Très-Plaisante nouvelle du démon qui prit femme

Très-Plaisante nouvelle du démon qui prit femme

de Niccolò Machiavelli

Note de l’éditeur

Il m’a paru intéressant de publier dans le même recueil, deux traductions de cette nouvelle de Machiavel :

La première, traduite par Jean-Vincent Périès, en 1825, est la version moderne que l’on trouve dans la plupart des éditions, et notamment dans le recueil de contes fantastiques publié par E. Picard – Paris, en 1867, réédité par A.Lemerre – Paris, en 1874, que vous pouvez consulter dans leur version originale sur le site Gallica.Selon les éditions, le titre de cette version est Très-plaisante nouvelle du démon qui prit femme ou Nouvelle très-plaisante de l’archidiable Belphégor

La deuxième est la première traduction en français de cette nouvelle, que nous devons à Tanneguy Lefebvre,qui fit imprimer ce texte à Saumur, en 1664, in-12, sous le titre de Mariage de Belfegor, à la suite de ses Vies des Poètes grecs. Cette traduction a été réimprimée en 1748, sous le titre Le démon marié, version ici présentée. Vous pouvez également consulter la version originale sur le site Gallica.

La comparaison de ces deux traductions,fort différentes, est pleine d’enseignements que je laisse le soin au lecteur de tirer.

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TRÈS-PLAISANTE NOUVELLE DU DÉMON QUI PRITFEMME ou NOUVELLE TRÈS-PLAISANTE DE L’ARCHIDIABLE BELPHÉGOR

 

Voici ce qu’on lit dans les ancienneschroniques de Florence. Un très-saint homme, dont la vie à cetteépoque édifiait tout le monde, raconte que, plongé un jour dans sespieuses méditations, il vit, grâce à ses prières, que la plupartdes âmes des malheureux mortels qui mouraient dans la disgrâce deDieu, et qui se rendaient en enfer, se plaignaient toutes, ou dumoins en grande partie, de n’être condamnées à cette éternelleinfortune que pour avoir pris femme. Minos et Rhadamante, ainsi queles autres juges d’enfer, ne pouvaient trop s’étonner de cesplaintes, et ne voulaient point croire que les calomnies dont lesdamnés accablaient le sexe féminin eussent le moindrefondement ; cependant, comme ces reproches se répétaientchaque jour, ils en firent rapport à Pluton, qui décida que tousles princes de l’enfer se rassembleraient pour examiner mûrementcette affaire, et délibérer sur le parti le plus propre à endécouvrir la fausseté ou à en démontrer l’évidence ; enconséquence, le conseil ayant été convoqué, Pluton s’exprima en cestermes :

« Mes très-chers amis, quoique je sois lemaître de cet empire par une disposition céleste et la volontéirrévocable du Destin, et que par conséquent je ne puisse êtresoumis au jugement ni de Dieu ni des hommes, cependant, comme laplus grande preuve de sagesse que sauraient donner ceux qui peuventtout est de se soumettre aux lois, et de s’appuyer sur le conseild’autrui, j’ai résolu de vous consulter aujourd’hui sur la conduiteque je dois tenir dans une affaire qui pourrait être honteuse pourcet empire. En effet, les âmes de tous les hommes qui arrivent dansnotre royaume disent dans leurs plaintes que les femmes en sontcause, et comme cela me paraît hors de toute croyance, je crains,si nous rendons notre jugement d’après ces plaintes, qu’on ne noustaxe de trop de cruauté, et si nous ne le rendons pas, qu’on nenous regarde comme trop peu sévères et trop peu amateurs de lajustice. Et comme de ces manières d’agir, l’une est le défaut deshommes légers, l’autre, celui des hommes injustes, et que nousvoulons éviter les inconvénients qui pourraient résulter de l’uneet de l’autre, n’en ayant point trouvé le moyen, nous vous avonsfait appeler en notre présence, afin que vous nous aidiez de vosconseils, et que cet empire qui, par le passé, a toujours subsistésans honte, vive également sans honte à l’avenir. »

Le cas parut, à chacun des princes de l’enfer,de la plus grande importance, et digne d’un examenapprofondi ; mais si tous étaient d’accord sur la nécessité dedécouvrir la vérité, tous différaient sur les moyens. Ceux-civoulaient que l’on envoyât l’un d’entre eux dans le monde, sous uneforme humaine, afin de savoir par lui-même ce qui en était ;ceux-là, qu’on y en envoyât plusieurs. Les uns pensaient qu’ilétait inutile de prendre tant de peine, et qu’il suffiraitd’obliger quelques âmes à confesser la vérité à force de tourmentsvariés ; cependant, comme la majorité penchait pour que l’onenvoyât un démon, on s’arrêta enfin à ce parti ; mais personnene se souciant de prendre volontairement sur soi une pareilleentreprise, on décida de s’en rapporter au sort. Il tomba surl’archidiable Belphégor, qui avant d’avoir été précipité du ciel,était archange. Quoique peu disposé à se charger de ce fardeau, ilse soumit toutefois à l’ordre de Pluton, et se prépara à exécuterce que l’assemblée venait d’arrêter. Il s’obligea à suivreexactement et de tous points les conditions qui avaient étésolennellement convenues entre eux. Voici en quoi ellesconsistaient : on devait donner immédiatement à celui auquelcette commission serait confiée une somme de cent mille ducats,avec laquelle il devait venir dans ce monde sous une forme humaine,y prendre femme, vivre pendant dix ans avec elle, feindre au boutde ce temps de mourir, revenir en enfer, et rendre compte à sessupérieurs, par sa propre expérience, des inconvénients et desdésagréments du mariage. Il fut convenu, en outre, que durant celaps de temps il serait exposé à toutes les incommodités et à tousles maux auxquels les hommes sont sujets, et qu’entraînent à leursuite la pauvreté, la prison, les maladies et toutes les autresinfortunes, à moins qu’il ne parvînt à les éviter par son adresseou son esprit.

Belphégor, ayant donc accepté les conditionset l’argent, s’en vint dans le monde, et accompagné d’une suitebrillante de valets et de gens à cheval, il entra dans Florence dela manière la plus honorable. Il avait fait choix de cette villeentre toutes les autres, parce qu’elle lui parut plus indulgentepour ceux qui aiment à faire valoir leur argent par l’usure. Ayantpris le nom de Roderigo di Castiglio, il loua une maison dans lequartier d’Ognissanti. Pour qu’on ne pût découvrir qui il était, ilsema le bruit qu’il avait quitté l’Espagne tout jeune encore pourse rendre en Syrie, et que c’était à Alep qu’il avait gagné tout cequ’il possédait ; qu’il était parti de ce pays pour venir enItalie, afin de se marier dans une contrée plus humaine, pluscivilisée, et plus conforme à sa manière de penser.

Roderigo était un très-bel homme, quiparaissait âgé d’une trentaine d’années ; le bruit de sesrichesses se répandit en peu de jours. Toutes ses actionsdénotaient un caractère doux et généreux ; aussi beaucoup denobles citoyens qui avaient des filles et peu d’argents’empressèrent de les lui offrir. Parmi toutes celles qui luifurent présentées, Roderigo fit choix de la plus belle, que l’onnommait Honesta, et qui était fille d’Amerigo Donati ; cedernier avait en outre trois autres filles presque en âge d’êtremariées, et trois fils déjà hommes faits. Quoique de la premièrenoblesse, et jouissant dans Florence de la meilleure réputation,toutefois Amerigo était très-pauvre, eu égard à sa nombreusefamille et à sa condition. Roderigo fit des noces splendides etmagnifiques, et ne négligea rien de tout ce que l’on exige enpareilles circonstances ; car, au nombre des obligations quilui avaient été imposées au sortir de l’enfer, se trouvait celled’être soumis à toutes les passions humaines. Il se plut auxhonneurs et aux pompes du monde, et attacha du prix aux louangesdes hommes, ce qui le jeta dans de grandes prodigalités. D’un autrecôté, il n’eut pas demeuré longtemps avec Madame Honesta, qu’il endevint éperdument amoureux, et qu’il ne pouvait plus vivrelorsqu’il la voyait triste ou ennuyée.

Avec sa noblesse et sa beauté, Madame Honestaavait apporté dans la maison de Roderigo un orgueil si démesuré,que Lucifer n’en eut jamais un pareil. Roderigo, qui pouvaitcomparer l’un et l’autre, regardait celui de sa femme commeinfiniment supérieur ; mais il devint plus grand encorelorsqu’elle s’aperçut de l’amour que son mari ressentait pourelle ; croyant en être de tout point l’absolue maîtresse, ellelui donnait ses ordres sans égard et sans pitié, et s’il luirefusait quelque chose, elle ne balançait pas à l’accabler dereproches et d’injures. Tout cela était pour le pauvre Roderigo lasource des chagrins les plus vifs. Toutefois, par considérationpour son beau-père, pour ses frères, pour sa famille, pour lesdevoirs du mariage et l’amour qu’il portait à sa femme, il prenaitson mal en patience. Je ne parlerai pas des dépenses considérablesqu’il faisait pour l’habiller à la mode, lui donner de nouvellesparures, attendu que dans notre cité on a l’habitude de changerassez fréquemment ; mais pressé par ses importunités, il futobligé, pour vivre sans noise avec elle, d’aider son beau-père àmarier ses autres filles : nouveau gouffre où s’engloutit uneportion de ses richesses.,

Bientôt après, pour conserver la paix duménage, il fallut envoyer un des frères de sa femme dans le Levant,avec des marchandises, ouvrir à l’autre, dans Florence, uneboutique de batteur d’or : opérations dans lesquelles il vitpasser la majeure partie de sa fortune.

Ce n’est pas tout : lorsque venait lecarnaval ou la Saint-Jean, époque où toute la ville se met en fête,et où les citoyens nobles et riches se font réciproquement leshonneurs de chez eux, en s’invitant à des repas splendides, MadameHonesta, qui ne voulait pas paraître au-dessous des autres dames,exigeait que son Roderigo se distinguât par sa magnificence. Lesraisons que j’ai déjà rapportées lui faisaient tout supporter avecbeaucoup de patience ; et il n’en aurait ressenti aucunepeine, quoique la charge fût bien lourde, s’il en avait vu naîtrela paix de sa maison et s’il avait pu attendre tranquillement lemoment de sa ruine. Mais il éprouva tout le contraire ; caraux dépenses insupportables se joignirent les humeurs plusinsupportables encore de sa femme : aussi n’y avait-il dans lamaison ni valet ni servante, qui, au bout de quelques jours, pût sedécider à y rester plus longtemps. Il en résultait pour Roderigoles inconvénients les plus graves, il ne pouvait garder undomestique sur la fidélité duquel il pût compter et qui prît à cœurses intérêts. Les diables mêmes qu’il avait amenés avec lui, et quifaisaient partie de sa maison, imitèrent les autres, et aimèrentmieux revenir briller en enfer que de vivre dans ce monde sous lesordres d’une pareille femme.

Au milieu de cette vie tumultueuse et agitée,Roderigo, grâce à ses prodigalités désordonnées, ayant mangé toutl’argent qu’il avait en réserve, commença à vivre sur l’espoir desrentrées qu’il attendait du ponant et du levant. Comme il jouissaitencore d’un excellent crédit, il se mit à emprunter pour fairehonneur à ses affaires ; mais ayant été obligé de recourir àun grand nombre de prêteurs, il fut bientôt connu de tous ceux quiexerçaient ce métier sur la place. Il n’y avait que fort peu detemps qu’il avait eu recours à cet expédient, lorsque tout à coupon reçut du Levant la nouvelle que l’un des frères de MadameHonesta avait perdu au jeu tout l’avoir de Roderigo, et quel’autre, revenant sur un vaisseau chargé de marchandises qu’ilavait négligé de faire assurer, avait fait naufrage, et s’étaitperdu corps et biens. À peine ce bruit se fut-il répandu, que tousles créanciers de Roderigo tinrent une assemblée ; ils lesoupçonnaient bien d’être ruiné ; mais ne pouvant encore s’enassurer, attendu que l’échéance de ses billets n’était pointarrivée, ils convinrent entre eux de l’observer adroitement, afinqu’il ne pût, aussitôt dit que fait, se sauver en cachette.

Roderigo, de son côté, ne voyant aucun remèdeà son mal, et sachant à quoi les lois de l’enfer le contraignaient,pensa à fuir à tout prix ; un beau matin il monta donc àcheval et sortit par la porte de Prato, voisine de sa demeure. Onne se fut pas plutôt aperçu de sa fuite, que le bruit s’en répanditparmi ses créanciers, qui s’adressèrent soudain aux magistrats etqui, non seulement mirent les huissiers aux trousses du fugitif,mais le poursuivirent eux-mêmes en tumulte.

Roderigo, quand on apprit sa fuite, était àpeine à un mille de la ville ; de sorte que se voyant dans unmauvais pas, il prit le parti, pour fuir plus secrètement, dequitter le grand chemin, et de chercher fortune à traverschamps : mais les nombreux fossés dont le pays est coupéretardaient infiniment sa marche. Voyant alors qu’il lui étaitimpossible d’aller à cheval, il se mit à se sauver à pied, laissantsa monture sur la route ; et après avoir longtemps marché àtravers les vignes et les roseaux qui couvrent la contrée, ilarriva près de Peretola, à la maison de Giov. Matteo del Bricca,l’un des laboureurs de Giovanni del Bene. Heureusement il trouvaGiov. Matteo qui revenait au logis pour donner à manger à sesbœufs ; il se recommanda à lui, et promit, s’il le sauvait deceux qui le poursuivaient pour le faire mourir en prison, de lerendre riche à jamais, et de lui en donner à son départ une marquesi évidente, qu’il ne pourrait se refuser d’y croire, luipermettant, s’il manquait à sa parole, de le livrer lui-même auxmains de ses ennemis. Quoique paysan, Giov. Matteo ne manquait pasde finesse ; jugeant qu’il ne risquait rien, il promit desauver Roderigo, et l’ayant fait monter sur un tas de fumier, il lerecouvrit avec des roseaux et d’autres broussailles qu’il avaitramassés pour faire du feu.

À peine Roderigo avait-il fini de se cacher,que ceux qui le poursuivaient arrivèrent ; mais quelquesmenaces qu’ils fissent à Giov. Matteo, ils ne purent arracher delui l’aveu qu’il l’eût aperçu. Ils poussèrent donc plus loin, etaprès avoir cherché vainement toute la journée et le lendemain, ilss’en revinrent à Florence accablés de fatigue.

Cependant tout bruit ayant cessé, Giov. Matteotira Roderigo de sa cachette, et le somma de tenir sa parole.« Frère, lui dit ce dernier, tu m’as rendu un bien grandservice, et je veux à tout prix t’en témoigner mareconnaissance ; et pour que tu ne puisses douter de mapromesse, tu vas apprendre qui je suis. » Là il lui fitconnaître en détail la nature de son être, les conditions qui luiavaient été imposées à sa sortie de l’enfer, et la femme qu’ilavait épousée. Il l’instruisit en outre de la manière dont ilvoulait l’enrichir. Voici en quoi elle consistait : lorsqu’ilentendrait dire qu’une femme était possédée, il ne devait pasdouter que ce ne fût lui qui l’obsédât ; et il lui promettaitde ne sortir du corps de la possédée que lorsque lui, Giov. Matteo,viendrait l’en tirer, ce qui lui fournirait le moyen de se fairepayer comme il l’entendrait par les parents de la fille. Lorsqu’ilseurent convenu ainsi de leur fait, Belphégor disparut soudain.

Quelques jours après le bruit se répandit dansFlorence qu’une des filles de Messer Ambrogio Amadei, mariée àBuonajuto Tchalducci, était possédée du démon. Les parents nenégligèrent aucun des remèdes dont on use en pareil cas ; ilsmirent sur sa tête le chef de san Zanobi et le manteau de sanGiovanni Gualberto ; mais Roderigo se moquait de tout.Cependant, pour que chacun demeurât convaincu que c’était un espritqui tourmentait la jeune femme, et non un mal d’imagination, ilparlait latin, soutenait des thèses de philosophie, et révélait lespéchés cachés des autres ; il découvrit entre autres chosescelui d’un moine qui avait tenu pendant plus de quatre années danssa cellule une femme habillée en novice ; tout le monde enétait émerveillé.

Messer Ambrogio était donc extrêmementchagrin, et après avoir inutilement essayé tous les remèdes, ilavait perdu tout espoir de guérir sa fille, lorsque Giov. Matteovint le trouver et lui promit de la rendre à la santé s’il voulaitlui donner cinq cents florins pour acheter une métairie à Peretola.Messer Ambrogio accepta le marché. Alors Giov. Matteo, ayant faitdire d’abord un certain nombre de messes, et exécuté toutes lessimagrées nécessaires pour embellir la chose, s’approcha del’oreille de la jeune femme, et dit : « Roderigo, je suisvenu te trouver pour te sommer de me tenir ta promesse. »Roderigo lui répondit : «Je ne demande pas mieux ; maiscela ne suffit pas pour t’enrichir ; en conséquence, aussitôtque je serai parti d’ici, j’entrerai dans le corps de la fille duroi Charles de Naples, et je n’en sortirai point sans toi. Tu teferas donner alors la récompense que tu voudras ; maisj’espère alors que tu me laisseras tranquille. » Après cesmots il abandonna la possédée, au grand plaisir et au grandétonnement de toute la ville de Florence.

Il y avait très-peu de temps que ceci venaitde se passer, lorsque toute l’Italie fut instruite du malheurarrivé à la fille du roi Charles. Tous les remèdes des moinesfurent sans vertu ; et le roi, ayant eu connaissance de Giov.Matteo, l’envoya chercher à Florence. Notre homme, étant arrivé àNaples, après quelques feintes cérémonies guérit la jeuneprincesse. Mais Roderigo, avant de s’éloigner, dit à Giov.Matteo : « Tu vois bien que j’ai tenu ma promesse det’enrichir ; maintenant que je me suis acquitté, je ne te doisplus rien. En conséquence, je te conseille de ne plus paraîtredevant moi ; car autant je t’ai fait de bien, autant par lasuite je pourrais te faire de mal. »

Giov. Matteo retourna donc à Florenceextrêmement riche, car le roi lui avait donné plus de cinquantemille ducats, et il ne pensa plus qu’à jouir en paix de sesrichesses, ne pouvant croire que Roderigo pensât jamais à lui fairetort. Mais cette idée fut bientôt troublée par le bruit qui serépandit qu’une des filles du roi de France Louis VII était devenuepossédée. Cette nouvelle bouleversa l’esprit de Giov. Matteo, quandil vint à penser à la puissance d’un aussi grand roi, et auxmenaces que Roderigo lui avait faites. En effet le roi, n’ayant putrouver de remède au mal de sa fille, et ayant eu connaissance dela vertu que possédait Giov. Matteo, l’envoya d’abord cherchersimplement par un de ses huissiers ; mais Giov. Matteo ayantprétexté quelque indisposition, le roi fut obligé de recourir à laseigneurie, qui contraignit Giov. Matteo à obéir.

Ce dernier se rendit donc à Paris toutchagrin, et exposa au roi qu’il était bien vrai qu’il avait guériautrefois quelques possédées, mais que ce n’était pas une raisonpour qu’il sût ou qu’il pût les guérir toutes ; qu’il s’entrouvait dont le mal était d’une nature si maligne, qu’elles necraignaient ni les menaces, ni les exorcismes, ni la religionmême ; que toutefois il était prêt à faire son devoir, maisqu’il le priait de lui pardonner s’il ne parvenait à réussir. Leroi irrité lui répondit que s’il ne guérissait pas sa fille, il leferait pendre. Cette menace épouvanta Giov. Matteo, qui, ayant faitvenir la possédée en sa présence, s’approcha de son oreille, et serecommanda humblement à Roderigo, en lui rappelant le service qu’illui avait rendu, et en lui faisant sentir quel exempled’ingratitude il donnerait s’il l’abandonnait dans un péril aussigrave. Mais, Roderigo lui répondit : « Eh quoi !vilain traître, tu ne crains pas de paraître devant moi !Crois-tu pouvoir te vanter d’avoir été enrichi par mes mains ?Je veux te faire voir, ainsi qu’à tout le monde, que je sais donneret ôter à mon gré, et avant que tu puisses partir d’ici, sois sûrque je te ferai pendre. »

Giov. Matteo, se voyant alors sans ressource,chercha à tenter la fortune par une autre voie ; et ayant faitéloigner la possédée, il dit au roi : «Sire, ainsi que je vousl’ai dit, il y a un grand nombre d’esprits qui sont si malins,qu’il est impossible d’en avoir bon parti ; et celui-ci est dunombre. Je veux pourtant faire une dernière épreuve ; si elleréussit, Votre Majesté et moi nous aurons atteint notre but ;si elle est sans résultat, je serai en votre pouvoir, et vous aurezde moi la miséricorde que mérite mon innocence. Votre Majesté feradonc dresser sur la place de Notre-Dame un vaste échafaudagecapable de contenir tous vos barons et tout le clergé de cetteville ; vous ferez orner cet échafaudage de tentures d’or etde soie, et au milieu vous ferez placer un autel. Je demande quedimanche prochain, dans la matinée, votre Majesté, avec tout sonclergé, ainsi que tous les princes et les grands du royaume, vousvous rendiez avec une pompe royale, et couvert de vos parures lesplus magnifiques, sur cette place, où, après avoir fait célébrerd’abord une messe solennelle, vous ferez venir la possédée. Je veuxen outre qu’il y ait à l’un des coins de la place une vingtaine demusiciens au moins, avec des trompettes, des cors, des tambours,des cornemuses, des cymbales, des timbales, et autres instrumentsbruyants, lesquels, lorsque je lèverai mon chapeau, se mettront àfaire retentir leurs instruments, et s’avanceront versl’échafaudage. J’espère que ce moyen, joint à quelques autresremèdes secrets, aura la force de faire partir le démon. »

Le roi donna soudain les ordresnécessaires ; et le dimanche suivant arrivé, l’échafaudage setrouva bientôt rempli de hauts personnages, et la place de peuple,on célébra la messe, et la possédée fut amenée sur l’échafaudagepar deux évêques et une foule de seigneurs. Quand Roderigo vitcette foule immense réunie, et tout cet appareil, il en demeuratout stupéfait, et se dit en lui-même : « Quel est doncle dessein de ce misérable manant ? Croit-il me faire peuravec toute cette pompe ? Ne sait-il pas que je suis accoutuméà voir les magnificences du ciel et les supplices de l’enfer ?Je le châtierai comme il le mérite. »

Giov. Matteo s’étant alors approché de lui, etl’ayant supplié de vouloir bien sortir, il lui répondit :« Oh ! oh ! tu as eu là une excellente idée !Qu’espères-tu faire avec tout ce grand apparat ? Crois-tu parlà te dérober à ma puissance et à la colère du roi ? Vilainmanant, tu n’éviteras pas d’être pendu. » L’autre le suppliade nouveau, et Roderigo ne lui répondit que par de nouvellesinjures. Alors Giov. Matteo, jugeant inutile de perdre plus detemps, donna le signal avec son chapeau, et les gens qu’il avaitchargés de faire du bruit se mirent à sonner de leurs instruments,et s’avancèrent vers l’échafaudage avec une rumeur qui s’élevaitjusqu’au ciel. À ce tapage Roderigo ouvrit de grandesoreilles ; et ne sachant ce que cela voulait dire, dans sonétonnement il demanda, plein de trouble, à Giov. Matteo, ce quetout ce tumulte signifiait. Giov. Matteo, feignant une grandefrayeur, lui répondit aussitôt : « Hélas ! mon cherBoderigo, Dieu me pardonne, c’est ta femme qui vient tetrouver. » C’est vraiment merveille de voir à quel pointl’esprit de Roderigo fut épouvanté en entendant prononcer le nomseul de sa femme : sa frayeur fut si grande, que, sansréfléchir s’il était possible ou raisonnable que ce fût elle, sansrépondre un seul mot, il s’enfuit tout tremblant, délivrant ainsila jeune fille, et aimant mieux retourner en enfer rendre compte deses actions, que de se soumettre de nouveau aux ennuis, auxdésagréments et aux dangers qui accompagnent le joug matrimonial.C’est ainsi que Belphégor, de retour aux enfers, put rendretémoignage des maux qu’une femme amène avec elle dans unemaison ; et que Giov. Matteo, qui en sut plus que le diable,s’en revint bientôt tout joyeux chez lui.

FIN.

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