To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 4

 

Pendant cette course forcenée qui l’emportait,elle et ses enfants, à travers la ville, la malheureuse femme avaitdoublement souffert, et des liens qui tenaient ses membresdélicats, et des horribles pensées qui tout à coup s’étaientimposées à son esprit. Elle vivait si calme, presque heureuse,ayant fait le sacrifice du passé.

Ces Atchés qui l’entouraient, elle avait finipar s’intéresser à eux, par les presque aimer, leur prodiguant sessoins, leur apprenant mille choses de la vie et ne demandant pourtoute récompense qu’un peu de sympathie pour ses enfants…

Quel réveil ! Il lui avait semblé vivredans le tourbillon d’un hideux cauchemar… George !Margaret ! Était-il donc vrai qu’ils étaient aux mains de ceshommes furieux, de ces brutes sauvages qui lesmeurtrissaient !… En vain elle cherchait à conserver quelquesang-froid ; en vain elle s’efforçait de raisonner, de saisirdans ses pensées troubles quelque raison d’espérer !

Non, c’était la mort, brutale, atroce… lafoudre tombant sur des innocents, sans défense possible… et tout àcoup elle se vit debout dans le magnifique et sinistre mausolée desanciens sultans atchés, ayant auprès d’elle ses deux enfants qui,pâles, défaillants, avaient peine à ne se pas laisser tomber surles dalles de marbre…

Dans cet homme au vêtement couvert depierreries, qu’entouraient des gardes ayant en main un sabre nu,elle devina le sultan, le maître, le Mahmoud-Schah qui naguèreavait fomenté la révolte traîtresse dans laquelle avait péri sonépoux, le père de ses enfants, et sur ce visage aux traitsrabougris, à la peau tannée, elle lut un sentiment de férocité sibasse que tout son sang reflua à son cœur…

C’était de ce monstre – dont elle avaitentendu raconter les forfaits – que dépendait le sort de sesenfants.

Mais en même temps qu’une horreur plus grandeenvahissait son âme, en même temps que le péril s’affirmait plusimmédiat, se personnalisait en quelque sorte en cet homme qui étaitle maître de la vie et de la mort, elle éprouva comme une secoussede relèvement…

Elle était femme, elle était Européenne, elleétait mère… il était de son devoir, de sa dignité, de son amourmaternel de lutter jusqu’au bout…

Les femmes ont de ces héroïsmes nerveux quiles galvanisent tout entières.

Cependant, en la haute salle du mausolée, oùles stèles des morts mettaient leur note pâle et sépulcrale, sousle jour qui filtrait à travers d’étroites lucarnes ménagées dans leplafond, un silence profond s’était établi.

L’étiquette de la soumission et du respectavait repris tout son empire.

Pour la foule pressée aux portes, le sultanétait le représentant d’Allah sur la terre, et on le voyait non telqu’il était, mesquin, trapu, pareil à un gnome, mais transfigurédans la toute-puissance divine et humaine. Et comme frappés d’unéblouissement, les Atchés restaient étendus, le front contreterre.

Les Panglimas étaient à genoux.

Seuls, les Sakeys – et Igli-Otou – s’étaientcontentés de s’incliner profondément. Ces fils des libres forêtsavaient l’insolence de leur solitude.

Du reste, Igli-Otou et le sultan n’étaient pasdes inconnus l’un pour l’autre et il existait entre eux un levainde haine qui ne demandait qu’à éclater.

Cependant quelques-uns remarquaient, derrièrele sultan, séparée de lui par un treillis de fer, une formegigantesque, simiesque, et frissonnaient en se demandant si cen’était pas là quelque génie infernal. Il était debout, accroché deses doigts aux extrémités blanchâtres qui pointaient à travers lesmailles de la grille, et sa tête énorme se penchait en avant,tandis que ses yeux s’ouvraient tout grands, dans une pousséed’attention.

Le sultan, d’un signe, avait invité Igli-Otouà formuler sa requête, et le sorcier des Sakeys, avec l’emphase desorateurs officiels, avait exposé les revendications de sescongénères.

Ils étaient prêts à se dévouer pourl’indépendance du peuple malais : ils apportaient sincèrementl’appui de leur courage et de leur énergie. Bien plus leur Antou,leur dieu leur prêterait l’aide de sa toute-puissance.

Mais était-il naturel, logique que le peupleAtché protégeât, défendit, entretint dans ses rangs une ennemieimpitoyable de sa race ? Si encore cette femme eût été seule,aurait-on pu admettre qu’on la tint pour inoffensive. Mais sesenfants grandissaient ; ils étaient pour les vrais croyants,pour la liberté des Atchés, des Sakeys, des Battaks, une menacevivante…

Et le dieu des Sakeys, l’Antou, avaitparlé.

Il avait signalé à ses fidèles enfants cepéril que rien ne pouvait conjurer, sinon la mort, et sa voix avaitété entendue des Sakeys.

Oui, ils combattraient auprès de leurs frèresAtchés : ils ne marchanderaient pas leur vie et nul neprendrait de repos avant que l’homme blanc fit à jamais expulsé dusol sacré de Sumatra… mais ce qu’ils réclamaient avant tout,c’était la mort de la sorcière, la mort de ses enfants…

Et Igli-Otou concluait :

« Le chasseur ne laisse pas derrière luila tigresse et ses petits… »

Une clameur avait salué les dernières parolesdu Sakey.

Que les foules soient civilisées ou sauvages,les suggestions de haine et de férocité ont sur elles le mêmeempire.

Le Panglima, d’un geste, ordonna le silence,puis, prenant la parole à son tour, appuya la demandel’Igli-Otou.

Cette femme – de nombreux témoignages leprouvaient – avait conservé de sa race l’esprit de trahison et devengeance. C’était à elle, aux conjurations, aux cérémoniesdiaboliques qu’elle accomplissait, aux rites infernaux qu’ellepratiquait pendant les nuits noires, qu’étaient dus les quelqueséchecs subis par les Atchés…

Brusquement, bruyamment, Méhal’interrompit :

« Sultan, cria-t-elle, maître descroyants, cet homme ment !…Toutes ses informations sontfausses, il le sait. Que les Sakeys, m’accusent, encore puis-jepardonner à leur ignorance ; mais celui-là est un criminel quiprofère des mensonges, alors qu’il sait lui-même que ses parolessont calomniatrices…

– Assez ! silence ! àmort ! » crièrent cent voix de la foule.

Méha, redressée, vraiment belle dans cetterésistance de toute son énergie, croisa les bras, regarda le sultanen face, et encore une fois clama :

« Ces hommes ont perdu la raison.Seigneur, au nom de la vérité, au nom de la justice, je vous adjurede m’entendre… »

Le sultan restait impassible : ilsemblait que pas une de ces voix – de la suppliante ni du peuple –ne parvint à ses oreilles.

Igli-Otou, exaspéré, avait repris sonplaidoyer : fort de l’appui que lui apportaient et le Panglimaet la foule féroce, il élevait plus haut la voix, insistait surtoutsur la mort des enfants, traîtres de demain…

Encore une fois, Méha se débattit.

« Maître, maître, criait-elle au sultan,ce que ces hommes te conseillent est un crime infâme ! Leurfureur ne fût-elle dirigée que contre moi, je ne protesterais mêmepas… Vous auriez pu me tuer jadis, vous ne l’avez pas fait… vousm’avez laissé vivre !… et cette existence dont vous m’avezfait grâce, alors que vous avez tué mon mari, vous pouvez me lareprendre…

« En quoi suis-je coupable ? je nele sais pas. Mais, contre moi, contre moi seule, j’admets tout etje renonce même à plaider ma cause…

« Mais mes enfants ! mon pauvrepetit George, si bon, si doux, si ignorant des méchancetéshumaines ! Mais ma chère et faible Margaret, à peine détachéede mon sein ! vous osez dire que ceux-là sont des ennemis pourvous, qu’ils sont dangereux pour votre indépendance ?Maître ! maître ! regardez-les, daignez abaisser les yeuxsur les créatures chétives et innocentes !… Qui donc oseraitles accuser ?…

« S’il vous faut une victime, je suis là,moi l’Européenne, moi la blanche… que vous haïssez parce qu’ellen’est pas de votre race… mais par grâce, par pitié, par justice, aunom de ce Dieu que vous adorez et que vous nommez Allah – et quin’a droit au nom de Dieu que s’il est équitable – je vous suppliede me frapper, mais d’épargner mes enfants ! »

Méha parlait couramment, éloquemment même lalangue atché, et, malgré l’accent européen dont elle n’avait pu sedébarrasser tout à fait, pas une de ses paroles n’était incomprisede la foule où il y avait des femmes et des mères.

Déjà même une certaine émotion troublait cesnatures plus frustes que réellement méchantes, et même une voix defemme cria :

« Elle a raison… pitié pour lesenfants !… »

Mais Igli-Otou, voyant le danger, reprit sonplaidoyer, plus véhément et plus cruel :

« Est-ce que les enfants des Atchés nevalaient pas ceux de l’Européenne ?… est-ce que les mèresAtchés ne pleuraient pas leurs fils égorgés par les blancs ?…est-ce qu’elles ne souffraient pas, plus que toutes, des férocitésdes envahisseurs maudits !… Avaient-ils, oui ou non, brûléPallak, le florissant kampong, où tous, femmes et enfants, avaientpéri dans les flammes… n’avaient-ils pas massacré toute lapopulation de Sidjoh… et là, n’y avait-il pas des enfants ?…le Dieu des Sakeys réclamait un sacrifice… qui donc oserait le luirefuser ?… et d’ailleurs que les Atchés s’opposassent à ce quileur était demandé, qu’importait ! Les mille Sakeysrepasseraient la mer !… dans la crainte de se voir exposés auxsortilèges de l’abominable diablesse… et de ses impursrejetons !… »

Il avait touché la note juste. Cette évocationde scènes horribles – où la fureur des blancs s’était manifestéedans toute son horreur – fut plus puissante que tous les appels àla pitié…

Les cris de mort retentirent plus bruyants,plus autoritaires.

Le sultan leva la main, se dressa.

Tous se turent…, c’était l’instantdécisif…

D’une voix sourde, le sultan Mahmoud-Schahparla :

« Mes fils Sakeys, dit-il, enfantsd’Allah, soyez les bienvenus ! Combattez avec nous le boncombat contre l’éternel ennemi, le Hollandais avide et féroce. Nosrangs vous sont ouverts et vous prendrez place au milieu desdéfenseurs d’Atché. Nous avons pesé, dans notre sagesse, lesdemandes que vous nous adressez, en nous rappelant qu’un peuplelibre ne doit pas donner asile aux ennemis de la patrie… »

Ici il s’arrêta et fit un signe à ses gardes,qui allèrent à Méha, la saisirent et la traînèrent devant lui. Lesdeux enfants suivirent, tremblants, accrochés à sa robe.

« Femme, reprit Mahmoud, tu es convaincued’avoir, par tes maléfices, appelé le désastre et la ruine sur lepays d’Allah… qu’as-tu à dire pour ta défense ?… »

Méha s’efforçait en vain de reprendrecourage ; l’horrible plaidoyer du sorcier Sakey l’avaitfoudroyée.

Que répondre à des accusations ineptes dontelle sentait elle-même qu’il était impossible de prouverl’inanité ?… La question du sultan résumait brutalement cescalomnies absurdes. Elle ne pouvait que nier.

Elle le fit :

« Je n’ai jamais fait de mal à personne,dit-elle doucement, et me suis efforcée, au contraire, de fairetout le bien qu’il était en mon pouvoir.

– Nieras-tu que tu sois de cœur avec nosennemis ?…

– Je suis de race blanche… Mon mari, le pèrede mes enfants a été tué par les Atchés… et pourtant jamais un motde colère n’est sorti de mes lèvres…

« J’ai pu ne pas oublier… mais du fond del’âme j’ai pardonné !… »

Puis, attirant contre elle les deux enfantsqu’elle entoura de ses bras :

« Puissant seigneur, dit-elle encore, jene suis rien qu’une pauvre femme, sans force, sans défense. Quidonc pourrait avoir peur de moi ? et surtout qui pourraitredouter ces petits êtres qui ignorent la colère et lahaine ?… »

Mais un murmure lui coupa la parole : lafoule s’irritait. À quoi bon ces hésitations ? À quoi bon cesplaidoiries ? À mort ! À mort !…

Le sorcier sakey fit un pas vers lesultan :

« Fils d’Allah ! cria-t-il, prendsgarde à la langue dorée et à la parole hypocrite… Cette femme a étévue la nuit se livrant à des cérémonies infernales…

– Oui ! oui ! hurlèrent desvoix.

– Ce n’est pas vrai ! cria la pauvrefemme.

– Et les enfants étaient auprès d’elle quil’aidaient dans ses conjurations diaboliques !…

– Mensonge ! je dis que tout cela estfaux !

« Ah ! misérable Sakey, fit-elle ense redressant et en regardant Igli-Otou en face, pourquoim’accuses-tu ?… quel dommage t’ai-je porté…

« Tu sais bien que de tous les mots quetu prononces, il n’en est pas un qui ne soit une odieusecalomnie… »

D’une voix aiguë, Igli-0tourépliqua :

« Au nom des Orangs-Sakeys, je demande lamort de cette femme et de ses enfants… Sinon, nous retournons à nospirogues et regagnons les forêts profondes où nous saurons biennous dérober aux coups de nos ennemis… Frères Sakeys, ai-je bienparlé ?

– Oui ! oui ! » s’écriaient lesSakeys, brandissant leurs armes qui, dans la demi-obscurité quienveloppait la scène, étincelèrent d’une lueur sinistre.

Le Panglima des vingt-deux moukims dit à hautevoix :

« Le salut du peuple atché est la loisuprême… Sultan Mahmoud, fais justice !…

– Soit ! dit Mahmoud. Qu’il soit faitselon votre volonté… je vous donne cette femme et ses enfants…qu’ils soient conduits sur la grande place du Toko… et qu’ilssoient mis à mort devant le peuple…

– Baë ! Baë ! (bien !bien !) crièrent toutes les voix.

Méha avait entendu : elle se précipitavers le sultan, échappant aux mains qui voulaient la retenir, etelle pleurait, elle suppliait, cherchant à saisir ses vêtements,disant :

« Maître tout-puissant, grâce !… nonpour moi !… mais pour mes pauvres petits enfants !… sic’est un crime que d’être de race blanche, ils en sont innocents,car est-ce donc un crime de naître ?… Sultan, sultan !…je me livre, moi ! qu’on me tue, qu’on me torture, qu’onm’arrache les membres un à un ! mais pitié, pitié poureux !… »

Et tandis qu’elle parlait, la gorge déchiréepar les râles du désespoir, elle vit l’Être mystérieux, l’Inconnu,l’Homme-bête qui, debout dans sa cage, derrière le sultan, lesdoigts agrippés aux grilles, regardait de ses gros yeux effaréscette scène de désespoir… Comprenait-il ? Avait-il la notionde l’iniquité qui allait être commise ? Ses mâchoiresclaquaient et les muscles de son visage se tordaient.

« Ah ! s’écria Méha qu’affolait lesilence du sultan, je ne sais quel est cet être monstrueux… mais jesuis certaine qu’il aurait plus de pitié qu’unhomme !… »

Il y eut un grondement sourd, l’Homme-bêtesecoua les barreaux de sa cage.

Mais, sans y prendre garde, Mahmoud-Schah d’unton ennuyé, dit :

« Qu’on emmène cette femme et sesenfants… j’ai dit !… »

Igli-Otou courut à elle et lui posa la mainsur l’épaule.

Elle se retourna, vit cette face hideuse, et,dans le paroxysme de son désespoir, lui jeta ses mains au visagepour le repousser. Mais les Orangs-Sakeys se ruèrent sur elle, surles enfants… c’était la fin, c’était la mort !…

À ce moment retentit, violente, éperdue, unesonnerie de trompettes.

Les portes du mausolée s’ouvrirent brusquementet un chef Atché apparut, traversa la foule, s’ouvrant un passage àtravers les rangs pressée, et cria :

« Sultan Mahmoud, les Hollandais envoientun parlementaire. »

Le sultan avait entendu : ce n’était pasla première fois que des envoyés des envahisseurs avaient lecourage, pour remplir leur mission, de venir jusqu’au cœur d’Atché,porter les messages des Européens…

Pas un n’était revenu.

« Que nul ne sorte d’ici ! cria lesultan. Frères Sakeys, fils d’atché, tous. Battaks et Yolos,enfants d’Allah, serrez-vous autour de votre chef suprême… et àl’insolent envoyé de l’ennemi, nous répondrons comme ilconvient. »

L’émoi d’ailleurs était tel que subitementl’attention avait été détournée de Méha et de ses enfants :d’ailleurs la fête de mort pouvait être retardée. Les troisvictimes étaient étroitement confinées dans un des coins de lagrande salle et gardées par les Sakeys. Méha, brisée par l’émotion,gisait à terre et ses deux enfants étaient désespérément attachés àelle… Un grand silence se fit.

Un officier hollandais, de haute taille, lesyeux bandés, parut sur le seuil.

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