detoute la largeur de la face, donnait l’impression d’une mâchoire defer.

Figure bestiale en somme, et qui ne se fût pasdistinguée, à première vue, de celle d’un anthropoïde quelconque,si sur toute cette laideur les yeux, étonnants, n’eussent jeté unelueur saisissante.

Les paupières étaient grosses, lourdes, maisle globe des yeux saillait, avec la sclérotique très blanche,formant cercle autour de la pupille qui sans cesse se dilatait ouse rétrécissait, comme intimement liée au mécanisme de l’organismetout entier : et ces yeux avaient une expressionindéfinissable d’attente, de curiosité, d’attention.

Instinctivement, tant la stature de l’animaldifférait de celle du singe, Mahmoud lui avait parlé comme à unhomme, comme à un esclave.

« Monstre, lui avait-il crié, quies-tu ? d’où viens-tu ? Quelle est ton audace de rôderautour des demeures des humains ? Brute, réponds ! Sacheque je suis le puissant entre les puissants, et que ton ignoblecarcasse est à ma merci. Es-tu sourd ? Es-tumuet ? »

L’Être ne bougeait pas : nulle fibre desa face ne tressaillait.

Il semblait que la voix du sultan ne parvenaitpas jusqu’à lui.

Pourtant, pour qui l’eût observé de près, desrayons passaient dans ces yeux à demi clos sous les paupièreslourdes, et dans ses mains étroitement enchaînées il y avait unfrémissement.

« Maître ! dit un des soldats en seprosternant, cet animal n’est pas sourd, car lorsque nous l’avonssurpris, il a bondi en entendant, trop tard, le bruit de nos pas.Il n’est pas muet ! Car dans le saisissement premier, il alaissé échapper des sons qui ressemblaient à des mots. Je jurequ’il sait parler.

– C’est bien ! dit le sultan. Qu’on lefustige. »

L’Être fut saisi, étendu sur une planche, oùon l’attacha à plat ventre bois. Les liens lui entraient dans lachair, les anneaux de fer formaient des bourrelets sanglants.

Un Ourang-Rauté – un forçat – fut amené quireçut l’ordre de frapper, avec un bambou garni de pointes declous.

Le bourreau improvisé prit la longue baguette,la fit siffler dans l’air et attendit le signal qui tout de suitefut donné ; et le bambou ferré s’abattit sur leprisonnier.

Cinquante coups ! c’était atroce. LesAtchés rythmaient le supplice de leur chant à lèvres closes quimurmuraient comme une plainte d’agonie.

Comme le patient n’avait pas laissé échapperun cri, n’avait même pas fait un mouvement, à tel point qu’on sefit volontiers demandé si ses chairs et ses muscles étaient pétrisdu même limon que ceux des humains. Mahmoud le crut mort, eut uncri d’arrêt.

Il ne lui plaisait pas que sa victime luiéchappât aussi vite. L’Être fut détaché, redressé : le sangcoulait, d’un rouge noir, sur la peau très foncée ; et ilresta debout, regardent le tortionnaire en face, avec, dans lesyeux, une lueur d’étonnement et de mépris.

Mahmoud éprouva, sous ce regard, un malaiseinvolontaire, et ordonna qu’on écartât l’inconnu. On le garderaitenchaîné dans une cage de fer. Il aviserait plus tard.

Et depuis lors, chaque jour le sultan s’enallait à travers le kraton jusqu’à la geôle où l’Être étaitattaché ; et, sûr de n’être pas entendu, il lui parlait,tantôt d’une voix d’autorité, tantôt avec des accents desupplication.

Car il avait peur du mystère, et sous cetteenveloppe mi-animale, mi-humaine, il devinait quelque chose deterrible, comme un secret de la nature !

Pour un peu, il se serait prosterné devantl’Incompris et il l’eut supplié de lui accorder sa protection. Maisen d’autres moments, furieux de cette impassibilité qui ressemblaità du dédain, exaspéré de ce regard qui restait fixe, avec une lueurobscure, et que cependant rien ne faisait vaciller, Il se laissaitemporter à des rages folles.

Alors il appelait, se faisant apporter desarmes, des lames, des bâtons, et il frappait, et il déchirait sonprisonnier, qui ne criait pas et le regardait toujours.

« Mais parle ! parle ! luicriait le sultan. Je crois, je sais que tu es un homme ! Tudétiens des secrets que je veux connaître… Oh ! je tecontraindrai bien me les livrer !… ferme les yeux ! Je neveux pas que tu me regardes ainsi !… »

Et pourtant ces yeux, dont le terne rayonpesait si lourdement, sur lui, il ne se résolvait pas à lesdéchirer. Il lui semblait qu’à faire cela il commettrait un actesacrilège.

Les jours passaient : il avait tenté deprendre l’Inconnu par la famine. Il avait ordonné qu’on ne luidonnât pas à manger.

L’Être refusait d’ailleurs toute viande,n’acceptant que des bananes ou le fruit du soukoun, qu’on appellel’arbre à pain. On ne lui en présenta plus, pendant trois jours.Alors, dans l’étroit espace dont il pouvait disposer, il s’étaitaccroupi, les jambes repliées sous lui, et pas plus qu’auparavantil n’avait remué, pas plus il n’avait gémi, pas plus il n’avaitparlé ; seulement, dans ses yeux à la blanche sclérotique, leregard main­tenant se faisait plus aigu, plus hardi, avec on nesait quel reflet de reproche et de colère. Las de cette lutte, etcependant voulant vaincre ce qu’il appelait un entêtement bestial,Mahmoud-Schah avait fait détacher l’Être, puis avait ordonné qu’onrelâcha ses entraves.

Ne gardant plus entre lui et l’Inconnu qu’ungrillage de fer, il l’avait fait amener dans le tombeau dessultans, et là, pendant de longues heures, il lui parlait, luiadressait des gestes, s’efforçait de l’amener à quelque ripostesoudaine.

Parfois il lui semblait deviner que l’Être –presque singe – était sur le point de s’humaniser ; il étaitcertain d’être compris : les yeux avaient une éloquenceinvolontaire qu’il surprenait et qui irritait d’autant plus sondésir de triompher de cette résistance.

C’était dans un de ces instants que tout àcoup on frappa à la porte du sanctuaire et un des plus hautsdignitaires, le Panglima des vingt-deux moukims, entra.

« Que me voulez-vous ? cria lesultan. Et quelle est cette audace qui vous permet de violer masolitude ?

– Maître, répondit le Panglima en sepros­ternant, des événements graves se produisent, et qui peuventavoir sur les événements prochains la plus heureuse influence.

« Les Orangs-Sakeys sont sortis de leursforêts pour venir à nous, et nous offrent l’aide de leur courage etde leur dévouement.

– Les Sakeys ! s’écria le sultan. Cesmisérables vagabonds qui sont moins que les plus ignoblesanimaux…

– Maître, ils sont nombreux, et leur hainecontre les hommes blancs est immense. Les Hollandais maudits ontpénétré dans leurs forêts et ont tué quelques-uns de leurscompagnons. Ils aspirent à la vengeance. Ce sont des auxiliairesprécieux qui donneront leur vie pour le salut de la patrie malaise…Maître, ne les repousse pas !…

« L’ennemi fait chaque jour des progrès.Le cercle qui nous investit se resserre, et nos frères tombent sousses coups. Nos frères sakeys, sur leurs sampans et leurs jonques,les attaqueront sur la côte, pendant que nous les pousserons del’intérieur, la lance aux reins… et notre antique Perak recouvrerasa liberté et, avec elle, ses richesses…

« Maître, écoute la voix de tespanglimas… accepte l’alliance des Orang-Sakeys. »

Mahmoud était retombé sur ses coussins,réfléchissant. Il avait, profondément ancré au cœur, la haine, lemépris des Sakeys qu’il jugeait de race inférieure. Cependant ilsavait que le Panglima disait vrai. Leur courage, fait desauvagerie, pouvait être d’un utile concours… et puis… !

Involontairement il tourna les yeux versl’inconnu qui semblait écouter attentivement ce qui était dit,quoique, évidemment, il ne comprit pas la langue qui étaitparlée ; et sur cette physionomie muette, il lui sembla voirse dessiner un rictus de joie… On parlait de dangers courus par lesAtchés, on refusait une aide qui pouvait les sauver !… et aufond de lui-même il riait. Mahmoud eut cette notion qu’il n’avaitplus de plus sûr ennemi que son prisonnier, son martyr… et leregardant fixement, il dit :

« Panglima, j’écoute tes conseils… queles chefs des Sakeys soient introduits devant moi…

– Maître, ce n’est pas tout ! Je tesupplie de m’écouter jusqu’au bout… Les Orangs-Sakeys ne sontsortis de leur solitude que pour se venger… et haïsseurs des hommesblancs, ils réclament un gage prouvant que les Atchés partagentcette haine…

– Un gage ! une garantie !Quoi ! ces misérables osent poser desconditions ?… »

Le Panglima baissa la voix :

« Il est des heures où la prudence est lameilleure politique… profitons d’abord du concours qui nous estoffert. Après tout, nous songerons à guérir nos alliés temporairesde leur intempestif orgueil… ?

– Soit !… Et quelle est cettecondition ?…

– Maître, par une faveur de ta bonté, nousavons laissé vivre dans ce pays une femme, une blanche, qui, avecses deux enfants, occupe une paillote sur le bord du fleuve !…Cette femme est une sorcière qui jette des malédictions sur notrepeuple… Igli-Otou, le prophète des Sakeys, a la preuve de saperversité… et il exige que cette femme et ses enfants soient mis àmort !… »

Le sultan eut un geste dédaigneux :

« Que m’importe ! fit il.Tuez !

– Maître, le peuple veut que tu rendestoi-même la sentence…

– J’y consens. Que cette misérable soit amenéedevant moi… Eh ! par Allah ! je me sens en désir dejustice… et, ajouta-t-il en se tournant vers l’inconnu, il me plaîtque tu me voies exercer mon droit de vie et de mort… »

Sur un signe, les portes s’ouvrirent et leschefs sakeys entrèrent, avec, à leur tête, l’horribleIgli-Otou…

Puis les chefs atchés. Et derrière eux lafoule qui, sur le seuil, se prosterna. Les soldats poussèrent enavant Méha et ses deux enfants.

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