Un crime

I

– Qui va là ? C’est toi, Phémie ?

Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l’allée ; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.

– C’est-i vous, Phémie ! reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait tremblante.

Elle n’osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre ; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.

– Dieu ! que vous m’avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une belette, mams’elle Phémie ?

La fille répondit en riant :

– Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste ! On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole d’honneur.

Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.

– Vous allez tout de même pas me boire ma goutte ?

– On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là contre !

Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause :

– Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez ! La moto du messager vient d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.

– Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…

Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.

– Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.

Elle remplit sa tasse, la choqua contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante, elle reprit entre ses dents noires :

– Ça ne présage rien de bon.

– Tiens, mademoiselle Céleste, voilà que vous fumez la pipe à ct’heure ?

– Touchez pas ! dit la vieille.

Ses deux mains maigres et brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe, volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son caraco la recouvrirent presque tout entière.

– Qu’est-ce qui vous prend ? C’est-i donc sacré, une pipe ?

– C’était la sienne, dit la servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez : elle est encore toute bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours… Oh ! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé, voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.

Elle repoussa l’assiette au milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa chaise, dans l’ombre.

– En voilà deux, tout de même, deux curés que je vois mourir ici.

– Baste, le jeune aura bientôt fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça, mams’elle Céleste ?

– Oui… enfin, du moins je le suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être ? Les gens prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse, comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique ! Aucun de ces messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être dur !

– Vingt-cinq ou trente, pensez ! A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà celle-ci à dix lieues de la ville et des routes ? Parlez-moi des routes ! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze. Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre garçon.

– Ce garçon, grogna la vieille en haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée !

– Ben oui, quoi, un garçon ! Et si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire. Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par une bise !… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que sur ma main, c’est pas croyable.

– Possible qu’il aura été retenu à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh ! rien… du moins pas grand-chose : deux malles et une grande caisse de bois, mais d’un lourd. Des livres, probable.

– Enfin, vous le prendrez quand il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous ; il n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une nuit est bientôt passée.

Le regard de la vieille se fit tout à coup suppliant.

– Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment ? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.

La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.

– Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste ? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.

– Quelles conditions ? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine !

La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.

– La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort !

Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.

– C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète : qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite ? Je vas faire chauffer l’eau.

Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine :

– Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

– Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

– Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne ! entendez-vous ! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…

Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole :

– Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite !…

Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.

Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.

Quand elle rouvrit les yeux, la fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et, cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de flotter autour d’elle tout proche.

– Tiens, dit-elle à haute voix, le vent est tombé.

Sans qu’elle pût expliquer pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.

– Ça doit aller maintenant sur cinq heures ! fit-elle.

Elle résolut de descendre à la cuisine pour s’y faire un peu de café. « Je devrais aussi souffler la lampe du vestibule », pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants. Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit toute grande.

Le presbytère, racheté par la commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager, mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est clos sur un côté par une simple haie d’épines ; sur les deux autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison occupe le quatrième. Elle a deux entrées : l’une, sur la gauche, donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit, protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un papier goudronné.

Ce fut vers l’angle plus obscur de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non ? Il était difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.

Toute crainte s’était maintenant évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement l’aube prochaine.

– Qui va là ? dit-elle d’une voix mal assurée.

La réponse lui vint aussitôt, et de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la maison ténébreuse.

– C’est moi…

– Qui, vous ?

– Moi, le nouveau curé de Mégère.

À cause de sa petite taille, elle dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du mur, et pour la première fois, son maître.

– Attendez une seconde, monsieur le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre.

Mais elle saisit d’abord la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête. Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.

Le visage apparaissait très nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de froid.

– Vous êtes venu, répétait-elle machinalement, vous êtes venu…

Elle ne trouvait rien d’autre. Le vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.

– Veuillez d’abord descendre, fit le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner à sa voix un accent d’autorité.

– J’arrive, dit Mlle Céleste.

Elle descendit aussi vite qu’elle put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée ! Certes, l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse, l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés, que d’essieux tordus ! La semaine dernière encore… Mais elle pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. « Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse, dimanche, à la messe… »

Il était certainement transi, mais il ne laissa paraître aucune déception lorsque, s’étant approché du fourneau de la cuisine, il constata qu’il était froid.

– Je désirerais, dit-il, une boisson chaude. Est-ce possible ?

– Le temps d’aller chercher un fagot. Monsieur le curé m’excusera, le bois et le charbon sont dans la resserre. Si monsieur le curé veut bien tenir la lampe un petit moment ?… oh ! rien qu’au ras du couloir, ça suffit.

Elle remarqua tout à coup qu’il portait des gants de filoselle noire, mince protection contre le vent du nord. Sa soutane était usée, mais propre, et, d’un coup d’œil, elle vit que deux boutons y manquaient. Leurs regards alors se croisèrent.

– Voilà du travail pour vous, mademoiselle Céleste, fit-il en souriant.

Elle ne devait jamais oublier ce sourire qui, si vite, avait conquis son cœur, gagné sa fidélité pour toujours. Eut-elle dès ce moment le pressentiment qu’il serait la consolation de sa dernière heure, la suprême vision qu’elle emporterait de ce monde où sa simplicité ne s’était guère étonnée de rien ?

L’idée ne lui vint qu’au seuil de la resserre. Elle se retourna brusquement, comme piquée d’un taon.

– Comment savez-vous que je m’appelle Céleste ?

Le curé de Mégère sourit encore.

– On m’a beaucoup parlé de vous hier, dit-il, et pas très clairement, je l’avoue. Mais j’ai cependant retenu votre nom.

Elle grimaça de plaisir et feignit de compter les fagotins qu’elle jetait l’un après l’autre dans son tablier.

– Le messager ? demanda-t-elle enfin d’un ton d’indifférence affectée. Ça m’étonne, il ne me connaît guère.

– Pas le messager, un autre.

Le prêtre tenait levée sa lampe à la hauteur de son front, mais l’ombre de l’abat-jour ne laissait voir que ses yeux calmes, un peu vagues, et tandis qu’elle le précédait vers la cuisine, il continua derrière son dos :

– Je dois vous dire avant tout que je suis très… très… enfin, oui, très maladroit, très distrait et aussi très malchanceux.

L’unique chaise était chargée d’une pile d’assiettes, et il restait debout, une main timidement appuyée au dossier.

– Que monsieur le curé m’excuse, grogna la servante avec un haussement d’épaules presque maternel.

Elle essuya le siège d’un coup de torchon, l’approcha du fourneau, fit basculer la porte du four.

– Mettez vos pieds là-dessus, ça ne tardera pas à chauffer.

Il obéit et resta un long moment tête basse, écoutant le ronron du feu, le sifflement des pommes de pin, les épaules secouées d’un frisson qu’il ne réprimait qu’à grand-peine.

– Très malchanceux, reprit-il d’une voix rêveuse. Vous devinez sans doute que j’ai manqué la patache de onze heures. À l’hôtel où je m’étais rendu après la descente du train…

– Quel hôtel ?

– L’Univers. Un voyageur de commerce, un monsieur très complaisant, m’avait offert une place dans sa voiture, une automobile aménagée tout exprès pour la montagne, une machine très forte, paraît-il. Ainsi me serais-je trouvé, sans beaucoup de retard, au rendez-vous de ces messieurs. Il a fallu que le carbu… non, le radiateur… que le radiateur gelât au passage du premier col – Roque-Noire ?

De ses mains gonflées par le froid il portait le bol à ses lèvres et humait la boisson brûlante avec un frémissement de plaisir.

– Roque-Noire, oui. Rien n’était perdu cependant. Du moins aurais-je pu retourner avec lui jusqu’à la ville, vaille que vaille. C’est alors qu’une petite carriole…

– Qué carriole ?

Il replaça comme à regret le bol sur la table, et poussa une sorte de gémissement.

– L’onglée, dit la servante attendrie. Faudrait mettre un moment vos doigts sous le robinet. Y a pas meilleur. Et à qui donc cette petite carriole ?

– La carriole d’un pauvre garçon, d’un brave garçon, continua le curé de Mégère. Je le crois seulement un peu… un peu simple.

– Mathurin ! s’écria-t-elle. Vous avez fait la route avec Mathurin !

– Et qu’est-ce donc, Mathurin ?

– Le berger des Malicorne.

– Un berger ?

– Plutôt l’ancien berger. Un idiot… Qu’ils disent ! Moi, je le crois malicieux, pis qu’un singe, un vrai singe avec ses grimaces. Il a hérité d’une tante, l’an dernier, et il a acheté un cheval et une voiture. On lui confie des chargements, par-ci, par-là, cause qu’il n’est pas demandant, mais des voyageurs, pensez-vous ? Ça part quand ça veut et ça revient de même…

– Il avait promis que nous serions ici vers huit heures, seulement…

– Seulement il s’est arrêté partout, je vois ça, rapport à ses peaux de lapin ! Des peaux de lapin ! Il met dessous du tabac, de l’alcool, que sait-on ? Les gendarmes en sont pour leurs frais, il paraît que le procureur de Grenoble le protège. Joli messager ! Parions qu’il vous a déposé sur la route, à la Poterie, hein ? Oh, je connais ses manières. Pas de danger qu’il engage son cheval, la nuit, dans un mauvais sentier. Son cheval, c’est sa femme quasi. Et qu’est-ce que vous lui avez donné pour ça, monsieur le curé ?

Elle le vit rougir jusqu’aux yeux :

– Ça n’a aucune importance, fit-il doucement.

– Oui, oui, s’écria-t-elle avec une indignation feinte, monsieur le curé se sera dépouillé pour cet idiot qui ne lui en aura pas plus de reconnaissance qu’une bête – et encore ! Tenez, de votre billet, à l’heure que voilà, il ne s’en souvient même plus.

– Vous croyez ? dit brusquement le jeune prêtre.

Et comme honteux d’une telle vivacité, il remit le nez dans son bol.

– Je vois ce qu’est monsieur le curé, soupira Céleste, trop bon, trop tendre. Par ici, les gens sont durs. Monsieur le curé devra se défendre ou sans quoi…

Elle fit comiquement le geste de se dépouiller de sa jupe et de son caraco.

– Mademoiselle Céleste, dit le curé tout à coup avec une chaleur singulière bien que contenue, je crois que nous serons amis.

La vieille faillit laisser tomber la cafetière de faïence.

– Monsieur le curé me plaît de même, fit-elle naïvement. L’autre… l’ancien, ce n’était pas un mauvais homme, mais pas commode à servir, non. Un malade, quoi. Monsieur le curé n’est pas malade ?

– Non, reprit-il, je ne vous embarrasserai pas, je n’embarrasse jamais personne. Voyez-vous, mademoiselle Céleste, un jeune prêtre comme moi, dans son premier contact avec une nouvelle paroisse, doit être très discret, très prudent, s’afficher le moins possible, n’est-ce pas votre idée ? Les préjugés sont bien forts ! Retenez aussi que j’appartiens à un autre diocèse et mes confrères eux-mêmes…

– Oh ! monsieur le curé n’aura pas beaucoup de visites à faire. Trois ou quatre, sûrement pas plus. Et puis les curés de ces pays, je vais vous dire, je connais les personnes, ce sont des gens de montagne, un peu lourds, un peu grossiers. Tel que vous voilà, si gracieux, si doux, si honnête, vous en ferez ce que vous voudrez…

– Le Ciel vous entende, mademoiselle Céleste, observa-t-il en souriant. Votre expérience me sera précieuse… Mon Dieu, je ne vous cacherai pas qu’au séminaire, il nous arrive de faire de nos futures servantes le sujet d’innocentes plaisanteries. Et par exemple, nous avons ce proverbe : « Une bonne de curé, disons-nous, c’est comme une belle-mère, tout bon ou tout mauvais. »

Leurs regards se croisèrent et celui de la vieille éclatait d’une innocente tendresse.

– Vous avez des parents ? Une famille, mademoiselle Céleste ?

– Non, monsieur le curé, je suis native de la Mûre, j’ai toujours servi.

– C’est que… je n’en ai guère non plus, avoua-t-il, et l’accent de ces simples mots en faisait quelque chose de plus émouvant qu’une prière. Il se tut.

– Monsieur le curé peut compter sur moi, dit-elle, les yeux humides.

Le cri d’un coq – du même sans doute – éclata si brusquement et si fort, qu’il semblait surgir des profondeurs du jardin.

– L’air porte bien le son, remarqua-t-elle, signe de froid.

Le curé de Mégère parut ne pas entendre, absorbé par ses réflexions.

– Croyez-vous, dit-il enfin, que je doive dès demain rendre visite à M. le maire ? Cela serait convenable peut-être ?…

– Dame, ils vous ont tous attendu – et longtemps… La patache n’est arrivée qu’à quatre heures… Et tenez, dimanche au prône, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Oh ! dimanche… nous avons cinq jours devant nous, mademoiselle Céleste. J’avouerai même que, sauf la complication de ce maudit retard, mon projet était de prendre quelques jours de repos avant… avant ces démarches officielles. Je les eusse faites en compagnie de M. le chanoine Duperron, mon protecteur auprès de Son Excellence, et que je dois retrouver à Grenoble, jeudi ou vendredi. Mais vous croyez sans doute…

– Monsieur le curé fera ce qu’il voudra, répliqua-t-elle d’un ton piqué. Monsieur le curé est juge. Monsieur le curé devrait d’abord aller s’étendre un peu avant le jour. On ne doit plus être loin de cinq heures.

Le prêtre tira de sa poche un gros oignon d’argent.

– Mais non ! Trois heures et quart seulement, fit-il de sa voix douce. Vous vous trompez, mademoiselle Céleste.

Elle l’accompagna jusqu’à la chambre et, comme il lui tournait le dos, elle eut son même sourire de compassion maternelle. La ceinture du nouveau curé, maladroitement serrée à la taille, s’enroulait à la hanche comme une corde.

– Monsieur le curé voudra bien laisser sa soutane à la porte, dit-elle. Je lui donnerai un petit coup de fer.

Mais ce coup de fer ne fut jamais donné.

Cela commença par un incident presque comique. Elle avait cru entendre battre le volet de la cuisine et, au plus creux de son sommeil, luttait contre le souvenir encore trop vivace de l’acte accompli quelques instants plus tôt, de la pression des doigts sur le métal glacé, du choc de la barre de fer rentrant dans sa logette. Cette lutte absurde, qui dura sans doute une minute ou deux, lui parut se prolonger des heures. Puis, comme il arrive souvent, la logique intérieure du rêve, plus pressante et plus impérieuse que l’autre, l’emporta dans le moment même où le corps sortait de son engourdissement. Elle se dirigea vers la porte à tâtons, l’ouvrit avant d’avoir réussi à lever ses paupières. Le curé de Mégère était devant elle.

– Je vous demande pardon, dit-il d’une voix effrayante.

La lampe tremblait si fort entre ses doigts qu’elle la lui arracha. Elle ne songeait même pas qu’elle était là, dans le couloir, sa jupe retroussée sur ses cuisses, presque nue. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce visage si jeune, creusé soudain par l’angoisse, vieilli, méconnaissable.

– J’ai entendu… dit-il.

– Entendu, quoi ?

Le cri qu’elle retenait encore faillit s’échapper de sa gorge. Elle ne s’expliqua pas depuis, comment, par quel miracle, elle avait pu étouffer au-dedans d’elle ce hurlement furieux, semblable à ceux qu’on pousse en rêve. Il n’avait fallu qu’un regard du prêtre. L’épouvante qu’elle y lisait n’en troublait pas l’extraordinaire limpidité. Ce regard lui fit honte.

Le curé de Mégère l’avait déjà précédée dans sa chambre, et le buste hors de la fenêtre grande ouverte, la tête penchée sur l’épaule, il scrutait la nuit avec une attention prodigieuse.

– Là, dit-il enfin, le doigt tendu vers un point de l’horizon, tandis que, dans son désarroi, elle cherchait en vain quelque repère parmi ces sombres masses confuses. Il se retourna. Il était toujours livide, mais ses lèvres minces exprimaient déjà une sorte de résolution calme, presque farouche.

– Qu’ai-je là, devant moi, là ?…

– Devant vous ? Un pommier.

– Je ne parle pas du pommier. Plus loin que le pommier, beaucoup plus loin ?

– Comment voulez-vous… Mon Dieu ! Mon Dieu ! il fait plus noir que dans un four ! Et quoi donc que vous avez vu ?

– Je n’ai pas vu, dit-il, j’ai entendu.

Il alla brusquement vers la table, prit une feuille de papier. L’effort qu’il s’imposait pour rester calme donnait à chacun de ses mouvements saccadés une précision mécanique.

– Voilà cette maison, continua-t-il, en dessinant rapidement ; voilà le chemin que j’ai pris, l’orientation de cette fenêtre…

Et, traçant une ligne oblique à travers la page :

– Qu’y a-t-il dans cette direction ?

– Ben, je ne sais pas… des pâtures.

– Et au-delà des pâtures ?

– Des… Il n’y a rien. Le village est par derrière nous, dans votre dos.

– Mon Dieu !… fit-il. Alors, il faut prévenir, battre la campagne ! Comment me retrouver, m’orienter sur un terrain que je ne connais pas ?

Elle se tordait les mains, perdue dans ces paysages ténébreux qui lui étaient devenus brusquement aussi étrangers qu’une contrée d’Afrique.

– Le château, dit-elle enfin.

– Quel château ? Où est ce château ?

– C’est bon, c’est bon, grogna la vieille, méfiante. Et si vous n’avez pas vu, quoi donc que vous avez cru entendre ?

– Je n’ai pas cru entendre, répliqua le prêtre, d’une voix dont la fermeté commençait à rendre courage à la servante, j’ai entendu. Deux cris, deux appels, suivis d’un coup de feu. Dormiez-vous ?

– Je crois que oui, avoua-t-elle, un peu penaude. Dans mon rêve, je pensais que le volet de la cuisine battait contre le mur. C’était vous qui cogniez à ma porte. Avez-vous frappé longtemps ?

– Non, fit-il avec douceur ; vous m’avez répondu tout de suite. Peut-être dormiez-vous moins profondément que vous ne pensez, mademoiselle Céleste ?

Elle essayait de réfléchir, la tête dans ses mains, avec de petits cris étouffés, que la moindre parole de sympathie eût changés en sanglots convulsifs. Mais le prêtre allait et venait autour d’elle, sans paraître se soucier de sa présence. Au bruit des grosses semelles sur le plancher, elle comprit qu’il avait enfilé ses souliers, qu’il était prêt. Mais elle n’osait plus desserrer les doigts qu’elle tenait pressés contre ses paupières. Son cœur frappait dans sa poitrine à grands coups sourds : elle aurait juré qu’au premier effort pour se mettre debout, ses jambes allaient se dérober sous elle, et pourtant lorsque le jeune prêtre posa la main sur son épaule, nulle puissance au monde ne l’eût retenue à sa chaise.

Encore s’il lui eût parlé en maître, aurait-elle retrouvé, peut-être, assez de volonté pour discuter ; mais il n’essayait même pas de la rassurer, soit que l’idée qu’on pût refuser secours à un être humain en détresse ne lui vînt même pas, soit qu’il fût résolu par avance à ne rien demander qui dépassât l’énergie et les forces de la vieille servante.

– Vous m’accompagnerez en haut du sentier, dit-il ; je ne suis pas sûr de le reconnaître, mais j’attendrai là-haut, jusqu’à ce que vous soyez revenue à la maison. Vous ne courrez donc absolument aucun danger.

Il essaya deux fois la pile d’une lampe de poche. Mlle Céleste remarqua qu’il la tirait d’un élégant étui de cuir, marqué à son chiffre. Il surprit son regard et haussa les épaules, sans doute irrité de lui voir attacher quelque importance à cette futilité en un pareil moment.

Elle le suivit, jusqu’au premier tournant de la route, en silence. Elle était maintenant hors d’état d’opposer une résistance quelconque, ou même d’objecter quoi que ce fût. Sa terreur n’avait même plus d’objet : elle l’attachait simplement au pas de ce prêtre inconnu qu’elle eût désormais suivi n’importe où, aussi désarmée qu’une enfant.

Il allait très vite, singulièrement vite sur ce mauvais sentier qu’il n’avait cependant suivi qu’une fois – plus vite qu’elle – avec une assurance de somnambule. L’air était calme autour d’eux, et si froid, qu’ils avaient l’impression d’une sorte de résistance imperceptible, ainsi que d’une légère soie qui se déchire. L’image d’un crime, acceptable un moment plus tôt, au fond de la maison solitaire, semblait maintenant tout à fait inconcevable, sous ce ciel limpide, si proche.

– Mademoiselle Céleste…

Le curé de Mégère venait de s’arrêter brusquement. La grande route luisait un peu, juste à leurs pieds, avant de s’enfoncer de nouveau, dans les ténèbres.

– Mademoiselle Céleste… (il posait la main sur l’épaule de la servante, reprenait péniblement son souffle), peut-être me suis-je trompé, après tout ?…

Elle ouvrait la bouche pour répondre lorsque la lumière de la lampe électrique, le temps d’un éclair, la frappa en plein visage. Elle ne put que balbutier :

– Je ne sais pas…

– Trompé ou non, reprit-il, nous devons maintenant aller jusqu’au bout. Oui, n’eussions-nous qu’une chance, cette unique chance est celle d’une créature humaine en péril ; notre remords serait trop grand de la lui faire perdre par notre faute. Je suis un homme paisible, mademoiselle Céleste, et même un peu plus craintif qu’il ne conviendrait sans doute. Mais je suis prêtre aussi.

Il prononça les derniers mots d’une voix claire qui dut porter fort loin, beaucoup plus loin qu’il ne le supposait, dangereusement loin dans cet air sec, aussi sonore qu’une enclume. La vieille fille mit aussitôt un doigt sur ses lèvres.

– Certes, poursuivit-il après un long silence coupé d’accès de toux, nous courons le risque d’être… Je cours le risque d’être un peu ridicule. N’importe. Les épreuves de Dieu sont ce qu’elles sont, grandes ou petites… Mon avis – il se reprit – ma volonté, mademoiselle Céleste, est de pousser jusqu’à la première maison venue, coûte que coûte. Si ma pauvre mémoire ne me trompe, il en est une pas très loin d’ici, vers la gauche. Mais y trouverons-nous du secours ?

– C’est la maison de Phémie – de la sonneuse – de votre sonneuse, monsieur le curé.

– Est-elle capable d’aller donner l’éveil, d’expliquer ?… Je crains de ne pouvoir prendre part aux recherches, et d’ailleurs un prêtre n’est pas un gendarme. Je ne puis qu’offrir mon secours au blessé, le cas échéant. Que dites-vous ?…

La petite lampe électrique s’alluma aussi brusquement que la première fois, et sur les traits bouleversés de sa servante, le curé de Mégère put voir se dessiner une espèce de sourire.

– Dieu ! dit Mlle Céleste, Phémie ? Elle pourrait bien réveiller tout le canton.

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