Un cas de pratique médicale

Un cas de pratique médicale

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
UN CAS DE PRATIQUE MÉDICALE

Un télégramme, envoyé de l’usine des Liâlikov,priait le professeur de venir au plus vite.

La fille d’une dame Liâlikov, apparemment la propriétaire de l’usine, était malade ; c’est tout ce que l’on pouvait démêler en un long télégramme, mal rédigé. Aussi le professeur ne se dérangea-t-il pas lui-même : il se contenta d’envoyer à sa place son interne, Koroliov.

Il fallait descendre à la troisième station au delà de Moscou et faire ensuite quatre verstes en voiture. À la gare, un attelage à trois chevaux attendait l’interne. Le cocher avait un chapeau à plumes de paon et répondait d’une voix vibrante, à toutes les questions, comme un soldat : « Pas du tout ! » ou « Exactement ça ! »

C’était le samedi soir. Le soleil se couchait.De l’usine à la gare venaient des foules d’ouvriers qui saluaient la voiture amenant l’interne. La tombée du jour, les demeures seigneuriales et les villas d’été, aux deux côtés de la route, les bouleaux, et la calme impression qui se dégageait alentour, – alors que maintenant, à cette veille de repos, les champs, les bois et le soleil, s’apprêtaient, semblait-il, à chômer, et peut-être même à prier en même temps que les ouvriers, – tout cela ravissait Koroliov…

Né et élevé à Moscou, l’interne ne connaissaitpas la campagne et ne s’était jamais intéressé aux usines ; iln’en avait jamais visité aucune ; mais après ce qu’il avait luà ce sujet, il lui était arrivé de se trouver chez des industrielset de causer avec eux. Et, quand il voyait de loin ou de près unefabrique, il pensait que, si, au dehors, tout y paraissait calme etpaisible, il devait régner au dedans l’impénétrable ignorance etl’égoïsme obtus des propriétaires, le travail ennuyeux et malsaindes ouvriers, et les intrigues, et la vodka, et la vermine…

Et maintenant tandis que les ouvrierss’écartaient de la calèche avec respect et crainte, il lisait àleurs figures, à leurs casquettes, à leur démarche, la malpropreté,l’ivrognerie, l’énervement, l’ahurissement dans lesquels ilsvivaient.

On entra par le grand portail de l’usine. Dechaque côté apparurent de petites maisons ouvrières, des figures defemmes, du linge et des couvertures sur les avant-portes. Lecocher, sans retenir ses chevaux, criait :« Attention ! »

Dans une grande cour, nette de tout brind’herbe, se développaient cinq vastes corps de bâtiments à hautescheminées, espacés, avec des magasins et des baraquements, le toutbaignant dans une sorte de buée grise, telle une fleur depoussière. Çà et là, comme des oasis dans le désert,s’éparpillaient de maigres jardinets et les toits verts et rougesdes maisons de l’Administration. Le cocher, arrêtant tout à couples chevaux, stoppa devant une maison nouvellement peinte en gris.Les lilas du jardinet étaient couverts de poussière, et le porche,peint en jaune, sentait fortement la peinture.

– Entrez, monsieur le docteur, dirent àla porte d’entrée et au seuil de l’antichambre des voix defemmes.

Et l’on entendit des soupirs et deschuchotements.

– Entrez, nous vous attendons depuislongtemps… c’est un vrai malheur. Par ici.

Mme Liâlikov, dame âgée etcorpulente, vêtue d’une robe de soie noire avec des manches à lamode, mais, à en juger sur l’apparence, simple et peu instruite,regardait le docteur avec effroi, sans se décider à lui tendre lamain ; elle n’osait pas.

Près d’elle se trouvait une personne auxcheveux courts, maigre et déjà pas jeune, portant une blousebariolée et un pince-nez. Les domestiques l’appelaient ChristînaDmîtriévna, et Koroliov devina que c’était la gouvernante.

Comme elle était la seule personne instruitede la maison, on l’avait sans doute chargée de recevoir le médecin,car elle se hâta d’exposer, avec de menus détails oiseux, lescauses de la maladie, mais sans dire qui était malade, ni de quoiil s’agissait.

Koroliov et la gouvernante causaient assis,tandis que la maîtresse de la maison, immobile près de la porte,attendait. Au cours de la conversation, Koroliov apprit que lamalade était une jeune fille de vingt ans, Lîsa, fille unique deMme Liâlikov. Elle souffrait depuis longtemps déjà,et différents médecins l’avaient traitée. La nuit précédente, elleavait, dès le soir, ressenti de telles palpitations de cœur quepersonne, dans la maison, n’avait dormi ; on avait craintqu’elle ne mourût.

– On peut dire qu’elle a été maladive dèsl’enfance, racontait Christîna Dmîtriévna d’une voix chantante,s’essuyant sans cesse les lèvres de la main. Les médecins disentque ce sont les nerfs, mais, lorsqu’elle était petite on lui a faitrentrer les humeurs froides, et c’est de là, je pense, queproviennent ses maux.

On passa chez la malade. Tout à fait formée,grande, bien faite, mais laide, ressemblant à sa mère, avec lesmêmes petits yeux et la partie inférieure du visage large etdémesurément développée, non coiffée, la couverture remontéejusqu’au menton, la jeune fille donna de prime abord à Koroliovl’impression d’une créature malheureuse, infirme, recueillie parpitié. On ne pouvait croire que ce fût l’héritière des cinq énormesbâtiments de l’usine.

– Nous venons vous soigner, dit Koroliov.Bonjour, mademoiselle.

Il se nomma et lui serra la main, une grandemain laide et froide. Elle se souleva, et, évidemment accoutuméedepuis longtemps aux médecins, indifférente à ce que ses épaules etses bras fussent découverts, elle se laissa ausculter.

– J’ai des palpitations, dit-elle. Toutela nuit, ç’a été terrible… j’ai failli mourir d’effroi. Donnez-moiquelque chose pour que ça cesse.

– Soyez sans inquiétude, je vous donneraiquelque chose.

Koroliov l’examina et leva les épaules.

– Le cœur est bon, dit-il ; tout vabien, tout est en ordre. Les nerfs clochent peut-être un peu ;mais c’est chose si courante. La crise, je crois, est déjà passée.Étendez-vous et dormez.

À ce moment on apporta une lampe. Les yeux dela malade clignèrent et, tout à coup, se prenant la tête entre lesmains, elle se mit à pleurer.

Et l’impression d’un être malheureux et laiddisparut. Koroliov ne remarqua plus ni les petits yeux ni le bas dela figure anormalement développé. Il voyait une douce expression desouffrance, très touchante et spirituelle, et la jeune fille, entout, lui parut élancée, féminine et simple. Et déjà il voulait lacalmer non par des médicaments ou des conseils, mais par un simplemot gracieux. La mère attira sa fille à elle et lui baisa la tête.Sur son visage, que de désespoir, que de chagrin !

Elle avait nourri, élevé sa fille sans rienépargner. Elle avait mis tous ses soins à lui faire apprendre lefrançais, la danse, la musique. Elle lui avait donné une douzainede maîtres, avait appelé les meilleurs médecins, pris unegouvernante, et elle ne comprenait pas d’où venaient ces larmes,tant de souffrances !… Elle ne le comprenait pas, s’y perdaitet avait une expression de culpabilité, désolée, inquiète, comme sielle eût oublié quelque chose de très urgent, comme si elle eûtnégligé quelque chose, n’eût pas appelé auprès d’elle quelqu’un.Qui ? Elle l’ignorait.

– Lîsannka, dit-elle, en pressant safille contre elle, ma chérie, ma colombe, mon petit enfant, dis-moice que tu as ? Aie pitié de moi, dis-le.

Toutes les deux pleuraient amèrement.Koroliov, s’asseyant au bord du lit, prit Lîsa par la main.

– Cessez, lui dit-il d’un ton de caresse,y a-t-il là de quoi pleurer ? Rien au monde n’est digne de ceslarmes. Allons, ne pleurons plus ; il ne le fautpas !…

Et il pensa :

« Il serait temps de lamarier… »

– Le médecin de l’usine lui donnait dubromure, dit la gouvernante, mais j’ai remarqué que cela ne luifaisait que du mal. À mon sens, ce qu’il faut pour le cœur, ce sontdes gouttes… j’en oublie le nom… Du muguet, quoi…

Et elle recommença à donner des détailsvariés. Elle interrompait Koroliov, l’empêchait de parler, et, surson visage, se lisait le tourment, comme si elle pensait qu’étantla femme la plus instruite de la maison, elle dût parler sansinterruption avec le docteur et parler absolument de médecine.

Koroliov en était gêné.

– Je ne trouve rien de particulier,dit-il à la mère en sortant de la chambre. Puisque le médecin del’usine a soigné votre fille, qu’il continue. Le traitement suivijusqu’ici a été bon ; je ne vois pas la nécessité de rienchanger. À quel propos ? C’est une maladie toutordinaire ; il n’y a rien de sérieux…

Il parlait sans se presser en mettant sesgants et Mme Liâlikov, immobile, le regardait, leslarmes aux yeux.

– Il reste une demi-heure jusqu’au trainde dix heures, dit-il ; j’espère pouvoir le prendre.

– Ne pourriez-vous pas rester ?demanda la mère, – et les larmes coulèrent à nouveau sur sesjoues ; – je me fais scrupule de vous déranger, mais, au nomde Dieu – reprit-elle à mi-voix en se retournant vers la porte, –ayez la bonté de le faire. Je n’ai que cette enfant… Elle nous aeffrayées la nuit dernière, je ne peux en revenir… Au nom du ciel,ne partez pas !

Il voulut dire qu’il avait à Moscou beaucoupde travail, que sa famille l’attendait, qu’il lui était difficilede passer sans urgence toute une soirée et toute une nuit hors deson hôpital, mais il la regarda, soupira, et se mit,silencieusement, à se déganter.

On alluma pour lui toutes les bougies ettoutes les lampes de la salle et du salon. Assis près du piano àqueue, Koroliov feuilleta la musique, puis regarda les tableaux etles portraits. Les tableaux, dans des bordures dorées, offraientdes vues de Crimée, une mer houleuse avec un petit bateau, un moinecatholique tenant un verre de liqueur, – le tout sec, léché, sanstalent… Dans les portraits, aucune figure belle,intéressante : de larges pommettes, des yeux étonnés.Liâlikov, le père de Lîsa, avait le front bas et une facesatisfaite. Un uniforme, sur son grand corps commun, formait sac.Sur sa poitrine, s’étalaient une médaille et l’insigne de laCroix-Rouge. Maigre culture, luxe d’occasion, sans raison, sansà-propos, comme cet uniforme[2]. Le luisantdes parquets irrite, le lustre aussi ; et l’on songe, on nesait pourquoi, à l’histoire de ce marchand qui allait au bain, engardant au cou sa médaille honorifique… Dans l’antichambre des voixchuchotaient tandis que quelqu’un ronflait doucement. Et soudain,dans la cour, retentirent des sons aigus, saccadés, métalliques quejamais Koroliov n’avait entendus, et qu’il ne s’expliqua pas. Ilsrésonnèrent dans son âme d’une façon désagréable et étrange.

« Il me semble que je ne resterais icipour rien au monde, pensa-t-il. »

Et il se remit à feuilleter la musique.

La gouvernante entra, l’appela àmi-voix :

– Docteur, veuillez venir souper.

Koroliov la suivit.

La table longue était chargée de hors-d’œuvreet de vins ; mais il n’y eut au souper que deuxpersonnes : lui et Christîna Dmîtriévna. Elle buvait dumadère, mangeait vite et parlait en le regardant à travers sonlorgnon.

– Les ouvriers, disait-elle, sont trèssatisfaits de nous. Chaque hiver on donne à l’usine des spectaclesoù ils jouent eux-mêmes. Naturellement il y a aussi des conférencesavec projections, une magnifique salle de thé, et que n’y a-t-ilpas ? Ils nous sont très dévoués ; et lorsqu’ils ont suque Lîsannka allait plus mal, ils ont fait dire une prière. Bienque peu instruits eux aussi ont du sentiment.

– Il semble, demanda Koroliov, qu’il n’yait chez vous aucun homme ?

– Aucun. Piôtre Nikanôrytch est mort il ya un an et demi, et nous sommes restées seules. Nous vivons ainsitoutes trois, en été ici, et l’hiver à Moscou. Il y a déjà onze ansque je suis dans la maison. J’y suis comme chez moi.

On servit du sterlet, des croquettes de pouletet une compote. Les vins coûtaient cher, c’était des vins deFrance.

– Docteur, je vous en prie, pas decérémonies, mangez ! disait Christîna Dmîtriévna en mangeantelle-même et s’essuyant la bouche avec son petit poing. (On voyaitqu’elle se passait toutes ses aises.) Mangez, je vous en prie.

Après souper, on conduisit l’interne dans unechambre où on lui avait préparé un lit. Mais il n’avait pas enviede dormir : la chambre était très chaude et sentait lapeinture ; il mit son pardessus et sortit.

Dehors il faisait frais. L’aube s’annonçaitdéjà et, dans l’air humide, se dessinaient les cinq corps debâtiments avec leurs cheminées, les baraquements et les magasins.En raison du dimanche on ne travaillait pas ; les fenêtresétaient noires, et, dans un des bâtiments seulement, où un fourchauffait encore, deux fenêtres étaient comme incendiées ; dela cheminée, parfois, du feu sortait avec la fumée. Au loin, pardelà la cour, des grenouilles croassaient, un rossignolchantait.

En regardant les bâtiments de l’usine et lesbaraquements ouvriers, Koroliov revint à ses idées accoutumées.Qu’il eût été institué des spectacles pour les ouvriers, desprojections, des médecins attitrés, toute sorte d’améliorations,les ouvriers qu’il avait rencontrés le soir sur la route, nedifféraient pourtant en rien de ceux qu’il avait vus dans sonenfance, alors qu’il n’y avait encore pour eux ni spectacles niaméliorations.

Médecin, ayant eu à se faire une idée exactedes affections chroniques, dont la cause initiale estincompréhensible et incurable, il considérait de même les usinescomme une équivoque dont la cause elle aussi est obscure etinéluctable. Toutes les améliorations du sort des ouvriers d’usine,il ne les trouvait pas superflues, mais il les comparait autraitement des maladies incurables.

« Il y a certainement là une équivoque…,pensait-il en regardant les fenêtres empourprées. Quinze cents àdeux mille ouvriers travaillent sans repos, dans un milieu malsain,pour fabriquer de la mauvaise indienne. Ils vivent, à demi affamés,ne se délivrant de leur cauchemar que de temps à autre, au cabaret.Une centaine de gens surveillent leur travail, et la vie de cescontremaîtres se passe à marquer des amendes, à proférer desinjures et à commettre des injustices. Et deux ou trois personnesseulement, appelées patrons, profitent des bénéfices, bien qu’ellesne travaillent pas du tout et dédaignent la mauvaise indienne. Maisquels sont ces bénéfices et comment en profitent cespersonnes ! Mme Liâlikov et sa fille sontmalheureuses ; elles font peine à voir. Seule, une ChristînaDmîtriévna, vieille fille bête, à lorgnon, vit à son gré. Et il sefait que ces cinq bâtiments d’usine travaillent, et que l’on vendsur les marchés d’Orient de la mauvaise indienne, uniquement pourqu’une Christîna Dmîtriévna puisse manger du sterlet et boire dumadère.

Soudain se répétèrent les sons étranges queKoroliov avait remarqués avant le souper. Près d’un des bâtiments,quelqu’un frappait sur une plaque métallique dont il amortissaittout de suite la résonance, en sorte qu’il en résultait des sonsbrefs, aigres, mal définis, ressemblant à « der… der…der… ». Puis il s’établissait une demi-minute de silence. Et,près de l’autre bâtiment, reprenaient des sons aussi saccadés, maisplus bas, graves : « drynn… drynn… drynn… » Cela serépéta onze fois. C’était évidemment les gardiens qui sonnaientonze heures. Auprès du troisième bâtiment, on entendit :« jak… jak… jak… » Et ainsi devant chacun des bâtiments,et ensuite derrière les baraquements et les portes.

Et il semblait que, dans le calme de la nuit,ces sons fussent poussés par un monstre aux yeux pourpres : lediable lui-même, qui était ici le maître et des patrons et desouvriers, et qui trompait les uns et les autres.

Koroliov sortit dans les champs.

– Qui va là ? lui cria-t-on d’unevoix grossière.

« Tout à fait comme dans uneprison… » pensa-t-il.

Et il ne répondit rien.

Dehors on entendait mieux les rossignols etles grenouilles. On sentait la nuit de mai. De la gare arrivaientdes bruits de trains ; quelque part chantaient des coqssomnolents ; mais pourtant la nuit était calme : lanature dormait paisiblement.

Dans le champ, non loin de l’usine, sedressait la carcasse d’une maison en rondins, et, à côté, setrouvaient des matériaux de construction. Koroliov s’assit sur desplanches et continua à penser.

« Seule vit ici à son gré la gouvernante,et la fabrique travaille pour la satisfaire. Mais ce n’est là quel’apparence ; elle est ici un personnage supposé : lepatron pour lequel tout se fait ici, c’est le diable. »

Et il pensait au diable auquel il ne croyaitpas. Et il se retournait vers les deux fenêtres que le feuéclairait.

Et il lui semblait que par ces yeux pourpresle démon lui-même le regardait : bref, la force inconnue qui aétabli les relations entre les forts et les faibles, cettegrossière erreur que rien maintenant ne peut racheter. Il faut quele fort empêche le faible de vivre ; telle est la loi de lanature. Mais cela n’est compréhensible et n’entre aisément dansl’esprit que dans la clarté d’un article de journal ou d’un manuel.Dans le grouillement de la vie quotidienne et dans l’embrouillementde tous les riens dont sont tissées les relations humaines, cela neparaît plus une loi ; c’est une absurdité logique danslaquelle le fort et le faible tombent victimes de leurs rapportsmutuels et se soumettent involontairement à une force conductriceinconnue, qui réside hors de la vie, et est étrangère àl’homme.

Ainsi pensait Koroliov, assis sur lesplanches, envahi peu à peu par l’impression que cette forceinconnue et mystérieuse était réellement près de lui et leregardait.

Entre temps l’orient pâlissait ; lesminutes se précipitaient. Les cinq bâtiments de l’usine et lescheminées avaient sur le fond gris de l’aube, alors qu’il n’y avaitpas âme qui vive, et que tout semblait mort, – les bâtiments etleurs cheminées avaient un aspect spécial, différent de celui dujour. On oubliait tout à fait qu’il y eût là dedans des moteurs àvapeur, de l’électricité, des téléphones ; on songeait plutôtaux habitations lacustres et à l’âge de la pierre ; on sentaitla présence d’une force grossière, inconsciente…

Et de nouveau on entendit :

– Der… der… der… der… Douze fois.

Puis le silence, – le silence une demi-minute,– et à l’autre bout de la cour on entendit :

– Drynn… drynn… drynn…

« C’est atrocementdésagréable ! » pensa Koroliov.

En un troisième endroit, ilentendit :

– Jak… jak… (Le bruit était saccadé,aigre, littéralement comme ennuyé 🙂 jak… jak…

Pour sonner minuit, il fallut quatreminutes.

Puis tout fut silence. Et, à nouveau,l’impression que tout était mort alentour.

Koroliov, après être encore resté un peuassis, revint à la maison.

Mais de longtemps encore il ne se couchapas.

On bavardait dans les chambres voisines. Onentendait des bruits de pantoufles et de pieds nus.

« N’a-t-elle pas encore unecrise ? » pensa l’interne.

Il sortit pour aller voir la malade. Dansl’appartement il faisait déjà tout à fait clair ; au mur de lasalle tremblait un faible rayon de soleil, filtrant à travers labuée matinale. La petite chambre était ouverte et Lîsa se trouvaitassise dans un fauteuil près de son lit, en robe de chambre,entourée d’un châle, les cheveux épars. Les stores des fenêtresétaient baissés.

– Comment vous sentez-vous ? luidemanda Koroliov.

– Je vous remercie.

Il lui tâta le pouls et lui arrangea sescheveux qui tombaient sur son front.

– Vous ne dormez pas ? dit-il. Ilfait beau, c’est le printemps, dehors les rossignols chantent, etvous restez assise dans l’obscurité à penser à on ne sait quoi.

Elle l’écoutait et le regardait. Elle avaitdes yeux tristes, intelligents, et l’on voyait qu’elle voulait direquelque chose.

– Cela vous arrive-t-il souvent ?demanda-t-il.

Elle remua les lèvres et répondit :

– Souvent. Presque chaque nuit je suismal à l’aise.

À ce moment-là, les gardiens, dans la cour,commencèrent à sonner deux heures. On entendit : « der…der… » Et elle tressaillit.

– Ces sons vous incommodent ? luidemanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit-elle enréfléchissant ; ici, tout m’incommode ; tout me dérange.Je sens de la compassion dans votre voix ; dès la premièreminute, il m’a semblé, je ne sais pourquoi, qu’avec vous on pouvaitparler de tout…

– Parlez, je vous en prie.

– Je veux vous dire mon avis. Il mesemble que je ne suis pas malade, mais je me tourmente et ai peurparce que cela doit être ainsi et ne peut pas être autrement.L’être, lui-même, le mieux portant ne peut pas ne pas s’inquiéterlorsqu’un brigand rôde sous sa fenêtre. On me soigne sans cesse,poursuivit-elle, baissant les yeux vers ses genoux, et sourianttimidement ; j’en suis certes très reconnaissante et je neconteste pas l’utilité de la médecine ; mais je voudraiscauser non pas avec un médecin, mais avec quelqu’un qui fût prochede mon esprit : un ami qui me comprendrait et me convaincraitque j’ai raison ou tort.

– N’avez-vous pas d’amis ?

– Je suis seule ; j’ai ma mère, jel’aime ; mais pourtant je suis seule : ma vie a tournéainsi… Les gens seuls lisent beaucoup, mais ils parlent peu, etn’entendent que peu de chose ; la vie est pour euxmystérieuse. Ils sont mystiques, ils voient souvent le diable où iln’est pas ; la Tamara de Lérmonntov était seule et voyait ledémon.

– Et vous lisez beaucoup ?

– Beaucoup. C’est que j’ai tout mon tempslibre du matin au soir. Le jour, je lis, et, la nuit, ma tête estvide ; au lieu d’idées, il y passe de vagues ombres.

– Est-ce que vous voyez quelque chose lanuit ? demanda Koroliov.

– Non, mais je sens…

Elle sourit à nouveau et leva les yeux versl’interne. Son regard était plein de mélancolie, pleind’intelligence. Il sembla à Koroliov qu’elle avait confiance enlui, voulait lui parler sincèrement et qu’elle avait des penséespareilles aux siennes. Mais elle se taisait, et, peut-être,attendait-elle qu’il parlât.

Et il savait ce qu’il avait à lui dire. Ilétait clair pour lui qu’il fallait qu’elle quittât au plus vite lescinq bâtiments de l’usine et son million, si elle en avait un, etqu’elle laissât là ce diable qui, les nuits, regardait. Il étaitégalement clair pour Koroliov qu’elle pensait cela elle aussi, etqu’elle attendait que quelqu’un, en qui elle eût confiance, le luidît.

Mais l’interne ne savait comment s’y prendre…Comment ?… Il est gênant de demander aux condamnés pourquoiils le sont. De même, il est gênant de demander aux gens trèsriches pourquoi ils ont besoin de tant d’argent ; pourquoi ilsfont un si mauvais usage de leur richesse, et pourquoi ils ne laquittent pas, lors même qu’ils y voient leur malheur… Et si l’oncommence à parler de cela, la conversation est d’habitude gênée etlongue.

« Comment le dire ? songeaitKoroliov. Et le faut-il ? »

Et il dit ce qu’il voulait, non pas toutdroit, mais par un chemin détourné :

– Vous êtes mécontente de votre situationde propriétaire d’usine et de riche héritière ; vous ne croyezpas à vos droits, et vous ne dormez pas. C’est assurément mieux quesi vous étiez satisfaite et dormiez profondément en pensant quetout va bien. Votre insomnie est respectable, et, quoi qu’il ensoit, c’est un bon signe. En vérité, avec vos parents, uneconversation telle que celle que nous avons maintenant seraitimpossible. La nuit, ils ne conversaient pas, sommeillaientprofondément, tandis que nous, ceux de notre génération, nousdormons mal. Nous languissons, nous parlons beaucoup, et nouspesons sans cesse si nous avons ou si nous n’avons pas raison. Pournos enfants et nos petits-enfants, cette question-là sera déjàrésolue. Ils verront plus clair que nous. Dans une cinquantained’années la vie sera belle ; il est dommage que nous nepuissions pas vivre jusque-là. C’eût été intéressant à voir.

– Que feront donc nos enfants et nospetits-enfants ? demanda Lîsa.

– Je l’ignore… Ils abandonnerontprobablement tout, et partiront.

– Où iront-ils ?

– Où ?… Mais où ils voudront, ditKoroliov en riant. Est-il peu d’endroits où puisse aller un hommebon et intelligent ?

Il regarda sa montre.

– Voilà déjà le soleil levé,dit-il ; il est temps que vous dormiez. Déshabillez-vous etreposez à l’aise. Je suis très heureux d’avoir fait votreconnaissance, dit-il en lui serrant la main. Vous êtes intéressanteet sympathique. Bonne nuit !

Il rentra dans sa chambre et se coucha.

Le lendemain matin, lorsqu’on avança lavoiture, tout le monde vint accompagner l’interne au pas de laporte. Lîsa en robe blanche, comme pour un jour de fête, avait unefleur dans les cheveux. Pâle, languissante, elle regardaitKoroliov, comme le soir, d’un air triste et intelligent. Ellesouriait et parlait avec toujours la même expression de vouloir luidire quelque chose de particulier, de grave, et qui fût pour luiseul. On entendait les alouettes chanter, les cloches carillonner.Les fenêtres de l’usine brillaient gaiement. Et en traversant lacour et tandis qu’on le conduisait à la gare, Koroliov ne pensaitplus aux ouvriers ni aux habitations lacustres, ni au diable. Ilpensait au temps, déjà proche peut-être, où la vie serait aussilumineuse et gaie que ce calme matin de dimanche. Il pensait commeil était agréable, en une semblable matinée de printemps, de roulerdans une bonne voiture, attelée de trois chevaux, et de se chaufferau soleil.

1898.

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