Typhon

Typhon

de Joseph Conrad

À MON AMI ANDRÉ RUYTERS

 

« … Toutes les passions d’un vaisseau qui souffre. »

CH.BAUDELAIRE.

Chapitre 1

L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n’offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent.

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient d’un duvet soyeux le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il tournait la tête.

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon brun,un complet de teinte brunâtre et d’inélégantes bottes noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

« Permettez, capitaine », lui disaitalors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second,qui l’escortait jusqu’à la passerelle.

Et s’emparant dévotement du riflard, il ensecouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tigequ’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; ilaccomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’uneaugurale gravité, et M. Salomon Rout, le mécanicien en chefqui envoyait la fumée de son cigare du matin par-dessus laclaire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire.

« C’est vrai ! le sacré riflard.Merci bien, Jukes, merci », grommelait le capitaine Mac Whirr,cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

N’ayant d’imagination que tout juste ce qu’ilen fallait pour le porter d’un jour à l’autre, et pas plus, ildemeurait tranquillement sûr de lui ; sans pourtant jamais semonter le coup.

C’est l’imagination qui nous rendsusceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; toutnavire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottantasile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écartsfantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’unchronomètre au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteaude deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies, sans intérêt,entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plusimmédiate, ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans lecas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au monde avait bienpu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petitépicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait quequinze ans quand il avait fait ce coup-là ! Cet exemplesuffit, pour peu qu’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’uneimmense, puissante et invisible main, prête à s’abattre sur lafourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par lesépaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans desdirections inattendues et vers d’inconcevables buts nos forcesinconscientes.

Son père ne lui pardonna jamais complètementcette insubordination stupide.

« On pouvait bien se passer de lui,avait-il coutume de dire plus tard, mais les affaires sont lesaffaires… Et un fils unique, encore ! »

Sa mère versa maintes larmes après sadisparition. Comme l’idée de laisser un mot derrière ne lui étaitpas venue à l’esprit, il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où,huit mois après, sa première lettre arriva, datée de Talcahuano.Elle était courte ; on y lisait :

« Nous avons eu très beau temps pour latraversée. »

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils,la seule nouvelle importante de sa lettre était celle-ci : soncapitaine l’avait, le jour même, inscrit régulièrement commematelot de pont, matelot de troisième classe, « parce que jesais faire le travail », expliquait-il.

La mère pleura de nouveau abondamment. Le pèretraduisit son émotion par ces mots :

« Quel âne que ce Paul ! »

Mac Whirr père était un homme corpulent qui,jusqu’à la fin de ses jours, exerça contre son fils une ironielatente, mêlée d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

Les visites de Mac Whirr fils étaientnécessairement rares ; mais dans le cours des années quisuivirent, il écrivit parfois à ses parents pour les tenir aucourant de ses promotions successives et de mouvements sur le vasteglobe. Dans ces missives, on pouvait trouver des phrases commecelles-ci : « Il fait sérieusement chaud ici » ouencore : « À 4 heures après midi le jour de Noël,nous avons croisé des icebergs. » Les vieux parentsapprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec lesnoms des capitaines qui les commandaient – avec les nomsd’armateurs écossais et anglais ; – un grand nombre de noms demers, d’océans, de détroits, de promontoires : et les noms deports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entrepôtsde riz, aux entrepôts de coton ; – un grand nombre de nomsd’îles – et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelaitLucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblaitjoli.

Puis les vieux moururent.

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arrivaen temps voulu, suivant de près le grand jour où il obtint sonpremier commandement.

Tous ces événements avaient eu lieu nombred’années avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeurNan-Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètredont il n’avait aucune raison de se défier.

La baisse – étant donné l’excellence del’instrument, le moment de l’année et la position du navire surl’écorce terrestre – était certes de mauvais augure ; mais laface rouge de l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Lesprésages n’existaient point pour lui, et la signification d’uneprophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avaitsurpris. « Pas d’erreur : c’est une baisse, pensait-il.Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire. »

Le Nan-Shan venant du Sud faisaitroute vers le port de commerce de Fou-Tchéou, avec quelquecargaison dans ses cales et deux cents coolies chinois qu’onrapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien aprèsplusieurs années de travail dans différentes coloniestropicales.

La matinée était belle ; la mer d’huilese soulevait et s’abaissait uniformément lisse et il y avait dansle ciel une extraordinaire tache d’un blanc de brouillard,semblable à un halo de soleil.

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient lesChinois, parmi le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, dequeues de cheveux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il nefaisait pas de vent, et la chaleur était étouffante.

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ouregardaient d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques-uns,tirant de l’eau le long des flancs du navire, se douchaientmutuellement ; quelques autres dormaient sur lespanneaux ; d’autres encore, par petits groupes de six, étaientassis sur leurs talons, autour des plateaux de fer chargés deminuscules tasses de thé et d’assiettes de riz. Chacun de cesCélestes, sans exception, emportait avec lui tout ce qu’ilpossédait dans le monde : une petite malle aux coins de cuivreavec un anneau-cadenas, renfermant quelques vêtements de cérémonie,des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être, on ne sait quellesvieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit trésor dedollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à charbon,dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avecpeine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines,sur des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sousle faix de lourds fardeaux – patiemment amassés, gardés avec soin,chéris avec férocité.

Vers dix heures, une houle traversière venantde la direction du détroit de Formose s’était élevée, sans dérangerbeaucoup ces passagers, car le Nan-Shan avec son fondplat, sa ceinture d’accostage et sa grande largeur de maître-coupleméritait sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer.M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamaitbruyamment que « la vieille camarade[1] était aussibonne que belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit ducapitaine Mac Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’ellefût, aussi haut ou en termes aussi fantaisistes. LeNan-Shan était incontestablement un bon navire, et presqueneuf. Il avait été construit à Dumbarton, moins de trois annéesauparavant, sur les instructions de la maison de commerce Sigg etfils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindresdétails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, lesconstructeurs le contemplèrent avec orgueil.

« Sigg nous a demandé un capitaine deconfiance, rappela l’un des associés. »

Et l’autre, après avoir réfléchi quelquetemps, dit :

« Je crois bien que Mac Whirr est à terreen ce moment.

– Vous croyez ? Alorstélégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il nousfaut », déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

Le matin suivant, Mac Whirr se tenait devanteux, imperturbable ; il avait quitté Londres par l’express deminuit après des adieux brusqués à sa femme.

– Il ne serait pas mauvais que nousallions inspecter le navire ensemble, capitaine, dit l’aîné desassociés.

Et les trois hommes se mirent en route pourexaminer les perfections du Nan-Shan, de l’étrave à lapoupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts trapus.

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôterson paletot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil àvapeur, synthèse des raffinements les plus modernes.

« Mon oncle a écrit hier pour vousrecommander à nos bons amis – MM. Sigg, vous savez bien – etils vous laisseront sans doute le commandement, dit le plus jeunedes associés. Vous pourrez vous vanter de commander le plus docilenavire de ce tonnage qu’on puisse voir sur les côtes de Chine,capitaine, ajouta-t-il.

– Croyez ?… Merci bien »,bredouilla confusément Mac Whirr. Devant les éventualitéslointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste myopedevant la beauté d’un vaste paysage ; et ses yeux, au mêmemoment, se posant par hasard sur la serrure de la porte de lacabine, il se dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commençad’en secouer la poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voixsérieuse et basse :

« On ne peut plus se fier aux ouvriersaujourd’hui. Voici une serrure ; c’est tout flambant neuf etça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez !Tenez !… »

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leurbureau, à l’autre bout du chantier :

« Vous avez chanté l’éloge de cetindividu à Sigg, mais j’aimerais savoir ce que vous appréciez enlui ? demanda le neveu avec un léger mépris.

– Je reconnais qu’il n’a rien d’uncapitaine de roman, si c’est cela que vous voulez dire, réponditl’aîné sèchement. Est-ce que le contremaître des menuisiers duNan-Shan est dehors ? Entrez, Bates. Comment sefait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serruredéfectueuse à la porte de la cabine ? Le capitaine l’aremarqué du premier coup. Faites-en mettre une autre tout de suite.Les petites pailles, Bates… les petites pailles ! »

La serrure fut donc remplacée, et peu de joursaprès, le Nan-Shan s’élançait vers l’est sans que MacWhirr eût fait aucune nouvelle remarque au sujet des aménagements,ni qu’on lui eût entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos deson navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou desatisfaction devant les perspectives de son avenir.

De tempérament non plus loquace que taciturne,il trouvait à vrai dire très rarement l’occasion de parler.Restaient naturellement les questions de service – instructions,ordres, etc., mais le passé étant, à ses yeux, bien passé, et lefutur n’étant pas encore, il estimait que les menus événements dechaque jour ne méritent pas le plus souvent, de commentaires, – etque les faits parlent d’eux-mêmes avec une insurpassableprécision.

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peude mots, ceux « qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brochersur les instructions ». Mac Whirr, qui possédait les qualitésrequises, fut maintenu au commandement du Nan-Shan dont ildirigeait, par les mers de Chine, les courses précautionneuses.

Le navire avait été déclaré et inscrit sur leregistre maritime britannique, mais au bout d’un certain temps,M. Sigg avait jugé plus expédient de le transférer sous lescouleurs siamoises. À la nouvelle du transfert projeté, Jukess’agita comme sous le coup d’un affront personnel. Il se promenaiten grommelant et en faisant entendre de petits ricanements demépris.

« Non ! mais vous nous voyez avec ungrotesque éléphant d’arche de Noé sur le pavillon du navire !dit-il une fois à la porte de la chambre des machines. Je veux êtrependu si je supporte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce queça ne vous dégoûte pas, vous, monsieur Rout ? »

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircirla voix de l’air d’un homme qui sait ce que « coller sadémission » veut dire.

La première fois que le nouveau pavillonflotta à l’arrière du Nan-Shan, Jukes le contemplaamèrement de la passerelle. Il lutta quelque temps avec sessentiments, puis remarqua :

« Cocasse, tout de même, de se baladersous un pavillon pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

– Qu’est-ce qui lui manque, à cepavillon ? demanda le capitaine. Je le trouve tout à faitcorrect, moi », et il se dirigea vers l’extrémité de lapasserelle pour le mieux voir.

« Eh bien ! moi, je le trouvecocasse ! » cria Jukes outré, en quittant brusquement lapasserelle.

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par unetelle façon d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillementdans le rouf et ouvrit le « code international dessignaux » à la planche où les pavillons de toutes les nationsétaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fitcourir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, ilcontempla avec une grande attention le champ rouge et l’éléphantblanc. Rien n’était plus simple, mais afin de s’assurer davantage,il emporta le livre sur la passerelle ; il voulait comparer ledessin colorié à l’objet réel qui flottait au mât de pavillond’arrière ; quand Jukes, qui s’acquitta ce jour-là de sonservice avec une espèce de fureur réprimée, se trouva de nouveausur la passerelle, son capitaine lui dit :

« Il n’y manque rien, à ce drapeau.

– N’y manque rien ? marmotta Jukesen se jetant à genoux devant un caisson, d’où il sortit rageusementune ligne de sonde de rechange.

– Non ; j’ai cherché dans le livre.Le battant, deux fois le guindant, et l’éléphant exactement dans lemilieu. Je me doutais bien qu’à terre, on saurait fabriquer lepavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur,Jukes.

– Eh bien ! capitaine, commençaJukes en se relevant d’un bond, tout ce que je puis dire… Et sesmains tremblantes s’exaspéraient à démêler la glène du fil desonde.

– Ça va bien. Ça va bien », repritle capitaine en manière d’apaisement. (Il était pesamment assis surun petit pliant de toile qu’il affectionnait spécialement.)« Tout ce que vous avez à faire, c’est de prendre soin qu’ilsne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils n’y sont pastout à fait habitués. »

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur legaillard d’avant et bruyamment :

« Oh ! là, maître d’équipage, ayezbien soin qu’elle trempe entièrement. » Puis il se retournavers son capitaine avec résolution. Mais Mac Whirr en étendantconfortablement ses coudes sur la rambarde de la passerellecontinuait :

« Parce que je suppose que ça seraitinterprété comme un signal de détresse ; qu’enpensez-vous ? Moi, j’imagine que l’éléphant représente quelquechose comme le Union Jack dans le pavillon…

– Ah ! vous croyez ! »glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes sur le pont duNan-Shan se retournèrent.

Alors il poussa un soupir, puis soudainrésigné :

« Pour sûr que ça ferait un sacré signalde détresse », conclut-il débonnairement.

Plus tard, le même jour, il accosta le chefmécanicien avec un confidentiel :

« Écoutez, que je vous raconte ladernière du vieux. »

M. Salomon Rout (que l’on nommaitcommunément Sol le Long ou le vieux Sol, ou Père Rout) se trouvaitpresque invariablement l’homme le plus grand à bord de tous lesnavires sur lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avaitprise de se pencher avec condescendance et flegme vers sesinterlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable, sesjoues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux etses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombretoute sa vie.

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter defumer et de regarder placidement autour de lui à la manière d’unbon oncle qui prêterait une oreille complaisante au récit d’unécolier surexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisservoir, il demanda :

« Et lui avez-vous collé votredémission ?

– Non ! » cria Jukes, élevantune voix lasse et découragée au-dessous du grincement discordantdes treuils à frictions. Ceux-ci se démenaient furieusement,activant les longs mâts de charge au bout desquels pendaient lesélingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient choirnégligemment à extrémité de course. Les chaînes de chargegémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre leshiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et leNan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur sesflancs gris.

« Non, cria Jukes. À quoi bon ?Autant fiche ma démission à cette cloison. Un homme comme ça, iln’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaquepositivement. »

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenantde terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté par unChinois lugubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans dessouliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi unparapluie.

Le capitaine du Nan-Shan parlant àpeine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe deses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faireescale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît souspression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussason chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquantque « de toute façon il avait horreur d’aller à terre »,tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot,M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coudedroit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukesreçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allaitinstaller là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hinrapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de rizpour servir à leur nourriture.

« Ce sont tous des engagés de sept ans,dit le capitaine Mac Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois decamphrier. » Le charpentier devait immédiatement commencer àclouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, del’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quandil y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout desuite : « Vous entendez, Jukes ? »

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait lenavire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ;c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte del’espace disponible. Jukes aurait à le conduire à l’avant :« Vous entendez, Jukes ? »

Jukes prit soin de ponctuer ces instructionsde l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sansenthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :

« Amène-toi, John. Tâche à regardervoir », mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.

« Voir partout si tu veux, toi regarderpartout pareil », dit Jukes qui n’avait aucune dispositionpour les langues étrangères et trouvait le moyen de massacrercruellement même le pidgin[2]. Il montradu doigt le panneau ouvert :

« Place premier choix pour coucher. Toibien voir, hein ? »

Il était bourru comme il convient quand on sesent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinoiscontemplait tristement et silencieusement l’obscurité del’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.

« Pas tomber pluie là en bas – tuvois ? continuait Jukes. Suppose toujours beau temps comme ça,le coolie monte en haut. Fait comme ça – Phoooooo ! » Ildilata sa poitrine et gonfla ses joues. « Compris, John ?respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, mangerchow-chow en haut – compris John ? »

Son imagination s’échauffait. Jouant de labouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et delaver des vêtements, et le Chinois, qui dissimulait la méfiance quelui inspirait cette pantomime sous un air recueilli, nuancé d’unedélicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande deJukes au panneau et du panneau à Jukes.

« Très bien », murmura-t-il d’unevoix basse et désolée. Puis glissant le long des ponts, contournantles obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous uneélingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de je ne saisquelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’étaitrendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes oùtraînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longueslettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots :« Mon épouse chérie » et dont le steward avait toutloisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés auxchronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieuxdétails sur chaque sortie du Nan-Shan intéressaientinvraisemblablement le steward beaucoup plus que la femme à qui cesrelations étaient destinées.

Ces pages, interminablement pleines de laconstatation laborieuse des seuls menus faits auxquels laconscience de Mac Whirr fût sensible, allaient trouverMme Mac Whirr dans la banlieue nord deLondres ; une petite maison avec un bout de jardin devant lesfenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une ported’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb enimitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela et netrouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr(personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses)était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ;on la considérait dans le voisinage comme « tout à faitsupérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuseterreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiteraitpour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia etson fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Lecapitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare etprivilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger etqui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôtchoquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunesgarçons, il manifestait une complète indifférence, franche,naturelle et charmante.

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirrcorrespondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on lerappelât « au souvenir de ses enfants » et signant« ton mari qui t’aime » avec un calme parfait, comme sices mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leursignification et ne dussent plus servir que pour la forme.

Les mers de Chine, du nord au sud, sont desmers étroites ; des mers semées de traverses prévues ouimprévues, telles que bancs de sable, îles, récifs, courantschangeants et rapides – menus événements quotidiens dont le langageinarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincteet sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisémentau sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ;aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-ilpratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisaitsouvent monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre deveille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacuned’elles, sans exception, contenait cette phrase : « Il afait très beau temps pendant ce voyage » ou, sous quelqueforme presque semblable, une semblable constatation. Et cetteconstatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussiparfaitement exacte que quelque autre constatation que contînt lalettre.

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres,mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait laplume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pourtenir son bureau fermé à clef.

Sa femme se délectait à son style. C’était uncouple sans enfants et Mme Rout, grande personnejoviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec lavénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage prèsde Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner dumatin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse lespassages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisaitprécéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomondit », car la vieille dame était sourde.Mme Rout fils ne se retenait pas de jeter égalementà la tête des étrangers qui venaient la voir ces oracles de Salomonet, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par leton inopinément bizarre et jovial de ces citations.

Le jour où le nouveau pasteur fit sa premièrevisite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer :« Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguentcontemplent les merveilles de la nature marine », quand unsoudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêterébahie.

« Salomon… Oh !… Madame Rout, bégayale jeune homme tout rougissant, je dois vous dire que… Je ne…

– Mais c’est mon mari ! »cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la méprise, ellepartit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et touterenversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, unsourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpériencedes femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par lasuite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteureut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intentionirrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux cequ’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprità entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse deSalomon.

« Pour ce qui est de moi, avait-il dit unjour (à ce que rapportait sa femme), je préfère un âne bâté à uncoquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de laprendre ; mais un coquin, c’est malin ; ça vous glisseentre les doigts. » Induction gratuite tirée du casparticulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avaitle poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile.

M. Jukes, lui, célibataire et incapablede généralisations, avait pour confident habituel un vieux camaradede bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est àlui qu’il ouvrait son cœur, insistant d’abord sur les avantages dela navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions autrafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels,les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan,certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.

« Ici pas d’uniformes chamarrés, disaientses lettres ; ici nous sommes tous des frères. Les repas seprennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les piedsnoirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens commeça ; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes bonsamis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide.Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que cesoit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Ça ne peut pas être.Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordresne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement sonnavire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assezde cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; maisje ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouveraispas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’airde comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on enplaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivreavec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pasbeaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Iln’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’undes mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirr doit nousavoir entendus : quand je suis monté pour prendre le quart, ilest sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur lesfeux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles,bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’unmoment :

« – C’était pas vous qui parlieztantôt, dans la coursive de bâbord ?

« – Si fait, capitaine.

« – Avec le troisième ?

« – Oui, capitaine.

« Là-dessus il se retire à tribord où ils’assied, à l’abri du cagnard, sur son petit pliant, et pendant unedemi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il aéternué.

« Puis je l’entends là-bas qui selève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord oùj’étais :

« – Je n’arrive pas à comprendre ceque vous pouvez bien trouver à raconter, me dit-il. Deux bonnesheures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gensqui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient etcontinuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout letemps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.

« As-tu jamais rien entendu depareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je mesentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même il m’exaspère.Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et mêmepour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un piedde nez qu’il demanderait innocemment et gravement :« Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme unenfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel qu’il trouvaitpar trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’unemanière si bizarre. Mais, en vérité, il est trop épais pour s’entourmenter. »

Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaientles mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant librecours à sa fantaisie.

Il exprimait ce qu’il pensait en toutefranchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoirun homme pareil.

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, lavie fût sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et demédiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût ditque la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes,jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de satorpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle.Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bienapparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer destrois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il enavait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatiguécomme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour mêmeétait oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avaitraison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beautemps.

Mais la force inquiète des flots, mais leurcourroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et quin’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de lamer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Ilsavait que cela existe, comme nous savons que le crime et lesabominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme lepaisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler debatailles, de famines, d’inondations, sans se représenteraucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlépeut-être dans la rue à quelque bagarre, qu’un jour il ait étéforcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans uneaverse.

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru lasurface des océans, comme certaines gens glissent toute leur viedurant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfintranquillement et décemment dans la tombe, – qui n’auront rienconnu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rienconnaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.

Sur terre et sur mer, il existe de ces gensainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par lamer.

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