Trois Hommes en Balade

Trois Hommes en Balade

de Jerome Klapka Jerome

Je dédie

cette œuvre insignifiante d’un écolier

très humble

AU BON GUIDE

qui, sans me diriger

me conduit dans le droit chemin ;

AU PHILOSOPHE BON VIVANT

qui, s’il n’a pas pu m’amener à supporter

le mal de dents avec patience, m’a cependant

soutenu par la pensée que cet incident

ne serait que passager ;

AU BON AMI

qui sourit

quand je lui fais part de mes ennuis,

et qui, lorsque j’appelle au secours,

ne fait que répondre : attends !

À L’IRONISTE

À LA FIGURE GRAVE

pour lequel la vie n’est qu’un recueil

d’épisodes humoristiques ;

AU BON MAÎTRE :

LE TEMPS

Chapitre 1

Trois amis éprouvent le besoin de se distraire. – Fâcheux résultat d’une déception. – Couardise de George. – Harris a des idées. – Récit du vieux marin et du yachtman inexpérimenté. – Un équipage plein de courage. – Du danger de mettre à la voile par vent de terre. – De l’impossibilité de naviguer par vent de mer. – Les arguments d’Ethelbertha. –L’humidité de la rivière. – Harris propose un voyage à bicyclette.– George craint le vent. – Harris suggère la Forêt Noire. – George craint les montées. – Plan imaginé par Harris pour en triompher. –Irruption de Mme Harris.

 

Ce qu’il nous faudrait, dit Harris, ce serait un peu de distraction.

À ce moment la porte s’ouvrit, etMme Harris, passant la tête dansl’entre-bâillement, nous dit qu’Ethelbertha l’envoyait me rappelerqu’il ne fallait pas rentrer trop tard à cause de Clarence…

(Je suis enclin à penser qu’Ethelbertha setourmente trop volontiers sur le compte des enfants. L’état de cepetit n’offre en somme aucune gravité. Il est sorti le matin avecsa tante. S’il a le malheur, étant avec elle, de regarder ladevanture d’un pâtissier, elle le fait entrer et le bourre de chouxà la crème et de buns jusqu’à ce qu’il se déclare rassasiéet refuse avec politesse et fermeté de manger quoi que ce soit deplus. Résultat : il a du mal à avaler un peu de purée àdéjeuner ; et sa mère craint qu’il ne couve une maladiegrave.)

Mme Harris ajouta que nousferions bien de nous dépêcher de monter pour ne pas manquer larécitation de « The Mad Hatter’s Tea Party », tiréd’Alice in Wonderland. Muriel – c’est la récitante – estla deuxième enfant de Harris. Elle a huit ans, c’est une filleintelligente et gaie, mais, pour ma part, je la préfère dans lespièces sérieuses. Nous répondons que nous finissons nos cigarettes,que nous viendrons tout de suite après, et nous supplionsMme Harris de ne pas laisser Muriel commencer avantnotre arrivée. Elle promet de tout faire pour calmer le zèle del’enfant et s’en va.

Harris, la porte fermée, reprit sa phraseinterrompue :

– Vous comprenez ce que je voulais dire…un changement total.

Comment le réaliser ?

George proposa « un voyaged’affaires ».

Un jeune ingénieur avait, je m’en souviens,projeté un de ces « voyages d’affaires » pour Vienne. Safemme lui demanda de préciser ses projets. Il s’agissait de visiterdes mines aux alentours de la capitale autrichienne et de rédigerdes rapports. Elle désira l’accompagner… c’était une femme à ça. Ilfit l’impossible pour l’en dissuader, alléguant que la place d’unejolie femme n’était pas dans une mine. Elle était bien de cet avis.Aussi n’avait-elle nullement l’intention de l’accompagner dans lespuits. Simplement elle le mettrait en voiture chaque matin, puis sedistrairait jusqu’à son retour en admirant les boutiques et en yachetant d’aventure ce qui la tenterait. Ayant lancé l’idée, il nevoyait plus maintenant le moyen de se tirer de là. Pendant dixlongues journées d’été, il fut condamné à inspecter les mines desenvirons de Vienne et, le soir, à rédiger des rapports. Il lesexpédiait à son patron, qui ne savait qu’en faire. Je rappelai ceprécédent et en fis l’application à notre cas :

– Je serais navré de croirequ’Ethelbertha et Mme Harris appartiennent à cettecatégorie d’épouses. Cependant, ne recourons pas, pour cette fois,au prétexte « affaires » ; réservons cetteéchappatoire pour le cas d’absolue nécessité… Non, allons-ycarrément. Voici ce que j’expliquerai à Ethelbertha :« J’ai remarqué, lui dirai-je, que jamais mortel n’estime à sajuste valeur un bonheur qui est constamment à sa portée. »J’ajouterai qu’afin de lui permettre d’apprécier mes qualitéspersonnelles, je jugeais opportun de m’arracher à sa société et àcelle des enfants pour trois semaines au moins. Je lui dirai,continuai-je, en m’adressant à Harris, que c’est vous qui m’avezfait comprendre cela, que c’est à vous que nous devons…

Harris posa vivement son verre :

– Si cela ne vous fait rien, mon vieux,je préférerais autre chose. Elle en parlerait à ma femme. Je seraisdésolé de recevoir des remerciements que je ne mérite pas.

– Mais si, vous les méritez, car c’estbien vous qui…

Harris m’interrompit encore :

– Non ! c’est de vous que vientl’idée. Vous vous rappelez avoir dit que c’est une erreur des’enliser dans la béatitude domestique et qu’une félicitéininterrompue alourdit le cerveau…

– Je parlais en général.

– Et précisément, continua Harris, je meproposais de parler à Clara de votre suggestion. Elle appréciebeaucoup votre intelligence, je le sais, et je suis sûr que si…

– Ne courons pas ce risque,interrompis-je à mon tour. Il y a là un problème délicat. J’enentrevois la solution. Nous dirons que le projet nous a été suggérépar George.

Il arrive à George de manquerd’obligeance ; c’est une remarque que j’ai eu l’occasion et leregret de faire. Vous auriez cru qu’il allait être enchanté d’aiderdeux vieux camarades à se tirer d’embarras ; non ! ildevint agressif.

– Essayez ! dit-il, et moi je diraique mon plan, tout au contraire, avait été de partir en bande, avecfemmes et enfants ; j’aurais emmené ma tante ; nousaurions loué un vieux château délicieux, que je connais enNormandie, dans un endroit où le climat convient particulièrementaux enfants délicats, et où le lait est tel qu’on n’en trouve pasde pareil en Angleterre. J’ajouterai que vous avez singulièrementexagéré en avançant que nous serions plus heureux, voyageantseuls.

On n’arrive à rien avec George par ladouceur ; il faut montrer de la fermeté.

– Dites-leur cela, s’écria Harris, etvoici ce que je proposerai à mon tour : Nous louerons cechâteau. Vous emmènerez votre tante, ça j’y tiens, et vous verrezl’agrément de ce mois de vacances. Les enfants raffolent tous devous ; J… et moi nous disparaîtrons. Vous avez déjà promis àEdgar de l’initier à l’art de la pêche. Ce sera encore vous quijouerez aux animaux sauvages. Dick et Muriel, depuis dimanche, nefont que parler de votre apparition en hippopotame. Nous ferons despique-niques dans la forêt : nous ne serons que onze. Le soir,un peu de musique, et on dira des vers. Muriel possède déjà sixmorceaux, et les autres enfants, tous, apprennent très vite.

Ces menaces rabattirent le caquet de George,et, le petit incident clos, la question se posa derechef : queferions-nous ?

Harris, comme toujours, penchait pour lamer ; il nous parla d’un petit yacht, juste ce qu’il nousfallait, un yacht que nous pourrions manœuvrer nous-mêmes, sansl’aide d’une bande odieuse de fainéants, de ces gens qui ne saventque flâner à votre bord, ajouter aux dépenses et qui enlèvent auvoyage son charme et sa poésie. Il se targuait de le faire marcher,son yacht, avec le seul concours d’un mousse débrouillard. Nousconnaissions ce genre de yacht et nous le lui dîmes ; nousavions déjà passé par là, Harris et moi. À l’exclusion de toutautre parfum ce bateau sent la vase et les herbes pourries, arômescontre lesquels l’air pur de la mer ne saurait lutter. Il n’y a pasd’abri contre la pluie ; le salon a dix pieds surquatre ; la moitié en est occupée par un poêle qui s’effondrequand on veut l’allumer. Vous êtes forcé de prendre votre tub surle pont et le vent emporte votre peignoir au moment même où voussortez de l’eau.

Harris et le mousse feraient tout le travailintéressant : hisser la voile, gouverner, nager debout auvent, prendre des ris. À eux tous les agréments, tandis que Georgeet moi nous éplucherions les pommes de terre et ferions leménage.

– Soit ! concéda-t-il, prenons unbeau yacht avec un capitaine et faisons les choses grandement.

Je m’y opposai encore. Je les connais, cescapitaines et leur manière de naviguer !

Jadis, il y a des années, jeune et sansexpérience, je louai un yacht. La coïncidence de trois événementsm’avait fait commettre cette folie : Ethelbertha avait ledésir de respirer l’air pur de la mer ; j’avais eu un coup dechance, et le lendemain matin même, au club, mes yeux étaienttombés sur un numéro du Sportsman, où je lus l’annoncesuivante :

AUX AMATEURS DE YACHTING

Occasion unique :

L’« ESPIÈGLE », YOLE, 28 TONNES.

LE PROPRIÉTAIRE, SUBITEMENT RAPPELÉ POURAFFAIRES, LOUERAIT CE LÉVRIER DE L’OCÉAN, YACHT SUPERBEMENT AGENCÉ,POUR PÉRIODE COURTE OU LONGUE. DEUX CABINES, SALON, PIANOWOFFENKOFF, CHAUDIÈRE EN CUIVRE NEUF, DIX GUINÉES PAR SEMAINE.

S’ADRESSER À PERTWEE ET Cie,3a, BUCKLERSBURY.

Cela m’avait fait l’effet d’une révélation duciel.

La chaudière en « cuivre neuf »m’importait peu : je pensais qu’on pourrait attendre pourfaire notre petite lessive. Mais le « piano Woffenkoff »m’inspirait. Je voyais déjà Ethelbertha jouant, le soir, quelqueschansons, dont l’équipage, avec un peu d’entraînement, reprendraitle refrain, tandis que notre demeure mobile bondirait, tel unlévrier agile, à travers les ondes argentées.

Je hélai un cab et me fis conduire directementà Bucklersbury. M. Pertwee, un quidam d’aspect modeste, avaitun bureau sans prétention au troisième étage. Il me montra uneimage à l’aquarelle de l’Espiègle, fuyant sous le vent. Lepont était incliné à quelque 90° sur l’océan. Aucun être humainn’était visible sur ce pont : je suppose qu’ils avaient tousglissé à l’eau, – je ne vois pas en effet comment on aurait pu s’ymaintenir à moins d’y avoir été cloué. Je fis remarquer cettecirconstance fâcheuse à l’agent. Il m’expliqua quel’Espiègle était représenté au plus près serré, lors de lavictoire fameuse qu’il remporta dans la coupe challenge de laMedway. M. Pertwee me croyait au courant de cet événement etje préférai m’abstenir de le questionner. Deux petites taches prèsdu cadre, que j’avais d’abord prises pour des mouches,représentaient, paraît-il, les deuxième et troisième gagnants decette course célèbre. Une photographie du yacht ancré près deGravesend était moins impressionnante, mais éveillait l’idée d’uneplus grande stabilité. Toutes les réponses à mes questions ayantété favorables, je louai pour quinze jours. M. Pertwee ditqu’il se félicitait de ce que je ne retinsse pas son yacht pourplus longtemps (j’arrivai plus tard à être de son avis), car celaps s’accordait exactement avec une autre location : sij’avais demandé le yacht pour trois semaines, il aurait été dansl’obligation de me le refuser.

L’affaire étant conclue, M. Pertwee medemanda si j’avais un capitaine en vue. Par chance je n’en avaispas (tout semblait tourner en ma faveur), car M. Pertwee étaitcertain que je ne pourrais mieux faire que de garderM. Goyles, actuellement en fonction, homme qui connaissait lamer comme un mari connaît sa femme et n’avait jamais eu à déplorerla perte d’un passager.

Ceci se passait dans la matinée et le yacht setrouva être mouillé près de Harwich. Je pus prendre l’express de10 h. 45 à Liverpool Street, et à une heure je causaisavec M. Goyles à bord de l’Espiègle.C’était un groshomme aux manières paternes. Je lui fis part de mon plan :contourner les îles hollandaises et naviguer lentement vers laNorvège. Il fit : « Bien, bien », et parutenthousiasmé de cette excursion, disant que cela l’amuserait aussi.Nous abordâmes la question de l’approvisionnement ; ils’enthousiasma encore davantage. J’avoue que la quantité devictuailles proposée par M. Goyles me surprit. Si nous avionsvécu au temps de Drake et de la piraterie espagnole, j’aurais pucraindre qu’il ne machinât un coup. Cependant il riait avec sabonhomie paternelle, assurant que nous n’exagérions pas. Lesrestes, s’il devait y en avoir, l’équipage se les partagerait etles emporterait, selon la coutume. Il me sembla quej’approvisionnais ces hommes pour tout l’hiver, mais, ne voulantpas paraître avare, je ne dis plus rien. La quantité de boissonréclamée m’étonna également.

– Nous n’allons pas, dis-je, faire lesapprêts d’une orgie, monsieur Goyles ?

– Orgie ! Voyons, ils ne prendrontqu’une goutte d’alcool dans leur thé.

Il m’exposa sa devise : recruter de bonsmatelots et bien les traiter.

– Ils travaillent de meilleur cœur et,une autre fois, reviennent à votre service.

Je ne tenais pas à ce qu’ils revinssent jamaisà mon service. Je commençais à me dégoûter d’eux avant de les avoirvus, les considérant comme un équipage par trop vorace et altéré.M. Goyles était si plein d’entrain et moi tellementinexpérimenté que là encore je laissai faire.

Je lui laissai aussi le soin d’enrôlerl’équipage. Il dit qu’il « en » viendrait à bout avecdeux hommes et un mousse. S’il faisait allusion au nettoiement desvictuailles et des boissons, il n’y pouvait réussir avec si peu demonde ; mais peut-être voulait-il parler de la conduite duyacht.

En rentrant je passai chez mon tailleur etcommandai un costume de yachting avec casquette blanche ; ilpromit de se dépêcher et de me le livrer en temps voulu ; puisje rentrai raconter à Ethelbertha l’emploi de mon temps. Sa joie nefut troublée que par cette seule pensée : la couturièreaurait-elle le temps de lui faire un costume ? Voilà bien lesfemmes !

Mariés depuis peu, nous décidâmes de n’inviterpersonne. Je rends grâces au ciel de cette décision. Le lundi, nousnous équipâmes de pied en cap et partîmes. Je ne sais plus ce queportait Ethelbertha ; en tout cas, elle était fort élégante.Mon costume bleu, garni d’une étroite tresse blanche, faisait aussitrès bon effet.

M. Goyles vint à notre rencontre sur lepont et annonça que le lunch était servi. Je dois reconnaître qu’ils’était assuré les services d’un très bon cuisinier. Je n’eus pasl’occasion de juger les capacités des autres membres de l’équipage.Cependant, je peux dire qu’au repos ils paraissaient former unebande joyeuse.

Mon projet était tel : sitôt terminé ledéjeuner des hommes, nous lèverions l’ancre ; penchés sur lebastingage, Ethelbertha et moi – moi le cigare au bec – noussuivrions à l’horizon le subtil effacement des falaises de lapatrie. Prêts à réaliser notre part du programme, nous attendionssur le pont.

– Ils prennent leur temps, dit-elle.

– S’ils veulent manger en quinze jourstout ce qui se trouve sur ce yacht, ils mettront du temps à chaquerepas. Ne les pressons pas, sinon ils n’arriveraient pas à en finirle quart.

– Ils se sont peut-être endormis,remarqua plus tard Ethelbertha. Il va bientôt être l’heure duthé.

Sans contredit, ces gaillards-là étaientplacides. Je m’avançai et hélai le capitaine Goyles parl’écoutille. Je le hélai par trois fois. Enfin il monta, lentement.Il me sembla vieilli, plus lourd, – entre ses lèvres un cigareéteint.

Il retira de la bouche son bout de cigare.

– Quand vous serez prêt, capitaineGoyles, dis-je, nous partirons.

– Pas aujourd’hui, monsieur, pasaujourd’hui.

– Pourquoi pas aujourd’hui ?

Je sais que les marins sontsuperstitieux ; peut-être le lundi était-il jour néfaste…

– Le jour n’y est pour rien, répondit lecapitaine ; c’est le vent qui me donne à réfléchir : iln’a pas l’air de vouloir tourner.

– Mais a-t-il besoin de tourner ?demandai-je. Il me semble qu’il souffle juste dans la bonnedirection, droit derrière nous.

– Oui, oui, droit, c’est bien le mot, carnous irions tout droit à la mort. Dieu nous garde de mettre à lavoile avec un vent pareil ! Voyez-vous, expliqua-t-il, enréponse à mon regard étonné, c’est ce que nous appelons un vent deterre, parce qu’il souffle directement de terre, si l’on peutdire.

Effectivement, l’homme avait raison, le ventvenait de terre.

– Il tournera peut-être pendant la nuit,dit le capitaine pour me réconforter. Du reste il n’est pasviolent, et l’Espiègle tient bien la mer.

Le capitaine Goyles reprit son cigare et moije retournai à l’arrière expliquer à Ethelbertha la raison de notreretard. Elle paraissait de moins bonne humeur qu’au moment de notreembarquement et voulut savoir pourquoi nous ne pouvions pas partiravec un vent de terre.

– S’il ne soufflait pas de la terre,dit-elle, il soufflerait de la mer, et nous renverrait vers lacôte. Il me semble que nous avons juste le vent qu’il nousfaut.

– Tu manques d’expérience, mon amour. Cevent semble bien le vent qu’il nous faut, mais il ne l’est pas.C’est ce que nous appelons un vent de terre, et le vent de terreest toujours très dangereux.

Ethelbertha voulut savoir pourquoi un vent deterre était toujours dangereux.

Ces questions m’impatientaient ;peut-être étais-je légèrement irrité. Le tangage uniforme d’unpetit yacht ancré déprime même l’esprit le plus ferme.

– Je ne saurais te l’expliquer,continuai-je (et c’était la vérité), mais ce serait le comble de latémérité de mettre à la voile avec ce vent, et je t’aime trop,chérie, pour t’exposer à de pareils risques.

Ma phrase me parut élégante ; maisEthelbertha répondit simplement qu’elle regrettait, dans cesconditions, d’être venue à bord avant mardi, et elle descendit.

Le lendemain matin le vent tourna au nord. Jem’étais levé de bonne heure et fis remarquer cette saute aucapitaine.

– Oui, oui, monsieur, déclara-t-il, c’estfâcheux, mais nous n’y pouvons rien.

– Vous ne pensez pas pouvoir partiraujourd’hui ? hasardai-je.

Il rit, et ne se fâcha pas.

– Monsieur, si vous aviez l’intentiond’aller à Ipswich, je vous dirais : Tout est au mieux. Maisnotre destination étant, voyez-vous, la côte hollandaise, eh bien,voilà…

Je communiquai la nouvelle à Ethelbertha etnous décidâmes de passer la journée à terre. Harwich n’est pas uneville gaie ; vers le soir on pourrait dire qu’elle est morne.Nous prîmes du thé et des sandwiches à Dovercourt, et retournâmessur le quai, pour retrouver le capitaine Goyles et le bateau. Nousattendîmes le premier pendant une heure. Quand il arriva, il étaitplus gai que nous ; s’il ne m’avait pas affirmé qu’il nebuvait jamais qu’un grog chaud avant de se coucher, j’aurais eulieu de croire qu’il était gris.

Le lendemain matin le vent venait du sud, cequi rendit le capitaine plutôt anxieux ; il paraît qu’il étaittout aussi dangereux de s’en aller que de rester où nousétions ; notre seul espoir était que le vent tournât avantqu’un malheur irréparable fût arrivé. Entre temps Ethelbertha avaitpris le yacht en grippe ; elle dit qu’elle aurait préférépasser une semaine dans une cabine de bains, vu qu’une cabine debains était du moins immobile.

Nous passâmes un autre jour à Harwich, etcette nuit-là, ainsi que la suivante, le vent continuant à être ausud, nous couchâmes à la Tête Couronnée. Le vendredi levent souffla directement de la mer. Je rencontrai le capitaine surle quai et lui suggérai que, vu cette circonstance, nous pourrionspartir. Il me parut irrité de mon insistance.

– Si vous étiez un peu plus au courantdes choses de la mer, monsieur, vous verriez par vous-même quec’est impossible. Le vent souffle droit de la mer.

– Capitaine Goyles, pouvez-vous me direquel est l’objet que j’ai loué ? Est-ce un yacht, ou unemaison flottante ? Je demande par là si on peut mettrel’Espiègle en mouvement, ou s’il est condamné àl’immobilité, auquel cas, vous me le diriez franchement : nousdécorerions le pont de caisses garnies de lierre, nous ajouterionsquelques plantes fleuries, nous installerions une marquise, – ceserait un lieu fort agréable. Si, au contraire, on pouvait mettrel’objet en mouvement…

– En mouvement ? interrompit lecapitaine. Il faudrait pour cela avoir le bon vent.

– Mais quel est le bon vent ?

Le capitaine Goyles sembla embarrassé. Jecontinuai :

– Au courant de la semaine nous avons euvent du nord, vent du sud, vent de l’est et vent de l’ouest, avecdes variations. Je n’attendrais encore que si vous pouviez medésigner une cinquième direction sur la boussole. Sinon, à moinsque l’ancre n’ait pris racine, nous la lèverons aujourd’hui même,et nous verrons ce qui arrivera.

Il comprit que j’étais décidé.

– Très bien, monsieur, jeta-t-il, vousêtes le maître et moi l’employé. Je n’ai plus qu’un enfant à macharge, grâce à Dieu, et sans aucun doute vos exécuteurscomprendront leur devoir vis-à-vis de ma vieille.

Son ton solennel m’impressionna.

– Monsieur Goyles, soyez franc. Y a-t-ilun espoir quelconque de quitter ce trou maudit par un temps quelqu’il soit ?

Le capitaine Goyles me réponditgentiment :

– Voyez-vous, monsieur, cette côte esttrès particulière. Une fois loin d’elle tout irait bien, mais s’endétacher sur une coquille de noix comme celle-ci, eh bien, pourêtre franc, monsieur, ce serait dur.

Je le quittai avec l’assurance qu’ilsurveillerait le temps comme une mère veille sur le sommeil de sonenfant. Ce fut sa propre comparaison. Je le revis à midi, ilsurveillait le temps, de la fenêtre du Chaîne etAncre.

À cinq heures, ce jour-là, un heureux hasardnous fit rencontrer dans High Street deux yachtmen de mes amis. Parsuite d’une avarie au gouvernail, ils avaient dû atterrir. Je leurracontai mon histoire. Ils en semblèrent moins surpris qu’amusés.Le capitaine Goyles et les deux hommes surveillaient toujours letemps. Je courus à l’hôtel et mis Ethelbertha au courant. Tousquatre, nous nous faufilâmes jusqu’au quai, où nous trouvâmes notrebateau amarré. Seul le mousse était à bord. Mes deux amis sechargèrent du yacht, et vers six heures nous filions joyeusement lelong de la côte.

Nous passâmes la nuit à Aldborough et lelendemain poussâmes jusqu’à Yarmouth, où mes amis se trouvèrentforcés de nous quitter ; je me décidai à abandonner le yacht.Le matin, de bonne heure, je vendis nos provisions aux enchères surla plage de Yarmouth. Je le fis avec perte, mais j’eus lasatisfaction de rouler le capitaine Goyles. Je confiail’Espiègle à un marin de l’endroit, qui promit de leramener pour deux souverains à Harwich. Nous rentrâmes à Londrespar le train.

Il se peut qu’il existe d’autres yachts quel’Espiègle et d’autres patrons que le capitaine Goyles,mais cette aventure m’a vacciné contre tout désir de récidive.

George confirma qu’un yacht entraînait enoutre beaucoup de responsabilité et nous en abandonnâmesl’idée.

– Que penseriez-vous de la rivière ?suggéra Harris. Nous y avons passé de bons moments.

George continua à fumer en silence ; jecassai une autre noix.

– La rivière n’est plus ce qu’elle a été,dis-je. Je ne sais pas exactement comment cela se fait, mais il yexiste un je ne sais quoi dans l’air, une sorte d’humidité qui,chaque fois que j’en approche, réveille mon lumbago.

– Et moi, remarqua George, j’ignore lepourquoi de la chose, mais je ne puis plus dormir dans sonvoisinage. J’ai passé une semaine chez James au printemps. Toutesles nuits, je me réveillais à sept heures et il m’était impossiblede refermer l’œil.

– Je n’avais fait que la proposer sans yattacher grande importance, dit Harris, car cela ne me vaut riennon plus ; mon séjour s’y achève invariablement sur uneattaque de goutte.

– Ce qui me réussit le mieux, dis-je,c’est l’air de la montagne. Que penseriez-vous d’un voyage pédestreà travers l’Écosse ?

– Il fait toujours humide en Écosse,s’écria George. J’y ai passé trois semaines l’année avant-dernièresans y avoir jamais eu le corps ni le gosier secs, si j’osedire.

– Pourquoi pas la Suisse ? émitHarris.

J’objectai :

– Jamais elles ne nous laisseront allerseuls en Suisse ; vous savez ce qu’il en advint la dernièrefois. Il nous faut un endroit où ni femme ni enfant habitués à uncertain confort ne voudraient résider, un pays de mauvais hôtels,de communications difficiles, où nous vivrions à la dure, où nousdevrions trimer, jeûner peut-être.

– Doucement ! interrompit George,doucement ! Vous oubliez que je pars avec vous.

– J’y suis, exclama Harris ; unebalade à bicyclette !

George eut l’air d’hésiter :

– Il y a pas mal de montées, songez-y, eton a le vent debout.

– Soit ! mais aussi des descentesavec le vent dans le dos.

– Je ne m’en suis jamais aperçu, ditGeorge.

– Vous ne trouverez pas mieux qu’unvoyage à bicyclette, persista Harris.

Je me sentais enclin à l’approuver.

– Et je vous dirai même où aller,continua-t-il : à travers la Forêt Noire.

– Mais elle est toute en montées !riposta George.

– Pas toute, mettons les deux tiers. Etil y a une commodité, que vous oubliez.

Il regarda autour de lui avec précaution etchuchota :

– Il y a des petits trains qui gravissentces hauteurs, des petits trucs à roues dentées qui…

La porte s’ouvrit etMme Harris apparut. Elle dit qu’Ethelbertha étaiten train de mettre son chapeau et que Muriel, lasse d’attendre,avait récité sans nous « The Mad Hatter’s TeaParty ».

– Au club, demain, quatre heures !me chuchota Harris en se levant.

Je passai la consigne à George en montantl’escalier.

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