Un début dans la vie

Un début dans la vie

d’ Honoré de Balzac

À Laure.

Que le brillant et modeste esprit qui m’a donné le sujet de cette scène, en ait l’honneur !

Son frère.

Les chemins de fer, dans un avenir aujourd’hui peu éloigné,doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. Aussi,bientôt les personnes et les choses qui sont les éléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d’un travail d’archéologie. Nos neveux ne seront-ils pas enchantés de connaître le matériel social d’une époque qu’ils nommeront le vieux temps ? Ainsi les pittoresques coucous qui stationnaient sur la place de la Concorde en encombrant le Cours-la-Reine, les coucous si florissants pendant un siècle, si nombreux encore en 1830, n’existent plus; et,par la plus attrayante solennité champêtre, à peine en aperçoit-on un sur la route en 1842. En 1842, les lieux célèbres par leurs sites et nommés Environs de Paris, ne possédaient pas tous un service de messageries régulier. Néanmoins les Touchard père et fils avaient conquis le monopole du transport pour les villes les plus populeuses, dans un rayon de quinze lieues; et leur entreprise constituait un magnifique établissement situé rue du Faubourg Saint-Denis. Malgré leur ancienneté, malgré leurs efforts,leurs capitaux et tous les avantages d’une centralisation puissante, les messageries Touchard trouvaient dans les coucous du Faubourg -Saint-Denis des concurrents pour les points situés à sept ou huit lieues à la ronde. La passion du Parisien pour la campagne est telle, que des entreprises locales luttaient aussi avec avantage contre les Petites-Messageries, nom donné à l’entreprise des Touchard par opposition à celui des Grandes-Messageries de larue Montmartre. A cette époque le succès des Touchard stimulad’ailleurs les spéculateurs. Pour les moindres localités desenvirons de Paris, il s’élevait alors des entreprises de voituresbelles, rapides et commodes, partant de Paris et y revenant àheures fixes, qui, sur tous les points, et dans un rayon de dixlieues, produisirent une concurrence acharnée. Battu pour le voyagede quatre à six lieues, le coucou se rabattit sur les petitesdistances, et vécut encore pendant quelques années. Enfin, ilsuccomba dès que les omnibus eurent démontré la possibilité defaire tenir dix-huit personnes sur une voiture traînée par deuxchevaux. Aujourd’hui le coucou, si par hasard un de ces oiseauxd’un vol si pénible existe encore dans les magasins de quelquedépeceur de voitures, serait, par sa structure et par sesdispositions, l’objet de recherches savantes, comparables à cellesde Cuvier sur les animaux trouvés dans les plâtrières deMontmartre.

Les petites entreprises, menacées par les spéculateurs quiluttèrent en 1822 contre les Touchard père et fils, avaientordinairement un point d’appui dans les sympathies des habitants dulieu qu’elles desservaient. Ainsi l’entrepreneur, à la foisconducteur et propriétaire de la voiture, était un aubergiste dupays dont les êtres, les choses et les intérêts lui étaientfamiliers. Il faisait les commissions avec intelligence, il nedemandait pas autant pour ses petits services et obtenait par celamême plus que les Messageries-Touchard. Il savait éluder lanécessité d’un passe-debout. Au besoin, il enfreignait lesordonnances sur les voyageurs à prendre. Enfin il possédaitl’affection des gens du peuple. Aussi, quand une concurrences’établissait, si le vieux messager du pays partageait avec elleles jours de la semaine, quelques personnes retardaient-elles leurvoyage pour le faire en compagnie de l’ancien voiturier, quoiqueson matériel et ses chevaux fussent dans un état peu rassurant.

Une des lignes que les Touchard père et fils essayèrent demonopoliser, qui leur fut le plus disputée, et qu’on dispute encoreaux Toulouse, leurs successeurs, est celle de Paris àBeaumont-sur-Oise, ligne étonnamment fertile, car trois entreprisesl’exploitaient concurremment en 1822. Les Petites-Messageriesbaissèrent vainement leurs prix, multiplièrent vainement les heuresde départ, construisirent vainement d’excellentes voilures, laconcurrence subsista&|160;; tant est productive une ligne surlaquelle sont situées de petites villes comme Saint-Denis etSaint-Brice, des villages comme Pierrefitte, Groslay, Ecouen,Poncelles, Moisselles, Baillet, Monsoult, Maffliers, Franconville,Presle, Nointel, Nerville, etc. Les Messageries-Touchard finirentpar étendre le voyage de Paris à Chambly. La concurrence allajusqu’à Chambly. Aujourd’hui les Toulouse vont jusqu’àBeauvais.

Sur cette route, celle d’Angleterre, il existe un chemin quiprend à un endroit assez bien nommé La Cave, vu sa topographie, etqui mène dans une des plus délicieuses vallées du bassin de l’Oise,à la petite ville de l’Isle-Adam, doublement célèbre et commeberceau de la maison éteinte de l’Isle-Adam, et comme anciennerésidence des Bourbon-Conti. L’Isle-Adam est une charmante petiteville appuyée de deux gros villages, celui de Nogent et celui deParmain, remarquables tous deux par de magnifiques carrières quiont fourni les matériaux des plus beaux édifices du Paris moderneet de l’étranger, car la base et les ornements des colonnes duthéâtre de Bruxelles sont en pierre de Nogent. Quoique remarquablepar d’admirables sites, par des châteaux célèbres que des princes,des moines ou de fameux dessinateurs ont bâtis, comme Cassan,Stors, Le Val, Nointel, Persan, etc., en 1822, ce pays échappait àla concurrence et se trouvait desservi par deux voituriers,d’accord pour l’exploiter. Cette exception se fondait sur desraisons faciles à comprendre. De La Cave, le point où commence, surla route d’Angleterre, le chemin pavé dû à la magnificence desprinces de Conti, jusqu’à l’Isle-Adam, la distance est de deuxlieues&|160;; et, nulle entreprise ne pouvait faire un détour siconsidérable, d’autant plus que l’Isle-Adam formait alors uneimpasse. La route qui y menait y finissait. Depuis quelques annéesun grand chemin a relié la vallée de Montmorency à la vallée del’Isle-Adam. De Saint-Denis, il passe par Saint-Leu-Taverny, Méru,l’Isle-Adam, et va jusqu’à Beaumont, le long de l’Oise. Mais en1822, la seule route qui conduisît à l’Isle-Adam était celle desprinces de Conti. Pierrotin et son collègue régnaient donc de Parisà l’Isle-Adam, aimés par le pays entier. La voiture à Pierrotin etcelle de son camarade desservaient Stors, le Val, Parmain,Champagne, Mours, Prérolles, Nogent, Nerville et Maffliers.Pierrotin était si connu, que les habitants de Monsoult, deMoisselles et de Saint-Brice, quoique situés sur la grande route,se servaient de sa voiture, où la chance d’avoir une place serencontrait plus souvent que dans les diligences de Beaumont,toujours pleines. Pierrotin faisait bon ménage avec sa concurrence.Quand Pierrotin partait de l’Isle-Adam, son camarade revenait deParis, et vice versâ. Il est inutile de parler du concurrent,Pierrotin avait les sympathies du pays. Des deux messagers, il estd’ailleurs le seul en scène dans cette véridique histoire. Qu’ilvous suffise donc de savoir que les deux voituriers vivaient enbonne intelligence, se faisant une loyale guerre, et se disputantles habitants par de bons procédés. Ils avaient à Paris, paréconomie, la même cour, le même hôtel, la même écurie, le mêmehangar, le même bureau, le même employé. Ce détail dit assez quePierrotin et son adversaire étaient, selon l’expression du peuple,de bonnes pâtes d’hommes.

Cet hôtel, situé précisément à l’angle de la rue d’Enghien,existe encore, et se nomme le Lion-d’Argent. Le propriétaire de cetétablissement destiné, depuis un temps immémorial, à loger desmessagers, exploitait lui-même une entreprise de voitures pourDammartin si solidement établie que les Touchard, ses voisins, dontles Petites-Messageries sont en face, ne songeaient point à lancerde voiture sur cette ligne.

Quoique les départs pour l’Isle-Adam dussent avoir lieu à heurefixe, Pierrotin et son co-messager pratiquaient à cet égard uneindulgence qui leur conciliait l’affection des gens du pays, etleur valait de fortes remontrances de la part des étrangers,habitués à la régularité des grands établissements publics&|160;;mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence,moitié coucou, trouvaient toujours des défenseurs parmi leurshabitués. Le soir, le départ de quatre heures traînait jusqu’àquatre heures et demie, et celui du matin, quoique indiqué pourhuit heures, n’avait jamais lieu avant neuf heures. Ce systèmeétait d’ailleurs excessivement élastique. En été, temps d’or pourles messagers, la loi des départs, rigoureuse envers les inconnus,ne pliait que pour les gens du pays. Cette méthode offrait àPierrotin la possibilité d’empocher le prix de deux places pourune, quand un habitant du pays venait de bonne heure demander uneplace appartenant à un oiseau de passage qui, par malheur, était enretard. Cette élasticité ne trouverait certes pas grâce aux yeuxdes puristes en morale&|160;; mais Pierrotin et son collègue lajustifiaient par la dureté des temps, par leurs pertes pendant lasaison d’hiver, par la nécessité d’avoir bientôt de meilleuresvoitures, et enfin par l’exacte observation de la loi écrite surdes bulletins dont les exemplaires excessivement rares ne sedonnaient qu’aux voyageurs de passage assez obstinés pour enexiger.

Pierrotin, homme de quarante ans, était déjà père de famille.Sorti de la cavalerie à l’époque de licenciement de 1815, ce bravegarçon avait succédé à son père, qui menait de l’Isle-Adam à Parisun coucou d’allure assez capricieuse. Après avoir épousé la filled’un petit aubergiste, il donna de l’extension au service del’Isle-Adam, le régularisa, se fit remarquer par son intelligenceet par une exactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nomdevait être un surnom) imprimait, par la mobilité de saphysionomie, à sa figure rougeaude et faite aux intempéries uneexpression narquoise qui ressemblait à un air spirituel. Il nemanquait d’ailleurs pas de cette facilité de parler qui s’acquiertà force de voir le monde et différents pays. Sa voix, parl’habitude de s’adresser à des chevaux et de crier gare, avaitcontracté de la rudesse&|160;; mais il prenait un ton doux avec lesbourgeois. Son costume, comme celui des messagers du second ordre,consistait en de bonnes grosses bottes pesantes de clous, faites àl’Isle-Adam, et un pantalon de gros velours vert-bouteille, et uneveste de semblable étoffe, mais par-dessus laquelle, pendantl’exercice de ses fonctions, il portait une blouse bleue, ornée aucol, aux épaules et aux poignets de broderies multicolores. Unecasquette à visière lui couvrait la tête. L’état militaire avaitlaissé dans les mœurs de Pierrotin un grand respect pour lessupériorités sociales, et l’habitude de l’obéissance aux gens deshautes classes&|160;; mais s’il se familiarisait volontiers avecles petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelqueclasse sociale qu’elles appartinssent. Néanmoins, à force debrouetter le monde, pour employer une de ses expressions, il avaitfini par regarder ses voyageurs comme des paquets qui marchaient,et qui dès lors exigeaient moins de soins que les autres, l’objetessentiel de la messagerie.

Averti par le mouvement général qui, depuis la paix,révolutionnait sa partie, Pierrotin ne voulait pas se laissergagner par le progrès des lumières. Aussi, depuis la belle saison,parlait-il beaucoup d’une certaine grande voiture commandée auxFarry, Breilmann et Compagnie, les meilleurs carrossiers dediligences, et nécessitée par l’affluence croissante des voyageurs.Le matériel de Pierrotin consistait alors en deux voitures. L’une,qui servait en hiver et la seule qu’il présentât aux agents duFisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancsarrondis de cette voiture permettaient d’y placer six voyageurs surdeux banquettes d’une dureté métallique, quoique couvertes envelours d’Utrecht jaune. Ces deux banquettes étaient séparées parune barre de bois qui s’ôtait et se remettait à volonté dans deuxrainures pratiquées à chaque paroi intérieure, à la hauteur de dosde patient. Cette barre, perfidement enveloppée de velours et quePierrotin appelait un dossier, faisait le désespoir des voyageurspar la difficulté qu’on éprouvait à l’enlever et à la replacer. Sice dossier donnait du mal à manier, il en causait encore bien plusaux épaules quand il était en place&|160;; mais quand on lelaissait en travers de la voiture, il rendait l’entrée et la sortieégalement périlleuses, surtout pour les femmes. Quoique chaquebanquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d’une femmegrosse, ne dût contenir que trois voyageurs, on en voyait souventhuit serrés comme des harengs dans une tonne. Pierrotin prétendaitque les voyageurs s’en trouvaient beaucoup mieux, car ils formaientalors une masse compacte, inébranlable&|160;; tandis que troisvoyageurs se heurtaient perpétuellement et souvent risquaientd’abîmer leurs chapeaux contre la tête de son cabriolet, par lesviolents cahots de la route. Sur le devant de cette voiture, ilexistait une banquette de bois, le siège de Pierrotin, et oùpouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme onle sait, le nom de lapins. Par certains voyages, Pierrotin yplaçait quatre lapins, et s’asseyait alors en côté sur une espècede boite pratiquée au bas du cabriolet, pour donner un pointd’appui aux pieds de ses lapins, et toujours pleine de paille ou depaquets qui ne craignaient rien. La caisse de ce coucou, peinte enjaune, était embellie dans sa partie supérieure par une bande d’unbleu de perruquier où se lisaient en lettres d’un blanc d’argentsur les côtés : l’Isle-Adam – Paris, et derrière : Service del’Isle-Adam. Nos neveux seraient dans l’erreur s’ils pouvaientcroire que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, ycompris Pierrotin&|160;; dans les grandes occasions, elle enadmettait parfois trois autres dans un compartiment carré recouvertd’une bâche où s’empilaient les malles, les caisses et lespaquets&|160;; mais le prudent Pierrotin n’y laissait monter queses pratiques, et seulement à trois ou quatre cents pas de laBarrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par lesconducteurs à cette partie de la voiture, devaient descendre avantchaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie.La surcharge interdite par les ordonnances concernant la sûreté desvoyageurs était alors trop flagrante pour que le gendarme,essentiellement ami de Pierrotin, pût se dispenser de dresserprocès-verbal de cette contravention. Ainsi le cabriolet dePierrotin brouettait, par certains samedis soir ou lundis matin,quinze voyageurs&|160;; mais alors, pour le traîner, il donnait, àson gros cheval hors d’âge, appelé Rougeot, un compagnon dans lapersonne d’un cheval gros comme un poney, dont il disait un bieninfini. Ce petit cheval était une jument nommée Bichette, ellemangeait peu, elle avait du feu, elle était infatigable, ellevalait son pesant d’or.

– « Ma femme ne la donnerait pas pour ce gros fainéant deRougeot&|160;! s’écriait Pierrotin.

La différence entre l’autre voiture et celle-ci consistait en ceque la seconde était montée sur quatre roues. Cette voiture, deconstruction bizarre, appelée la voiture à quatre roues, admettaitdix-sept voyageurs, et n’en devait contenir que quatorze. Ellefaisait un bruit si considérable, que souvent à l’Isle-Adam ondisait : Voilà Pierrotin&|160;! quand il sortait de la forêt quis’étale sur le coteau de la vallée. Elle était divisée en deuxlobes, dont le premier, nommé l’intérieur, contenait six voyageurssur deux banquettes, et le second, espèce de cabriolet ménagé surle devant, s’appelait un coupé. Ce coupé fermait par un vitrageincommode et bizarre dont la description prendrait trop d’espacepour qu’il soit possible d’en parler. La voiture à quatre rouesétait surmontée d’une impériale à capote sous laquelle Pierrotinfourrait six voyageurs, et dont la clôture s’opérait par desrideaux de cuir. Pierrotin s’asseyait sur un siége presqueinvisible, ménagé dessous le vitrage du coupé.

Le messager de l’Isle-Adam ne payait les contributionsauxquelles sont soumises les voitures publiques que sur son coucouprésenté comme tenant six voyageurs, et il prenait un permis toutesles fois qu’il faisait rouler sa voiture à quatre roues. Ceci peutparaître extraordinaire aujourd’hui, mais dans ses commencements,l’impôt sur les voitures, assis avec une sorte de timidité, permitaux messagers ces petites tromperies qui les rendaient assezcontents de faire la queue aux employés, selon un mot de leurvocabulaire. Insensiblement le Fisc affamé devint sévère, il forçales voitures à ne plus rouler sans porter le double timbre quimaintenant annonce qu’elles sont jaugées et que leurs contributionssont payées. Tout a son temps d’innocence, même le Fisc&|160;; maisvers la fin de 1822, ce temps durait encore. Souvent l’été, lavoiture à quatre roues et le cabriolet allaient de concert sur laroute, emmenant trente-deux voyageurs, et Pierrotin ne payait detaxe que sur six. Dans ces jours fortunés, le convoi parti à quatreheures et demie du faubourg Saint-Denis arrivait bravement à dixheures du soir à l’Isle-Adam. Aussi, fier de son service, quinécessitait un louage de chevaux extraordinaire, Pierrotindisait-il : « Nous avons joliment marché&|160;! » Pour pouvoirfaire neuf lieues en cinq heures dans cet attirail, il supprimaitalors les stations que les cochers font, sur cette route, àSaint-Brice, à Moisselle et à La Cave.

L’hôtel du Lion-d’Argent occupe un terrain d’une grandeprofondeur. Si sa façade n’a que trois ou quatre croisées sur lefaubourg Saint-Denis, il comportait alors, dans sa longue cour aubout de laquelle sont les écuries, toute une maison plaquée contrela muraille d’une propriété mitoyenne. L’entrée formait comme uncouloir sous les planchers duquel pouvaient stationner deux outrois voitures. En 1822, le bureau de toutes les messageries logéesau Lion-d’Argent était tenu par la femme de l’aubergiste, qui avaitautant de livres que de services&|160;; elle prenait l’argent,inscrivait les noms, et mettait avec bonhomie les paquets dansl’immense cuisine de son auberge. Les voyageurs se contentaient dece laissez-aller patriarcal. S’ils arrivaient trop, ilss’asseyaient sous le manteau de la vaste cheminée, ou stationnaientsous le porche, ou se rendaient au café de l’Echiquier, qui fait lecoin d’une rue ainsi nommée, et parallèle à celle d’Enghien, delaquelle elle n’est séparée que par quelques maisons.

Dans les premiers jours de l’automne de cette année, par unsamedi matin, Pierrotin était, les mains passées par les trous desa blouse dans ses poches, sous la porte cochère du Lion-d’Argent,d’où se voyaient en enfilade la cuisine de l’auberge, et au delà lalongue cour au bout de laquelle les écuries se dessinaient en noir.La diligence de Dammartin venait de sortir, et s’élançaitlourdement à la suite des diligences Touchard. Il était plus dehuit heures du matin. Sous l’énorme porche, au-dessus duquel se litsur un long tableau : Hôtel du Lion-d’Argent, les garçons d’écurieet les facteurs des messageries regardaient les voituresaccomplissant ce lancer qui trompe tant le voyageur, en lui faisantcroire que les chevaux iront toujours ainsi.

– Faut-il atteler, bourgeois&|160;? dit à Pierrotin son garçond’écurie quand il n’y eut plus rien à voir.

– Voilà huit heures et quart, et je ne me vois point devoyageurs, répondit Pierrotin. Où se fourrent-ils donc&|160;?Attelle tout de même. Avec cela qu’il n’y a point de paquets.Vingt-bon-Dieu&|160;! Il ne saura où mettre ses voyageurs ce soir,puisqu’il fait beau, et moi je n’en ai que quatre d’inscrits&|160;!V’là un beau venez-y-voir pour un samedi&|160;! C’est toujourscomme ça quand il vous faut de l’argent&|160;! Quel métier dechien&|160;! qué chien de métier&|160;!

– Et si vous en aviez, où les mettriez-vous donc, vous n’avezque votre cabriolet&|160;? dit le facteur-valet d’écurie enessayant de calmer Pierrotin.

– Et ma nouvelle voiture donc&|160;? fit Pierrotin.

– Elle existe donc&|160;? demanda le gros Auvergnat qui ensouriant montra des palettes blanches et larges comme desamandes.

– Vieux propre à rien&|160;! elle roulera demain, dimanche, etil nous faudra dix-huit voyageurs&|160;!

– Ah&|160;! dame&|160;! une belle voiture, ça chauffera laroute, dit l’Auvergnat.

– Une voiture comme celle qui va sur Beaumont, quoi&|160;! touteflambante&|160;! elle est peinte en rouge et or à faire crever lesTouchard de dépit&|160;! Il me faudra trois chevaux. J’ai trouvé lepareil à Rougeot, et Bichette ira crânement en arbalète. Allons,tiens, attelle, dit Pierrotin qui regardait du côté de la porteSaint-Denis en pressant du tabac dans son brûle-gueule, je voislà-bas une dame et un petit jeune homme avec des paquets sous lebras&|160;; ils cherchent le Lion-d’Argent, car ils ont fait lasourde oreille aux coucous. Tiens&|160;! tiens&|160;! il me semblereconnaître la dame pour une pratique&|160;!

– Vous êtes souvent arrivé plein après être parti à vide, luidit son facteur.

– Mais point de paquets, répondit Pierrotin, qué sort&|160;!

Et Pierrotin s’assit sur une des deux énormes bornes quigarantissaient le pied des murs contre le choc des essieux&|160;;mais il s’assit d’un air inquiet et rêveur qui ne lui était pashabituel. Cette conversation, insignifiante en apparence, avaitremué de cruels soucis cachés au fond du cœur de Pierrotin. Et quipouvait troubler le cœur de Pierrotin, si ce n’est une bellevoiture&|160;? Briller sur la route, lutter avec les Touchard,agrandir son service, emmener des voyageurs qui lecomplimenteraient sur les commodités dues au progrès de lacarrosserie, au lieu d’avoir à entendre de perpétuels reproches surses sabots, telle était la louable ambition de Pierrotin. Or, lemessager de l’Isle-Adam, entraîné par son désir de l’emporter surson camarade, de l’amener peut-être un jour à lui laisser à luiseul le service de l’Isle-Adam, avait outrepassé ses forces. Ilavait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et compagnie,les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés desAnglais aux cols de cygne et autres vieilles inventionsfrançaises&|160;; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaientlivrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés deconstruire une voiture difficile à placer si elle leur restait, cessages négociants ne l’entreprirent qu’après un versement de deuxmille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la justeexigence des carrossiers, l’ambitieux messager avait épuisé toutesses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et sesamis s’étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé lavoir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu’àrouler&|160;; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallaitaccomplir le paiement. Or, il manquait mille francs àPierrotin&|160;! Endetté pour ses loyers avec l’aubergiste, iln’avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, ils’exposait à perdre les deux mille francs donnés d’avance, sanscompter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois centsfrancs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois decrédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie del’amour-propre, il venait d’affirmer que sa nouvelle voitureroulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deuxmille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris luilivreraient la voiture&|160;; mais il s’écria tout haut, aprèstrois minutes de méditation : – Non, c’est des chiens finis&|160;!des vrais carcans. – Si je m’adressais à monsieur Moreau, lerégisseur de Presle, lui qui est si bon homme&|160;? se dit ilfrappé d’une nouvelle idée, il me prendrait peut-être mon billet àsix mois.

En ce moment, un valet sans livrée, chargé d’une malle en cuir,et venu de l’établissement Touchard où il n’avait pas trouvé deplace pour le départ de Chambly à une heure après midi, dit aumessager : – Est-ce vous qu’êtes Pierrotin&|160;?

– Après&|160;? dit Pierrotin.

– Si vous pouvez attendre un petit quart d’heure, vous emmèrezmon maître&|160;; sinon je remporte sa malle, et il en sera quittepour aller à cheval, quoique depuis long-temps il en ait perdul’habitude.

– J’attendrai deux, trois quarts d’heure et le pouce, mongarçon, dit Pierrotin en lorgnant la jolie petite malle en cuirbien attachée et fermant par une serrure en cuivre armoriée.

– Eh&|160;! bien, voila, dit le valet en se débarrassantl’épaule de la malle que Pierrotin souleva, pesa, regarda.

– Tiens, dit le messager à son facteur, enveloppe-la de foindoux, et place-la dans le coffre de derrière. Il n’y a point de nomdessus, ajouta-t-il.

– Il y a les armes de monseigneur, répondit le valet.

– Monseigneur&|160;? plus que çà d’or&|160;! Venez donc prendreun petit verre, dit Pierrotin en clignotant et allant vers le caféde l’Echiquier où il amena le valet. – Garçon, deuxabsinthes&|160;! cria-t-il en entrant… Qui donc est votre maître,et où va-t-il&|160;? Je ne vous ai jamais vu, demanda Pierrotin audomestique en trinquant.

– Il y a de bonnes raisons pour cela, reprit le valet de pied.Mon maître ne va pas une fois par an chez vous, et il y va toujoursen équipage. Il aime mieux la vallée d’Orge, où il a le plus beauparc des environs de Paris, un vrai Versailles, une terre defamille, il en porte le nom. Ne connaissez-vous pas monsieurMoreau&|160;?

– L’intendant de Presles, dit Pierrotin.

– Eh&|160;! bien, monsieur le comte va passer deux jours àPresle.

– Ah&|160;! je vais mener le comte de Sérisy, s’écria lemessager.

– Oui, mon gars, rien que cela. Mais attention&|160;? il y a uneconsigne. Si vous avez des gens du pays dans votre voiture, nenommez pas monsieur le comte, il veut voyager en cognito, et m’arecommandé de vous le dire en vous annonçant un bon pourboire.

– Ah&|160;! ce voyage en cachemite aurait-il par hasard rapportà l’affaire que le père Léger, fermier des Moulineaux, est venuconclure&|160;?

– Je ne sais pas, reprit le valet&|160;; mais le torchon brûle.Hier au soir, je suis allé donner l’ordre à l’écurie de tenirprête, à sept heures du matin, la voiture à la Daumont, pour allerà Presle&|160;; mais, à sept heures, Sa Seigneurie l’a décommandée.Augustin, le valet de chambre, attribue ce changement à la visited’une dame qui lui a eu l’air d’être venue du pays.

– Est-ce qu’on aurait dit quelque chose sur le compte demonsieur Moreau&|160;! le plus brave homme, le plus honnête homme,le roi des hommes, quoi&|160;! Il aurait pu gagner bien plusd’argent qu’il n’en a, s’il l’avait voulu, allez&|160;!… .

– Il a eu tort alors, reprit le valet sentencieusement.

– Monsieur de Sérisy va donc enfin habiter Presle, puisqu’on ameublé, réparé le château&|160;? demanda Pierrotin après une pause.Est-ce vrai qu’on y a déjà dépensé deux cent millefrancs&|160;?

– Si nous avions, vous ou moi, ce qu’on a dépensé de plus, nousserions bourgeois. Si madame la comtesse y va, ah&|160;! dame, lesMoreau n’y auront plus leurs aises, dit le valet d’un airmystérieux.

– Brave homme, monsieur Moreau&|160;! reprit Pierrotin quipensait toujours à demander ses mille francs au régisseur, un hommequi fait travailler, qui ne marchande pas trop l’ouvrage, et quitire toute la valeur de la terre, et pour son maître encore&|160;!Brave homme&|160;! Il vient souvent à Paris, il prend toujours mavoiture, il me donne un bon pour-boire, et il vous a toujours untas de commissions pour Paris. C’est trois ou quatre paquets parjour, tant pour monsieur que pour madame&|160;; enfin, un mémoirede cinquante francs par mois, rien qu’en commissions. Si madamefait un peu sa quelqu’une, elle aime bien ses enfants, c’est moiqui vas les lui chercher au collége et qui les y reconduis. Chaquefois elle me donne cent sous, une grande magni-magnon ne ferait pasmieux. Oh&|160;! toutes les fois que j’ai quelqu’un de chez eux oupour eux, je pousse jusqu’à la grille du château… Ça se doit, pasvrai&|160;?

– On dit que monsieur Moreau n’avait pas mille écus vaillantquand monsieur le comte l’a mis régisseur à Presle, dit levalet.

– Mais depuis 1806, en dix-sept ans, cet homme aurait faitquelque chose&|160;! répliqua Pierrotin.

– C’est vrai, dit le valet en hochant la tête. Après ça, lesmaîtres sont bien ridicules, et j’espère pour Moreau qu’il a faitson beurre.

– Je suis souvent allé vous porter des bourriches, ditPierrotin, à votre hôtel, rue de la Chaussée-d’Antin, et je n’aijamais évu la valiscence de voir ni monsieur ni madame.

– Monsieur le comte est un bon homme, dit confidentiellement levalet&|160;; mais s’il réclame votre discrétion pour assurer soncognito, il doit y avoir du grabuge&|160;; du moins, voilà ce quenous pensons à l’hôtel&|160;; car, pourquoi décommander laDaumont&|160;? pourquoi voyager par un coucou&|160;? Un pair deFrance n’a-t-il pas le moyen de prendre un cabriolet deremise&|160;?

– Un cabriolet est capable de lui demander quarante francs pouraller et venir&|160;; car apprenez que cette route-là, si vous nela connaissez pas, est faite pour les écureuils. Oh&|160;! toujoursmonter et descendre, dit Pierrotin. Pair de France ou bourgeois,tout le monde est bien regardant à ses pièces&|160;! Si ce voyageconcernait monsieur Moreau… mon Dieu, cela me vexerait-il, s’il luiarrivait malheur&|160;! Vingt-bon-Dieu&|160;! ne pourrait-on pastrouver un moyen de le prévenir&|160;? car c’est un vrai bravehomme, un brave homme fini, le roi des hommes, quoi&|160;!…

– Bah&|160;! monsieur le comte l’aime beaucoup, monsieurMoreau&|160;! dit le valet. Mais, tenez, si vous voulez que je vousdonne un bon conseil : chacun pour soi. Nous avons bien assez àfaire de nous occuper de nous-mêmes. Faites ce qu’on vous demande,et d’autant plus qu’il ne faut pas se jouer à sa Seigneurie. Puis,pour tout dire, le comte est généreux. Si vous l’obligez de ça, ditle valet en montrant l’ongle d’un de ses doigts, il vous le rendgrand comme ça, reprit-il en allongeant le bras.

Cette judicieuse réflexion et surtout l’image eurent pour effet,venant d’un homme aussi haut placé que le second valet de chambredu comte de Sérisy, de refroidir le zèle de Pierrotin pour lerégisseur de la terre de Presles.

– Allons, adieu, monsieur Pierrotin, dit le valet.

Un coup d’oeil rapidement jeté sur la vie de comte de Sérisy etsur celle de son régisseur est ici nécessaire pour bien comprendrele petit drame qui devait se passer dans la voiture àPierrotin.

Monsieur Hugret de Sérisy descend en ligne directe du fameuxprésident Hugret, anobli sous François Ier. Cette famille porteparti d’or et de sable à un orle de l’un à l’autre et deux losangesde l’un en l’autre, avec : I, SEMPER MELIUS ERIS, devise qui, nonmoins que les deux dévidoirs pris pour supports, prouve la modestiedes familles bourgeoises au temps où les Ordres se tenaient à leurplace dans l’Etat, et la naïveté de nos anciennes mœurs par lecalembour de ERIS, qui, combiné avec l’I du commencement et l’sfinal de Melius, représente le nom (Sérisy) de la terre érigée encomté. Le père du comte était Premier Président d’un Parlementavant la Révolution. Quant à lui, déjà Conseiller d’Etat auGrand-Conseil, en 1787, à l’âge de vingt-deux ans, il s’y fitremarquer par de très-beaux rapports sur des affaires délicates. Iln’émigra point pendant la Révolution, il la passa dans sa terre deSérisy, d’Arpajon, où le respect qu’on portait à son père lepréserva de tout malheur. Après avoir passé quelques années àsoigner le président de Sérisy, qu’il perdit en 1794, il fut éluvers cette époque au Conseil des Cinq-Cents, et accepta cesfonctions législatives pour distraire sa douleur. Au Dix-HuitBrumaire, monsieur de Sérisy fut, comme toutes les vieillesfamilles parlementaires, l’objet des coquetteries du PremierConsul, qui le plaça dans le Conseil-d’Etat et lui donna l’une desadministrations les plus désorganisées à reconstituer. Le rejetonde cette famille historique devint l’un des rouages les plus actifsde la grande et magnifique organisation due à Napoléon. Aussi leConseiller-d’Etat quitta-t-il bientôt son administration pour unMinistère. Créé comte et sénateur par l’Empereur, il eutsuccessivement le proconsulat de deux différents royaumes. En 1806,à quarante ans, le sénateur épousa la sœur du ci-devant marquis deRonquerolles, veuve à vingt ans de Gaubert, un des plus illustresgénéraux républicains, et son héritière. Ce mariage, convenablecomme noblesse, doubla la fortune déjà considérable du comte deSérisy qui devint beau-frère du ci-devant marquis de Rouvre, nommécomte et chambellan par l’Empereur. En 1814, fatigué de travauxconstants, monsieur de Sérisy, dont la santé délabrée exigeait durepos, résigna tous ses emplois, quitta le gouvernement à la têteduquel l’Empereur l’avait mis, et vint à Paris où Napoléon, forcépar l’évidence, lui rendit justice. Ce maître infatigable, qui necroirait pas à la fatigue chez autrui, prit d’abord la nécessitédans laquelle se trouvait le comte de Sérisy pour une défection.Quoique le sénateur ne fût point en disgrâce, il passa pour avoireu à se plaindre de Napoléon. Aussi, quand les Bourbons revinrent,Louis XVIII, en qui monsieur de Sérisy reconnut son souverainlégitime, accorda-t-il au sénateur, devenu pair de France, unegrande confiance en le chargeant de ses affaires privées, et lenommant Ministre d’Etat. Au 20 mars, monsieur de Sérisy n’allapoint à Gand, il prévint Napoléon qu’il restait fidèle à la maisonde Bourbon, il n’accepta point la pairie pendant les Cent-Jours, etpassa ce règne si court dans sa terre de Sérisy. Après la secondechute de l’Empereur, il redevint naturellement membre du Conseilprivé, fut nommé Vice président du Conseil d’Etat et liquidateur,pour le compte de la France, dans le règlement des indemnitésdemandées par les puissances étrangères. Sans faste personnel, sansambition même, il possédait une grande influence dans les affairespubliques. Rien ne se faisait d’important en politique sans qu’ilfût consulté&|160;; mais il n’allait jamais à la cour et semontrait peu dans ses propres salons. Cette noble existence, vouéed’abord au travail, avait fini par devenir un travail continuel. Lecomte se levait dès quatre heures du matin en toute saison,travaillait jusqu’à midi, vaquait à ses fonctions de pair de Franceou de Vice-président du Conseil-d’Etat, et se couchait à neufheures. Pour reconnaître tant de travaux, le roi l’avait faitchevalier de ses Ordres. Monsieur de Sérisy était depuis long-tempsGrand’Croix de la Légion-d’Honneur&|160;; il avait l’ordre de laToison-d’Or, l’ordre de Saint-André de Russie, celui de l’Aigle dePrusse, enfin presque tous les ordres des cours d’Europe. Personnen’était moins aperçu ni plus utile que lui dans le monde politique.On comprend que les honneurs, le tapage de la faveur, les succès dumonde étaient indifférents à un homme de cette trempe. Maispersonne, excepté les prêtres, n’arrive à une pareille vie sans degraves motifs. Cette conduite énigmatique avait son mot, un motcruel. Amoureux de sa femme avant de l’épouser, cette passion avaitrésisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariageavec une veuve, toujours maîtresse d’elle-même avant comme après saseconde union, et qui jouissait d’autant plus de sa liberté, quemonsieur de Sérisy avait pour elle l’indulgence d’une mère pour unenfant gâté. Ses constants travaux lui servaient de bouclier contredes chagrins de cœur ensevelis avec ce soin que savent prendre leshommes politiques pour de tels secrets. Il comprenait d’ailleurscombien eût été ridicule sa jalousie aux yeux du monde qui n’eûtguère admis une passion conjugale chez un vieil administrateur.Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné parsa femme&|160;? Comment souffrit-il d’abord sans se venger&|160;?Comment n’osa-t-il plus se venger&|160;? Comment laissa-t-il letemps s’écouler, abusé par l’espérance&|160;? Par quels moyens unefemme jeune, jolie et spirituelle l’avait-elle mis enservage&|160;? La réponse à toutes ces questions exigerait unelongue histoire qui nuirait au sujet de cette scène, et que, sinonles hommes, du moins les femmes pourront entrevoir. Remarquonscependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaientcontribué malheureusement à le priver des avantages nécessaires àun homme pour lutter contre de dangereuses comparaisons. Aussi leplus affreux des malheurs secrets du comte était-il d’avoir donnéraison aux répugnances de sa femme par une maladie uniquement due àses excès de travail. Bon, et même excellent pour la comtesse, illa laissait maîtresse chez elle&|160;; elle recevait tout Paris,elle allait à la campagne, elle en revenait, absolument comme sielle eût été veuve&|160;; il veillait à sa fortune et fournissait àson luxe, comme l’eût fait un intendant. La comtesse avait pour sonmari la plus grande estime, elle aimait même sa tournured’esprit&|160;; elle savait le rendre heureux par sonapprobation&|160;; aussi faisait-elle tout ce qu’elle voulait de cepauvre homme en venant causer une heure avec lui. Comme les grandsseigneurs d’autrefois, le comte protégeait si bien sa femme queporter atteinte à sa considération eût été lui faire injureimpardonnable. Le monde admirait beaucoup ce caractère, et madamede Sérisy devait immensément à son mari. Toute autre femme, quandmême elle eût appartenu à une famille aussi distinguée que celledes Ronquerolles, aurait pu se voir à jamais perdue. La comtesseétait fort ingrate&|160;; mais ingrate avec charme. Elle jetait detemps en temps du baume sur les blessures du comte.

Expliquons maintenant le sujet du brusque voyage et del’incognito du ministre.

Un riche fermier de Beaumont-sur-Oise, nommé Léger, exploitaitune ferme dont toutes les pièces faisaient enclave dans les terresdu comte, et qui gâtait sa magnifique propriété de Presles. Cetteferme appartenait à un bourgeois de Beaumont-sur-Oise, appeléMargueron. Le bail fait à Léger en 1799, moment où les progrès del’agriculture ne pouvaient se prévoir, était sur le point de finir,et le propriétaire refusa les offres de Léger pour un nouveau bail.Depuis long-temps monsieur de Sérisy, qui souhaitait se débarrasserdes ennuis et des contestations que causent les enclaves, avaitconçu l’espoir d’acheter cette ferme en apprenant que toutel’ambition de monsieur Margueron était de faire nommer son filsunique, alors simple percepteur, receveur particulier des financesà Senlis. Moreau signalait à son patron un dangereux adversairedans la personne du père Léger. Le fermier, qui savait combien ilpouvait vendre cher en détail cette ferme au comte, était capabled’en donner assez d’argent pour surpasser l’avantage que la recetteparticulière offrirait à Margueron fils. Deux jours auparavant, lecomte, pressé d’en finir, avait appelé son notaire, AlexandreCrottat, et Derville, son avoué, pour examiner les circonstances decette affaire. Quoique Derville et Crottat missent en doute le zèledu régisseur, dont une lettre inquiétante avait provoqué cetteconsultation, le comte défendit Moreau, qui, dit-il, le servaitfidèlement depuis dix-sept ans.

– « Hé&|160;! bien, avait répondu Derville, je conseille à VotreSeigneurie d’aller elle-même à Presles, et d’inviter à dîner ceMargueron. Crottat y enverra son premier clerc avec un acte devente tout prêt, en laissant en blanc les pages ou les lignesnécessaires aux désignations de terrain ou aux titres. Enfin, queVotre Excellence se munisse au besoin d’une partie du prix en unbon sur la Banque, et n’oublie pas la nomination du fils à laRecette de Senlis. Si vous ne terminez pas en un moment, la fermevous échappera&|160;! Vous ignorez, monsieur le comte, les roueriesdes paysans. De paysan à diplomate, le diplomate succombe. »Crottat appuya cet avis, que, d’après la confidence du valet àPierrotin, le pair de France avait sans doute adopté. La veille, lecomte avait envoyé par la diligence de Beaumont un mot à Moreaupour lui dire d’inviter à dîner Margueron, afin de terminerl’affaire des Moulineaux. Avant cette affaire, le comte avaitordonné de restaurer les appartements de Presles, et, depuis un an,monsieur Grindot, un architecte à la mode, y faisait un voyage parsemaine. Or, tout en concluant son acquisition, monsieur de Sérisyvoulait examiner en même temps les travaux et l’effet des nouveauxameublements. Il comptait faire une surprise à sa femme enl’amenant à Presles, et mettait de l’amour-propre à la restaurationde ce château. Quel événement était-il survenu pour que le comte,qui la veille allait ostensiblement à Presles, voulût s’y rendreincognito dans la voiture de Pierrotin&|160;?

Ici, quelques mots sur la vie du régisseur deviennentindispensables.

Moreau, le régisseur de la terre de Presles, était le fils d’unprocureur de province, devenu à la Révolution procureur-syndic àVersailles. En cette qualité, Moreau père avait presque sauvé lesbiens et la vie de messieurs de Sérisy père et fils. Ce citoyenMoreau appartenait au parti Danton&|160;; Roberspierre, implacabledans ses haines, le poursuivit, finit par le découvrir et le fitpérir à Versailles. Moreau fils, héritier des doctrines et desamitiés de son père, trempa dans une des conjurations faites contrele Premier Consul à son avènement au pouvoir. En ce temps, monsieurde Sérisy, jaloux d’acquitter sa dette de reconnaissance, fitévader à temps Moreau, qui fut condamné à mort&|160;; puis ildemanda sa grâce en 1804, l’obtint, lui offrit d’abord une placedans ses bureaux, et définitivement le prit pour secrétaire en luidonnant la direction de ses affaires privées. Quelque temps aprèsle mariage de son protecteur, Moreau devint amoureux d’une femme dechambre de la comtesse et l’épousa. Pour éviter les désagréments dela fausse position où le mettait cette union, dont plus d’unexemple se rencontrait à la cour impériale, il demanda la régie dela terre de Presles où sa femme pourrait faire la dame, et où dansce petit pays ils n’éprouveraient ni l’un ni l’autre aucunesouffrance d’amour-propre. Le comte avait besoin à Presles d’unhomme dévoué, car sa femme préférait l’habitation de la terre deSérisy, qui n’est qu’à cinq lieues de Paris. Depuis trois ou quatreans, Moreau possédait la clef de ses affaires, il étaitintelligent&|160;; car, avant la Révolution, il avait étudié lachicane dans l’Etude de son père&|160;; monsieur de Sérisy lui ditalors : – Vous ne ferez pas fortune, vous vous êtes cassé le cou,mais vous serez heureux, car je me charge de votre bonheur. Eneffet, le comte donna mille écus d’appointements fixes à Moreau, etl’habitation d’un joli pavillon au bout des communs&|160;; il luiaccorda de plus tant de cordes à prendre dans les coupes de boispour son chauffage, tant d’avoine, de paille et de foin pour deuxchevaux, et des droits sur les redevances en nature. Un Sous-Préfetn’a pas de si beaux appointements. Pendant les huit premièresannées de sa gestion, le régisseur administra Preslesconsciencieusement&|160;; il s’y intéressa. Le comte, en y venantexaminer le domaine, décider les acquisitions ou approuver lestravaux, frappé de la loyauté de Moreau, lui témoigna sasatisfaction par d’amples gratifications. Mais lorsque Moreau sevit père d’une fille, son troisième enfant, il s’était si bienétabli dans toutes ses aises à Presles, qu’il ne tint plus compte àmonsieur de Sérisy de tant d’avantages exorbitants. Aussi, vers1816, le régisseur, qui jusque-là n’avait pris que ses aises àPresles, accepta-t-il volontiers d’un marchand de bois une somme devingt-cinq mille francs pour lui faire conclure, avec augmentationd’ailleurs, un bail d’exploitation des bois dépendant de la terrede Presles, pour douze ans. Moreau se raisonna : il n’aurait pas deretraite, il était père de famille, le comte lui devait bien cettesomme pour dix ans bientôt d’administration&|160;; puis, déjàlégitime possesseur de soixante mille francs d’économies, s’il yjoignait cette somme, il pouvait acheter une ferme de cent vingtmille francs sur le territoire de Champagne, commune situéeau-dessus de l’Isle-Adam, sur la rive droite de l’Oise. Lesévénements politiques empêchèrent le comte et les gens du pays deremarquer ce placement fait au nom de madame Moreau, qui passa pouravoir hérité d’une vieille grand’tante, dans son pays, à Saint-Lô.Dès que le régisseur eut goûté au fruit délicieux de la Propriété,sa conduite resta toujours la plus probe du monde enapparence&|160;; mais il ne perdit plus une seule occasiond’augmenter sa fortune clandestine, et l’intérêt de ses troisenfants lui servit d’émollient pour éteindre les ardeurs de saprobité&|160;; néanmoins il faut lui rendre cette justice, que s’ilaccepta des pots-de-vin, s’il eut soin de lui dans les marchés,s’il poussa ses droits jusqu’à l’abus, aux termes du Code ilrestait honnête homme, et aucune preuve n’eût pu justifier uneaccusation portée contre lui. Selon la jurisprudence des moinsvoleuses cuisinières de Paris, il partageait entre le comte et luiles profits dus à son savoir-faire. Cette manière d’arrondir safortune était un cas de conscience, voilà tout. Actif, entendantbien les intérêts du comte, Moreau guettait avec d’autant plus desoin les occasions de procurer de bonnes acquisitions, qu’il ygagnait toujours un large présent. Presles rapportaitsoixante-douze mille francs en sac. Aussi le mot du pays, à dixlieues à la ronde, était-il : – « Monsieur de Sérisy a dans Moreauun second lui-même&|160;! » En homme prudent, Moreau plaçait,depuis 1817, chaque année ses bénéfices et ses appointements sur leGrand-Livre, en arrondissant sa pelote dans le plus profond secret.Il avait refusé des affaires en se disant sans argent, et ilfaisait si bien le pauvre auprès du comte qu’il avait obtenu deuxbourses entières pour ses enfants au Collége Henri IV. En cemoment, Moreau possédait cent vingt mille francs de capital placésdans le Tiers Consolidé, devenu le cinq pour cent et qui montaitdès ce temps à quatre-vingts francs. Ces cent vingt mille francsinconnus, et sa ferme de Champagne augmentée par des acquisitions,lui faisaient une fortune d’environ deux cent quatre-vingt millefrancs, donnant seize mille francs de rente.

Telle était la situation du régisseur au moment où le comtevoulut acheter la ferme des Moulineaux dont la possession étaitindispensable à sa tranquillité. Cette ferme consistait enquatre-vingt-seize pièces de terre bordant, jouxtant, longeant lesterres de Presles, et souvent enclavées comme des cases dans un jeude dames, sans compter les haies mitoyennes et des fossés deséparation où naissaient les plus ennuyeuses discussions à proposd’un arbre à couper, quand la propriété s’en trouvait contestable.Tout autre qu’un ministre d’Etat aurait eu vingt procès par an ausujet des Moulineaux. Le père Léger ne voulait acheter la ferme quepour la revendre au comte. Afin de parvenir plus sûrement à gagnerles trente ou quarante mille francs, objet de ses désirs, lefermier avait depuis longtemps essayé de s’entendre avec Moreau.Poussé par les circonstances, trois jours auparavant ce samedicritique, au milieu des champs, le père Léger avait démontréclairement au régisseur qu’il pouvait faire placer au comte deSérisy de l’argent à deux et demi pour cent net en terres deconvenance, c’est-à-dire avoir, comme toujours, l’air de servir sonpatron, tout en y trouvant un secret bénéfice de quarante millefrancs qu’il lui offrit— « Ma foi, avait dit le soir en se couchantle régisseur à sa femme, si je tire de l’affaire des Moulineauxcinquante mille francs, car monsieur m’en donnera bien dix mille,nous nous retirerons à l’Isle-Adam dans le pavillon de Nogent. » Cepavillon est une charmante propriété jadis bâtie par le prince deConti pour une dame, et où toutes les recherches avaient étéprodiguées. – « Ça me plairait, lui avait répondu sa femme. LeHollandais qui est venu s’y établir l’a très-bien restauré, et ilnous le laissera pour trente mille francs, puisqu’il est forcé deretourner aux Indes. – Nous serons à deux pas de Champagne, avaitrepris Moreau. J’ai l’espoir d’acheter pour cent mille francs laferme et le moulin de Mours. Nous aurions ainsi dix mille livres derente en terres, une des plus délicieuses habitations de la vallée,à deux pas de nos biens, et il nous resterait environ six millelivres de rente sur le Grand-Livre.

– Mais pourquoi ne demanderais-tu pas la place de Juge de paix àl’Isle-Adam&|160;? nous y aurions de l’influence et quinze centsfrancs de plus.

– Oh&|160;! j’y ai bien pensé. » Dans ces dispositions, enapprenant que son maître voulait venir à Presles et lui disaitd’inviter Margueron à dîner pour samedi, Moreau s’était hâtéd’envoyer un exprès qui remit au premier valet de chambre du comteune lettre à une heure trop avancée de la soirée pour que monsieurde Sérisy pût en prendre connaissance&|160;; mais Augustin la posasur le bureau, selon son habitude en pareil cas. Dans cette lettre,Moreau priait le comte de ne pas se déranger, et de se fier à sonzèle. Or, selon lui, Margueron ne voulait plus vendre en bloc etparlait de diviser les Moulineaux en quatre-vingt-seize lots&|160;;il fallait lui faire abandonner cette idée, et peut-être, disait lerégisseur, arriver à prendre un prête-nom.

Tout le monde a ses ennemis. Or, le régisseur et sa femmeavaient froissé, à Presles, un officier en retraite, appelémonsieur de Reybert, et sa femme. De coups de langue en coupsd’épingle, on en était arrivé aux coups de poignard. Monsieur deReybert ne respirait que vengeance, il voulait faire perdre àMoreau sa place et devenir son successeur. Ces deux idées sontjumelles. Aussi la conduite du régisseur, épiée pendant deux ans,n’avait-elle plus de secrets pour les Reybert. En même temps queMoreau dépêchait son exprès au comte de Sérisy, Reybert envoyait safemme à Paris. Madame de Reybert demanda si instamment à parler aucomte que, renvoyée à neuf heures du soir, moment où le comte secouchait, elle fut introduite le lendemain matin, à sept heureschez Sa Seigneurie.

– « Monseigneur, avait-elle dit au Ministre-d’Etat, nous sommesincapables, mon mari et moi, d’écrire des lettres anonymes. Je suismadame de Reybert, née de Corroy. Mon mari n’a que six cents francsde retraite et nous vivons à Presles, où votre régisseur nous faitavanies sur avanies, quoique nous soyons des gens comme il faut.Monsieur de Reybert, qui n’est pas un intrigant, tant s’enfaut&|160;! s’est retiré capitaine d’artillerie en 1816, aprèsavoir servi pendant vingt-cinq ans, toujours loin de l’Empereur,monsieur le comte&|160;! Et vous devez savoir combien lesmilitaires qui ne se trouvaient pas sous les yeux du maîtreavançaient difficilement&|160;; sans compter que la probité, lafranchise de monsieur de Reybert déplaisaient à ses chefs. Mon marin’a pas cessé, depuis trois ans, d’étudier votre intendant dans ledessein de lui faire perdre sa place. Vous le voyez, nous sommesfrancs. Moreau nous a rendus ses ennemis, nous l’avons surveillé.Je viens donc vous dire que vous êtes joué dans l’affaire desMoulineaux. On veut vous prendre cent mille francs qui serontpartagés entre le notaire, Léger et Moreau. Vous avez dit d’inviterMargueron, vous comptez aller à Presles demain&|160;; maisMargueron fera le malade, et Léger compte si bien avoir la fermequ’il est venu réaliser ses valeurs à Paris. Si nous vous avonséclairé, si vous voulez un régisseur probe, vous prendrez monmari&|160;; quoique noble, il vous servira comme il a servi l’Etat.Voire intendant a deux cent cinquante mille francs de fortune, ilne sera pas à plaindre. » Le comte avait remercié froidement madamede Reybert, et lui avait alors donné de l’eau bénite de cour, caril méprisait la délation&|160;; mais, en se rappelant tous lessoupçons de Derville, il fut intérieurement ébranlé&|160;; puistout à coup il avait aperçu la lettre de son régisseur&|160;; ill’avait lue, et, dans les assurances de dévouement, dans lesrespectueux reproches qu’il recevait à propos de la défiance quesupposait cette envie de traiter l’affaire par lui-même, il avaitdeviné la vérité sur Moreau.

– La corruption est venue avec la fortune, comme toujours&|160;!se dit-il. Le comte avait alors fait à madame de Reybert desquestions moins pour obtenir des détails que pour se donner letemps de l’observer, et il avait écrit à son notaire un petit motpour lui dire de ne plus envoyer son premier clerc à Presles, maisd’y venir lui-même pour dîner.

– « Si monsieur le comte, avait dit madame de Reybert enterminant, m’a jugée défavorablement sur la démarche que je me suispermise à l’insu de monsieur de Reybert, il doit être maintenantconvaincu que nous avons obtenu ces renseignements sur sonrégisseur de la manière la plus naturelle : la conscience la plustimorée n’y saurait trouver rien à redire. » Madame de Reybert, néede Corroy, se tenait droit comme un piquet. Elle avait offert auxinvestigations rapides du comte une figure trouée comme uneécumoire par la petite vérole, une taille plate et sèche, deux yeuxardents et clairs, des boucles blondes aplaties sur un frontsoucieux&|160;; une capote de taffetas vert passée, doublée derose, une robe blanche à pois violets, des souliers de peau. Lecomte avait reconnu en elle la femme du capitaine pauvre, quelquepuritaine abonnée au Courrier français, ardente de vertu, maissensible au bien-être d’une place, et l’ayant convoitée.

– « Vous dites six cents francs de retraite, avait répondu lecomte en se répondant à lui-même au lieu de répondre à ce quevenait de raconter madame de Reybert.

– Oui, monsieur le comte.

– Vous êtes née de Corroy&|160;?

– Oui, monsieur, une famille noble du pays Messin, le pays demon mari.

– Dans quel régiment servait monsieur de Reybert&|160;?

– Dans le 7e régiment d’artillerie.

– Bien&|160;! » avait répondu le comte en écrivant le numéro durégiment. Il avait pensé pouvoir donner la régie de sa terre à unancien officier, sur le compte duquel il obtiendrait au Ministèrede la Guerre les renseignements les plus exacts.

– « Madame, avait-il repris en sonnant son valet de chambre,retournez à Presles avec mon notaire qui trouvera moyen d’y venirpour dîner, et à qui je vous ai recommandée&|160;; voici sonadresse. Je vais moi-même en secret à Presles, et ferai dire àmonsieur de Reybert de me parler… » Ainsi la nouvelle du voyage demonsieur de Sérisy par la voiture publique, et la recommandation detaire le nom du comte, n’alarmaient pas à faux le messager, ilpressentait le danger près de fondre sur une de ses meilleurespratiques.

En sortant du café de l’Echiquier, Pierrotin aperçut à la portedu Lion-d’Argent la femme et le jeune homme en qui sa perspicacitélui avait fait reconnaître des chalands&|160;; car la dame, le coutendu, le visage inquiet, le cherchait évidemment. Cette dame,vêtue d’une robe de soie noire reteinte, d’un chapeau de couleurcarmélite, et d’un vieux cachemire français, chaussée en bas defiloselle et de souliers en peau de chèvre, tendit à la main uncabas en paille et un parapluie bleu de roi. Cette femme, autrefoisbelle, paraissait âgée d’environ quarante ans&|160;; mais ses yeuxbleus, dénués de la flamme qu’y met le bonheur, annonçaient qu’elleavait depuis long-temps renoncé au monde. Aussi sa mise, autant quesa tournure, indiquait-elle une mère entièrement vouée à son ménageet à son fils. Si les brides du chapeau étaient fanées, la formedatait de plus de trois ans. Le châle tenait par une aiguillecassée, convertie en épingle au moyen d’une boule de cire àcacheter. L’inconnue attendait impatiemment Pierrotin pour luirecommander ce fils, qui sans doute voyageait seul pour la premièrefois, et qu’elle avait accompagné jusqu’à la voiture, autant pardéfiance que par amour maternel. Cette mère était en quelque sortecomplétée par son fils&|160;; de même que, sans la mère, le filsn’eût pas été si bien compris. Si la mère se condamnait à laisservoir des gants reprisés, le fils portait une redingote olive dontles manches un peu courtes au poignet annonçaient qu’il grandiraitencore, comme les adultes de dix-huit à dix-neuf ans. Le pantalonbleu, raccommodé par la mère, offrait aux regards un fond neuf,quand la redingote avait la méchanceté de s’entr’ouvrir parderrière.

– Ne tourmente donc pas tes gants ainsi, tu les flétris d’autantdisait-elle quand Pierrotin se montra. – Vous êtes le conducteur…Ah&|160;! mais c’est vous, Pierrotin&|160;? reprit-elle en laissantson fils pour un moment et emmenant le voiturier à deux pas.

– Ca va bien, madame Clapart&|160;? répondit le messager dont lafigure eut un air qui peignit à la fois du respect et de lafamiliarité.

– Oui, Pierrotin. Ayez bien soin de mon Oscar, il va seul pourla première fois.

– Oh&|160;! s’il va seul chez monsieur Moreau&|160;?… s’écria levoiturier pour savoir si le jeune homme y allait effectivement.

– Oui, répondit la mère.

– Madame Moreau le veut donc bien&|160;? reprit Pierrotin d’unpetit air finaud.

– Hélas&|160;! dit la mère, ce ne sera pas tout roses pour lui,pauvre enfant&|160;; mais son avenir exige impérieusement cevoyage.

Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier sescraintes sur le régisseur à madame Clapart, de même quelle n’osaitnuire à son fils en faisant à Pierrotin certaines recommandationsqui eussent transformé le conducteur en mentor. Pendant cettedélibération mutuelle, qui se traduisit par quelques phrases sur letemps, sur la route, sur les stations du voyage, il n’est pasinutile d’expliquer quels liens rattachaient madame Pierrotin àmadame Clapart, et autorisaient les deux mots confidentiels qu’ilsvenaient d’échanger. Souvent, c’est-à-dire trois ou quatre fois parmois, Pierrotin trouvait à La Cave, à son passage quand il allait àParis, le régisseur qui faisait signe à un jardinier en voyantvenir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger unou deux paniers pleins de fruits ou de légumes selon la saison, depoulets, d’œufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payait toujoursla commission à Pierrotin en lui donnant l’argent nécessaire pouracquitter les droits à la Barrière, si l’envoi contenait des chosessujettes à l’Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, cespaquets ne portaient de suscription. Une première fois, qui avaitservi pour toutes, le régisseur avait indiqué de vive voix ledomicile de madame Clapart au discret voiturier, en le priant de nejamais confier à d’autres ce précieux message. Pierrotin, rêvantune intrigue entre quelque charmante fille et le régisseur, étaitallé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où ilavait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, aulieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver.Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoupd’intérieurs et dans bien des secrets&|160;; mais le hasard social,cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation etdénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pasdangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savaitcomment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieurMoreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage dela rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers àcette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart étaitlogée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison quijadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la hautenoblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palaisdes Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizièmesiècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces,autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi quel’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, desLions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaientrevêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres enenfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher.Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En facede la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, sevoyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étagedans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’unescalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite engrosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand ilcouchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où ildéposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille,une table et un buffet, aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plustard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meublesdu temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleursdans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pourrépondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par lesalon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grossepeinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures,les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaientle regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton griscomme les parquets des pensionnats. Quand le voiturier surpritmonsieur et madame Clapart à table, leurs assiettes, leurs verres,les plus petites choses accusaient une effroyable gêne&|160;;néanmoins ils se servaient de couverts d’argent&|160;; mais lesplats, la soupière, écornés et raccommodés autant que la vaisselledes plus pauvres gens, inspiraient la pitié. Monsieur Clapart, vêtud’une méchante petite redingote, chaussé de pantoufles ignobles,ayant toujours des lunettes vertes aux yeux, lui montrait, en ôtantune affreuse casquette âgée de cinq ans, un crâne pointu du hautduquel tombaient des filaments grêles et sales auxquels un poèteaurait refusé le nom de cheveux. Cet homme au teint blafardparaissait craintif et devait être tyrannique. Dans ce tristeappartement, situé au nord, sans autre vue que celle d’une vigneétalée sur le mur opposé, d’un puits dans l’encoignure de la cour,madame Clapart prenait des airs de reine et marchait en femme quine savait pas aller à pied. Souvent, en remerciant Pierrotin, ellelui lançait des regards qui eussent attendri un observateur&|160;;de temps en temps, elle lui glissait des pièces de douze sous dansla main. Sa voix était charmante. Pierrotin ne connaissait pas cetOscar, par la raison que cet enfant sortait du collége et qu’il nel’avait jamais rencontré au logis.

Voici la triste histoire que Pierrotin n’eût jamais devinée,même en demandant, comme il le faisait depuis quelque temps, desrenseignements à la portière&|160;; car cette femme ne savait rien,si ce n’est que les Clapart payaient deux cent cinquante francs deloyer, n’avaient qu’une femme de ménage pour quelques heures lematin, que madame faisait quelquefois de petits savonnageselle-même, et payait tous les jours ses ports de lettres enparaissant hors d’état de les laisser s’accumuler.

Il n’existe pas, ou plutôt il existe rarement de criminel quisoit complétement criminel. A plus forte raison rencontrera-t-ondifficilement de malhonnêteté compacte. On peut faire des comptes àson avantage avec son patron, ou tirer à soi le plus de paillepossible au râtelier&|160;; mais tout en se constituant un capitalpar des voies plus ou moins licites, il est peu d’hommes qui ne sepermettent quelques bonnes actions. Ne fût-ce que par curiosité,par amour-propre, comme contraste, par hasard, tout homme a eu sonmoment de bienfaisance&|160;; il le nomme son erreur, il nerecommence pas&|160;; mais il sacrifie au Bien, comme le plusbourru sacrifie aux Grâces, une ou deux fois dans sa vie.

Si les fautes de Moreau peuvent être excusées, ne serait-cepoint par sa persistance à secourir une pauvre femme dont lesbonnes grâces l’avaient jadis rendu fier, et chez laquelle il secacha pendant ses dangers&|160;! Cette femme, célèbre sous leDirectoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment,épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur quigagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nomméHusson, devint fou de son passage subit de l’opulence à la misère,il se jeta dans la Seine en laissant la belle madame Husson grosse.Moreau, très-intimement lié avec madame Husson, était alorscondamné à mort&|160;; il ne put donc pas épouser la veuve dufournisseur, il fut même obligé de quitter la France pour quelquetemps. Agée de vingt-deux ans, madame Husson épousa, dans sadétresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans,qui donnait, comme on dit, des espérances. Dieu garde les femmesdes beaux hommes qui donnent des espérances&|160;! A cette époqueles employés devenaient promptement des gens considérables carl’Empereur recherchait les capacités. Mais Clapart, doué d’unebeauté vulgaire, ne possédait aucune intelligence. En croyantmadame Husson fort riche, il avait feint une grande passion pourelle&|160;; il lui fut à charge en ne satisfaisant, ni dans leprésent ni dans l’avenir, aux besoins qu’elle avait contractéspendant ses jours d’opulence. Clapart remplissait assez mal auBureau des Finances une place qui ne comportait pas plus dedix-huit cents francs d’appointements. Quand Moreau, revenu chez lecomte de Sérisy, apprit l’horrible situation dans laquelle setrouvait madame Husson, il put, avant de se marier, la placer commepremière femme de chambre chez MADAME, mère de l’Empereur. Malgrécette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sanullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par lachute de l’Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sansautres ressources qu’une place de douze cents francsd’appointements qu’on eut pour Clapart, par le crédit du comte deSérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. Moreau, le seulprotecteur de cette femme à laquelle il avait connu plusieursmillions, obtint pour Oscar Husson une des demi-bourses de la Villede Paris au collége Henri IV, et il envoyait par Pierrotin, rue dela Cerisaie, tout ce qui peut décemment s’offrir pour aider unménage en détresse. Oscar était tout l’avenir, toute la vie de samère. Pour unique défaut, on ne pouvait reprocher à cette pauvrefemme que l’exagération de sa tendresse pour cet enfant, la bêtenoire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d’une dose desottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes deClapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cetteoutrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu’il avait priémadame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin del’étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner.Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme sonsuccesseur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce quileur revient, peut-être n’est-il pas inutile de constater lescauses du stupide amour-propre d’Oscar, en faisant observer qu’ilétait né dans la maison de MADAME, mère de l’Empereur. Durant sapremière enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeursimpériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes deces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d’or et defêtes, avec l’espérance de le retrouver. La jactance naturelle auxcollégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l’envi desautres, appuyée sur ces souvenirs d’enfance, s’était développéeoutre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logisavec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une desreines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d’achever sesclasses, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliationsque les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers,quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respectpar une force physique supérieure. Ce mélange d’ancienne splendeuréteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère,d’espérance en ce fils, d’aveuglement maternel, de souffranceshéroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimesfigures qui, dans Paris, sollicitent les regards del’observateur.

Incapable de deviner l’attachement profond de Moreau pour cettefemme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu sonunique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui luipassait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Leterrible « Nous avons bien assez à faire de nous occuper denous-mêmes&|160;! » du valet de chambre revint au cœur duvoiturier, ainsi que le sentiment d’obéissance à ceux qu’ilappelait les chefs de file. D’ailleurs, en ce moment, Pierrotin sesentait dans la tête autant de pointes qu’il y a de pièces de centsous dans mille francs&|160;! Un voyage de sept lieues sedessinait, sans doute comme un voyage de long cours, àl’imagination de cette pauvre mère qui, dans sa vie élégante, avaitrarement passé les Barrières&|160;; car ces mots : – Bien,madame&|160;! – Oui, madame&|160;! répétés par Pierrotin, disaientassez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandationsévidemment trop verbeuses et inutiles.

– Vous placerez les paquets de manière à ce qu’ils ne soient pasmouillés, si par hasard le temps changeait.

– J’ai une bâche, dit Pierrotin. D’ailleurs, tenez, voyez,madame, avec quels soins on les charge&|160;?

– Oscar, ne reste pas plus de quinze jours, quelque instancequ’on te fasse, reprit madame Clapart en revenant à son fils. Quoique tu fasses, tu ne saurais plaire à madame Moreau&|160;;d’ailleurs tu dois être revenu pour la fin de septembre. Tu sais,nous devons aller à Belleville chez ton oncle Cardot.

– Oui, maman.

– Surtout, lui dit-elle à voix basse, ne parle jamais dedomesticité… Songe à tout moment que madame Moreau a été femme dechambre…

– Oui, maman…

Oscar, comme tous les jeunes gens chez qui l’amour-propre estexcessivement sensible, paraissait contrarié de se voir admonesterainsi sur le seuil de l’hôtel du Lion-d’Argent.

– Eh&|160;! bien, adieu, maman&|160;; on va partir, voilà lecheval attelé.

La mère, ne se souvenant plus qu’elle se trouvait en pleinfaubourg Saint-Denis, embrassa son Oscar, et lui dit en sortant unjoli petit pain de son cabas : – Tiens, tu allais oublier ton petitpain et ton chocolat&|160;! Mon enfant, je te le répète, ne prendsrien dans les auberges, on y fait payer les moindres choses dixfois ce qu’elles valent.

Oscar aurait voulu voir sa mère bien loin, quand elle lui fourrale pain et le chocolat dans sa poche. Cette scène eut deux témoins,deux jeunes gens de quelques années plus âgés que l’échappé ducollége, mieux mis que lui, venus sans leur mère, et dont ladémarche, la toilette, les façons trahissaient cette complèteindépendance, objet de tous les désirs d’un enfant encore sous lejoug immédiat de sa mère. Ces deux jeunes gens furent alors pourOscar le monde entier.

– Il dit maman, s’écria l’un des deux inconnus en riant.

Ce mot parvint à l’oreille d’Oscar et détermina un : – Adieu, mamère&|160;! lancé dans un terrible mouvement d’impatience.

Avouons-le&|160;? madame Clapart parlait un peu trop haut, etsemblait mettre les passants dans la confidence de satendresse.

– Qu’as-tu donc, Oscar&|160;? demanda cette pauvre mère blessée.Je ne te conçois pas, reprit-elle d’un air sévère en se croyantcapable (erreur de toutes les mères qui gâtent leurs enfants) delui imposer du respect. Ecoute, mon Oscar, dit-elle en reprenantaussitôt sa voix tendre, tu as de la propension à causer, à diretout ce que tu sais et tout ce que tu ne sais pas, et cela parbravade, par un sot amour-propre de jeune homme&|160;; je te lerépète, songe à tenir ta langue en bride. Tu n’es pas encore assezavancé dans la vie, mon cher trésor, pour juger les gens aveclesquels tu vas te rencontrer, et il n’y a rien de plus dangereuxque de causer dans les voitures publiques. En diligence,d’ailleurs, les gens comme il faut gardent le silence.

Les deux jeunes gens, qui sans doute étaient allés jusqu’au fondde l’établissement, firent entendre de nouveau sous la portecochère le bruit de leurs talons de bottes&|160;; ils pouvaientavoir écouté cette semonce&|160;; aussi, pour se débarrasser de samère, Oscar eut-il recours à un moyen héroïque, qui prouve combienl’amour-propre stimule l’intelligence.

– Maman, dit-il, tu es ici entre deux airs, tu pourrais gagnerune fluxion&|160;; et, d’ailleurs, je vais monter en voiture.

L’enfant avait touché quelque endroit sensible, car sa mère lesaisit, l’embrassa comme s’il s’agissait d’un voyage de long cours,et le conduisit jusqu’au cabriolet en laissant voir des larmes dansses yeux.

– N’oublie pas de donner cinq francs aux domestiques, dit-elle.Ecris-moi trois fois au moins pendant ces quinze jours&|160;?conduis-toi bien, et songe à toutes mes recommandations. Tu asassez de linge pour n’en pas donner à blanchir. Enfin, rappelle-toitoujours les bontés de monsieur Moreau, écoute-le comme un père, etsuis bien ses conseils…

En montant dans le cabriolet, Oscar laissa voir ses bas bleuspar un effet de son pantalon qui remonta brusquement, et le fondneuf de son pantalon par le jeu de sa redingote qui s’ouvrit. Aussile sourire des deux jeunes gens, à qui ces traces d’une honorablemédiocrité n’échappèrent point, fit-il une nouvelle blessure àl’amour-propre du jeune homme.

– Oscar a retenu la première place, dit la mère à Pierrotin.

Mets-toi dans le fond, reprit-elle en regardant toujours Oscaravec tendresse et lui souriant avec amour.

Oh&|160;! combien Oscar regretta que les malheurs et leschagrins eussent altéré la beauté de sa mère, que la misère et ledévouement l’empêchassent d’être bien mise&|160;! L’un des deuxjeunes gens, celui qui avait des bottes et des éperons, poussal’autre par un coup de coude pour lui montrer la mère d’Oscar, etl’autre retroussa sa moustache par un geste qui signifiait : Jolietournure&|160;!

– Comment me débarrasser de ma mère, se dit Oscar qui prit unair soucieux.

– Qu’as-tu&|160;? lui demanda madame Clapart.

Oscar feignit de n’avoir pas entendu, le monstre&|160;!Peut-être dans cette circonstance madame Clapart manquait-elle detact. Mais les sentiments absolus ont tant d’égoïsme.

– Aimes-tu les enfants en voyage&|160;? demanda le jeune homme àson ami.

– Oui, s’ils sont sevrés, s’ils se nomment Oscar, et s’ils ontdu chocolat.

Ces deux phrases furent échangées à demi-voix pour laisser àOscar la liberté d’entendre ou de ne pas entendre&|160;; sacontenance allait indiquer au voyageur la mesure de ce qu’ilpourrait tenter contre l’enfant pour s’égayer pendant la route.Oscar ne voulut pas avoir entendu. Il regardait autour de lui poursavoir si sa mère, qui pesait sur lui comme un cauchemar, setrouvait encore la, car il se savait trop aimé par elle pour êtresi promptement quitté.

Non-seulement il comparait involontairement la mise de soncompagnon de voyage avec la sienne, mais encore il sentait que latoilette de sa mère était pour beaucoup dans le sourire moqueur desdeux jeunes gens. – S’ils pouvaient s’en aller, eux&|160;? sedit-il.

Hélas&|160;! un des gens venait de dire à l’autre en donnant unléger coup de canne à la roue du cabriolet : – Et tu vas, Georges,confier ton avenir à cette barque fragile.

– Il le faut&|160;! dit Georges d’un air fatal.

Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière duchapeau mis sur l’oreille comme pour montrer une magnifiquechevelure blonde bien frisée, tandis qu’il avait, par l’ordre deson beau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front etras comme ceux des soldats. Le vaniteux enfant montrait une figureronde et joufflue, animée par les couleurs d’une brillante santé,taudis que le visage de son compagnon de voyage était long, fin deforme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l’ampleur, et sapoitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantaloncollant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olivesserrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu,doué de tant d’avantages, abusait envers lui de sa supériorité, demême qu’une femme laide est blessée par le seul aspect d’une bellefemme. Le bruit du talon des bottes à fer que l’inconnu faisait unpeu trop sonner au goût d’Oscar, lui retentissait jusqu’au cœur.Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être àla maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, quecet envié garçon se trouvait à l’aise dans les siens.

– Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset,pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar enapercevant une chaîne d’or passée autour du cou, et au bout delaquelle se trouvait sans doute une montre d’or. Cet inconnu pritalors aux yeux d’oscar les proportions d’un personnage. Elevé ruede la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les joursde congé par son père, Oscar n’avait pas eu d’autres points decomparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de samère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n’allait passouvent au spectacle, et il ne s’élevait pas alors plus haut que lethéâtre de l’Ambigu-Comique où ses yeux n’apercevaient pas beaucoupd’élégance, si toutefois l’attention qu’un enfant prête aumélodrame lui permet d’examiner la salle. Son beau-père portaitencore, selon la mode de l’Empire, sa montre dans le gousset de sespantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîned’or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets,une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque.Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, futdonc étourdi par cette révélation d’une élégance supérieure etnégligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignéset semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce uneélégante canne à pomme d’or. Oscar arrivait à ce dernier quartierde l’adolescence où de petites choses font de grandes joies et degrandes misères, où l’on préfère un malheur à une toiletteridicule, où l’amour-propre, en ne s’attachant pas aux grandsintérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l’enviede paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d’autantplus exorbitante qu’elle s’exerce sur des [Oscar Husson]riens&|160;; mais si l’on jalouse un sot élégamment vêtu, l’ons’enthousiasme aussi pour le talent, on admire l’homme de génie.Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le cœur, accusentl’exubérance de la sève, le luxe de l’imagination. Qu’un enfant dedix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel àcause de l’indigence qui atteint un employé à douze cents francs,mais adoré, et pour qui sa mère s’impose de dures privations,s’émerveille d’un jeune homme de vingt-deux ans, en envie lapolonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet en fauxcachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût,n’est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de lasociété, par l’inférieur qui jalouse son supérieur&|160;? L’hommede génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau deGenève n’a-t-il pas admiré Venture et Bacle&|160;? Mais Oscar passade la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s’en prit àson compagnon de voyage, et il s’éleva dans son cœur un secretdésir de lui prouver qu’il le valait bien. Les deux beaux fils sepromenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à laporte, allant jusqu’à la rue&|160;; et quand ils retournaient, ilsregardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. Oscar, persuadé queles ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta laplus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d’unechanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait :C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cetteattitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué.

– Tiens, il est peut être dans les chœurs de l’Opéra, dit levoyageur.

Exaspéré, le pauvre Oscar bondit, leva le dossier et dit àPierrotin : – Quand partirons-nous&|160;?

– Tout à l’heure, répondit le messager qui tenait son fouet à lamain et regardait dans la rue d’Enghien.

En ce moment, la scène fut animée par l’arrivée d’un jeune hommeaccompagné d’un vrai gamin qui se produisirent suivis d’uncommissionnaire traînant une voiture à l’aide d’une bricole. Lejeune homme vint parler confidentiellement à Pierrotin qui hocha latête et se mit à héler son facteur. Le facteur accourut pour aiderà décharger la petite voiture qui contenait, outre deux malles, desseaux, des brosses, des boîtes de formes étranges, une infinité depaquets et d’ustensiles que le plus jeune des deux nouveauxvoyageurs, moulé sur l’impériale, y plaçait, y calait avec tant decélérité, que le pauvre Oscar, souriant à sa mère alors en factionde l’autre côté de la rue, n’aperçut aucun de ces ustensiles quiauraient pu révéler la profession de ces nouveaux compagnons deroute. Le gamin, âgé d’environ seize ans, portait une blouse griseserrée par une ceinture de cuir verni. Sa casquette, crânement miseen travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bienque le pittoresque désordre de ses cheveux bruns bouclés, répandussur ses épaules. Sa cravate de taffetas noir dessinait une lignenoire sur un cou très-blanc, et faisait ressortir encore lavivacité de ses yeux gris. L’animation de sa figure brune, colorée,la tournure de ses lèvres assez fortes, ses oreilles détachées, sonnez retroussé, tous les détails de sa physionomie annonçaientl’esprit railleur de Figaro, l’insouciance du jeune âge&|160;; demême que la vivacité de ses gestes, son regard moqueur révélaientune intelligence déjà développée par la pratique d’une professionembrassée de bonne heure. Comme s’il avait déjà quelque valeurmorale, cet enfant, fait homme par l’Art ou par la Vocation,paraissait indifférent à la question du costume, car il regardaitses bottes non cirées en ayant l’air de s’en moquer, et sonpantalon de simple coutil en y cherchant des taches, moins pour lesfaire disparaître que pour en voir l’effet.

– Je suis d’un beau ton&|160;! fit-il en se secouant ets’adressant à son compagnon.

Le regard de celui-là révélait une autorité sur cet adepte enqui des yeux exercés auraient reconnu ce joyeux élève en peinture,qu’en style d’atelier on appelle un rapin.

– De la tenue, Mistigris&|160;! répondit le maître en luidonnant le surnom que l’atelier lui avait sans doute imposé.

Ce voyageur était un jeune homme mince et pâle, à cheveux noirs,extrêmement abondants, et dans un désordre tout à fait fantasque,mais cette abondante chevelure semblait nécessaire à une têteénorme dont le vaste front annonçait une intelligence précoce. Levisage tourmenté, trop original pour être laid, était creusé commesi ce singulier jeune homme souffrait, soit d’une maladiechronique, soit des privations imposées par la misère qui est uneterrible maladie chronique, soit de chagrins trop récents pour êtreoubliés. Son habillement, presque analogue à celui de Mistigris,toute proportion gardée, consistait en une méchante redingote usée,mais propre, bien brossée, de couleur vert-américain, un [Léon deLora [Mistigris]] gilet noir, boutonné jusqu’en haut, comme laredingote, et qui laissait à peine voir, autour de son cou, unfoulard rouge. Un pantalon noir, aussi usé que la redingote,flottait autour de ses jambes maigres. Enfin des bottes crottéesindiquaient qu’il venait à pied et de loin. Par un regard rapide,cet artiste embrassa les profondeurs de l’hôtel du Lion-d’Argent,les écuries, les différents jours, les détails, et il regardaMistigris qui l’avait imité par un coup d’oeil ironique.

– Joli&|160;! dit Mistigris.

– Oui, c’est joli, répéta l’inconnu.

– Nous sommes encore arrivés trop tôt, dit Mistigris. Nepourrions-nous pas chiquer une légume quelconque&|160;? Mon estomacest comme la nature, il abhorre le vide&|160;!

– Pouvons-nous aller prendre une tasse de café&|160;? demanda lejeune homme d’une voix douce à Pierrotin.

– Ne soyez pas long-temps, dit Pierrotin.

– Bon, nous avons un quart d’heure, répondit Mistigris entrahissant ainsi le génie d’observation inné chez les rapins deParis.

Ces deux voyageurs disparurent. Neuf heures sonnèrent alors dansla cuisine de l’hôtel. Georges trouva juste et raisonnabled’apostropher Pierrotin.

– Eh&|160;! mon ami, quand on jouit d’un sabot conditionné commecelui-là, dit-il en frappant avec sa canne sur la roue, on se donneau moins le mérite de l’exactitude. Que diable&|160;! on ne se metpas là-dedans pour son agrément, il faut avoir des affairesdiablement pressées pour y confier ses os. Puis cette rosse, quevous appelez Rougeot, ne nous regagnera pas le temps perdu.

– Nous allons vous atteler Bichette pendant que ces deuxvoyageurs prendront leur café, répondit Pierrotin. Va donc, toi,dit-il au facteur, voir si le père Léger veut s’en venir avec nous….

– Et où est-il, ce père Léger&|160;? fit Georges.

– En face, au numéro 50, il n’a pas trouvé de place dans lavoiture de Beaumont, dit Pierrotin à son facteur sans répondre àGeorges et en disparaissant pour aller chercher Bichette.

Georges, à qui son ami pressa la main, monta dans la voiture, eny jetant d’abord d’un air important un grand portefeuille qu’ilplaça sous le coussin. Il prit le coin opposé à celui queremplissait Oscar.

– Ce père Léger m’inquiète, dit-il.

– On ne peut pas nous ôter nos places, j’ai le numéro un,répondit Oscar.

– Et moi le deux, répondit Georges.

En même temps que Pierrotin paraissait avec Bichette, le facteurapparut remorquant un gros homme du poids de cent vingtkilogrammes, au moins. Le père Léger appartenait au genre dufermier à gros ventre, à dos carré, à queue poudrée, et vêtu d’unepetite redingote de toile bleue. Ses guêtres blanches, montantjusqu’au-dessus du genou, y pinçaient des culottes de velours rayé,serrées par des boucles d’argent. Ses souliers ferrés pesaientchacun deux livres. Enfin, il tenait à la main un petit bâtonrougeâtre et sec, luisant, à gros bout, attaché par un cordon decuir autour de son poignet.

– Vous vous appelez le père Léger&|160;? dit sérieusementGeorges quand le fermier tenta de mettre un de ses pieds sur lemarchepied.

– Pour vous servir, dit le fermier en montrant une figure quiressemblait à celle de Louis XVIII, à fortes bajoues rubicondes, oùpoindait un nez qui dans toute autre figure eût paru énorme. Sesyeux souriants étaient pressés par des bourrelets de graisse. –Allons, un coup de main, mon garçon, dit-il à Pierrotin.

Le fermier fut hissé par le facteur et par le messager au cri de: – Haoup&|160;! là&|160;! ahé&|160;! hisse&|160;!… poussé parGeorges.

– Oh&|160;! je ne vais pas loin, je ne vais que jusqu’à La Cave,dit le fermier en répondant à une plaisanterie par une autre.

En France tout le monde entend la plaisanterie.

– Mettez-vous au fond, dit Pierrotin, vous allez être six.

– Et votre autre cheval&|160;? demanda Georges, est-ce comme untroisième cheval de poste&|160;?

– Voilà, bourgeois, dit Pierrotin.

– Il appelle cet insecte un cheval, fit Georges étonné.

– Oh&|160;! il est bon, ce petit cheval-là, dit le fermier quis’était assis. Salut, messieurs. Allons-nous démarrer,Pierrotin&|160;?

– J’ai deux voyageurs qui prennent leur tasse de café, réponditle voiturier.

Le jeune homme à la figure creusée et son page se montrèrentalors.

– Partons&|160;! fut un cri général.

– Nous allons partir, répondit Pierrotin. – Allons, démarrons,dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les rouesétaient calées.

Le messager prit la bride de Rougeot, et fit ce cri guttural dekit&|160;! kit&|160;! pour dire aux deux bêtes de rassembler leursforces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent lavoiture que Pierrotin rangea devant la porte du Lion-d’Argent.Après cette manœuvre purement préparatoire, il regarda dans la rued’Enghien, et disparut en laissant sa voiture sous la garde dufacteur.

– Eh&|160;! bien, est-il sujet à ces attaques-là, votrebourgeois&|160;? demanda Mistigris au facteur.

– Il est allé reprendre son avoine à l’écurie, réponditl’Auvergnat au fait de toutes les ruses en usage pour fairepatienter les voyageurs.

– Après tout, dit Mistigris, le temps est un grand maigre.

En ce moment, la mode d’estropier les proverbes régnait dans lesateliers de peinture. C’était un triomphe que de trouver unchangement de quelques lettres ou d’un mot à peu près semblable quilaissait au proverbe un sens baroque ou cocasse.

– Paris n’a pas été bâti dans un four, répondit le maître.

Pierrotin revint amenant le comte de Sérisy venu par la rue del’Echiquier, et avec qui sans doute il avait eu quelques minutes deconversation.

– Père Léger, voulez-vous donner votre place à monsieur lecomte&|160;? ma voiture serait chargée plus également.

Et nous ne partirons pas dans une heure, si vous continuez, ditGeorges. Il va falloir ôter cette infernale barre que nous avons eutant de peine à mettre, et tout le monde devra descendre pour unvoyageur qui vient le dernier. Chacun a droit à la place qu’il aretenue, quelle est celle de monsieur&|160;? Voyons, faitesl’appel&|160;? Avez-vous une feuille, avez-vous un registre&|160;?Quelle est la place de monsieur Lecomte, comte de quoi&|160;?

– Monsieur le comte… dit Pierrotin visiblement embarrassé, vousserez mal.

– Vous ne saviez donc pas votre compte&|160;? demanda Mistigris.Les bons comtes font les bons tamis.

– Mistigris, de la tenue, s’écria gravement son maître.

Monsieur de Sérisy fut évidemment pris par tous les voyageurspour un bourgeois qui s’appelait Lecomte.

– Ne dérangez personne, dit le comte à Pierrotin, je me mettraiprès de vous sur le devant.

– Allons, Mistigris, dit le jeune homme au rapin, souviens-toidu respect que tu dois à la vieillesse&|160;? tu ne sais pascombien tu peux être affreusement vieux, les voyages déforment lajeunesse, ainsi cède ta place à monsieur.

Mistigris ouvrit le devant du cabriolet et sauta par terre avecla rapidité d’une grenouille qui s’élance à l’eau.

– Vous ne pouvez pas être un lapin, auguste vieillard, dit-il àmonsieur de Sérisy.

– Mistigris, Les Arts sont l’ami de l’homme, lui répondit sonmaître.

– Je vous remercie, monsieur, dit le comte au maître deMistigris qui devint ainsi son voisin.

Et l’homme d’Etat jeta sur le fond de la voiture un coup d’oeilsagace qui offensa beaucoup Oscar et Georges.

– Nous sommes en retard d’une heure un quart, dit Oscar.

– Quand on veut être maître d’une voiture, on arrête toutes lesplaces, fit observer Georges.

Désormais sûr de son incognito, le comte de Sérisy ne réponditrien à ces observations, et prit l’air d’un bourgeoisdébonnaire.

– Vous seriez en retard, ne seriez-vous pas bien aise qu’on vouseût attendus&|160;? dit le fermier aux deux jeunes gens.

Pierrotin regardait vers la porte Saint-Denis en tenant sonfouet, et il hésitait à monter sur la dure banquette où frétillaitMistigris.

– Si vous attendez quelqu’un, dit alors le comte, je ne suis pasle dernier.

– J’approuve ce raisonnement, dit Mistigris.

Georges et Oscar se mirent à rire assez insolemment.

– Le vieillard n’est pas fort, dit Georges à Oscar que cetteapparence de liaison avec Georges enchanta.

Quand Pierrotin fut assis à droite sur son siége, il se penchapour regarder en arrière sans pouvoir trouver dans la foule lesdeux voyageurs qui lui manquaient pour être à son grandcomplet.

– Parbleu&|160;! deux voyageurs de plus ne me feraient pas demal.

– Je n’ai pas payé, je descends, dit Georges effrayé.

– Et qu’attends-tu, Pierrotin&|160;? dit le père Léger.

Pierrotin cria un certain hi&|160;! dans lequel Bichette etRougeot reconnaissaient une résolution définitive, et les deuxchevaux s’élancèrent vers la montée du faubourg d’un pas accéléréqui devait bientôt se ralentir.

Le comte avait une figure entièrement rouge, mais d’un rougeardent sur lequel se détachaient quelques portions enflammées, etque sa chevelure entièrement blanche mettait en relief. A d’autresqu’à des jeunes gens, ce teint eût révélé l’inflammation constantedu sang produite par d’immenses travaux. Ces bourgeons nuisaienttellement à l’air noble du comte, qu’il fallait un examen attentifpour retrouver dans ses yeux verts la finesse du magistrat, laprofondeur du politique et la science du législateur. La figureétait plate, le nez semblait avoir été déprimé. Le chapeau cachaitla grâce et la beauté du front. Enfin il y avait de quoi faire rirecette jeunesse insouciante dans le bizarre contraste d’unechevelure d’un blanc d’argent avec des sourcils gros, touffus,restés noirs. Le comte, qui portait une longue redingote bleue,boutonnée militairement jusqu’en haut, avait une cravate blancheautour du cou, du coton dans les oreilles, et un col de chemiseassez ample qui dessinait sur chaque joue un carré blanc. Sonpantalon noir enveloppait ses bottes dont le bout paraissait àpeine. Il n’avait point de décoration à sa boutonnière, enfin sesgants de daim lui cachaient les mains. Certes, pour des jeunesgens, rien ne trahissait dans cet homme un pair de France, un deshommes les plus utiles au pays. Le père Léger n’avait jamais vu lecomte, qui, de son côté, ne le connaissait que de nom. Si le comte,en montant en voiture, y jeta le perspicace coup d’oeil qui venaitde choquer Oscar et Georges, il y cherchait le clerc de son notairepour lui recommander le plus profond silence, dans le cas où il eûtété forcé comme lui de prendre la voiture à Pierrotin&|160;; maisrassuré par la tournure d’Oscar, par celle du père Léger et surtoutpar l’air quasi-militaire, par les moustaches et les façons dechevalier d’industrie qui distinguaient Georges, il pensa que sonbillet était arrivé sans doute à temps chez maître AlexandreCrottat.

– Père Léger, dit Pierrotin en atteignant la rude montée dufaubourg Saint-Denis à la rue de la Fidélité, descendons,hein&|160;!

– Je descends aussi, dit le comte en entendant ce nom, il fautsoulager vos chevaux.

– Ah&|160;! si nous allons ainsi, nous ferons quatorze lieues enquinze jours, s’écria Georges.

– Est-ce ma faute&|160;? dit Pierrotin, un voyageur veutdescendre.

– Dix louis pour toi, si tu me gardes fidèlement le secret queje t’ai demandé, dit à voix basse le comte en prenant Pierrotin parle bras.

– Oh&|160;! mes mille francs, se dit Pierrotin en lui-même aprèsavoir fait à monsieur de Sérisy un clignement d’yeux qui signifiait: Comptez sur moi&|160;!

Oscar et Georges restèrent dans la voiture.

– Ecoutez, Pierrotin, puisque Pierrotin il y a, s’écria Georgesquand après la montée les voyageurs furent replacés&|160;; si vousdeviez ne pas aller mieux que cela, dites-le&|160;? je paie maplace et je prends un bidet à Saint-Denis, car j’ai des affairesimportantes qui seraient compromises par un retard.

– Oh&|160;! il ira bien, répondit le père Léger. Et d’ailleursla route n’est pas large.

– Jamais je ne suis plus d’une demi-heure en retard, répliquaPierrotin.

– Enfin, vous ne brouettez pas le pape, n’est-ce pas&|160;? ditGeorges, ainsi, marchez&|160;!

– Vous ne devez pas de préférence, et si vous craignez de tropcahoter monsieur, dit Mistigris en montrant le comte, ça n’est pasbien.

– Tous les voyageurs sont égaux devant le coucou, comme lesFrançais devant la Charte, dit Georges.

– Soyez tranquille, dit le père Léger, nous arriverons bien à laChapelle avant midi.

La Chapelle est le village contigu à la barrièreSaint-Denis.

Tous ceux qui ont voyagé savent que les personnes, réunies parle hasard dans une voiture, ne se mettent pas immédiatement enrapport&|160;; et, à moins de circonstances rares, elles ne causentqu’après avoir fait un peu de chemin. Ce temps de silence est prisaussi bien par un examen mutuel, que par la prise de possession dela place où l’on se trouve&|160;; les âmes ont tout autant besoinque le corps de se rasseoir. Quand chacun croit avoir pénétré l’âgevrai, la profession, le caractère de ses compagnons, le pluscauseur commence alors, et la conversation s’engage avec d’autantplus de chaleur, que tout le monde a senti le besoin d’embellir levoyage et d’en charmer les ennuis. Les choses se passent ainsi dansles voitures françaises. Chez les autres nations, les mœurs sontbien différentes. Les Anglais mettent leur orgueil à ne pasdesserrer les dents, l’Allemand est triste en voiture, et lesItaliens sont trop prudents pour causer&|160;; les Espagnols n’ontplus guère de diligences, et les Russes n’ont point de routes. Onne s’amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans cepays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé derire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuisles misères des basses classes jusqu’aux graves intérêts des grosbourgeois. La Police y bride d’ailleurs peu la langue, et laTribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme devingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges,a de l’esprit, il est excessivement porté, surtout dans lasituation présente, à en abuser. D’abord, Georges eut bientôtdécrété qu’il était l’être supérieur de cette réunion. Il vit unmanufacturier de second ordre dans le comte qu’il prit pour uncoutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné deMistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier uneexcellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures,il résolut de s’amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.

– Voyons, se dit-il pendant que le coucou de Pierrotindescendait de la Chapelle pour s’élancer sur la plaine Saint-Denis,me ferai-je passer pour être Etienne ou Béranger&|160;?.. non, cescocos-là sont gens à ne connaître ni l’un ni l’autre.Carbonaro&|160;?… Diable&|160;! je pourrais me faire empoigner. Sij’étais un des fils du maréchal Ney&|160;?… Bah&|160;! qu’est-ceque je leur dirais&|160;? l’exécution de mon père. Ça ne serait pasdrôle. Si je revenais du Champ-d’Asile&|160;?… ils pourraient meprendre pour un espion, ils se défieraient de moi. Soyons un princerusse déguisé, je vais leur faire avaler de fameux détails surl’empereur Alexandre… Si je prétendais être Cousin, professeur dephilosophie&|160;?… Oh&|160;! comme je pourrais lesentortiller&|160;! Non, le gringalet à chevelure ébouriffée m’al’air d’avoir traîné ses guêtres aux Cours de la Sorbonne. Pourquoin’ai-je pas songé plus tôt à les faire aller&|160;? j’imite si bienles Anglais, je me serais posé en lord Byron, voyageant incognito..Sacristi&|160;! j’ai manqué mon coup. Etre fils du bourreau&|160;?…Voilà une crâne idée pour se faire faire de la place à déjeuner.Oh&|160;! bon, j’aurai commandé les troupes d’Ali, pacha deJanina&|160;!… .

Pendant ce monologue, la voiture roulait dans les flots depoussière qui s’élèvent incessamment des bas-côtés de cette routesi battue.

– Quelle poussière&|160;! dit Mistigris.

– Henri IV est mort, lui repartit vivement son compagnon. Encoresi tu disais qu’elle sent la vanille, tu émettrais une opinionnouvelle.

– Vous croyez rire, répondit Mistigris, eh&|160;! bien, çarappelle par moments la vanille.

– Dans le Levant… . dit Georges en voulant entamer unehistoire.

– Dans le vent, fit le maître à Mistigris en interrompantGeorges.

– Je dis dans le Levant d’où je reviens, reprit Georges, lapoussière sent très-bon&|160;; mais ici, elle ne sent quelque choseque quand il se rencontre un dépôt de poudrette commecelui-ci&|160;!

– Monsieur vient du Levant&|160;? dit Mistigris d’un airnarquois.

– Tu vois bien que monsieur est si fatigué qu’il s’est mis surle Ponant, lui répondit son maître.

– Vous n’êtes pas très-bruni par le soleil, dit Mistigris.

– Oh&|160;! je sors de mon lit après une maladie de trois mois,dont le germe était, disent les médecins, une peste rentrée.

– Vous avez eu la peste&|160;! s’écria le comte en faisant ungeste d’effroi. Pierrotin, arrêtez&|160;?

– Allez, Pierrotin, répéta Mistigris. On vous dit qu’elle estrentrée, la peste, dit-il en interpellant monsieur de Sérisy. C’estune peste qui passe en conversation.

– Une peste de celles dont on dit : Peste&|160;! s’écria lemaître.

– Ou : Peste soit du bourgeois&|160;! reprit Mistigris.

– Mistigris&|160;! reprit le maître, je vous mets à pied si vousvous faites des affaires. Ainsi, dit-il en se tournant versGeorges, monsieur est allé dans l’Orient&|160;?

– Oui, monsieur, d’abord en Egypte, et puis en Grèce où j’aiservi Ali, pacha de Janina, avec qui j’ai eu une terrible prise debec. – On ne résiste pas à ces climats-là. – Aussi les émotions detout genre que donne la vie orientale m’ont-elles désorganisé lefoie.

– Ah&|160;! vous avez servi&|160;? dit le gros fermier. Quel âgeavez-vous donc&|160;?

– J’ai vingt-neuf ans, reprit Georges que tous les voyageursregardèrent. A dix-huit ans, je suis parti simple soldat pour lafameuse campagne de 1813&|160;; mais je n’ai vu que le combatd’Hanau et j’y ai gagné le grade de sergent-major. En France, àMontereau, je fus nommé sous-lieutenant et j’ai été décoré par… (iln’y a pas de mouchards&|160;?) par l’Empereur.

– Vous êtes décoré, dit Oscar et vous ne portez pas lacroix&|160;?

– La croix de ceux-ci&|160;?… bonsoir. Quel est d’ailleursl’homme comme il faut qui porte ses décorations en voyage&|160;?Voilà monsieur, dit-il en montrant le comte de Sérisy, je parietout ce que vous voudrez…

– Parier tout ce qu’on voudra, c’est en France une manière de nerien parier du tout, dit le maître à Mistigris.

– Je parie tout ce que vous voudrez, reprit Georges avecaffectation que ce monsieur est couvert de crachats.

– J’ai, répondit en riant le comte de Sérisy, celui deGrand’croix de la Légion-d’Honneur celui de Saint-André de Russie,celui de l’Aigle de Prusse celui de l’Annonciade de Sardaigne et laToison-d’or.

– Excusez du peu, dit Mistigris. Et tout ça va encoucou&|160;?

– Ah&|160;! il va bien le bonhomme couleur de brique, ditGeorges à l’oreille d’Oscar. Hein&|160;! qu’est-ce que je vousdisais&|160;? reprit-il à haute voix. Moi, je ne le cache pas,j’adore l’Empereur…

– Je l’ai servi, dit le comte.

– Quel homme&|160;! n’est-ce pas&|160;? s’écria Georges.

– Un homme à qui j’ai bien des obligations, répondit le comted’un air niais très-bien joué.

– Vos croix&|160;?… dit Mistigris.

– Et combien il prenait de tabac&|160;! reprit monsieur deSérisy.

– Oh&|160;! il le prenait dans ses poches, à même, ditGeorges.

– On m’a dit cela, demanda le père Léger d’un air presqueincrédule.

– Mais bien plus il chiquait et fumait, reprit Georges. Je l’aivu fumant, et d’une drôle de manière à Waterloo quand le maréchalSoult l’a pris à bras le corps et l’a jeté dans sa voiture aumoment où il avait empoigné un fusil et allait charger lesAnglais&|160;!…

– Vous étiez à Waterloo&|160;? fit Oscar dont les yeuxs’écarquillaient.

– Oui, jeune homme, j’ai fait la campagne de 1815. J’étaiscapitaine à Mont-Saint-Jean et je me suis retiré sur la Loire quandon nous a licenciés. Ma foi, la France me dégoûtait et je n’ai paspu y tenir. Non, je me serais fait empoigner. Aussi me suis-je enallé avec deux ou trois lurons, Selves, Besson et autres qui sont àcette heure en Egypte au service du pacha Mohammed, un drôle decorps, allez&|160;! Jadis simple marchand de tabac à la Cavalle, ilest en train de se faire prince souverain. Vous l’avez vu dans letableau d’Horace Vernet, le massacre des mamelucks. Quel belhomme&|160;! Moi je n’ai pas voulu quitter la religion de mes pèreset embrasser l’islamisme d’autant plus que l’abjuration exige uneopération chirurgicale de laquelle je ne me soucie pas du tout.Puis personne n’estime un renégat. Ah&|160;! si l’on m’avait offertcent mille francs de rentes, peut-être… et encore&|160;?… non. LePacha me fit donner mille thalaris de gratification.

– Qu’est-ce que c’est&|160;? dit Oscar qui écoutait Georges detoutes ses oreilles.

– Oh&|160;! pas grand’chose. Le thalaris est comme qui diraitune pièce de cent sous. Et ma foi je n’ai pas gagné la rente desvices que j’ai contractés dans ce tonnerre de Dieu de pays-là, sitoutefois c’est un pays. Je ne puis plus maintenant me passer defumer le narguilé deux fois par jour et c’est cher…

– Et comment est donc l’Egypte&|160;? demanda monsieur deSérisy.

– L’Egypte, c’est tout sables, répondit Georges sans sedéferrer. Il n’y a de vert que la vallée du Nil. Tracez une ligneverte sur une feuille de papier jaune, voilà l’Egypte. Par exempleles Egyptiens, les fellahs ont sur nous un avantage, il n’y a pointde gendarmes. Oh&|160;! vous feriez toute l’Egypte, vous s’enverriez pas un.

– Je suppose qu’il y a beaucoup d’Egyptiens, dit Mistigris.

– Pas tant que vous le croyez, reprit Georges, il y a beaucoupplus d’Abyssins, de Giaours, de Véchabites, de Bédouins et deCophtes… Enfin tous ces animaux-là sont si peu divertissants que jeme suis trouvé très-heureux de m’embarquer sur une polacre génoisequi devait aller charger aux îles Ioniennes de la poudre et desmunitions pour Ali de Tébélen. Vous savez&|160;? les Anglaisvendent de la poudre et des munitions à tout le monde, aux Turcs,aux Grecs, au diable, si le diable avait de l’argent. Ainsi, deZante nous devions aller sur la côte de Grèce en louvoyant. Tel quevous me voyez, mon nom de Georges est fameux dans ces pays-là. Jesuis le petit-fils de ce fameux Czerni-Georges qui a fait la guerreà la Porte et qui malheureusement au lieu de l’enfoncer s’estenfoncé lui-même. Son fils s’est réfugié dans la maison du consulfrançais de Smyrne et il est venu mourir à Paris en 1792, laissantma mère grosse de moi, son septième enfant. Nos trésors ont étévolés par un des amis de mon grand-père, en sorte que nous étionsruinés. Ma mère, qui vivait du produit de ses diamants vendus un àun, a épousé en 1799 monsieur Yung, mon beau-père, un fournisseur.Mais ma mère est morte, je me suis brouillé avec mon beau-père qui,entre nous, est un gredin&|160;; il vit encore, mais nous ne nousvoyons point. Ce chinois-là nous a laissés tous les sept sans nousdire : – Es-tu chien&|160;? es-tu loup&|160;? Voilà comment, dedésespoir, je suis parti en 1813 simple conscrit… Vous ne sauriezcroire avec quelle joie ce vieux Ali de Tébélen a reçu lepetit-fils de Czerni-Georges. Ici, je me fais appeler simplementGeorges. Le pacha m’a donné un sérail…

– Vous avez eu un sérail&|160;? dit Oscar.

– Etiez-vous pacha à beaucoup de queues&|160;? demandaMistigris.

– Comment ne savez-vous pas, reprit Georges, qu’il n’y a que lesultan qui fasse des pachas, et que mon ami Tébélen, car nousétions amis comme Bourbons, se révoltait contre le Padischa&|160;!Vous savez, ou vous ne savez pas, que le vrai nom du Grand-Seigneurest Padischa, et non pas Grand-Turc ou Sultan. Ne croyez pas que cesoit grand’chose, un sérail. Autant avoir un troupeau de chèvres.Ces femmes-là sont bien bêtes, et j’aime cent fois mieux lesgrisettes de la Chaumière, à Mont-Parnasse.

– C’est plus près, dit le comte de Sérisy.

– Les femmes de sérail ne savent pas un mot de français, et lalangue est indispensable pour s’entendre. Ali m’a donné cinq femmeslégitimes et dix esclaves. A Janina, c’est comme si je n’avais rieneu. Dans l’orient, voyez-vous, avoir des femmes, c’est très-mauvaisgenre, on en a comme nous avons ici Voltaire et Rousseau&|160;;mais qui jamais ouvre son Voltaire ou son Rousseau&|160;? personne.Et cependant le grand genre est d’être jaloux. On coud une femmedans un sac et on la jette à l’eau sur un simple soupçon, d’aprèsun article de leur code.

– En avez-vous jeté&|160;? demanda le fermier.

– Moi, fi donc, un Français&|160;! je les ai aimées.

Là-dessus Georges refrisa, retroussa ses moustaches et prit unair rêveur. On entrait à Saint-Denis où Pierrotin s’arrêta devantla porte de l’aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tousles voyageurs descendent. Intrigué par les apparences de véritémêlées aux plaisanteries de Georges, le comte remonta promptementdans la voiture, regarda sous le coussin le portefeuille quePierrotin lui dit y avoir été mis par ce personnage énigmatique, etlut en lettres dorées : « Maître Crottat, notaire. » Aussitôt lecomte se permit d’ouvrir le portefeuille, en craignant avec raisonque le père Léger ne fût pris d’une curiosité semblable&|160;; ilen ôta l’acte qui concernait la ferme des Moulineaux, le plia, lemit dans sa poche de côté de sa redingote et revint examiner lesvoyageurs.

– Ce Georges est tout bonnement le second clerc de Crottat. Jeferai mes compliments à son patron, qui devait m’envoyer sonpremier clerc, se dit-il.

A l’air respectueux du père Léger et d’Oscar, Georges compritqu’il avait en eux deux fervents admirateurs&|160;; il se posanaturellement en grand seigneur, il leur paya des talmouses et unverre de vin d’Alicante, ainsi qu’à Mistigris et à son maître, euprofitant de cette largesse pour demander leurs noms.

– Oh&|160;! monsieur, dit le patron de Mistigris, je ne suis pasdoué d’un nom illustre comme le vôtre, je ne reviens pasd’Asie…

En ce moment le comte, qui s’était empressé de rentrer dansl’immense cuisine de l’aubergiste, afin de ne donner aucun soupçonsur sa découverte, put écouter la fin de cette réponse.

—… Je suis tout bonnement un pauvre peintre qui reviens de Romeoù je suis allé aux frais du gouvernement, après avoir remporté legrand prix, il y a cinq ans. Je me nomme Schinner…

– Hé&|160;! bourgeois, peut-on vous offrir un verre d’Alicanteet des talmouses&|160;? dit Georges au comte.

– Merci, dit le comte, je ne sors jamais sans avoir pris matasse de café à la crème.

– Et vous ne mangez rien entre vos repas&|160;? Comme c’estMarais, place Royale et île Saint-Louis&|160;! dit Georges. Quandil a blagué tout à l’heure sur ses croix, je le croyais plus fortqu’il n’est, dit-il à voix basse au peintre&|160;; mais nous leremettrons sur ses décorations, ce petit fabricant de chandelles. –Allons, mon brave, dit-il à Oscar, humez-moi le verre versé pourl’épicier, ça vous fera pousser des moustaches.

Oscar voulut faire l’homme, il but le second verre et mangeatrois autres talmouses.

– Bon vin, dit le père Léger en faisant claquer sa langue contreson palais.

– Il est d’autant meilleur, dit Georges, qu’il vient deBercy&|160;! Je suis allé à Alicante, et, voyez-vous, c’est du vinde ce pays-là comme mon bras ressemble à un moulin à vent. Nos vinsfactices sont bien meilleurs que les vins naturels. – Allons,Pierrotin, un verre&|160;?… Hein&|160;! c’est bien dommage que voschevaux ne puissent pas en siffler chacun un, nous irionsmieux.

– Oh&|160;! c’est pas la peine, j’ai déjà un cheval gris, ditPierrotin en montrant Bichette.

En entendant ce vulgaire calembour, Oscar trouva Pierrotin ungarçon prodigieux.

– En route&|160;! Ce mot de Pierrotin retentit au milieu d’unclaquement de fouet, quand les voyageurs se furent emboîtés. Ilétait alors onze heures. Le temps un peu couvert se leva, le ventdu haut chassa les nuages, le bleu de l’éther brilla par places,aussi quand la voiture à Pierrotin s’élança dans le petit ruban deroute qui sépare Saint-Denis de Pierrefitte, le soleil avait-ilachevé de boire les dernières vapeurs fines dont le voile diaphaneenveloppait les fameux paysages de cette région.

– Eh&|160;! bien, pourquoi donc avez-vous quitté votre ami lepacha&|160;? dit le père Léger à Georges.

– C’était un singulier polisson, répondit Georges d’un air quicachait bien des mystères. Figurez-vous, il me donne sa cavalerie àcommander&|160;!… très-bien.

– Ah&|160;! voilà pourquoi il a des éperons, pensa le pauvreOscar.

– De mon temps, Ali de Tébélen avait à se dépêtrer deChosrew-Pacha, encore un drôle de pistolet&|160;! Vous le nommezici Chaureff, mais son nom en turc se prononce Cossereu. Vous avezdû lire autrefois dans les journaux que le vieil Ali a rosséChosrew, et solidement. Eh&|160;! bien, sans moi, Ali de Tébéleneût été frit quelques jours plus promptement. J’étais à l’ailedroite et je vois Chosrew, un vieux finaud qui vous enfonce notrecentre… Oh&|160;! là&|160;! raide et par un beau mouvement à laMurat. Bon&|160;! Je prends mon temps, je fais une charge à fond detrain et coupe en deux la colonne de Chosrew, qui avait dépassé lecentre et qui restait à découvert. Vous comprenez… Ah&|160;! dame,après l’affaire, Ali m’embrassa… ..

– Ca se fait en orient&|160;? dit le comte de Sérisy d’un airgoguenard.

– Oui, monsieur, reprit le peintre, ça se fait partout.

– Nous avons ramené Chosrew pendant trente lieues de pays… commeà une chasse, quoi&|160;! reprit Georges. C’est des cavaliersfinis, les Turcs. Ali m’a donné des yatagans, des fusils et dessabres&|160;!… en veux-tu, en voilà. De retour dans sa capitale, cesatané farceur m’a fait des propositions qui ne me convenaient pasdu tout. Ces orientaux sont drôles, quand ils ont une idée… Alivoulait que je fusse son favori, son héritier. Moi, j’avais assezde cette vie-là&|160;; car, après tout, Ali de Tébélen était enrébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, laporte. Mais je rends justice à monsieur de Tébélen, il m’a combléde présents : des diamants, dix mille thalaris, mille pièces d’or,une belle Grecque pour groom, un petit Arnaute pour compagne, et uncheval arabe. Allez, Ali pacha de Janina est un homme incompris, illui faudrait un historien. Il n’y a qu’en orient qu’on rencontre deces âmes de bronze, qui pendant vingt ans font tout pour pouvoirvenger une offense un beau matin. D’abord il avait la plus bellebarbe blanche qu’on puisse voir, une figure dure, sévère…

– Mais qu’avez-vous fait de vos trésors&|160;? dit le pèreLéger.

– Ah&|160;! voilà. Ces gens-là n’ont pas de Grand-Livre ni deBanque de France, j’emportai donc mes bigallions sur une tartanegrecque qui fut pincée par le Capitan-Pacha lui-même&|160;! Tel quevous me voyez, j’ai failli être empalé à Smyrne. Oui, ma foi, sansmonsieur de Rivière, l’ambassadeur, qui s’y trouvait, on me prenaitpour un complice d’Ali-Pacha. J’ai sauvé ma tête, afin de parlerhonnêtement, mais les dix mille thalaris, les mille pièces d’or,les armes, oh&|160;! tout a été bu par le soifard trésor duCapitan-Pacha. Ma position était d’autant plus difficile que ceCapitan-Pacha n’était autre que Chosrew. Depuis sa rincée, le drôleavait obtenu cette place, qui équivaut à celle de grand amiral enFrance.

– Mais il était dans la cavalerie, à ce qu’il paraît, dit lepère Léger qui suivait avec attention le récit de Georges.

– Oh&|160;! comme on voit bien que l’orient est peu connu dansle département de Seine-et-Oise&|160;! s’écria Georges. Monsieur,voilà les Turcs : vous êtes fermier, le Padischa vous nommemaréchal&|160;; si vous ne remplissez pas vos fonctions à sasatisfaction, tant pis pour vous, on vous coupe la tête&|160;;c’est sa manière de destituer les fonctionnaires. Un jardinierpasse préfet, et un premier ministre redevient tchiaoux. Lesottomans ne connaissent point les lois sur l’avancement ni lahiérarchie&|160;! De cavalier, Chosrew était devenu marin. LePadischah Mahmoud l’avait chargé de prendre Ali par mer, et ils’est en effet rendu maître de lui, mais assisté par les Anglais,qui ont eu la bonne part, les gueux&|160;! ils ont mis la main surles trésors. Ce Chosrew, qui n’avait pas oublié la leçond’équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenezque mon affaire était faite, oh&|160;! raide&|160;! si je n’avaispas eu l’idée de me réclamer en qualité de Français et detroubadour auprès de monsieur de Rivière. L’ambassadeur, enchantéde se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dansle caractère, qu’ils vous laissent aussi bien aller qu’ils vouscoupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France,un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux millethalaris&|160;; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dansmon cœur…

– Vous le nommez&|160;? demanda monsieur de Sérisy.

Monsieur de Sérisy laissa voir sur sa figure quelques marquesd’étonnement quand Georges lui dit effectivement le nom d’un de nosplus remarquables consuls-généraux qui se trouvait alors àSmyrne.

– J’assistai, par parenthèse, à l’exécution du commandant deSmyrne, que le Padischa avait ordonné à Chosrew de mettre à mort,une des choses les plus curieuses que j’aie vues, quoique j’en aiebeaucoup vu, je vous la raconterai tout à l’heure en déjeunant. DeSmyrne, je passai en Espagne, en apprenant qu’il s’y faisait unerévolution. Oh&|160;! je suis allé droit à Mina, qui m’a pris pouraide de camp, et m’a donné le grade de colonel. Je me suis battupour la cause constitutionnelle qui va succomber, car nous allonsentrer en Espagne un de ces jours.

– Et vous êtes officier français&|160;? dit sévèrement le comtede Sérisy. Vous comptez bien sur la discrétion de ceux qui vousécoutent.

– Mais il n’y a pas de mouchards, dit Georges.

– Vous ne songez donc pas, colonel Georges, dit le comte, qu’ence moment on juge à la Cour des pairs une conspiration qui rend legouvernement très-sévère à l’égard des militaires qui portent lesarmes contre la France, et qui nouent des intrigues à l’étrangerdans le dessein de renverser nos souverains légitimes…

Sur cette terrible observation, le peintre devint rougejusqu’aux oreilles, et regarda Mistigris qui parut interdit.

– Eh&|160;! bien&|160;? dit le père Léger, après&|160;?

– Si, par exemple, j’étais magistrat, mon devoir ne serait-ilpas, répondit le comte, de faire arrêter l’aide-de-camp de Mina parles gendarmes de la brigade de Pierrefitte, et d’assigner commetémoins tous les voyageurs qui sont dans la voiture,…

Ces paroles coupèrent d’autant mieux la parole à Georges qu’onarrivait devant la brigade de gendarmerie, dont le drapeau blancflottait, en termes classiques, au gré du zéphyr.

– Vous avez trop de décorations pour vous permettre une pareillelâcheté, dit Oscar.

– Nous allons le repincer, dit Georges à l’oreille d’Oscar.

– Colonel, s’écria Léger que la sortie du comte de Sérisyoppressait et qui voulait changer de conversation, dans les pays oùvous êtes allé, comment ces gens-là cultivent-ils&|160;? Quels sontleurs assolements&|160;?

– D’abord, vous comprenez, mon brave, que ces gens-là sont tropoccupés de fumer eux-mêmes pour fumer leurs terres… (Le comte neput s’empêcher de sourire. Ce sourire rassura le narrateur.)… Maisils ont une façon de cultiver qui va vous sembler drôle. Ils necultivent pas du tout, voilà leur manière de cultiver. Les Turcs,les Grecs, ça mange des oignons ou du riz… Ils recueillent l’opiumde leurs coquelicots, qui leur donne de grands revenus&|160;; etpuis ils ont le tabac, qui croît spontanément, le fameuxLattaqui&|160;! puis les dattes&|160;! un tas de sucreries quicroissent sans culture. C’est un pays plein de ressources et decommerce. On fait beaucoup de tapis à Smyrne, et pas chers.

– Mais, dit Léger, si les tapis sont en laine, elle ne vient quedes moutons&|160;; et pour avoir des moutons, il faut des prairies,des fermes, une culture…

– Il doit bien y avoir quelque chose qui ressemble à cela,répondit Georges&|160;; mais le riz vient dans l’eau,d’abord&|160;; puis, moi, j’ai toujours longé les côtes et je n’aivu que des pays ravagés par la guerre. D’ailleurs, j’ai la plusprofonde aversion pour la statistique.

– Et les impôts&|160;? dit le père Léger.

– Ah&|160;! les impôts sont lourds. On leur prend tout, mais onleur laisse le reste. Frappé des avantages de ce système, le pachad’Egypte était en train d’organiser son administration sur cepied-là, quand je l’ai quitté. – Mais comment… .. dit le père Légerqui ne comprenait plus rien.

– Comment&|160;?… reprit Georges. Mais il a des agents quiprennent les récoltes, en laissant aux fellahs juste de quoi vivre.Aussi, dans ce système-là, point de paperasses ni de bureaucratie,la plaie de la France… Ah&|160;! voilà&|160;!.

– Mais en vertu de quoi&|160;? dit le fermier.

– C’est un pays de despotisme, voilà tout. Ne savez-vous pas labelle définition donnée par Montesquieu du despotisme : « Comme lesauvage, il coupe l’arbre par le pied pour en avoir les fruits…»

– Et l’on veut nous ramener là, dit Mistigris&|160;; mais chaqueéchaudé craint l’eau froide.

– Et on y viendra, s’écria le comte de Sérisy. Aussi ceux quiont des terres feront-ils bien de les vendre. Monsieur Schinner adû voir de quel train toutes ces choses-là reviennent enItalie.

– Carpo di Bacco, le pape n’y va pas de main morte&|160;! repritSchinner. Mais on y est fait. Les Italiens sont un si bonpeuple&|160;! Pourvu qu’on les laisse un peu assassiner lesvoyageurs sur les routes, ils sont contents.

– Mais, reprit le comte, vous ne portez pas non plus ladécoration de la Légion-d’Honneur que vous avez obtenue en 1819,c’est donc une mode générale&|160;?

Mistigris et le faux Schinner rougirent jusqu’aux oreilles.

– Moi&|160;! c’est différent, reprit Schinner&|160;; je nevoudrais pas être reconnu. Ne me trahissez pas, monsieur. Je suiscensé être un petit peintre sans conséquence, je passe pour undécorateur. Je vais dans un château où je ne dois exciter aucunsoupçon.

– Ah&|160;! fit le comte, une bonne fortune, uneintrigue&|160;?… Oh&|160;! vous êtes bien heureux d’être jeune….

Oscar, qui crevait dans sa peau de n’être rien et de n’avoirrien à dire, regardait le colonel Czerni-Georges, le grand peintreSchinner, et il cherchait à se métamorphoser en quelque chose. Maisque pouvait être un garçon de dix-neuf ans, qu’on envoyait pendantquinze à vingt jours à la campagne, chez le régisseur dePresles&|160;? Le vin d’Alicante lui montait à la tête, et sonamour-propre lui faisait bouillonner le sang dans les veines&|160;;aussi, lorsque le fameux Schinner laissa deviner une aventureromanesque dont le bonheur devait être aussi grand que le danger,attacha-t-il sur lui des yeux pétillants de rage et d’envie.

– Ah&|160;! dit le comte d’un air envieux et crédule, il fautbien aimer une femme pour lui faire de si énormes sacrifices… .

– Quels sacrifices&|160;?… fit Mistigris.

– Ne savez-vous donc pas, mon petit ami, qu’un plafond peint parun si grand maître se couvre d’or&|160;? répondit le comte.Voyons&|160;? Si la Liste civile vous paye trente mille francs ceuxde deux salles au Louvre, reprit-il en regardant Schinner&|160;;pour un bourgeois, comme vous dites de nous dans vos ateliers, unplafond vaut bien vingt mille francs&|160;; or, à peine endonnera-t-on deux mille à un décorateur obscur.

– L’argent de moins n’est pas la plus grande perte, réponditMistigris. Songez donc que ce sera certes un chef-d’œuvre, et qu’ilne faut pas le signer pour ne point la compromettre&|160;!

– Ah&|160;! je rendrais bien toutes mes croix aux souverains del’Europe pour être aimé comme l’est un jeune homme à qui l’amourinspire de tels dévouements&|160;! s’écria monsieur de Sérisy.

– Ah&|160;! voila, fit Mistigris, on est jeune, on estaimé&|160;! on a des femmes, et comme on dit : abondance de chiensne nuit pas.

– Et que dit de cela madame Schinner&|160;? reprit le comte, carvous avez épousé par amour la belle Adélaïde de Rouville, laprotégée du vieil amiral de Kergarouet, qui vous a fait obtenir vosplafonds au Louvre par son neveu, le comte de Fontaine.

– Est-ce qu’un grand peintre est jamais marié en voyage&|160;?fit observer Mistigris.

– Voilà donc la morale des ateliers&|160;?… s’écria niaisementle comte de Sérisy.

– La morale des cours où vous avez eu vos décorations est-ellemeilleure&|160;? dit Schinner qui recouvra son sang-froid un momenttroublé par la connaissance que le comte annonçait avoir descommandes faites à Schinner.

– Je n’en ai pas demandé une seule, répondit le comte, et jecrois les avoir toutes loyalement gagnées.

– Et ça vous va comme un notaire sur une jambe de bois, répliquaMistigris.

Monsieur de Sérisy ne voulut pas se trahir, il prit un air debonhomie en regardant la vallée de Groslay qui se découvre enprenant à la Patte-d’oie le chemin de Saint-Brice, et laissant surla droite celui de Chantilly.

– Attrape, dit en grommelant Oscar.

– Est-ce aussi beau qu’on le prétend, Rome&|160;? demandaGeorges au grand peintre.

– Rome n’est belle que pour les gens qui aiment, il faut avoirune passion pour s’y plaire&|160;; mais, comme ville, j’aime mieuxVenise, quoique j’aie manqué d’y être assassiné.

– Ma foi, sans moi, dit Mistigris, vous la gobiezjoliment&|160;! C’est ce satané farceur de lord Byron qui vous avalu cela. Oh&|160;! ce chinois d’Anglais était-ilrageur&|160;?

– Chut&|160;! dit Schinner, je ne veux pas qu’on sache monaffaire avec lord Byron.

– Avouez tout de même, répondit Mistigris, que vous avez étébien heureux que j’aie appris à tirer la savate.

De temps en temps, Pierrotin échangeait avec le comte de Sérisydes regards singuliers qui eussent inquiété des gens un peu plusexpérimentés que ne l’étaient les cinq voyageurs.

– Des lords, des pachas, des plafonds de trente millefrancs&|160;! Ah&|160;! ça, s’écria le messager de l’Isle-Adam, jemène donc des souverains aujourd’hui&|160;? quelspourboires&|160;!

– Sans compter que les places sont payées, dit finementMistigris.

– Ça m’arrive à propos, reprit Pierrotin&|160;; car, père Léger,vous savez bien ma belle voiture neuve sur laquelle j’ai donné deuxmille francs d’arrhes… Eh&|160;! bien, ces canailles decarrossiers, à qui je dois compter deux mille cinq cents francsdemain, n’ont pas voulu accepter un à-compte de quinze cents francset recevoir de moi un billet de mille francs à deux mois&|160;!…Ces carcans-là veulent tout. Etre dur à ce point avec un hommeétabli depuis huit ans, avec un père de famille, et le mettre endanger de perdre tout, argent et voiture, si je ne trouve pas unmisérable billet de mille francs. Hue, Bichette&|160;! Ils neferaient pas ce tour-là aux grandes entreprises, allez.

– Ah&|160;! dam&|160;! pas d’argent, pas de suif, dit lerapin.

– Vous n’avez plus que huit cents francs à trouver, répondit lecomte en voyant dans cette plainte adressée au père Léger uneespèce de lettre de change tirée sur lui.

– C’est vrai, lit Pierrotin. Xi&|160;! Xi&|160;! Rougeot.

– Vous avez dû voir de beaux plafonds à Venise, reprit le comteen s’adressant à Schinner.

– J’étais trop amoureux pour faire attention à ce qui mesemblait alors n’être que des bagatelles, répondit Schinner. Jedevrais cependant être bien guéri de l’amour, car j’ai reçuprécisément dans les Etats Vénitiens, en Dalmatie, une cruelleleçon.

– Ça peut-il se dire&|160;? demanda Georges. Je connais laDalmatie. – Eh&|160;! bien, si vous y êtes allé, vous devez savoirqu’au fond de l’Adriatique, c’est tous vieux pirates, forbans,corsaires retirés des affaires, quand ils n’ont pas été pendus,des…

– Les Uscoques, enfin, dit Georges.

En entendant le mot propre, le comte, que Napoléon avait envoyéjadis dans les Provinces Illyriennes, tourna la tête, tant il enfut étonné.

– C’est dans cette ville où l’on fait du marasquin, dit Schinneren paraissant chercher un nom.

– Zara&|160;! dit Georges. J’y suis allé, c’est sûr la côte.

– Vous y êtes, reprit le peintre. Moi, j’allais là pour observerle pays, car j’adore le paysage. Voilà vingt fois que j’ai le désirde faire du paysage, que personne, selon moi, ne comprend, exceptéMistigris qui recommencera quelque jour Hobbéma, Ruysdaël, ClaudeLorrain, Poussin et autres.

– Mais, s’écria le comte, qu’il n’en recommence qu’un deceux-là, ce sera bien assez.

– Si vous interrompez toujours monsieur, dit Oscar, nous ne nousy reconnaîtrons plus.

– Ce n’est pas d’ailleurs à vous que monsieur s’adresse, ditGeorges au comte.

– Ce n’est pas poli de couper la parole, dit sentencieusementMistigris&|160;; mais nous en avons tous fait autant, et nousperdrions beaucoup si nous ne semions pas le discours de petitsagréments en échangeant nos réflexions. Tous les Français sontégaux dans le coucou, a dit le petit-fils de Georges. Ainsicontinuez, agréable vieillard&|160;?… blaguez-nous. Cela se faitdans les meilleures sociétés&|160;; et, vous savez le proverbe : Ilfaut ourler avec les loups.

– On m’avait dit des merveilles de la Dalmatie, reprit Schinner,j’y vais donc en laissant Mistigris à Venise, à l’auberge.

– A la locanda&|160;! fit Mistigris, lâchons la couleurlocale.

– Zara est, comme on dit, une vilenie…

– Oui, dit Georges, mais elle est fortifiée.

– Parbleu&|160;! dit Schinner, les fortifications sont pourbeaucoup dans mon aventure. A Zara, il se trouve beaucoupd’apothicaires, je me loge chez l’un d’eux. Dans les paysétrangers, tout le monde a pour principal métier de louer en garni,l’autre métier est un accessoire. Le soir, je me mets à mon balconaprès avoir changé de linge. Or, sur le balcon d’en face,j’aperçois une femme, oh&|160;! mais une femme une Grecque, c’esttout dire, la plus belle créature de toute la ville : des yeuxtendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme desjalousies, et des cils comme des pinceaux&|160;; un visage d’unovale à rendre fou Raphaël, un teint d’un coloris délicieux, lesteintes bien fondues, veloutées… des mains… Oh&|160;!…

– Qui n’étaient pas de beurre comme celles de la peinture del’école de David, dit Mistigris.

– Eh&|160;! vous nous parlez toujours peinture, s’écriaGeorges.

– Ah&|160;! voilà, chassez le naturel, il revient au jabot,répliqua Mistigris.

– Et un costume&|160;! le costume pur grec, reprit Schinner.Vous comprenez, me voilà incendié, je questionne mon Diafoirus, ilm’apprend que cette voisine se nomme Zéna. Je change de linge. Pourépouser Zéna, le mari, vieil infâme, a donné trois cent millefrancs aux parents, tant était célèbre la beauté de cette fillevraiment la plus belle de toute la Dalmatie, Illyrie, Adriatique,etc. Dans ce pays-là, on achète sa femme, et sans voir…

– Je n’irai pas, dit le père Léger.

– Il y a des nuits où mon sommeil est éclairé par les yeux deZéna, reprit Schinner. Ce jeune premier de mari avait soixante-septans. Bon&|160;! Mais il était jaloux, non pas comme un tigre, caron dit des tigres qu’ils sont jaloux comme un Dalmate, et mon hommeétait pire qu’un Dalmate, il valait trois Dalmates et demi. C’étaitun Uscoque, un tricoque, un archicoque dans une bicoque.

– Enfin un de ces gaillards qui n’attachent pas leurs chiensavec des Cent-Suisses… dit Mistigris.

– Fameux, reprit Georges en riant.

– Après avoir été corsaire, peut-être pirate, mon drôle semoquait de tuer un chrétien, comme moi de cracher par terre, repritSchinner. Voilà qui va bien. D’ailleurs, richissime à millions, levieux gredin&|160;! et laid comme un pirate à qui je ne sais quelpacha avait pris les oreilles, et qui avait laissé un oeil je nesais où… L’Uscoque se servait joliment de celui qui lui restait, etje vous prie de me croire, quand je vous dirai qu’il avait l’oeil àtout. – « Jamais, me dit le petit Diafoirus, il ne quitte sa femme.– Si elle pouvait avoir besoin de votre ministère, je vousremplacerais déguisé&|160;; c’est un tour qui a toujours du succèsdans nos pièces de théâtre, » lui répondis-je. Il serait trop longde vous peindre le plus délicieux temps de ma vie, à savoir, lestrois jours que j’ai passés à ma fenêtre, échangeant des regardsavec Zéna et changeant de linge tous les matins. C’était d’autantplus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaientsignificatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu’unétranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable delui faire les yeux doux au milieu des abîmes quil’entouraient&|160;; et, comme elle exécrait son affreux pirate,elle répondait à mes regards par des oeillades à enlever un hommedans le cintre du paradis sans poulies. J’arrivais à la hauteur deDon Quichotte. Je m’exalte, je m’exalte&|160;! Enfin, je m’écriai :– Eh&|160;! bien, le vieux me tuera, mais j’irai&|160;! Pointd’études de paysage, j’étudiais la bicoque de l’Uscoque. A la nuit,ayant mis le plus parfumé de mon linge, je traverse la rue, etj’entre…

– Dans la maison&|160;? dit Oscar.

– Dans la maison&|160;? reprit Georges.

– Dans la maison, répéta Schinner.

– Eh&|160;! bien, vous êtes un fier luron, s’écria le pèreLéger, je n’y serais pas allé, moi…

– D’autant plus que vous n’auriez pas pu passer par la porte,répondit Schinner. J’entre donc, reprit-il, et je trouve deux mainsqui me prennent les mains. Je ne dis rien, car ces mains, doucescomme une pelure d’oignon, me recommandaient le silence&|160;! onme souffle à l’oreille en vénitien : « Il dort&|160;! » Puis, quandnous sommes sûrs que personne ne peut nous rencontrer, nous allons,Zéna et moi, sur les remparts nous promener, mais accompagnés, s’ilvous plaît, d’une vieille duègne, laide comme un vieux portier, etqui ne nous quittait pas plus que notre ombre, sans que j’aie pudécider madame la pirate à se séparer de cette absurde compagnie.Le lendemain soir, nous recommençons&|160;; je voulais fairerenvoyer la vieille, Zéna résiste. Comme mon amoureuse parlait grecet moi vénitien, nous ne pouvions pas nous entendre&|160;; aussinous quittâmes-nous brouillés. Je me dis en changeant de linge : –Pour sûr, la première fois, il n’y aura plus de vieille, et nousnous raccommoderons chacun dans notre langue maternelle… Eh&|160;!bien, c’est la vieille qui m’a sauvé&|160;! vous allez voir. Ilfaisait si beau, que pour ne pas donner de soupçons, je vais flânerdans le paysage, après notre raccommodement, bien entendu. Aprèsm’être promené le long des remparts, je viens tranquillement lesmains dans mes poches, et je vois la rue obstruée de monde. Unefoule&|160;!… Bah&|160;! comme pour une exécution. Cette foule serue sur moi. Je suis arrêté, garrotté, conduit et gardé par desgens de police. Non&|160;! vous ne savez pas, et je souhaite quevous ne sachiez jamais ce que c’est que de passer pour un assassinaux yeux d’une populace effrénée qui vous jette des pierres, quihurle après vous depuis le haut jusqu’en bas de la principale rued’une petite ville, qui vous poursuit de cris de mort&|160;!…Ah&|160;! tous les yeux sont comme autant de flammes, toutes lesbouches sont une injure, et ces brandons de haine brûlante sedétachent sur l’effroyable cri : « A mort&|160;! à basl’assassin&|160;!… » qui fait de loin comme une basse-taille…

– Ils criaient donc en français, ces Dalmates&|160;? demanda lecomte à Schinner, vous nous racontez cette scène comme si elle vousétait arrivée d’hier.

Schinner resta tout interloqué.

– L’émeute parle la même langue partout, dit le profondpolitique Mistigris.

– Enfin, reprit Schinner, quand je suis au Palais de l’endroit,et en présence des magistrats du pays, j’apprends que le damnécorsaire est mort empoisonné par Zéna. J’aurais bien voulu pouvoirchanger de linge. Parole d’honneur, je ne savais rien de cemélodrame. Il paraît que la Grecque mêlait de l’opium (il y a tantde coquelicots par là, comme dit monsieur&|160;!) au grog du pirateafin de voler un petit instant de liberté pour se promener, et, laveille, cette malheureuse femme s’était trompée de dose. L’immensefortune du damné pirate causait tout le malheur de ma Zéna&|160;;mais elle expliqua si naïvement les choses, que moi, d’abord, surla déclaration de la vieille, je fus mis hors de cause avec uneinjonction du maire et du commissaire de police autrichien d’allerà Rome. Zéna, qui laissa prendre une grande partie des richesses del’Uscoque aux héritiers et à la justice, en fut quitte, m’a-t-ondit, pour deux ans de réclusion dans un couvent où elle est encore.J’irai faire son portrait, car dans quelques années tout sera bienoublié. Voilà les sottises qu’on commet à dix-huit ans.

– Et vous m’avez laissé sans un sou dans la locanda à Venise,dit Mistigris. Je suis allé de Venise à Rome vous retrouver enbrossant des portraits à cinq francs pièce, qu’on ne me payaitpas&|160;; mais c’est mon plus beau temps&|160;! le bonheur, commeon dit, n’habite pas sous des nombrils dorés.

– Vous figurez-vous les réflexions qui me prenaient à la gorgedans une prison dalmate, jeté là sans protection, ayant à répondreà des Autrichiens de Dalmatie, et menacé de perdre la tête pourm’être promené deux fois avec une femme entêtée à garder saportière Voilà du guignon&|160;! s’écria Schinner.

– Comment, dit naïvement Oscar, ça vous est arrivé&|160;?

– Pourquoi ce ne serait-il pas arrivé à monsieur, puisquec’était arrivé déjà une fois pendant l’occupation française enIllyrie à l’un de nos plus beaux officiers d’artillerie&|160;? ditfinement le comte.

– Et vous avez cru l’artilleur&|160;? dit finement Mistigris aucomte.

– Et c’est tout&|160;? demanda Oscar.

– Eh&|160;! bien, dit Mistigris, il ne peut pas vous dire qu’onlui a coupé la tête. Plus on est debout, plus on rit.

– Monsieur, y a-t-il des fermes dans ce pays-là&|160;? demandale père Léger. Comment y cultive-t-on&|160;?

– On cultive le marasquin, dit Mistigris, une plante qui vient àhauteur de bouche, et qui produit la liqueur de ce nom.

– Ah&|160;! dit le père Léger.

– Je ne suis resté que trois jours en ville et quinze jours enprison, je n’ai rien vu, pas même les champs où se récolte lemarasquin, répondit Schinner.

– Ils se moquent de vous, dit Georges au père Léger, lemarasquin vient dans des caisses.

La voiture à Pierrotin descendait alors un des versants durapide vallon de Saint-Brice pour gagner l’auberge sise au milieude ce gros bourg, où il s’arrêtait environ une heure pour fairesouffler ses chevaux, leur laisser manger leur avoine et leurdonner à boire. Il était alors environ une heure et demie.

– Eh&|160;! c’est le père Léger, s’écria l’aubergiste au momentoù la voiture se rangea devant sa porte. Déjeunez-vous&|160;?

– Tous les jours une fois, répondit le gros fermier, nouscasserons une croûte.

– Faites-nous donner à déjeuner, dit Georges en tenant sa canneau port d’arme d’une façon cavalière qui excita l’admirationd’Oscar.

Oscar enragea quand il vit cet insouciant aventurier tirant desa poche de côté un étui de paille façonnée où il prit un cigareblond qu’il fuma sur le seuil de la porte en attendant ledéjeuner.

– En usez-vous&|160;? dit Georges à Oscar.

– Quelquefois, répondit l’ex-collégien en bombant sa petitepoitrine et prenant un certain air crâne.

Georges présenta l’étui tout ouvert à Oscar et à Schinner.

– Peste&|160;! dit le grand peintre, des cigares de dixsous&|160;!

– Voilà le reste de ce que j’ai rapporté d’Espagne, ditl’aventurier. Déjeunez-vous&|160;?

– Non, dit l’artiste, je suis attendu au château. D’ailleurs,j’ai pris quelque chose avant de partir.

– Et vous&|160;? dit Georges à Oscar.

– J’ai déjeuné, dit Oscar.

Oscar aurait donné dix ans de sa vie pour avoir des bottes etdes sous-pieds. Et il éternuait, et il toussait, et il crachait, etil accueillait la fumée avec des grimaces mal déguisées.

– Vous ne savez pas fumer, lui dit Schinner, tenez&|160;?

Schinner, la figure immobile, aspira la fumée de son cigare etla rendit par le nez sans la moindre contraction. Il recommença,garda la fumée dans son gosier, s’ôta de la bouche le cigare etsouffla gracieusement la fumée.

– Voilà, jeune homme, dit le grand peintre.

– Voilà, jeune homme, un autre procédé, dit Georges en imitantSchinner, mais en avalant toute la fumée et ne rendant rien.

– Et mes parents qui croient m’avoir donné de l’éducation, pensale pauvre Oscar en essayant de fumer avec grâce.

Il éprouva une nausée si forte qu’il se laissa volontierschipper son cigare par Mistigris qui lui dit en le fumant avec unplaisir évident : – Vous n’avez pas de maladiescontagieuses&|160;?

Oscar aurait voulu être assez fort pour cogner Mistigris.Comment&|160;! se dit-il en lui-même en pensant au colonel Georges,huit francs de vin d’Alicante et de talmouses, quarante sous decigares, et son déjeuner qui va lui coûter… .

– Ah&|160;! père Léger, nous boirons bien une bouteille de vinde Bordeaux, dit alors Georges au fermier.

– Un déjeuner qui va lui coûter dix francs&|160;! s’écria enlui-même Oscar. Ainsi voilà maintenant vingt et quelquesfrancs.

Tué par le sentiment de son infériorité, Oscar s’assit sur laborne et se perdit dans une rêverie qui ne lui permit pas de voirque son pantalon, retroussé par l’effet de sa position, montrait lepoint de jonction d’un vieux haut de bas avec un pied tout neuf, unchef-d’œuvre de sa mère.

– Nous sommes confrères en bas, dit Mistigris en relevant un peuson pantalon pour montrer un effet du même genre&|160;; mais lescordonniers sont toujours les plus mal chauffés.

Cette plaisanterie fit sourire monsieur de Sérisy, qui se tenaitles bras croisés sous la porte cochère en arrière des voyageurs.Quelque fous que fussent ces jeunes gens, le grave homme d’Etatleur enviait leurs défauts, il aimait leurs jactances, il admiraitla vivacité de leurs plaisanteries.

– Eh&|160;! bien, aurez-vous les Moulineaux&|160;? car vous êtesallé chercher des écus à Paris, disait au père Léger l’aubergistequi venait de lui montrer dans ses écuries un bidet à vendre. Cesera drôle à vous de refaire le poil à un pair de France, à unministre d’Etat, au comte de Sérisy.

Le vieil administrateur ne laissa rien voir sur son visage, etse retourna pour examiner le fermier.

– Il est cuit, répondit à voix basse le père Léger àl’aubergiste.

– Ma foi, tant mieux, j’aime à voir les nobles embêtés… Et ilvous faudrait une vingtaine de mille francs, je vous lesprêterais&|160;; mais François, le conducteur de la Touchard de sixheures, vient de me dire que monsieur Margueron était invité par lecomte de Sérisy à dîner aujourd’hui même à Presles.

– C’est le projet de Son Excellence, mais nous avons aussi nosmalices, répondit le père Léger.

– Le comte placera le fils de monsieur Margueron, et vous n’avezpas de place à donner, vous&|160;! dit l’aubergiste au fermier.

– Non&|160;; mais si le comte a pour lui les ministres, moi j’aile roi Louis XVIII, dit le père Léger à l’oreille de l’aubergiste,et quarante mille de ses portraits donnés au bonhomme Moreau mepermettront d’acheter les Moulineaux deux cent soixante millefrancs comptant avant monsieur de Sérisy, qui sera bien heureux deracheter la ferme trois cent soixante mille francs, au lieu de voirmettre les pièces de terre une à une en adjudication.

– Pas mal, bourgeois, s’écria l’aubergiste.

– Est-ce bien travaillé&|160;? dit le fermier.

– Après ça, dit l’aubergiste, pour lui la ferme vaut ça.

– Les Moulineaux rapportent aujourd’hui six mille francs netsd’impôts, et je renouvellerai le bail à sept mille cinq cents pourdix-huit ans. Ainsi, c’est un placement à plus de deux et demi.Monsieur le comte ne sera pas volé. Pour ne pas faire tort àmonsieur Moreau, je serai proposé par lui pour fermier au comte, ilaura l’air de prendre les intérêts de son maître en lui trouvantpresque trois pour cent de son argent et un locataire qui paierabien…

– Qu’aura-t-il en tout, le père Moreau&|160;?

– Dame, si le comte lui donne dix mille francs, il aura de cetteaffaire-là cinquante mille francs&|160;; mais il les aura biengagnés.

– D’ailleurs, après tout, il se soucie bien de Presles&|160;! etil est si riche&|160;! dit l’aubergiste. Je ne l’ai jamais vu,moi.

– Ni moi, dit le père Léger&|160;; mais il va finir par habiter,autrement il ne dépenserait pas deux cent mille francs à restaurerl’intérieur. C’est aussi beau que chez le roi.

– Ah&|160;! bien, dit l’aubergiste, il était temps que Moreaufît son beurre.

– Oui, car une fois les maîtres là, dit Léger, ils ne mettrontpas leurs yeux dans leurs poches.

Le comte ne perdit pas un mot de cette conversation tenue à voixbasse.

– J’ai donc ici les preuves que j’allais chercher là-bas,pensa-t-il en regardant le gros fermier qui rentrait dans lacuisine. Peut-être, se dit-il, n’est-ce encore qu’à l’état deplan&|160;? peut-être Moreau n’a-t-il rien accepté&|160;?… tant illui répugnait encore de croire son régisseur capable de tremperdans une semblable conspiration.

Pierrotin vint donner à boire à ses chevaux. Le comte pensa quele conducteur allait déjeuner avec l’aubergiste et lefermier&|160;; or, ce qu’il venait d’entendre lui fit craindrequelque indiscrétion.

– Tous ces gens-là s’entendent contre nous, c’est pain bénit quede déjouer leurs plans, pensa-t-il.

– Pierrotin, dit-il à voix basse au voiturier en s’approchant delui, je t’ai promis dix louis pour me garder le secret&|160;; maissi tu veux continuer à cacher mon nom (et je saurai si tu n’as niprononcé mon nom, ni fait le moindre signe qui puisse le révélerjusqu’à ce soir, à qui que ce soit, partout, même jusqu’àl’Isle-Adam), je te donnerai demain matin, à ton passage, les millefrancs pour achever de payer ta nouvelle voiture. Ainsi, pour plusde sûreté, dit le comte en frappant sur l’épaule de Pierrotindevenu pâle de plaisir, ne déjeune pas, reste à la tête de teschevaux.

– Monsieur le comte, je vous comprends bien, allez&|160;! c’estpar rapport au père Léger&|160;?

– C’est vis-à-vis de tout le monde, répliqua le comte.

– Soyez paisible… – Dépêchons-nous, dit Pierrotin enentr’ouvrant la porte de la cuisine, nous sommes en retard.Ecoutez, père Léger, vous savez qu’il y a la côte à monter&|160;;moi, je n’ai pas faim, j’irai doucement, vous me rattraperez bien,ça vous fera du bien de marcher.

– Est-il enragé, Pierrotin&|160;? dit l’aubergiste. Tu ne veuxpas venir déjeuner avec nous&|160;? Le colonel paie du vin àcinquante sous et une bouteille de vin de Champagne.

– Je ne peux pas. J’ai un poisson qui doit être remis à Stors atrois heures pour un grand dîner, et il n’y a pas à badiner avecces pratiques-là, ni avec les poissons.

– Eh&|160;! bien, dit le père Léger à l’aubergiste, attèle à toncabriolet ce cheval que tu veux me vendre, tu nous feras rattraperPierrotin, nous déjeunerons en paix, et je jugerai du cheval. Noustiendrons bien trois dans ton tape-cul.

Au grand contentement du comte, Pierrotin vint pour rebriderlui-même ses chevaux. Schinner et Mistigris étaient partis enavant. A peine Pierrotin, qui reprit les deux artistes au milieu duchemin de Saint-Brice à Poncelles, atteignait-il à une éminence dela route d’où l’on aperçoit Ecouen, le clocher du Mesnil et lesforêts qui cerclent tout un paysage ravissant, que le bruit d’uncheval amenant au galop un cabriolet qui sonnait la ferraille,annonça le père Léger et le compagnon de Mina qui se réintégrèrentdans la voiture. Quand Pierrotin se jeta sur la berme pourdescendre à Moisselles, Georges, qui n’avait cessé de parler de labeauté de l’hôtesse de Saint-Brice avec le père Léger, s’écria : –Tiens&|160;! le paysage n’est pas mal, grand peintre&|160;?

– Bah&|160;! il ne doit pas vous étonner, vous qui avez vul’Orient et l’Espagne.

– Et qui en ai deux cigares encore&|160;! Si ça n’incommodepersonne, voulez-vous les finir, Schinner&|160;? car le petit jeunehomme en a eu assez de quelques gorgées.

Le père Léger et le comte gardèrent un silence qui passa pourune approbation, ainsi les deux conteurs furent réduits ausilence.

Oscar, irrité d’être appelé petit jeune homme, dit, pendant queles deux jeunes gens allumaient leurs cigares : – Si je n’ai pasété l’aide-de-camp de Mina, monsieur, si je ne suis pas allé enorient, j’irai peut-être. La carrière à laquelle ma famille medestine m’épargnera, j’espère, le désagrément de voyager en coucou,quand j’aurai votre âge. Après avoir été un personnage, une fois enplace, j’y resterai…

– Et coetera punctum&|160;! fit Mistigris en contrefaisant lavoix de jeune coq enroué qui rendait le discours d’Oscar encoreplus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période oùla barbe pousse, où la voix prend son caractère. Après tout, ajoutaMistigris, les extrêmes se bouchent&|160;!

– Ma foi&|160;! fit Schinner, les chevaux ne pourront plus alleravec tant de charges.

– Votre famille, jeune homme, pense à vous lancer dans unecarrière, et laquelle&|160;? dit sérieusement Georges.

– La diplomatie, répondit Oscar.

Trois éclats de rire partirent comme des fusées de la bouche deMistigris, du grand peintre et du père Léger. Le comte, lui, ne puts’empêcher de sourire. Georges garda son sang-froid.

– Il n’y a, par Allah&|160;! point de quoi rire, dit le colonelaux rieurs. Seulement, jeune homme, reprit-il en s’adressant àOscar, il me semble que votre respectable mère est pour le quartd’heure dans une position sociale peu convenable pour uneambassadrice… Elle avait un cabas bien digne d’estime, et un béquetà ses souliers.

– Ma mère&|160;! monsieur&|160;?… dit Oscar avec un mouvementd’indignation. Eh&|160;! c’était la femme de charge de cheznous…

– De chez nous est très-aristocratique, s’écria le comte eninterrompant Oscar.

– Le roi dit nous, répliqua fièrement Oscar.

Un regard de Georges réprima l’envie de rire qui saisit tout lemonde, il fit ainsi comprendre au peintre et à Mistigris combien ilétait nécessaire de ménager Oscar pour exploiter cette mine deplaisanterie.

– Monsieur a raison, dit le grand peintre au comte en luimontrant Oscar, les gens comme il faut disent nous, il n’y a quedes gens sans aveu qui disent chez moi. On a toujours la manie deparaître avoir ce qu’on n’a pas. Pour un homme chargé dedécorations…

– Monsieur est donc toujours décorateur&|160;? fitMistigris.

– Vous ne connaissez guère le langage des cours. Je vous demandevotre protection, Excellence, ajouta Schinner en se tournant versOscar.

– Je me félicite d’avoir voyagé, sans doute, avec trois hommesqui sont ou seront célèbres : un peintre illustre déjà, dit lecomte, un futur général, et un jeune diplomate qui rendra quelquejour la Belgique à la France.

Après avoir commis le crime odieux de renier sa mère, Oscar,pris de rage en devinant combien ses compagnons de voyage semoquaient de lui, résolut de vaincre à tout pris leurincrédulité.

– Tout ce qui reluit n’est pas or, dit-il en lançant des éclairspar les yeux.

– Ca n’est pas ça, s’écria Mistigris. C’est : tout ce qui reluitn’est pas fort. Vous n’irez pas loin en diplomatie si vous nepossédez pas mieux vos proverbes.

– Si je ne sais pas bien les proverbes, je connais monchemin.

– Vous devez aller loin, dit Georges, car la femme de charge devotre maison vous a glissé des provisions comme pour un voyaged’outre-mer : du biscuit, du chocolat…

– Un pain particulier et du chocolat, oui, monsieur, repritOscar, pour mon estomac beaucoup trop délicat pour digérer lesratatouilles d’auberge.

– Ratatouille est aussi délicat que votre estomac, ditGeorges.

– Ah&|160;! j’aime ratatouille, s’écria le grand peintre.

– Ce mot est à la mode dans les meilleures sociétés, repritMistigris.

– Votre précepteur est sans doute quelque professeur célèbre, M.Andrieux de l’Académie française, ou M. Royer-Collard, demandaSchinner.

– Mon précepteur se nomme l’abbé Loraux, aujourd’hui vicaire deSaint-Sulpice, reprit Oscar en se souvenant du nom du confesseur ducollége.

– Vous avez bien fait de vous faire élever particulièrement, ditMistigris, car l’Ennui naquit un jour de l’Université&|160;; maisvous le récompenserez, votre abbé&|160;?

– Certes, il sera quelque jour évêque, dit Oscar.

– Par le crédit de votre famille, dit sérieusement Georges.

– Peut-être contribuerons-nous à le faire mettre à sa place, carl’abbé Frayssinous vient souvent à la maison.

– Ah&|160;! vous connaissez l’abbé Frayssinous&|160;? demanda lecomte.

– Il a des obligations à mon père, répondit Oscar.

– Et vous allez sans doute à votre terre&|160;? fit Georges.

– Non, monsieur&|160;; mais moi je puis dire où je vais, je vaisau château de Presles, chez le comte de Sérisy.

– Ah&|160;! diantre, vous allez à Presles, s’écria Schinner endevenant rouge comme une cerise.

– Vous connaissez Sa Seigneurie le comte de Sérisy&|160;?demanda Georges.

Le père Léger se tourna pour voir Oscar, et le regarda d’un airstupéfait en s’écriant : – Monsieur de Sérisy serait àPresles&|160;?

– Apparemment, puisque j’y vais, répondit Oscar.

– Et vous avez souvent vu le comte&|160;? demanda monsieur deSérisy à Oscar.

– Comme je vous vois, répondit Oscar. Je suis camarade avec sonfils, qui est à peu près de mon âge, dix-neuf ans, et nous montonsà cheval ensemble presque tous les jours.

Un clignement d’yeux de Pierrotin au père Léger rassurapleinement le fermier.

– Ma foi, dit le comte à Oscar, je suis enchanté de me trouveravec un jeune homme qui puisse me parler de ce personnage, j’aibesoin de sa protection dans une affaire assez grave, et où il nelui en coûterait guère de me favoriser, il s’agit d’une réclamationauprès du gouvernement américain. Je serai bien aise d’avoir desrenseignements sur le caractère de monsieur de Sérisy.

– Oh&|160;! si vous voulez réussir, répondit Oscar en prenant unair malicieux, ne vous adressez pas à lui, mais à sa femme&|160;;il en est amoureux-fou, personne mieux que moi ne sait à quelpoint, et sa femme ne peut pas le souffrir.

– Et pourquoi&|160;? dit Georges.

– Le comte a des maladies de peau qui le rendent hideux, et quele docteur Alibert s’efforce en vain de guérir. Aussi, monsieur deSérisy donnerait-il la moitié de son immense fortune pour avoir mapoitrine, dit Oscar en écartant sa chemise et montrant unecarnation d’enfant. Il vit seul retiré dans son hôtel. Aussifaut-il être bien protégé pour l’y trouver. D’abord, il se lève defort grand matin, il travaille de trois à huit heures&|160;; àpartir de huit heures il fait ses remèdes : des bains de soufre oude vapeur. On le cuit dans des espèces de boîtes en fer, car ilespère toujours guérir.

– S’il est si bien avec le Roi, pourquoi ne se fait-il pastoucher par lui&|160;? demanda Georges.

– Cette femme a donc un mari à la coque&|160;? ditMistigris.

– Le comte a promis trente mille francs à un célèbre médecinécossais qui le traite en ce moment, dit Oscar en continuant.

– Mais alors sa femme ne saurait être blâmée de se donner dumeilleur.. dit Schinner qui n’acheva pas.

– Je crois bien, dit Oscar. Ce pauvre homme est si racorni, sivieux que vous lui donneriez quatre-vingts ans&|160;! Il est seccomme un parchemin, et, pour son malheur, il sent sa position…

– Il ne doit pas sentir bon, dit le facétieux père Léger.

– Monsieur, il adore sa femme et il n’ose pas la gronder, repritOscar, il joue avec elle des scènes à mourir de rire, absolumentcomme Arnolphe dans la comédie de Molière…

Le comte atterré regardait Pierrotin qui, le voyant impassible,imagina que le fils de madame Clapart débitait des calomnies.

– Aussi, monsieur, voulez-vous réussir, dit Oscar au comte,allez voir le marquis d’Aiglemont. Si vous avez ce vieil adorateurde madame pour vous, vous aurez d’un seul coup et la femme et lemari.

– C’est ce que nous appelons faire d’une pierre deux sous, ditMistigris.

– Ah&|160;! ça, dit le peintre, vous avez donc vu le comtedéshabillé, vous êtes donc son valet de chambre&|160;?

– Son valet de chambre&|160;? s’écria Oscar.

– Dame, on ne dit pas ces choses-là de ses amis dans lesvoitures publiques, reprit Mistigris. La prudence, jeune homme, estmère de la surdité. Moi, je ne vous écoute pas.

– C’est le cas de dire, s’écria Schinner, dis-moi qui tu hantes,je te dirai qui tu hais&|160;!

– Apprenez, grand peintre, répliqua Georges sentencieusement,qu’on ne peut pas dire de mal des gens qu’on ne connaît pas, et lepetit vient de nous prouver qu’il sait son Sérisy par cœur. S’ilnous avait seulement parlé de madame, on aurait pu croire qu’ilétait bien avec…

– Pas un mot de plus sur la comtesse de Sérisy, jeunesgens&|160;! s’écria le comte. Je suis l’ami de son frère, lemarquis de Ronquerolles, et qui s’aviserait de mettre en doutel’honneur de la comtesse, aurait à me répondre de ses paroles.

– Monsieur a raison, s’écria le peintre, on ne doit pas blaguerles femmes.

– Dieu&|160;! l’Honneur et les Dames&|160;! J’ai vu cemélodrame-là, dit Mistigris.

– Si je ne connais point Mina, je connais le Garde des Sceaux,dit le comte en continuant et regardant Georges. Si je ne porte pasmes décorations, dit-il en regardant le peintre, j’empêche d’endonner à ceux qui ne les méritent pas. Enfin, je connais tant demonde, que je connais monsieur Grindot, l’architecte de Presles…Arrêtez, Pierrotin, je veux descendre un moment.

Pierrotin poussa ses chevaux jusqu’au bout du village deMoisselles, où il se trouve une auberge à laquelle les voyageurss’arrêtent. Ce bout de chemin se fit dans un profond silence.

– Chez qui va donc ce petit drôle-là&|160;? demanda le comte enamenant Pierrotin dans la cour de l’auberge.

– Chez votre régisseur. C’est le fils d’une pauvre dame quidemeure rue de la Cerisaie, et chez qui je porte bien souvent dufruit, du gibier, de la volaille, une madame Husson.

– Qui est ce monsieur&|160;? vint dire à Pierrotin le père Légerquand le comte eut quitté le voiturier.

– Ma foi, je n’en sais rien, répondit Pierrotin, je le conduispour la première fois&|160;; mais il pourrait être quelque chosecomme le prince à qui appartient le château de Maffliers&|160;; ilvient de me dire que je le laisserai en route, il ne va pas àl’Ile-Adam.

– Pierrotin croit que c’est le bourgeois de Maffliers, dit àGeorges le père Léger en rentrant dans la voiture.

En ce moment les trois jeunes gens, sots comme des voleurs prisen flagrant délit, n’osaient se regarder les uns les autres, etparaissaient préoccupés des suites de leurs mensonges.

– Voila qui s’appelle faire plus de fruit que de besogne, ditMistigris.

– Vous voyez que je connais le comte, leur dit Oscar.

– C’est possible&|160;; mais vous ne serez jamais ambassadeur,répondit Georges&|160;; quand on veut parler dans les voiturespubliques, il faut avoir, comme moi, le soin de ne rien dire.

Le comte reprit alors sa place, et Pierrotin marcha dans le plusprofond silence.

– Eh&|160;! bien, mes amis, dit le comte en atteignant le boisCarreau, nous voilà muets comme si nous allions à l’échafaud.

– Il faut savoir se traire à propos, répondit sentencieusementMistigris.

– Il fait beau, dit Georges.

– Quel est ce pays-là&|160;? dit Oscar en montrant le château deFranconville qui produit un magnifique effet au revers de la grandeforêt de Saint-Martin.

– Comment&|160;! s’écria le comte, vous qui dites aller sisouvent à Presles, vous ne connaissez pas Franconville&|160;?

– Monsieur, dit Mistigris, connaît les hommes et non pas leschâteaux.

– Les apprentis diplomates peuvent bien avoir des distractions,s’écria Georges.

– Souvenez-vous de mon nom&|160;? répondit Oscar furieux. Jem’appelle Oscar Husson, et dans dix ans je serai célèbre.

Après ces paroles prononcées avec forfanterie, Oscar se tapitdans un coin.

– Husson de quoi&|160;? fit Mistigris.

– Une grande famille, répondit le comte, les Husson de laCerisaie&|160;; monsieur est né sous les marches du trôneimpérial.

Oscar rougit alors jusque dans la peau de ses cheveux et futtravaillé par une terrible inquiétude. On allait descendre larapide côte de la Cave au bas de laquelle se trouve, dans un étroitvallon, à la fin de la grande forêt de Saint-Martin, le magnifiquechâteau de Presles.

– Messieurs, dit le comte, je vous souhaite bonnes chances dansvos belles carrières. Raccommodez-vous avec le roi de France,monsieur le colonel : les Czerni-Georges ne doivent pas bouder lesBourbons. Je n’ai rien à vous pronostiquer, mou cher monsieurSchinner, car pour vous la gloire est tout venue, et vous l’aveznoblement conquise par d’admirables travaux&|160;; mais vous êtestellement à craindre, que moi, qui suis marié, je n’oserais pasvous en offrir à ma campagne. Quant à monsieur Husson, il n’a pasbesoin de protection, il possède les secrets des hommes d’Etat, ilpeut les faire trembler. Quant à monsieur Léger, il va plumer lecomte de Sérisy, je n’ai qu’à le prier d’y aller d’une mainferme&|160;!

– Quand on prend du talon on n’en saurait trop prendre, ditMistigris.

– Laissez-moi là, Pierrotin, vous m’y reprendrez demain&|160;!s’écria le comte.

Le comte descendit et se perdit dans un chemin couvert, enabandonnant ses compagnons de route à leur confusion.

– C’est ce comte qui a loué Franconville, il y va, dit le pèreLéger.

– Si jamais, dit le faux Schinner, il m’arrive de blaguer envoiture, je me bats en duel avec moi-même. C’est aussi ta faute àtoi, Mistigris, ajouta-t-il en donnant à son rapin une tape sur sacasquette.

– Oh&|160;! moi qui n’ai fait que vous suivre à Venise, réponditMistigris. Mais, qui veut noyer son chien l’accuse de lanage&|160;!

– Savez-vous, dit Georges à son voisin Oscar, que si par hasardc’eût été le comte de Sérisy, je n’aurais pas voulu me trouver dansvotre peau, quoiqu’elle soit sans maladies.

Oscar, en pensant aux recommandations de sa mère que ce mot luirappela, devint blême et se dégrisa.

– Vous voilà rendus, messieurs, dit Pierrotin en arrêtant à unebelle grille.

– Comment, nous y voilà&|160;? dirent à la fois le peintre,Georges et Oscar.

– En voilà une sévère, dit Pierrotin. Ah&|160;! çà, messieurs,aucun de vous n’est donc venu par ici&|160;? Mais voilà le châteaude Presles.

– Eh&|160;! c’est bon, l’ami, dit Georges en reprenant sonassurance. Je vais à la ferme des Moulineaux, ajouta-t-il en nevoulant pas laisser voir à ses compagnons de voyage qu’il allait auchâteau.

– Hé&|160;! bien, vous venez donc chez moi&|160;? dit le pèreLéger.

– Comment cela&|160;?

– Mais je suis le fermier des Moulineaux. Et, colonel, que nousvoulez-vous&|160;?

– Goûter à votre beurre, répondit Georges en saisissant sonportefeuille.

– Pierrotin, dit Oscar, remettez mes effets chez le régisseur,je vais droit au château.

Là-dessus Oscar s’enfonça dans un petit chemin, sans savoir oùil allait.

– Eh&|160;! monsieur l’ambassadeur, cria le père Léger, vousgagnez la forêt. Si vous voulez entrer au château, prenez la petiteporte.

Obligé d’entrer, Oscar se perdit dans la grande cour du châteauque meuble une immense corbeille entourée de bornes réunies par deschaînes. Pendant que le père Léger examinait Oscar, Georges, que laqualité de fermier des Moulineaux prise par le gros cultivateuravait foudroyé, s’évada si lestement, qu’au moment où le gros hommeintrigué chercha son colonel, il ne le trouva plus. La grilles’ouvrit à la demande de Pierrotin, qui entra fièrement pourdéposer chez le concierge les mille ustensiles du grand peintreSchinner. Oscar fut abasourdi de voir Mistigris et l’artiste, lestémoins de ses bravades, installés au château. En dix minutesPierrotin eut fini de décharger les paquets du peintre, lesaffaires d’Oscar Husson et la jolie mallette en cuir qu’il confiamystérieusement à la femme du concierge&|160;; puis il retourna surses pas en faisant claquer son fouet, et reprit le chemin de laforêt de l’Ile-Adam en gardant sur sa figure l’air narquois d’unpaysan qui calcule des bénéfices. Rien ne manquait plus à sonbonheur, il devait avoir le lendemain ses mille francs.

Oscar, assez penaud, tournait autour de la corbeille enexaminant ce qu’allaient devenir ses deux compagnons de route,quand il vit tout à coup monsieur Moreau sortant de la grande salledite des gardes, en haut du perron. Vêtu d’une grande redingotebleue qui lui tombait sur les talons, le régisseur en culotte depeau jaunâtre, en bottes à l’écuyère, tenait une cravache à lamain.

– Eh&|160;! bien, mon garçon, te voilà donc&|160;? comment va lachère maman&|160;? dit-il en prenant la main d’Oscar. – Bonjour,messieurs, vous êtes sans doute les peintres que monsieur Grindot,l’architecte, nous annonçait, dit-il au peintre et à Mistigris.

Il siffla deux fois en se servant du bout de sa cravache. Leconcierge vint.

– Menez ces messieurs aux chambres 14 et 15, madame Moreau vousen donnera les clefs, accompagnez-les pour leur montrer le chemin,allumez du feu s’il le faut ce soir, et montez leurs effets chezeux. – J’ai l’ordre de monsieur le comte de vous offrir ma table,messieurs, reprit-il en s’adressant aux artistes, nous dînons àcinq heures comme à Paris. Si vous êtes chasseurs, vous pourrezvous bien divertir, j’ai une permission des Eaux et Forêts&|160;;ainsi, l’on chasse ici dans vingt-cinq mille arpents de bois, sanscompter nos domaines.

Oscar, le peintre et Mistigris, aussi honteux les uns que lesautres, échangèrent un regard&|160;; mais, fidèle à son rôle,Mistigris s’écria : – Bah&|160;! il ne faut jamais jeter la mancheaprès la poignée&|160;! allons toujours.

Le petit Husson suivit le régisseur qui l’entraîna par unemarche rapide dans le parc.

– Jacques, dit-il à l’un de ses enfants, va prévenir ta mère del’arrivée du petit Husson, et dis-lui que je suis obligé d’alleraux Moulineaux pour un instant.

Alors âgé d’environ cinquante ans, le régisseur, homme demoyenne taille et brun, paraissait très-sévère. Sa figure bilieuseà laquelle les habitudes de la campagne avaient imprimé descouleurs violentes faisait supposer, à première vue, un caractèreautre que le sien. Tout aidait à cette tromperie. Ses cheveuxgrisonnaient. Ses yeux bleus et un grand nez en bec à corbin luidonnaient un air d’autant plus sinistre que ses yeux étaient un peutrop rapprochés du nez&|160;; mais ses larges lèvres, le contour deson visage, la bonhomie de son allure eussent offert à unobservateur des indices de bonté. Plein de décision, d’un parlerbrusque, il imposait énormément à Oscar par les effets d’unepénétration inspirée par la tendresse qu’il lui portait. Habituépar sa mère à grandir encore le régisseur, Oscar se sentaittoujours petit en présence de Moreau&|160;; mais en se trouvant àPresles, il ressentit un mouvement d’inquiétude, comme s’ilattendait du mal de ce paternel ami, son seul protecteur.

– Eh&|160;! bien, mon Oscar, tu n’as pas l’air content d’êtreici&|160;? dit le régisseur. Tu vas cependant t’y amuser&|160;; tuapprendras à monter à cheval, à faire le coup de fusil, àchasser.

– Je ne sais rien de tout cela, dit bêtement Oscar.

– Mais je t’ai fait venir pour l’apprendre.

– Maman m’a dit de ne rester que quinze jours, à cause de madameMoreau… .

– Oh&|160;! nous verrons, répondit Moreau presque blessé de cequ’Oscar mît en doute son pouvoir conjugal.

Le fils cadet de Moreau, jeune homme de quinze ans, découplé,leste, accourut.

– Tiens, lui dit son père, mène ce camarade à ta mère.

Et le régisseur alla rapidement par le chemin le plus court à lamaison du garde, située entre le parc et la forêt.

Le pavillon donné pour habitation par le comte à son régisseuravait été bâti, quelques années avant la Révolution, parl’entrepreneur de la célèbre terre de Cassan, où Bergeret,fermier-général d’une fortune colossale et qui se rendit aussicélèbre par son luxe que les Bodard, les Pâris, les Bouret, fit desjardins, des rivières, construisit des chartreuses, des pavillonschinois, et autres magnificences ruineuses.

Ce pavillon, sis au milieu d’un grand jardin dont un des mursétait mitoyen avec la cour des communs de château de Presles, avaitjadis son entrée sur la grande rue du village. Après avoir achetécette propriété, monsieur de Sérisy le père n’eut qu’à faireabattre cette muraille et à condamner la porte sur le village, pouropérer la réunion de ce pavillon à ses communs. En supprimant unautre mur, il agrandit son parc de tous les jardins quel’entrepreneur avait acquis pour s’arrondir. Ce pavillon, bâti enpierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c’est assezdire que ses ornements consistent en serviettes au-dessous desfenêtres, comme aux colonnades de la place Louis XV, en canneluresraides et sèches), se compose au rez-de-chaussée d’un beau saloncommuniquant à une chambre à coucher, et d’une salle à mangeraccompagnée de sa salle de billard. Ces deux appartementsparallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espèce depéristyle, qui sert d’antichambre, a pour décoration la porte dusalon et celle de la salle à manger, en face l’une l’autre, toutesdeux très-ornées. La cuisine se trouve sous la salle à manger, caron monte à ce pavillon par un perron de dix marches.

En reportant son habitation au premier étage, madame Moreauavait pu transformer en boudoir l’ancienne chambre à coucher. Lesalon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dansle vieux mobilier du château, n’eussent certes pas déparé l’hôteld’une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l’étoffed’un grand lit d’honneur, ce salon, dont le meuble en vieux boisdoré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideauxet des portières très-amples, doublées de taffetas blanc. Destableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières,quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre unvieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspectgrandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoirentièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la formed’une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin.Le divan classique s’y trouvait avec ses oreillers et ses coussinsde pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef,réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle àmanger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour deson pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterresoigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifsd’arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliterl’entrée de sa demeure aux personnes qui la venaient voir, larégisseuse avait remplacé par une grille l’ancienne portecondamnée.

La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau setrouvait donc adroitement dissimulée&|160;; et ils avaient d’autantplus l’air de gens riches gérant pour leur plaisir la propriétéd’un ami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leursprétentions&|160;; puis, les concessions octroyées par monsieur deSérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe dela campagne. Ainsi, laitage, œufs, volaille, gibier, fruits,fourrage, fleurs, bois, légumes, le régisseur et sa femmerécoltaient tout à profusion et n’achetaient exactement que laviande de boucherie, les vins et les denrées coloniales exigées parleur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin,depuis quelques années, Moreau payait son boucher avec des porcs desa basse-cour, tout en gardant le nécessaire à sa consommation. Unjour, la comtesse, toujours excellente pour son ancienne femme dechambre, lui donna, comme souvenir peut-être, une petite calèche devoyage passée de mode que Moreau fit repeindre, et dans laquelle ilpromenait sa femme, en se servant de deux bons chevaux, d’ailleursutiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avaitson cheval de selle. Il labourait dans le parc et cultivait assezde terrain pour nourrir ses chevaux et ses gens&|160;; il ybottelait trois cents milliers de foin excellent, et n’en comptaitque cent, en s’autorisant d’une permission vaguement accordée parle comte. Au lieu de la consommer, il vendait sa moitié dans lesredevances. Il entretenait largement sa basse-cour, son pigeonnier,ses vaches, aux dépens du parc&|160;; mais le fumier de son écurieservait aux jardiniers du château. Chacune de ces petites voleriesportait son excuse avec elle. Madame était servie par la fille d’undes jardiniers, tour à tour sa femme de chambre et sa cuisinière.Une fille de basse-cour, chargée de la laiterie, aidait égalementau ménage. Moreau avait pris un soldat réformé, nommé Brochon, pourpanser ses chevaux et faire les gros ouvrages.

A Nerville, à Chauvry, à Beaumont, à Maffliers, à Préroles, àNointel, partout la belle régisseuse était reçue chez des personnesqui ne connaissaient pas ou feignaient d’ignorer sa premièrecondition. Moreau rendait d’ailleurs des services. Il disposa deson maître pour des choses qui sont des babioles à Paris, mais quisont immenses au fond des campagnes. Après avoir fait nommer lejuge de paix de Beaumont et celui de l’Ile-Adam, il avait, dans lamême année, empêché la destitution d’un Garde-général des forêts,et obtenu la croix de la Légion-d’Honneur pour lemaréchal-des-logis-chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-onjamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreaufussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles venaientjouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas êtrebrave homme après s’être fait un lit si commode.

Jolie femme et minaudière comme toutes les femmes de chambre degrande dame qui, mariées, imitent leurs maîtresses, la régisseuseimportait les nouvelles modes dans le pays&|160;; elle portait desbrodequins fort chers, et n’allait à pied que par les beaux jours.Quoique son mari n’allouât que cinq cents francs pour la toilette,cette somme est énorme à la campagne, surtout quand elle est bienemployée&|160;; aussi la régisseuse, blonde, éclatante et fraîche,d’environ trente-six ans, restée fluette, mignonne et gentille,malgré ses trois enfants, jouait-elle encore à la jeune fille et sedonnait-elle des airs de princesse. Quand on la voyait passer danssa calèche allant à Beaumont, si quelque étranger demandait : – Quiest-ce&|160;? madame Moreau était furieuse, lorsqu’un homme du paysrépondait : – C’est la femme du régisseur de Presles. Elle aimaitêtre prise pour la maîtresse du château. Dans les villages, elle seplaisait à protéger les gens, comme aurait fait une grande dame.L’influence de son mari sur le comte, démontrée par tant depreuves, empêchait la petite bourgeoisie de se moquer de madameMoreau, qui, aux yeux des paysans, paraissait un personnage.Estelle (elle se nommait Estelle) ne se mêlait pas plus d’ailleursde la régie qu’une femme d’agent de change ne se mêle des affairesde Bourse&|160;; elle se reposait même sur son mari des soins duménage, de la fortune. Confiante en ses moyens, elle était à millelieues de soupçonner que cette charmante existence, qui duraitdepuis dix-sept ans, pût jamais être menacée&|160;; cependant, enapprenant la résolution du comte relativement à la restauration dumagnifique château de Presles, elle s’était sentie attaquée danstoutes ses jouissances, et avait déterminé son mari à s’entendreavec Léger, afin de pouvoir se retirer à l’Ile-Adam. Elle eût tropsouffert de se retrouver dans une dépendance quasi-domestique enprésence de son ancienne maîtresse qui se serait moquée d’elle enla voyant établie au pavillon de manière à singer l’existence d’unefemme comme il faut.

Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybertet les Moreau provenait d’une blessure faite par madame de Reybertà madame Moreau, par suite d’une première pointillerie que s’étaitpermise la femme du régisseur à l’arrivée des Reybert, afin de nepas laisser entamer sa suprématie par une femme née de Corroy.Madame de Reybert avait rappelé, peut-être appris à toute lacontrée la première condition de madame Moreau. Le mot femme dechambre&|160;! vola de bouche en bouche. Les envieux que les Moreaudevaient avoir à Beaumont, à l’Ile-Adam, à Maffliers, à Champagne,à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles glosèrent si bienque plus d’une flammèche de cet incendie tomba sur le ménageMoreau. Depuis quatre ans, les Reybert, excommuniés par la bellerégisseuse, se voyaient en butte à tant d’animadversion de la partdes adhérents de Moreau, que leur position dans le pays n’eût pasété tenable sans la pensée de vengeance qui les avait soutenusjusqu’à ce jour.

Les Moreau, très-bien avec Grindot, l’architecte, avaient étéprévenus par lui de la prochaine arrivée d’un peintre chargé definir les peintures d’ornement du château dont les toilesprincipales venaient d’être exécutées par Schinner. Le grandpeintre avait recommandé pour les encadrements, arabesques etautres accessoires, le voyageur accompagné de Mistigris. Aussidepuis deux jours, madame Moreau se mettait-elle sur le pied deguerre et faisait-elle le pied de grue. Un artiste qui devait êtreson commensal pendant quelques semaines exigeait des frais.Schinner et sa femme avaient eu leur appartement au château, où,d’après les ordres du comte, ils furent traités comme Sa Seigneurieelle-même, Grindot, commensal des Moreau, témoignait tant derespect au grand artiste, que ni le régisseur ni sa femme n’avaientosé se familiariser avec ce grand artiste. Les plus nobles et lesplus riches particuliers des environs avaient d’ailleurs, à l’envi,fêté Schinner et sa femme en se les disputant. Aussi,très-satisfaite de prendre en quelque sorte sa revanche, madameMoreau se promettait-elle de tambouriner dans le pays l’artistequ’elle attendait, et de le présenter comme égal en talent àSchinner.

Quoique, la veille et l’avant-veille, elle eût fait deuxtoilettes pleines de coquetterie, la jolie régisseuse avait tropbien échelonné ses ressources pour ne pas avoir réservé la pluscharmante, en ne doutant pas que l’artiste ne vînt dîner le samedi.Elle s’était donc chaussée en brodequins de peau bronzée, et en basde fil d’Ecosse. Une robe rose à mille raies, une ceinture rose àboucle d’or richement ciselée, une jeannette au cou et desbracelets de velours à ses bras nus (madame de Sérisy avait debeaux bras et les montrait beaucoup) donnaient à madame Moreaul’apparence d’une élégante Parisienne. Elle portait un magnifiquechapeau de paille d’Italie, orné d’un bouquet de roses mousseusespris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en bouclesbrillantes ses beaux cheveux blonds. Après avoir commandé le plusdélicat dîner et passé son appartement en revue, elle s’étaitpromenée de manière à se trouver devant la corbeille de fleurs dansla grande cour du château, comme une châtelaine, au passage desvoitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuse ombrellerose, doublée de soie blanche à franges. En voyant Pierrotin, quiremettait à la concierge du château les étranges paquets deMistigris sans qu’aucun voyageur se montrât, Estelle revintdésappointée avec le regret d’avoir encore fait une toiletteinutile. Semblable à la plupart des personnes qui s’endimanchent,elle se sentit incapable d’une autre occupation que celle deniaiser dans son salon en attendant la voiture de Beaumont, quipassait une heure après Pierrotin, quoiqu’elle ne partît de Parisqu’à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que lesdeux artistes procédaient à une toilette en règle. Le jeune peintreet Mistigris furent en effet si rebattus des louanges de la bellemadame Moreau par le jardinier, à qui ils demandèrent desrenseignements, qu’ils sentirent l’un et l’autre la nécessité de seficeler (en terme d’atelier), et ils se mirent dans leur tenuesuperlative pour se présenter au pavillon du régisseur où lesconduisit Jacques Moreau, l’aîné des enfants, un hardi garçon vêtuà l’anglaise d’une jolie veste à col rabattu, vivant pendant lesvacances comme un poisson dans l’eau, dans cette terre où sa mèrerégnait en souveraine absolue.

– Maman, dit-il, voici les deux artistes envoyés par monsieurSchinner.

Madame Moreau, très agréablement surprise, se leva, fit avancerdes siéges par son fils, et déploya ses grâces.

– Maman, le petit Husson est avec mon père, ajouta l’enfant dansl’oreille de sa mère, je vais te l’aller chercher…

– Ne te presse pas, amusez-vous ensemble, dit la mère.

Ce seul mot, ne te presse pas, fit comprendre aux deux artistesle peu d’importance de leur compagnon de voyage&|160;; mais il yperçait aussi le sentiment d’une marâtre pour un beau-fils. Eneffet, madame Moreau, qui ne pouvait pas, au bout de dix-sept ansde mariage, ignorer l’attachement du régisseur pour madame Clapartet le petit Husson, haïssait la mère et l’enfant d’une manière siprononcée, que l’on comprendra pourquoi le régisseur ne s’était pasencore risqué à faire venir Oscar à Presles.

– Nous sommes chargés, mon mari et moi, dit-elle aux deuxartistes, de vous faire les honneurs du château. Nous aimonsbeaucoup les arts, et surtout les artistes, ajouta-t-elle enminaudant, et je vous prie de vous regarder ici comme chez vous. Ala campagne, vous savez, l’on ne se gêne pas&|160;; il faut y avoirtoute sa liberté, sans quoi tout y est insipide. Nous avons eu déjàmonsieur Schinner…

Mistigris regarda malicieusement son compagnon.

– Vous le connaissez, sans doute&|160;? reprit Estelle après unepause.

– Qui ne le connaît pas, madame&|160;? répondit le peintre.

– Il est connu comme le houblon, ajouta Mistigris.

– Monsieur Grindot m’a dit votre nom, demanda madame Moreau,mais je…

– Joseph Bridau, répondit le peintre excessivement occupé desavoir à quelle femme il avait affaire.

Mistigris commençait à se rebeller intérieurement contre le tonprotecteur de la belle régisseuse&|160;; mais il attendait, ainsique Bridau, quelque geste, quelque mot qui l’éclairât, un de cesmots de singe à dauphin que les peintres, ces cruelsobservateurs-nés des ridicules, la pâture de leurs crayons,saisissent avec tant de prestesse. Et d’abord, les grosses mains etles gros pieds d’Estelle, la fille de paysans des environs deSaint-Lô, frappèrent les deux artistes&|160;; puis, une ou deuxlocutions de femme de chambre, des tournures de phrase quidémentaient l’élégance de la toilette, firent promptementreconnaître au peintre et à son élève leur proie&|160;; et, par unseul coup d’oeil échangé, tous deux convinrent de prendre Estelleau sérieux, afin de passer agréablement le temps de leurséjour.

– Vous aimez les arts, peut-être les cultivez-vous avec succès,madame&|160;? dit Joseph Bridau.

– Non. Sans être négligée, mon éducation a été purementcommerciale&|160;; mais j’ai un si profond et si délicat sentimentdes arts, que monsieur Schinner me priait toujours de venir, quandil avait fini un morceau, pour lui donner mon avis.

– Comme Molière consultait Laforêt, dit Mistigris.

Sans savoir que Laforêt fût une servante, madame Moreau réponditpar une attitude penchée qui montrait que, dans son ignorance, elleacceptait ce mot comme un compliment.

– Comment ne vous a-t-il pas offert de vous croquer&|160;? ditBridau. Les peintres sont assez friands de belles personnes.

– Qu’entendez-vous par ces paroles&|160;? fit madame Moreau surla figure de laquelle se peignit le courroux d’une reineoffensée.

– On appelle, en termes d’atelier, croquer une tête, en prendreune esquisse, dit Mistigris d’un air insinuant, et nous nedemandons à croquer que les belles têtes. De là le mot : Elle estjolie à croquer&|160;!

– J’ignorais l’origine de ce terme, répondit-elle, en lançant àMistigris une oeillade pleine de douceur.

– Mon élève, dit Bridau, monsieur Léon de Lora montre beaucoupde dispositions pour le portrait. Il serait trop heureux, belledame, de vous laisser un souvenir de notre passage ici en peignantvotre charmante tête.

Joseph Bridau fit un signe à Mistigris, comme pour dire : –Allons, pousse ta pointe&|160;! Elle n’est pas déjà si mal, cettefemme. A ce coup d’oeil, Léon de Lora se glissa sur le canapé, prèsd’Estelle, et lui prit une main qu’elle se laissa prendre.

– Oh&|160;! si pour faire une surprise à votre époux, madame,vous vouliez me donner quelques séances en secret, je tâcherais deme surpasser. Vous êtes si belle, si fraîche, si charmante&|160;!…Un homme sans talent deviendrait un génie en vous ayant pourmodèle&|160;! ou puiserait dans vos yeux tant de…

– Puis, nous peindrons vos chers enfants dans les arabesques,dit Joseph en interrompant Mistigris.

– J’aimerais mieux les avoir dans mon salon&|160;; mais ceserait indiscret, reprit-elle en regardant Bridau d’un aircoquet.

– La beauté, madame, est une souveraine que les peintresadorent, et qui a sur eux bien des droits.

– Ils sont charmants, pensa madame Moreau. Aimez-vous lapromenade le soir, après dîner, en calèche, dans lesbois&|160;?…

– Oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;! fitMistigris à chaque circonstance et sur des tons extatiques&|160;;mais Presles sera le paradis terrestre.

– Avec une Eve, une blonde, une jeune et ravissante femme,ajouta Bridau.

Au moment où madame Moreau se rengorgeait et planait dans leseptième ciel, elle fut rappelée, comme un cerf-volant par un coupde corde.

– Madame&|160;! s’écria sa femme de chambre en entrant comme uneballe.

– Eh&|160;! bien, Rosalie, qui donc peut vous autoriser avenirici sans être appelée&|160;?

Rosalie ne tint aucun compte de l’apostrophe, et dit à l’oreillede sa maîtresse : – Monsieur le comte est au château.

– Me demande-t-il&|160;? répliqua la régisseuse.

– Non, madame… Mais… il demande sa malle et la clef de sonappartement.

– Qu’on les lui donne, fit-elle en faisant un geste d’humeurpour cacher son trouble.

– Maman, voilà Oscar Husson&|160;! s’écria le plus jeune de sesfils en amenant Oscar qui, rouge comme un coquelicot, n’osas’avancer en retrouvant les deux peintres en toilette.

– Te voilà donc enfin, mon petit Oscar, dit Estelle d’un airpincé. J’espère que tu vas aller t’habiller, reprit-elle aprèsl’avoir toisé de la façon la plus méprisante. Ta mère ne t’a pas,je crois, habitué à dîner en compagnie, fagotté comme te voilà.

– Oh&|160;! fit le cruel Mistigris, un futur diplomate doit êtreen fonds… de culotte. Deux habits valent mieux qu’un.

– Un futur diplomate&|160;? s’écria madame Moreau.

Là, le pauvre Oscar eut des larmes aux yeux en regardant tour àtour Joseph et Léon.

– Une plaisanterie faite en voyage, répondit Joseph qui parpitié voulut sauver Oscar de ce mauvais pas.

– Le petit a voulu rire comme nous, et il a blagué, dit le cruelMistigris, maintenant le voilà comme un âne en plaine.

– Madame, dit Rosalie en revenant à la porte du salon, SonExcellence ordonne un dîner pour huit personnes, et veut êtreservie à six heures. Que faire&|160;?

Pendant la conférence d’Estelle et de sa première femme, lesdeux artistes et Oscar échangèrent des regards où se peignirentd’affreuses appréhensions.

– Son Excellence&|160;! qui&|160;? dit Joseph Bridau.

– Mais monsieur le comte de Sérisy, répondit le petitMoreau.

– Etait-il, par hasard, dans le coucou&|160;? dit Léon deLora.

– Oh&|160;! fit Oscar, le comte de Sérisy ne peut voyager quedans une voiture à quatre chevaux.

– Comment est-il arrivé, monsieur le comte de Sérisy&|160;? ditle peintre à madame Moreau quand elle revint assez mortifiée à saplace.

– Je n’en sais rien, dit-elle, je ne m’explique point l’arrivéede Sa Seigneurie, ni ce qu’elle vient faire. Et Moreau qui n’estpas là&|160;!

– Son Excellence prie monsieur Schinner de passer au château,dit un jardinier en s’adressant à Joseph, et il le prie de luifaire le plaisir de dîner avec lui, ainsi que monsieurMistigris.

– Nous sommes cuits&|160;! fit le rapin en riant. Celui que nousavons pris pour un bourgeois dans la voiture à Pierrotin est lecomte. On a bien raison de dire qu’on ne trousse jamais ce qu’oncherche.

Oscar se changea presque en statue de sel&|160;; car, à cetterévélation, il sentit son gosier plus salé que la mer.

– Et vous qui lui avez parlé des adorateurs de sa femme et de samaladie secrète, dit Mistigris à Oscar.

– Que voulez-vous dire&|160;? s’écria la femme du régisseur enregardant les deux artistes qui s’en allèrent en riant de la figured’Oscar.

Oscar resta muet, foudroyé, stupide, n’entendant rien, quoiquemadame Moreau le questionnât et le remuât violemment par celui deses bras qu’elle avait pris et qu’elle serrait avec force&|160;;mais elle fut obligée de laisser Oscar dans son salon sans en avoirobtenu de réponse, car Rosalie l’appela de nouveau pour avoir dulinge, de l’argenterie, et pour qu’elle veillât par elle-même àl’exécution des ordres multipliés que le comte donnait. Les gens,les jardiniers, le concierge et sa femme, tout le monde allait etvenait dans une confusion facile à concevoir. Le maître était tombéchez lui comme une bombe.

Du haut de La Cave, le comte avait eu effet gagné, par unsentier à lui connu, la maison de son garde, et y arriva bien avantMoreau. Le garde fut stupéfait en voyant le vrai maître.

– Moreau est-il là, que voici son cheval&|160;? demanda monsieurde Sérisy.

– Non, monseigneur, mais comme il doit aller aux Moulineauxavant son dîner, il a laissé son cheval ici pendant le temps dedonner quelques ordres au château.

Le garde ignorait la portée de cette réponse qui, dans lescirconstances présentes, aux yeux d’un homme perspicace, équivalaità une certitude.

– Si tu tiens à ta place, dit le comte à son garde, tu vas allerà fond de train à Beaumont sur ce cheval, et tu remettras àmonsieur Margueron le billet que je vais écrire.

Le comte entra dans le pavillon, écrivit un mot, le plia demanière à ce qu’il fût impossible de le déplier sans qu’on s’enaperçût, et le remit à son garde, dès qu’il le vit en selle.

– Pas un mot à âme qui vive&|160;! dit-il. – Quant à vous,madame, ajouta-t-il en parlant à la femme du garde, si Moreaus’étonne de ne pas trouver son cheval, vous lui direz que je l’aipris.

Et le comte se jeta dans son parc, dont la grille lui futaussitôt ouverte à un geste qu’il fit. Quelque rompu que l’on soitau fracas de la politique, à ses émotions, à ses mécomptes, l’âmed’un homme assez fort pour aimer encore à l’âge du comte esttoujours jeune à la trahison. Il en coûtait tant monsieur de Sérisyde se savoir trompé par Moreau, qu’à Saint-Brice il le crut moinsle collaborateur de Léger et du notaire qu’entraîné par eux. Aussi,sur le seuil de l’auberge, pendant la conversation du père Léger etde l’hôte, pensait-il encore à pardonner à son régisseur après luiavoir fait une bonne semonce. Chose étrange&|160;! la félonie deson homme de confiance ne l’occupait que comme un épisode, depuisle moment où Oscar avait révélé les glorieuses infirmités dutravailleur intrépide, de l’administrateur napoléonien. Des secretssi bien gardés n’avaient pu être trahis que par Moreau qui s’étaitsans doute moqué de son bienfaiteur avec l’ancienne femme dechambre de madame de Sérisy ou avec l’ancienne Aspasie duDirectoire. En se jetant dans le chemin de traverse, ce pair deFrance, ce ministre avait pleuré comme pleurent les jeunes gens. Ilavait pleuré ses dernières larmes&|160;! Tous les sentimentshumains étaient si bien et si vivement attaqués à la fois, que cethomme si calme marchait dans son parc comme va le fauve blessé.

Quand Moreau demanda son cheval, et que la femme du garde luieut répondu : – Monsieur le comte vient de le prendre. – Qui,monsieur le comte&|160;? s’écria-t-il.

– Monseigneur le comte de Sérisy, notre maître, dit-elle. Il estpeut-être au château, ajouta-t-elle pour se débarrasser durégisseur qui ne comprenant rien à cet événement rabattit sur lechâteau.

Moreau revint bientôt sur ses pas pour questionner la femme dugarde, car il avait fini par trouver de la gravité dans l’arrivéesecrète et dans l’action bizarre de son maître. La femme du garde,épouvantée en se voyant prise comme dans un étau entre le comte etle régisseur, avait fermé le pavillon et s’y était enfermée, bienrésolue de n’ouvrir qu’à son mari. Moreau, de plus en plus inquiet,alla, malgré ses boues, au pas de course à la conciergerie où ilapprit enfin que le comte s’habillait. Rosalie, que le régisseurrencontra, lui dit : – Sept personnes à dîner chez SaSeigneurie…

Moreau se dirigea vers son pavillon, et vit alors sa fille debasse-cour en altercation avec un beau jeune homme.

– Monsieur le comte a dit l’aide-de-camp de Mina, un colonel,s’écriait la pauvre fille.

– Je ne suis pas colonel, répondait Georges.

– Eh&|160;! bien, vous nommez-vous Georges&|160;?

– Qu’y a-t-il&|160;? dit le régisseur en intervenant.

– Monsieur, je me nomme Georges Marest, je suis fils d’un richequincaillier en gros de la rue Saint-Martin, et viens pour affairechez monsieur le comte de Sérisy de la part de maître Crottatnotaire, de qui je suis le second clerc.

– Et moi, je répète à monsieur que monseigneur vient de me dire: « Il va se présenter un colonel nommé Czerni-Georges,aide-de-camp de Mina, venu par la voiture à Pierrotin&|160;; s’ilme demande, faites-le entrer dans la salle d’attente. »

– Il ne faut pas badiner avec Sa Seigneurie, dit le régisseur,allez, monsieur. Mais comment Sa Seigneurie est-elle venue ici sansm’avoir prévenu de son arrivée&|160;? Comment monsieur le comtea-t-il pu savoir que vous avez voyagé par la voiture àPierrotin&|160;?

– Evidemment, dit le clerc, le comte est le voyageur qui sansl’obligeance d’un jeune homme allait se mettre en lapin dans lavoiture à Pierrotin.

– En lapin, dans la voiture à Pierrotin&|160;?… s’écrièrent lerégisseur et la fille de basse-cour.

– J’en suis sûr, précisément à cause de ce que me dit cettefille, reprit Georges Marest.

– Et comment&|160;? fit Moreau.

– Ah&|160;! voilà, s’écria le clerc. Pour mystifier lesvoyageurs, je leur ai raconté un tas de gausses sur l’Egypte, laGrèce et l’Espagne. J’avais des éperons, je me suis donné pour uncolonel de cavalerie, histoire de rire.

– Voyons, dit Moreau. Comment est le voyageur qui, selon vous,serait monsieur le comte&|160;?

– Mais, dit Georges, il a la figure comme une brique, lescheveux entièrement blancs et les sourcils noirs.

– C’est lui&|160;!

– Je suis perdu, dit Georges Marest.

– Pourquoi&|160;?

– Je l’ai blagué sur ses décorations.

– Bah&|160;! il est bon enfant, vous l’aurez amusé. Venezpromptement au château, dit Moreau, je monte chez lui. Où vousa-t-il donc quitté&|160;?

– En haut de la montagne.

– Je m’y perds, s’écria Moreau.

– Après tout, je l’ai blagué, mais je ne lui ai pas faitd’affront, se dit le clerc.

– Et pourquoi venez-vous&|160;? demanda le régisseur.

– Mais j’apporte l’acte de vente de la ferme des Moulineaux,tout prêt.

– Mon Dieu&|160;! s’écria le régisseur, je n’y comprendsrien.

Moreau sentit son cœur battre à le gêner quand, après avoirfrappé deux coups à la porte de son maître, il entendit : – Est-cevous, monsieur Moreau&|160;?

– Oui, monseigneur.

– Entrez&|160;!

Le comte avait mis un pantalon blanc et des bottes fines, ungilet blanc et un habit noir sur lequel brillait, à droite, lecrachat des Grand’Croix de la Légion-d’Honneur&|160;; à gauche, àune boutonnière pendait la Toison-d’or au bout d’une chaîne d’or.Le cordon bleu ressortait vivement sur le gilet. Il avait lui-mêmearrangé ses cheveux, et s’était sans doute harnaché ainsi pourfaire à Margueron les honneurs de Presles, et peut-être pour faireagir sur ce bonhomme les prestiges de la grandeur.

– Eh&|160;! bien, monsieur, dit le comte en restant assis etlaissant Moreau debout, nous ne pouvons donc pas conclure avecMargueron&|160;?

– En ce moment il vendrait sa ferme trop cher.

– Mais pourquoi ne viendrait-il pas&|160;? dit le comte enaffectant un air rêveur.

– Il est malade, monseigneur…

– Vous en êtes sûr&|160;?

– J’y suis allé…

– Monsieur, dit le comte en prenant un air sévère qui futterrible, que feriez-vous à un homme de confiance qui vous verraitpanser un mal que vous voudriez tenir secret, s’il allait en rirechez une gourgandine&|160;?

– Je le rouerais de coups.

– Et si vous aperceviez en outre qu’il trompe votre confiance etvous vole&|160;?

– Je tâcherais de le surprendre et je l’enverrais auxgalères.

– Ecoutez, monsieur Moreau&|160;? vous avez sans doute parlé demes infirmités chez madame Clapart, et vous avez ri chez elle, avecelle, de mon amour pour la comtesse de Sérisy, car le petit Hussoninstruisait d’une foule de circonstances relatives à mestraitements les voyageurs d’une voiture publique, ce matin, en maprésence, et Dieu sait en quel langage&|160;! Il osait calomnier mafemme. Enfin, j’ai appris de la bouche même du père Léger, quirevenait de Paris dans la voiture de Pierrotin, le plan formé parle notaire de Beaumont, par vous et par lui, relativement auxMoulineaux. Si vous êtes allé chez monsieur Margueron, ce fut pourlui dire de faire le malade, il l’est si peu que je l’attends àdîner, et qu’il va venir. Eh&|160;! bien, monsieur, je vouspardonnais d’avoir deux cent cinquante mille francs de fortune,gagnés en dix-sept ans… Je comprends cela. Vous m’eussiez chaquefois demandé ce que vous me preniez, ou ce qui vous était offert,je vous l’aurais donné : vous êtes père de famille. Vous avez été,dans votre indélicatesse, meilleur qu’un autre, je le crois… . Maisvous qui savez mes travaux accomplis pour le pays, pour la France,vous qui m’avez vu passant des cent et quelques nuits pourl’Empereur, ou travaillant des dix-huit heures par jour pendant destrimestres entiers, vous qui connaissez combien j’aime madame deSérisy, avoir bavardé là-dessus devant un enfant, avoir livré messecrets, mes affections à la risée d’une madame Husson…

– Monseigneur…

– C’est impardonnable. Blesser un homme dans ses intérêts, cen’est rien&|160;; mais l’attaquer dans son cœur&|160;?… Oh&|160;!vous ne savez pas ce que vous avez fait&|160;! Le comte se mit latête dans les mains et resta silencieux pendant un moment. – Jevous laisse ce que vous avez, reprit-il, et je vous oublierai. Pardignité, pour moi, pour votre propre honneur, nous nous quitteronsdécemment, car je me souviens en ce moment de ce que votre père afait pour le mien. Vous vous entendrez, et bien, avec monsieur deReybert qui vous succède. Soyez, comme moi, calme. Ne vous donnezpas en spectacle aux sots. Surtout, pas de galvaudages ni dechipoteries. Si vous n’avez plus ma confiance, tâchez de garder ledécorum des gens riches. Quant à ce petit drôle qui a failli metuer, qu’il ne couche pas à Presles&|160;! mettez-le à l’auberge,je ne répondrais point de ma colère en le voyant.

– Je ne méritais point tant de douceur, monseigneur, dit Moreaules larmes aux yeux. Oui, si j’avais été tout à fait improbe,j’aurais cinq cent mille francs à moi&|160;; d’ailleurs, j’offre devous faire le compte de ma fortune, et de vous la détailler&|160;!Mais laissez-moi vous dire, monseigneur, qu’en causant de vous avecmadame Clapart, ce ne fut jamais en dérision&|160;; mais, aucontraire, pour déplorer votre état, et pour lui demander si ellene connaissait point quelques remèdes inconnus aux médecins et quepratiquent les gens du peuple… Je me suis entretenu de vossentiments devant le petit quand il dormait, (il parait qu’il nousentendait&|160;!) mais ce fut toujours en des termes pleinsd’affection et de respect. Le malheur veut que des indiscrétionssoient punies comme des crimes. Mais en acceptant les effets devotre juste colère, sachez au moins comment les choses se sontpassées. Oh&|160;! ce fut de cœur à cœur que j’ai parlé de vousavec madame Clapart. Enfin vous pouvez interroger ma femme, nousn’avons jamais entre nous parlé de ces choses…

– Assez, dit le comte dont la conviction était entière, nous nesommes pas des enfants, tout est irrévocable. Allez mettre ordre àvos affaires et aux miennes. Vous pouvez rester au pavillonjusqu’au mois d’octobre. Monsieur et madame de Reybert logeront auchâteau&|160;; surtout, tâchez de vivre avec eux en gens comme ilfaut, qui se haïssent, mais qui conservent les apparences.

Le comte et Moreau descendirent, Moreau blanc comme les cheveuxdu comte, le comte calme et digne.

Pendant cette scène, la voiture de Beaumont qui part de Paris àune heure s’était arrêtée à la grille et descendait au châteaumaître Crottat, qui, d’après l’ordre donné par le comte, attendaitdans le salon où il trouva son clerc excessivement penaud, encompagnie des deux peintres, tous trois embarrassés de leurspersonnages. Monsieur de Reybert, un homme de cinquante ans àfigure rébarbative, mais probe, était venu accompagné du vieuxMargueron et du notaire de Beaumont qui tenait une liasse de pièceset de titres. Quand toutes ces personnes virent paraître le comtedans son costume d’homme d’Etat, Georges Marest eut un légermouvement de colique, Joseph Bridau tressaillit&|160;; maisMistigris, qui se trouvait dans ces habits des dimanches et quid’ailleurs n’avait rien à se reprocher, dit assez haut : –Eh&|160;! bien, il est infiniment mieux comme ça.

– Petit drôle, dit le comte en l’amenant avec lui par uneoreille, nous faisons tous deux la décoration. – Avez-vous reconnuvotre ouvrage, mon cher Schinner&|160;? dit le comte en montrant leplafond à l’artiste.

– Monseigneur, répondit l’artiste, j’ai eu le tort de m’arroger,par bravade, un nom célèbre&|160;; mais cette journée m’oblige àvous faire de belles choses et à illustrer celui de JosephBridau.

– Vous avez pris ma défense, dit vivement le comte, et j’espèreque vous me ferez le plaisir de dîner avec moi, ainsi que notrespirituel Mistigris.

– Votre Seigneurie ne sait pas à quoi elle s’expose, ditl’effronté rapin. Ventre affamé n’a pas d’orteils.

– Bridau&|160;! s’écria le ministre frappé par un souvenir,seriez-vous parent d’un des plus ardents travailleurs de l’Empire,un Chef de Division qui a succombé victime de son zèle&|160;?

– Son fils, monseigneur, répondit Joseph en s’inclinant.

– Vous êtes le bien venu ici, reprit le comte en prenant la maindu peintre entre les siennes, j’ai connu votre père, et vous pouvezcompter sur moi comme sur un… oncle d’Amérique, ajouta monsieur deSérisy en souriant. Mais vous êtes trop jeune pour avoir desélèves, à qui donc est Mistigris&|160;?

– A mon ami Schinner qui me l’a prêté, reprit Joseph. Mistigrisse nomme Léon de Lora. Monseigneur, si vous vous souvenez de monpère, daignez penser à celui de ses fils qui se trouve accusé decomplot contre l’Etat et traduit devant la Cour des pairs…

– Ah&|160;! c’est vrai, dit le comte, j’y songerai, croyez-lebien. – Quant au prince Czerni-Georges, l’ami d’Ali-Pacha,l’aide-de-camp de Mina, dit le comte en s’avançant versGeorges.

– Lui&|160;?… mon second clerc, s’écria Crottat.

– Vous êtes dans l’erreur, maître Crottat, dit le comte d’un airsévère. Un clerc qui veut être notaire un jour, ne laisse pas despièces importantes dans les diligences à la merci desvoyageurs&|160;! Un clerc qui veut être notaire ne dépense pasvingt francs entre Paris et Moisselles&|160;! Un clerc qui veutêtre notaire ne s’expose pas à être arrêté comme transfuge…

– Monseigneur, dit Georges Marest, j’ai pu m’amuser à mystifierdes bourgeois en voyage&|160;; mais…

– Laissez donc parler Son Excellence, lui dit son patron en luidonnant un grand coup de coude dans le flanc.

– Un notaire doit avoir de bonne heure de la discrétion, de lafinesse, et ne pas prendre un ministre d’Etat pour un fabricant dechandelles…

– Je passe condamnation sur mes fautes, mais je n’ai pas laissémes actes à la merci… dit Georges.

– Vous commettez en ce moment la faute de donner un démenti à unministre d’Etat, à un pair de France, à un gentilhomme, à unvieillard, à un client. Cherchez votre projet de vente&|160;?

Le clerc froissa tous les papiers de son portefeuille.

– Ne brouillez pas vos papiers, dit le ministre d’Etat en tirantl’acte de sa poche, voici ce que vous cherchez.

Crottat tourna le papier trois fois, tant il était surpris.

– Comment&|160;! monsieur&|160;?… dit le notaire à Georges.

– Si je ne l’avais pas pris, reprit le comte, le père Léger, quin’est pas si niais que vous le croyez d’après ses questions surl’agriculture, car il vous prouvait qu’il faut toujours penser àson état, le père Léger aurait pu s’en saisir et deviner monprojet… . Vous me ferez aussi le plaisir de dîner avec moi, mais àla condition de nous raconter l’exécution du moucelim de Smyrne, etvous nous finirez les mémoires de quelque client que vous avez sansdoute lus avant le public.

– Schlague pour blague, dit Léon de Lora tout bas à JosephBridau.

– Messieurs, dit le comte au notaire de Beaumont, à Crottat, àmessieurs Margueron et de Reybert, passons de l’autre côté, nous nenous mettrons pas à table sans avoir conclu&|160;; car, comme ditMistigris, il faut savoir se traire à propos.

– Eh&|160;! bien, il est bien bon enfant, dit Léon de Lora àGeorges Marest.

– Oui, mais mon patron ne l’est pas, lui, bon enfant, et il mepriera d’aller blaguer ailleurs.

– Bah&|160;! vous aimez à voyager, dit Bridau.

– Quel savon le petit va recevoir de monsieur et madameMoreau&|160;?… s’écria Léon de Lora.

– Un petit imbécile, dit Georges. Sans lui, le comte se seraitamusé. C’est égal, la leçon est bonne, et si jamais on me reprend àparler en voiture&|160;!…

– Oh&|160;! c’est bien bête, dit Joseph Bridau.

– Et commun, fit Mistigris. Trop parler, suit, d’ailleurs.

Pendant que les affaires se traitaient entre monsieur Margueronet le comte de Sérisy, assistés chacun de leurs notaires, et enprésence de monsieur de Reybert, l’ex-régisseur était allé d’un paslent à son pavillon. Il y entra sans rien voir et s’assit sur lecanapé du salon où le petit Husson se mit dans un coin hors de savue, car la figure blême du protecteur de sa mère l’épouvanta.

– Eh&|160;! bien, mon ami, dit Estelle en entrant assez fatiguéepar tout ce qu’elle venait de faire, qu’as-tu donc&|160;?

– Ma chère, nous sommes perdus, et perdus sans ressources. Je nesuis plus régisseur de Presles, je n’ai plus la confiance ducomte.

– Et d’où vient&|160;?

– Le père Léger, qui était dans la voiture de Pierrotin, l’a misau fait de l’affaire des Moulineaux&|160;; mais ce n’est pas là cequi m’a pour jamais aliéné sa protection…

– Hé&|160;! quoi&|160;?

– Oscar a mal parlé de la comtesse, et il a révélé les maladiesde monsieur…

– Oscar&|160;?… s’écria madame Moreau. Tu es puni, mon cher, paroù tu as péché. C’était bien la peine de nourrir ce serpent-là danston sein&|160;?… Combien de fois je t’ai dit…

– Assez&|160;! fit Moreau d’une voix altérée.

En ce moment, Estelle et son mari découvrirent Oscar tapi dansun coin. Moreau fondit sur le malheureux enfant comme un milan sursa proie, l’empoigna par le collet de sa petite redingote olive etl’amena au jour d’une croisée.

– Parle, qu’as-tu donc dit à monseigneur dans la voiture&|160;?quel démon a délié ta langue, toi qui restes hébété toutes les foisque je t’interroge&|160;? Quelle était ton idée&|160;? lui dit lerégisseur avec une épouvantable violence.

Trop hébété pour pleurer, Oscar garda le silence en restantimmobile comme une statue.

– Viens demander pardon à Son Excellence, dit Moreau.

– Est-ce que Son Excellence s’inquiète d’une pareillevermine&|160;! s’écria la furieuse Estelle.

– Allons, viens au château, reprit Moreau.

Oscar s’affaissa comme une masse inerte et tomba par terre.

– Veux-tu venir&|160;? dit Moreau dont la colère s’allumadavantage de moments en moments.

– Non&|160;! non&|160;! grâce, s’écria Oscar qui ne voulut passe soumettre à un supplice pour lui pire que la mort.

Moreau prit alors Oscar par son habit, le traîna comme uncadavre par les cours que l’enfant remplit de ses cris, de sessanglots&|160;; il le traîna par le perron&|160;; et, d’un brasanimé par la rage, il le jeta beuglant et roide comme un pieu, dansle salon aux pieds du comte qui venait de terminer l’acquisitiondes Moulineaux et qui se rendait alors dans la salle à manger avectoute la compagnie.

– A genoux&|160;! à genoux&|160;! malheureux&|160;? demandepardon à celui qui t’a donné le pain de l’âme en t’obtenant unebourse au collége&|160;? criait Moreau.

Oscar, la face contre terre, écumait de rage, sans dire un mot.Tous les spectateurs tremblaient. Moreau, qui ne se posséda plus,offrait une face sanglante à force d’être injectée.

– Ce jeune homme n’est que vanité, dit le comte après avoirvainement attendu les excuses d’Oscar. Un orgueilleux s’humilie,car il y a de la grandeur dans certains abaissements. J’aigrand’peur que vous ne fassiez jamais rien de ce garçon.

Et le ministre d’Etat passa.

Moreau reprit Oscar et l’emmena chez lui. Pendant qu’on attelaitles chevaux à la calèche, il écrivit à madame Clapart la lettresuivante :

« Ma chère, Oscar vient de me ruiner. Pendant son voyage dans lavoiture à Pierrotin, ce matin, il a parlé des légèretés de madamela comtesse à Son Excellence elle-même qui voyageait incognito, etlui a dit à lui-même ses secrets sur la terrible maladie qu’il agagnée à passer tant de nuits en travaux dans ses diversesfonctions. Après m’avoir destitué, le comte m’a recommandé de nepas laisser coucher Oscar à Presles, et de le renvoyer. Aussi, pourlui obéir, fais-je en ce moment atteler mes chevaux à la calèche dema femme, et Brochon, mon valet d’écurie, va vous ramener ce petitmisérable. Nous sommes, ma femme et moi, dans une désolation quevous pouvez concevoir, mais que je renonce à vous peindre. Sous peude jours j’irai vous voir, car il faut que je prenne un parti. J’aitrois enfants, je dois songer à l’avenir, et je ne sais encore querésoudre, car mon intention est de montrer au comte ce que valentdix-sept ans de la vie d’un homme tel que moi. Riche de deux centsoixante mille francs, je veux arriver à une fortune qui mepermette d’être quelque jour presque l’égal de S. Exc. En ce momentje me sens capable de soulever des montagnes, de vaincred’insurmontables difficultés. Quel levier qu’une scèned’humiliations pareilles&|160;?… Quel sang Oscar a-t-il donc dansles veines&|160;? je ne puis vous faire de compliments sur lui, saconduite est celle d’une buse&|160;; au moment où je vous écris, iln’a pas encore pu prononcer un mot, ni répondre à toutes lesdemandes de ma femme ou de moi… Va-t-il devenir imbécile oul’est-il déjà&|160;? Chère amie, vous ne lui aviez donc pas fait saleçon avant de l’embarquer&|160;? Combien de malheurs vousm’eussiez évités en l’accompagnant comme je vous en avaisprié&|160;! Si Estelle vous effrayait, vous auriez pu rester àMoisselles. Enfin tout est dit. Adieu, à bientôt.

Votre dévoué serviteur et ami,

« Moreau. »

A huit heures du soir, madame Clapart, revenue d’une petitepromenade avec son mari, tricotait des bas d’hiver pour Oscar, à lalueur d’une seule chandelle. Monsieur Clapart attendait un de sesamis, nommé Poiret, qui venait parfois faire avec lui sa partie dedominos, car jamais il ne se hasardait à passer la soirée dans uncafé. Malgré la prudence que lui imposait la médiocrité de safortune, Clapart n’aurait pu répondre de sa tempérance au milieudes objets de consommation et en présence des habitués, dont lesrailleries l’eussent piqué.

– J’ai peur que Poiret ne soit venu, disait Clapart à safemme.

– Mais, mon ami, la portière nous l’aurait dit, lui réponditmadame Clapart.

– Elle peut bien l’avoir oublié&|160;!

– Pourquoi veux-tu qu’elle l’oublie&|160;?

– Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait oubliéquelque chose pour nous, car Dieu sait comme on traite les gens quin’ont pas équipage.

– Enfin, dit la pauvre femme pour changer de conversation ettâcher d’échapper aux pointilleries de Clapart, Oscar estmaintenant à Presles, il sera bien heureux dans cette belle terre,dans ce beau parc…

– Oui, attendez-en de belles choses, répondit Clapart, il ycausera du grabuge.

– Ne cesserez-vous donc pas d’en vouloir à ce pauvre enfant, quevous a-t-il fait&|160;? Hé&|160;! mon Dieu, si quelque jour noussommes à l’aise, peut-être le lui devrons-nous, car il a boncœur…

– Quand ce garçon-là réussira dans le monde, il y aura longtempsque nos os seront en gélatine, s’écria Clapart. Il aura donc bienchangé&|160;! Mais vous ne le connaissez pas, votre enfant, il estvantard, il est menteur, il est paresseux, il est incapable…

– Si vous alliez au-devant de monsieur Poiret, dit la pauvremère atteinte au cœur par cette diatribe qu’elle s’étaitattirée.

– Un enfant qui n’a jamais eu de prix dans ses classes&|160;!s’écria Clapart.

Aux yeux des bourgeois, remporter des prix dans ses classes estla certitude d’un bel avenir pour un enfant.

– En avez-vous eu&|160;? lui dit sa femme. Et Oscar a obtenu lequatrième accessit de philosophie.

Cette apostrophe imposa silence pour un moment à Clapart.

– Avec cela que madame Moreau doit l’aimer comme un clou, voussavez où&|160;?… elle tâchera de le faire prendre en grippe à sonmari… Oscar devenir régisseur de Presles&|160;?… mais il fautsavoir l’arpentage, se connaître à la culture…

– Il apprendra.

– Lui&|160;? la chatte&|160;! Gageons que s’il était en place,il ne serait pas une semaine sans commettre quelques balourdisesqui le feraient renvoyer par le comte de Sérisy&|160;?

– Mon Dieu, comment pouvez-vous vous acharner, dans l’avenir,contre un pauvre enfant plein de bonnes qualités, d’une douceurd’ange, et incapable de faire du mal à qui que ce soit&|160;!

En ce moment, les claquements de fouet d’un postillon, le bruitd’une calèche au grand trot, le piaffement de deux chevaux quis’arrêtèrent à la porte cochère de la maison avaient mis la rue dela Cerisaie en révolution. Clapart, qui entendit ouvrir toutes lesfenêtres, sortit sur le carré.

– On vous ramène Oscar en poste, s’écria-t-il d’un air où sasatisfaction se cachait sous une inquiétude réelle.

– Oh&|160;! mon Dieu, que lui est-il arrivé&|160;? dit la pauvremère saisie d’un tremblement qui la secoua comme une feuille estsecouée par le vent d’automne.

Brochon montait suivi d’Oscar et de Poiret.

– Mon Dieu&|160;! qu’est-il arrivé&|160;? répéta la mère ens’adressant au valet d’écurie.

– Je ne sais pas, mais monsieur Moreau n’est plus régisseur dePresles, on dit que c’est monsieur votre fils qui en est cause, etSa Seigneurie a ordonné de vous l’expédier. D’ailleurs, voilà lalettre de ce pauvre monsieur Moreau, qu’est changé, madame, à fairetrembler..

– Clapart, deux verres de vin pour le postillon et pourmonsieur, dit la mère qui s’alla jeter sur un fauteuil où elle lutla fatale lettre – Oscar, dit-elle en se traînant vers son lit, tuveux donc tuer ta mère… Après tout ce que je t’avais dit cematin.

Madame Clapart n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouit dedouleur.

Oscar resta stupide, debout. Madame Clapart revint à elle, enentendant son mari qui disait à Oscar en le remuant par le bras : –Répondras-tu&|160;?

– Allez vous mettre au lit, monsieur, dit-elle à son fils, etlaissez-le tranquille, monsieur Clapart, ne le rendez pas fou, caril est changé à faire peur.

Oscar n’entendit pas la phrase de sa mère, il était allé secoucher dès qu’il en avait reçu l’ordre.

Tous ceux qui se rappellent leur adolescence ne s’étonneront pasd’apprendre qu’après une journée si remplie d’émotions etd’événements, Oscar ait dormi du sommeil des justes, malgrél’énormité de ses fautes. Le lendemain, il ne trouva pas la natureaussi changée qu’il le croyait, et il fut étonné d’avoir faim, luiqui se regardait la veille comme indigne de vivre. Il n’avaitsouffert que moralement. A cet âge, les impressions morales sesuccèdent avec trop de rapidité pour que l’une n’affaiblisse pasl’autre, quelque profondément gravée que soit la première. Aussi,le système des punitions corporelles, quoique des philanthropesl’aient fortement attaqué dans ces derniers temps, est-ilnécessaire en certains cas pour les enfants&|160;; et d’ailleurs,il est le plus naturel, car la nature ne procède pas autrement,elle se sert de la douleur pour imprimer un durable souvenir de sesenseignements. Si, à la honte malheureusement passagère qui avaitsaisi Oscar la veille, le régisseur eût joint une peine afflictive,peut-être la leçon aurait-elle été complète. Le discernement aveclequel les corrections doivent être employées est le plus grandargument contre elles&|160;; car la nature ne se trompe jamais,tandis que le précepteur doit errer souvent.

Madame Clapart avait eu le soin d’envoyer son mari dehors afinde se trouver seule pendant la matinée avec son fils. Elle étaitdans un état à faire pitié. Ses yeux attendris par les larmes, safigure fatiguée par une nuit sans sommeil, sa voix affaiblie, touten elle demandait grâce en montrant une excessive douleur qu’ellen’aurait pu supporter une seconde fois. En voyant entrer Oscar,elle lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle et lui rappela d’unton doux, mais pénétré, les bienfaits du régisseur de Presles. Elledit à Oscar que, depuis six ans surtout, elle vivait desingénieuses charités de Moreau. La place de monsieur Clapart, dueau comte de Sérisy aussi bien que la demi-bourse à l’aide delaquelle Oscar avait achevé son éducation, cesserait tôt ou tard.Clapart ne pouvait pas prétendre à une retraite, ne comptant pointassez d’années de services au Trésor ni à la Ville pour en obtenirune. Le jour où monsieur Clapart n’aurait plus sa place, quedeviendraient-ils tous&|160;?

– Moi, dit-elle, dussé-je me mettre à garder les malades oudevenir femme de charge dans une grande maison, je saurai gagnermon pain et nourrir monsieur Clapart. Mais, toi, dit-elle à Oscar,que feras-tu&|160;? Tu n’as pas de fortune et tu dois t’en faireune, car il faut pouvoir vivre. Il n’existe que quatre grandescarrières, pour vous autres jeunes gens : le commerce,l’administration, les professions privilégiées et le servicemilitaire. Toute espèce de commerce exige des capitaux, nous n’enavons pas à te donner. A défaut de capitaux, un jeune homme apporteson dévouement, sa capacité&|160;; mais le commerce veut une grandediscrétion, et ta conduite d’hier ne permet pas d’espérer que tu yréussisses. Pour entrer dans une administration publique, on doit yfaire un long surnumérariat, y avoir des protections, et tu t’esaliéné le seul protecteur que nous eussions et le plus puissant detous. D’ailleurs, à supposer que tu fusses doué des moyensextraordinaires à l’aide desquels un jeune homme arrivepromptement, soit dans le commerce, soit dans l’administration, oùprendre de l’argent pour vivre et s’habiller pendant le temps qu’onemploie à apprendre son état&|160;?

Ici la mère se livra, comme toutes les femmes, à deslamentations verbeuses : comment allait-elle faire, privée dessecours en nature que la régie de Presles permettait à Moreau delui envoyer&|160;? Oscar avait renversé la fortune de sonprotecteur. Après le commerce et l’administration, carrièresauxquelles son fils ne devait pas songer, faute par elle de pouvoirl’entretenir, venaient les professions privilégiées du Notariat, duBarreau, des avoués et des huissiers. Mais il fallait faire sonDroit, étudier pendant trois ans, et payer des sommes considérablespour les inscriptions, pour les examens, pour les thèses et lesdiplômes&|160;; le grand nombre des aspirants forçait à sedistinguer par un talent supérieur&|160;; enfin la question del’entretien d’Oscar se représentait toujours.

– Oscar, dit-elle en terminant, j’avais mis en toi tout monorgueil et toute ma vie. En acceptant une vieillesse malheureuse,je reposais ma vue sur toi, je te voyais embrassant une bellecarrière et y réussissant. Cet espoir m’a donné le courage dedévorer les privations que j’ai subies depuis six ans pour tesoutenir au collège, où tu nous coûtais encore sept à huit centsfrancs, par an, malgré la demi-bourse. Maintenant que mon espérances’évanouit, ton sort m’effraie&|160;! Je ne puis pas disposer d’unsou sur les appointements de monsieur Clapart pour mon fils, à moi.Que vas-tu faire&|160;? Tu n’es pas assez fort en mathématiquespour entrer aux Ecoles Spéciales, et d’ailleurs où prendrais-je lestrois mille francs de pension qu’on exige&|160;? Voilà la vie commeelle est, mon enfant&|160;! Tu as dix-huit ans, tu es fort,engage-toi comme soldat, ce sera la seule manière de gagner tonpain…

Oscar ne savait rien encore de la vie. Comme tous les enfants dequi l’on a pris soin en leur cachant la misère au logis, ilignorait la nécessité de faire fortune&|160;; le mot Commerce nelui apportait aucune idée, et le mot Administration ne lui disaitpas grand’chose, car il n’en apercevait pas les résultats&|160;; ilécoutait donc d’un air soumis, qu’il essayait de rendre penaud, lesremontrances de sa mère, mais elles se perdaient dans le vide.Néanmoins, l’idée d’être soldat, et les larmes qui roulaient dansles yeux de sa mère, firent pleurer cet enfant. Aussitôt que madameClapart vit les joues d’Oscar sillonnées de pleurs, elle se trouvasans force&|160;; et, comme toutes les mères en pareil cas, ellechercha la péroraison qui termine ces espèces de crises où ellessouffrent à la fois leurs douleurs et celles de leurs enfants.

– Allons, Oscar, promets-moi d’être discret à l’avenir, de neplus parler à tort et à travers, de réprimer ton sot amour-propre,de, etc., etc.

Oscar promit tout ce que sa mère lui demanda de promettre, etaprès l’avoir attiré doucement à elle, madame Clapart finit parl’embrasser pour le consoler d’avoir été grondé.

– Maintenant, dit-elle, tu écouteras ta mère, tu suivras sesavis, car une mère ne peut donner que de bons conseils à son fils.Nous irons chez ton oncle Cardot. Là est notre dernière espérance.Cardot a dû beaucoup à ton père, qui en lui accordant sa sœur,mademoiselle Husson, avec une énorme dot pour ce temps-là, lui apermis de faire une grande fortune dans la soierie. Je pense qu’ilte placera chez monsieur Camusot, son successeur et son gendre, ruedes Bourdonnais… Mais, vois-tu, ton oncle Cardot a quatre enfants.Il a donné son établissement du Cocon-d’Or à sa fille aînée, madameCamosot. Si Camusot a des millions, il a aussi quatre enfants dedeux lits différents, et il sait à peine que nous existons. Cardota marié Marianne, sa seconde fille, à monsieur Protez, de la maisonProtez et Chiffreville. L’Etude de son fils aîné, le notaire, acoûté quatre cent mille francs, et il vient d’associer JosephCardot, son second fils, à la maison de droguerie Matifat. Tononcle Cardot aura donc bien des raisons pour ne pas s’occuper detoi, qu’il voit quatre fois par an. Il n’est jamais venu me rendrevisite ici : tandis qu’il savait bien, lui, venir me voir chezMadame-mère pour obtenir les fournitures des Altesses impériales,de l’Empereur et des grands de sa cour. Maintenant les Camusot fontles ultrà&|160;! Camusot a marié le fils de sa première femme à lafille d’un huissier du cabinet du roi&|160;! Le monde est bienbossu quand il se baisse&|160;! Enfin, c’est habile, le Cocon-d’Ora la pratique de la Cour sous les Bourbons comme sous l’Empereur.Demain nous irons donc chez ton oncle Cardot, j’espère que tusauras t’y tenir comme il faut&|160;; car là, je te le répète, estnotre dernier espoir.

Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf desa femme, mademoiselle Husson, à qui le fournisseur, au temps de sasplendeur, avait donné cent mille francs de dot en argent. Cardot,le premier commis du Cocon-d’Or, une des plus vieilles maisons deParis, avait acheté cet établissement en 1793, au moment où sespatrons étaient ruinés par le maximum&|160;; et l’argent de la dotde mademoiselle Husson lui avait permis de faire une fortunepresque colossale en dix ans. Pour établir richement ses enfants,il avait eu l’idée ingénieuse de placer en viager une somme detrois cent mille francs sur la tête de sa femme et sur la sienne,ce qui lui produisait trente mille livres de renie. Quant à sescapitaux, il les avait partagés en trois dots de chacune quatrecent mille francs pour ses enfants. Le Cocon d’or, la dot de safille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Le bonhomme,presque septuagénaire, pouvait donc dépenser et dépensait sestrente mille francs par an, sans nuire aux intérêts de ses enfants,tous supérieurement établis, et dont les témoignages d’affectionn’étaient alors entachés d’aucune pensée cupide. L’oncle Cardothabitait à Belleville, une des premières maisons situées au-dessusde la Courtille. Il y occupait, à un premier étage d’où l’onplanait sur la vallée de la Seine, un appartement de mille francs,à l’exposition du midi, et avec la jouissance exclusive d’un grandjardin&|160;; aussi ne s’embarrassait-il guère des trois ou quatreautres locataires logés dans cette vaste maison de campagne. Assurépar un long bail de finir là ses jours, il vivait assezmesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l’anciennefemme de chambre de feu madame Cardot qui s’attendaient àrecueillir chacune quelque six cents francs de rente à sa mort, etqui, par conséquent, ne le volaient point. Ces deux femmesprenaient de leur maître des soins inouïs et s’y intéressaientd’autant plus que personne n’était moins tracassier ni moinsvétilleux que lui. L’appartement, meublé par feu madame Cardot,restait dans le même état depuis six ans, le vieillard s’encontentait&|160;; il ne dépensait pas en tout mille écus par an,car il dînait à Paris cinq fois par semaine, et rentrait tous lessoirs à minuit dans un fiacre attitré dont l’établissement setrouvait à la barrière de la Courtille. La cuisinière n’avait guèreà s’occuper que du déjeuner. Le bonhomme déjeunait à onze heures,puis il s’habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairementles bourgeois préviennent quand ils dînent en ville, le pèreCardot, lui, prévenait quand il dînait chez lui.

Ce petit vieillard, gras, frais, trapu, fort, était comme dit lepeuple, toujours tiré à quatre épingles&|160;; c’est-à-diretoujours en bas de soie noire, en culotte de pou-de-soie, gilet depiqué blanc, linge éblouissant, habit bleu-barbeau, gants de soieviolette, des boucles d’or à ses souliers et à sa culotte, enfin unoeil de poudre et une petite queue ficelée avec un ruban noir. Safigure se faisait remarquer par des sourcils épais comme desbuissons sous lesquels pétillaient des yeux gris, et par un nezcarré, gros et long qui lui donnait l’air d’un ancien prébendier.Cette physionomie tenait parole.

Le père Cardot appartenait en effet à cette race de Géronteségrillards qui disparaît de jour en jour et qui défrayait deTurcarets les romans et les comédies du dix-huitième siècle.L’oncle Cardot disait : Belle dame&|160;! il reconduisait envoiture les femmes qui se trouvaient sans protecteur&|160;; il semettait à leur disposition, selon son expression, avec des façonschevaleresques. Sous son air calme, sous son front neigeux, ilcachait une vieillesse uniquement occupée de plaisir. Entre hommes,il professait hardiment l’épicuréisme et se permettait desgaudrioles un peu fortes. Il n’avait pas trouvé mauvais que songendre Camusot fît la cour à la charmante actrice Coralie, carlui-même était secrètement le Mécène de mademoiselle Florentine,première danseuse du théâtre de la Gaîté. Mais de cette vie et deces opinions, il ne paraissait rien chez lui, ni dans sa conduiteextérieure. L’oncle Cardot, grave et poli, passait pour êtrepresque froid, tant il affichait de décorum, et une dévote l’eûtappelé hypocrite. Ce digne monsieur haïssait particulièrement lesprêtres, il faisait partie de ce grand troupeau de niais abonnés auConstitutionnel, et se préoccupait beaucoup des refus desépultures. Il adorait Voltaire, quoique ses préférences fussentpour Piron, Vadé, Collé. Naturellement il admirait Béranger, qu’ilappelait ingénieusement le grand prêtre de la religion de Lisette.Ses filles, madame Camusot et madame Protez, ses deux fils,seraient, suivant une expression populaire, tombés de leur haut, siquelqu’un leur eût expliqué ce que leur père entendait par :chanter la mère Godichon&|160;! Ce sage vieillard n’avait pointparlé de ses rentes viagères à ses enfants, qui, le voyant vivre simesquinement, songeaient tous qu’il s’était dépouillé de sa fortunepour eux, et redoublaient de soins et de tendresse. Aussi, parfoisdisait-il à ses fils : – « Ne perdez pas votre fortune, car je n’enai point à vous laisser. » Camusot, à qui il trouvait beaucoup deson caractère et qu’il aimait assez pour le mettre de ses partiesfines, était le seul dans le secret de trente mille livres derentes viagères. Camusot approuvait fort la philosophie dubonhomme, qui, selon lui, après avoir fait le bonheur de sesenfants et si noblement rempli ses devoirs, pouvait bien finirjoyeusement la vie. – « Vois-tu, mon ami, lui disait l’ancien chefdu Cocon-d’Or, je pouvais me remarier, n’est-ce pas&|160;? Unejeune femme m’aurait donné des enfants… . Oui, j’en aurais eu,j’étais dans l’âge où l’on en a toujours… . Eh&|160;! bien,Florentine ne me coûte pas si cher qu’une femme, elle ne m’ennuiepas, elle ne me donnera point d’enfants, et ne mangera jamais votrefortune. »

Camusot proclamait, dans le père Cardot, le sens le plus exquisde la famille&|160;; il le regardait comme un beau-père accompli. –« Il sait, disait-il, concilier l’intérêt de ses enfants avec lesplaisirs qu’il est bien naturel de goûter dans la vieillesse, aprèsavoir subi tous les tracas du commerce. »

Ni les Cardot, ni les Camusot ni les Protez ne soupçonnaientl’existence de leur ancienne tante madame Clapart. Les relations defamille étaient restreintes à l’envoi des billets de faire part encas de mort ou de mariage, et des cartes au jour de l’an. La fièremadame Clapart ne faisait céder ses sentiments qu’à l’intérêt deson Oscar, et devant son amitié pour Moreau, la seule personne quilui fût demeurée fidèle dans le malheur. Elle n’avait pas fatiguéle vieux Cardot de sa présence ni de ses importunités&|160;; maiselle s’était attachée à lui comme à une espérance, elle allait levoir une fois tous les trimestres, elle lui parlait d’Oscar Husson,le neveu de feu la respectable madame Cardot, et le lui amenaittrois fois pendant les vacances. A chaque visite, le bonhomme avaitfait dîner Oscar au Cadran-Bleu, l’avait mené le soir à la Gaîté,et l’avait ramené rue de la Cerisaie. Une fois, après l’avoirhabillé tout à neuf, il lui avait donné la timbale et le couvertd’argent exigés dans le trousseau du collége. La mère d’Oscartâchait de prouver au bonhomme qu’il était chéri de son neveu, ellelui parlait toujours de cette timbale, de ce couvert, et de cecharmant habillement dont il ne restait plus que le gilet. Mais cespetites finesses nuisaient plus à Oscar qu’elles ne le servaientauprès d’un vieux renard aussi madré que l’oncle Cardot. Le pèreCardot n’avait jamais aimé beaucoup sa défunte, grande femme, sècheet rousse&|160;; il connaissait d’ailleurs les circonstances dumariage de feu Husson avec la mère d’Oscar&|160;; et, sans lamésestimer le moins du monde, il n’ignorait pas que le jeune Oscarétait posthume&|160;; ainsi, son pauvre neveu lui semblaitparfaitement étranger aux Cardot. En ne prévoyant pas le malheur,la mère d’Oscar n’avait pas remédié à ces défauts d’attache entreOscar et son oncle, en inspirant au marchand de l’amitié pour sonneveu dès le jeune âge. Semblable à toutes les femmes qui seconcentrent dans le sentiment de la maternité, madame Clapart ne semettait guère à la place de l’oncle Cardot, elle croyait qu’ildevait s’intéresser énormément à un si délicieux enfant, et quiportait enfin le nom de feu madame Cardot.

– Monsieur, c’est la mère d’Oscar, votre neveu, dit la femme dechambre à monsieur Cardot qui se promenait dans son jardin enattendant son déjeuner après avoir été rasé, poudré par soncoiffeur.

– Bonjour, belle dame, dit l’ancien marchand de soieries ensaluant madame Clapart et s’enveloppant dans sa robe de chambre enpiqué blanc. Eh&|160;! eh&|160;! votre petit gaillard grandit,ajouta-t-il en prenant Oscar par une oreille.

– Il a fini ses classes, et il a bien regretté que son cheroncle n’assistât pas à la distribution des prix de Henri IV, car ila été nommé. Le nom de Husson, qu’il portera dignement,espérons-le, a été proclamé…

– Diable&|160;! diable&|160;! fit le petit vieillard ens’arrêtant. Madame Clapart, Oscar et lui se promenaient sur uneterrasse devant des orangers, des myrtes et des grenadiers. Etqu’a-t-il eu&|160;?

– Le quatrième accessit de philosophie, répondit glorieusementla mère.

– Oh&|160;! le gaillard a du chemin à faire pour rattraper letemps perdu, s’écria l’oncle Cardot, car finir par unaccessit&|160;?.. ce n’est pas le Pérou&|160;! Vous déjeunez avecmoi&|160;? reprit-il.

– Nous sommes à vos ordres, répondit madame Clapart. Ah&|160;!mon bon monsieur Cardot, quelle satisfaction pour des pères etmères quand leurs enfants débutent bien dans la vie&|160;! Sous cerapport, comme sous tous les autres d’ailleurs, dit-elle en sereprenant, vous êtes un des plus heureux pères que je connaisse…Sous votre vertueux gendre et votre aimable fille, le Cocon-d’Orest resté le premier établissement de Paris. Voilà votre aînédepuis dix ans à la tête de la plus belle Etude de notaire de lacapitale et richement marié. Votre dernier vient de s’associer à laplus riche maison de droguerie. Enfin vous avez de charmantespetites-filles. Vous vous voyez le chef de quatre grandes familles…– Laisse-nous, Oscar, va voir le jardin sans toucher auxfleurs.

– Mais il a dix-huit ans, dit l’oncle Cardot en souriant decette recommandation qui rapetissait Oscar.

– Hélas&|160;! oui, mon bon monsieur Cardot, et, après avoir pul’amener jusque-là, ni tortu ni bancal, sain d’esprit et de corps,après avoir tout sacrifié pour lui donner de l’éducation, il seraitbien dur de ne pas le voir sur le chemin de la fortune.

– Mais ce monsieur Moreau, par qui vous avez eu sa demi-bourseau collége Henri IV, le lancera dans une bonne voie, dit l’oncleCardot avec une hypocrisie cachée sous un air bonhomme.

– Monsieur Moreau peut mourir, dit-elle, et d’ailleurs il estbrouillé sans raccommodement possible avec monsieur le comte deSérisy, son patron.

– Diable&|160;! diable&|160;!… Ecoutez, madame, je vous voisvenir…

– Non, monsieur, dit la mère d’Oscar en interrompant net levieillard qui par égard pour une belle dame retint le mouvementd’humeur qu’on éprouve à se voir interrompu. Hélas&|160;! vous nesavez rien des angoisses d’une mère qui, depuis sept ans, estforcée de prendre pour son fils une somme de six cents francs paran sur les dix-huit cents francs d’appointements de son mari… Oui,monsieur, voilà toute notre fortune. Ainsi, que puis-je pour monOscar&|160;? Monsieur Clapart exècre tellement ce pauvre enfant,qu’il m’est impossible de le garder à la maison. Une pauvre femme,seule au monde, ne devait-elle pas dans cette circonstance venirconsulter le seul parent que son fils ait sous le ciel&|160;?

– Vous avez eu raison, répondit le bonhomme Cardot. Vous nem’aviez jamais rien dit de tout cela…

– Ah&|160;! monsieur, reprit fièrement madame Clapart, vous êtesle dernier à qui je confierais jusqu’où va ma misère. Tout est mafaute, j’ai pris un mari dont l’incapacité dépasse toute croyance.Oh&|160;! je suis bien malheureuse…

– Ecoutez, madame, reprit gravement le petit vieillard, nepleurez pas. J’éprouve un mal affreux à voir pleurer une belledame… Après tout, votre fils se nomme Husson, et si ma chèredéfunte vivait, elle ferait quelque chose pour le nom de son pèreet de son frère…

– Elle aimait bien son frère, s’écria la mère d’Oscar.

– Mais toute ma fortune est donnée à mes enfants qui n’ont plusrien à attendre de moi, dit le vieillard en continuant, je leur aipartagé les deux millions que j’avais, car j’ai voulu les voirheureux et avec toute leur fortune de mon vivant. Je ne me suisréservé que des rentes viagères&|160;; et, à mon âge, on tient àses habitudes… Savez-vous sur quelle route il faut pousser cegaillard-là&|160;? dit-il en rappelant Oscar et lui prenant lebras, faites-lui faire son Droit, je paierai les inscriptions etles frais de thèse&|160;; mettez-le chez un procureur, qu’il yapprenne le métier de la chicane&|160;; s’il va bien, s’il sedistingue, s’il aime l’état, si je vis encore, chacun de mesenfants lui prêtera le quart d’une charge en temps et lieu&|160;;moi, je lui prêterai son cautionnement. Vous n’avez donc, d’ici là,qu’à le nourrir et l’habiller, il mangera bien un peu de vacheenragée&|160;; mais il apprendra la vie. Eh&|160;! eh&|160;! moi,je suis parti de Lyon avec deux doubles louis que m’avait donnés magrand’mère, je suis venu à pied à Paris, et me voilà. Le jeûneentretient la santé. Jeune homme, de la discrétion, de la probité,du travail, et l’on arrive&|160;! on a bien du plaisir à gagner safortune&|160;; et quand on a conservé des dents, on la mange à safantaisie dans sa vieillesse, en chantant, comme moi, de temps àautre, la Mère Godichon&|160;! Souviens-toi de mes paroles :probité, travail et discrétion.

– Entends-tu, Oscar&|160;? dit la mère. Ton oncle met en troismots le résumé de toutes mes paroles, et tu devrais te graver ledernier en lettres de feu dans ta mémoire…

– Oh&|160;! il y est, répondit Oscar.

– Eh&|160;! bien, remercie donc ton oncle, n’entends-tu pasqu’il se charge de ton avenir. Tu peux devenir avoué à Paris.

– Il ignore la grandeur de ses destinées, répondit le petitvieillard en voyant l’air hébété d’Oscar, il sort du collège.Ecoute, je ne suis pas bavard, reprit l’oncle. Souviens-toi qu’àton âge la probité ne s’établit qu’en sachant résister auxtentations, et dans une grande ville comme Paris, il s’en trouve àchaque pas. Demeure chez ta mère, dans une mansarde&|160;; va toutdroit à ton Ecole, de là reviens à ton Etude, pioches-y soir etmatin, étudie chez ta mère, deviens à vingt-deux ans second clerc,à vingt-quatre ans premier&|160;; sois savant, et ton affaire estdans le sac. Eh&|160;! bien, si l’état te déplaisait, tu pourraisentrer chez mon fils le notaire, et devenir son successeur… Ainsi,travail, patience, discrétion, probité, voilà tes jalons.

– Et Dieu veuille que vous viviez encore trente ans, pour voirvotre cinquième enfant réalisant tout ce que nous attendons de lui,s’écria madame Clapart en prenant la main de l’oncle Cardot et lalui serrant par un geste digne de sa jeunesse.

– Allons déjeuner, répondit le bon petit vieillard en emmenantOscar par une oreille.

Pendant le déjeuner, l’oncle Cardot observa son neveu sans enavoir l’air, et remarqua qu’il ne savait rien de la vie.

– Envoyez-le-moi de temps en temps, dit-il à madame Clapart enla congédiant et lui montrant Oscar, je vous le formerai.

Cette visite calma les chagrins de la pauvre femme, quin’espérait pas un si beau succès. Pendant quinze jours, elle sortitavec Oscar pour le promener, le surveilla presque tyranniquement,et atteignit ainsi à la fin du mois d’octobre. Un matin, Oscar vitentrer le redoutable régisseur qui surprit le pauvre ménage de larue de la Cerisaie déjeunant d’une salade de hareng et de laitue,avec une tasse de lait pour dessert.

– Nous sommes établis à Paris, et nous n’y vivons pas comme àPresles, dit Moreau qui voulait ainsi annoncer à madame Clapart lechangement apporté dans leurs relations par la faute d’Oscar, maisj’y serai peu. Je me suis associé avec le père Léger et le pèreMargueron de Beaumont. Nous sommes marchands de biens, et nousavons commencé par acheter la terre de Persan. Je suis le chef decette société qui a réuni un million, car j’ai emprunté sur mesbiens. Quand je trouve une affaire, le père Léger et moi nousl’examinons, mes associés ont chacun un quart et moi moitié dansles bénéfices, car je me donne toute la peine&|160;; aussi serai-jetoujours sur les routes. Ma femme vit à Paris, dans le faubourg duRoule, bien modestement. Quand nous aurons réalisé quelquesaffaires, quand nous ne risquerons plus que des bénéfices, si noussommes contents d’Oscar, peut-être l’employerons-nous.

– Allons, mon ami, la catastrophe due à la légèreté de monmalheureux enfant sera sans doute la cause d’une brillante fortunepour vous&|160;; car, vraiment, vous enterriez vos moyens et votreénergie à Presles…

Puis madame Clapart raconta sa visite à l’oncle Cardot afin demontrer à Moreau qu’elle et son fils pouvaient ne plus lui être àcharge.

– Il a raison, ce vieux bonhomme, reprit l’ex-régisseur, il fautmaintenir Oscar dans cette voie avec un bras de fer, et il seracertainement notaire ou avoué. Mais qu’il ne s’écarte pas dusentier tracé. Ah&|160;! j’ai votre affaire. La pratique d’unmarchand de biens est importante, et l’on m’a parlé d’un avoué quivient d’acheter un titre-nu, c’est-à-dire une Etude sansclientelle. C’est un jeune homme dur comme une barre de fer, âpre àl’ouvrage, un cheval d’une activité féroce&|160;; il se nommeDesroches, je vais lui offrir toutes nos affaires à la condition deme morigéner Oscar&|160;; je lui proposerai de le prendre chez luimoyennant neuf cents francs, j’en donnerai trois cents, ainsi votrefils ne vous coûtera que six cents francs, et je vais bien lerecommander à monsieur le prieur. Si l’enfant veut devenir unhomme, ce sera sous cette férule&|160;; car il sortira de là,notaire, avocat ou avoué.

– Allons, Oscar, remercie donc ce bon monsieur Moreau, tu es làcomme un terme&|160;! Tous les jeunes gens qui font des sottisesn’ont pas le bonheur de rencontrer des amis qui s’intéressentencore à eux après en avoir reçu du chagrin…

– La meilleure manière de faire ta paix avec moi, dit Moreau enserrant la main d’Oscar, c’est de travailler avec une applicationsoutenue et de te bien conduire…

Dix jours après, Oscar fut présenté par l’ex-régisseur à maîtreDesroches, avoué, récemment établi rue de Béthisy, dans un vasteappartement au fond d’une cour étroite, et d’un prix relativementmodique. Desroches, jeune homme de vingt-six ans, élevé durementpar un père d’une excessive sévérité, né de parents pauvres,s’était vu dans les conditions où se trouvait Oscar&|160;; il s’yintéressa donc, mais comme il pouvait s’intéresser à quelqu’un,avec les apparences de dureté qui le caractérisent. L’aspect de cejeune homme sec et maigre, à teint brouillé, à cheveux taillés enbrosse, bref dans ses discours, à l’oeil pénétrant et d’unevivacité sombre, terrifia le pauvre Oscar.

– Ici, l’on travaille jour et nuit, dit l’avoué du fond de sonfauteuil et derrière une longue table où les papiers étaientamoncelés en forme d’Alpes. Monsieur Moreau, nous ne vous letuerons pas, mais il faudra qu’il marche à notre pas. – MonsieurGodeschal&|160;! cria-t-il.

Quoique ce fût un dimanche, le premier clerc se montra, la plumeà la main.

– Monsieur Godeschal, voici l’apprenti bazochien de qui je vousai parlé, et à qui monsieur Moreau prend le plus vif intérêt&|160;;il dînera avec nous et prendra la petite mansarde à côté de votrechambre&|160;; vous lui mesurerez le temps nécessaire pour allerd’ici à l’Ecole de Droit et revenir, de manière à ce qu’il n’aitpas cinq minutes à perdre&|160;; vous veillerez à ce qu’il apprennele Code et devienne fort à ses Cours, c’est-à-dire que, quand ilaura fini ses travaux d’Etude, vous lui donnerez des auteurs àlire&|160;; enfin, il doit être sous votre direction immédiate, etj’y aurai l’oeil. On veut faire de lui ce que vous vous êtes faitvous-même, un premier clerc habile, pour le jour où il prêtera sonserment d’avocat. – Allez avec Godeschal, mon petit ami, il va vousmontrer votre gîte et vous vous y emménagerez. – Vous voyezGodeschal&|160;?… reprit Desroches en s’adressant à Moreau, c’estun garçon qui, comme moi, n’a rien&|160;; il est le frère deMariette, la fameuse danseuse qui lui amasse de quoi traiter dansdix ans. Tous mes clercs sont des gaillards qui ne doivent compterque sur leurs dix doigts pour gagner leur fortune. Aussi mes cinqclercs et moi, travaillons-nous autant que douze autres&|160;! Dansdix ans, j’aurai la plus belle clientelle de Paris. Ici l’on sepassionne pour les affaires et pour les clients&|160;! et celacommence à se savoir. J’ai pris Godeschal à mon confrère Derville,il n’était que second clerc et depuis quinze jours&|160;; mais nousnous sommes connus dans cette grande Etude. Chez moi, Godeschal amille francs, la table et le logement. C’est un garçon qui me vaut,il est infatigable&|160;! Je l’aime, ce garçon&|160;! il a su vivreavec six cents francs, comme moi, quand j’étais clerc. Ce que jeveux surtout, c’est une probité sans tache&|160;; et quand on lapratique ainsi dans l’indigence, on est un homme. A la moindrefaute, dans ce genre, un clerc sortira de mon Etude.

– Allons, l’enfant est à la bonne école, dit Moreau.

Pendant deux ans entiers, Oscar vécut rue de Béthisy, dansl’antre de la Chicane, car si jamais cette expression surannée a pus’appliquer à une Etude, ce fut à celle de Desroches. Sous cettesurveillance à la fois méticuleuse et habile, il fut maintenu dansses heures et dans ses travaux avec une telle rigidité, que sa vieau milieu de Paris ressemblait à celle d’un moine.

A cinq heures du matin, en tout temps, Godeschal s’éveillait. Ildescendait avec Oscar à l’Etude afin d’économiser le feu en hiver,et ils trouvaient toujours le patron levé, travaillant. Oscarfaisait des expéditions pour l’Etude et préparait ses leçons pourl’Ecole&|160;; mais il les préparait sur des proportions énormes.Godeschal et souvent le patron indiquaient à leur élève les auteursà compulser et les difficultés à vaincre. Oscar ne quittait unTitre du Code qu’après l’avoir approfondi et satisfait tour à tourson patron et Godeschal, qui lui faisaient subir des examenspréparatoires plus sérieux et plus longs que ceux de l’Ecole deDroit. Revenu du Cours où il restait peu de temps, il reprenait saplace à l’Etude, il y retravaillait, il allait au Palais parfois,il était enfin à la dévotion du terrible Godeschal, jusqu’au dîner.Le dîner, celui du patron d’ailleurs, consistait en un gros plat deviande, un plat de légumes et une salade. Le dessert se composaitd’un morceau de fromage de Gruyère. Après le dîner, Godeschal etOscar rentraient à l’Etude et y travaillaient jusqu’au soir. Unefois par mois, Oscar allait déjeuner chez son oncle Cardot, et ilpassait les dimanches chez sa mère. De temps en temps, Moreau,quand il venait à l’Etude pour ses affaires, emmenait Oscar dînerau Palais-Royal et le régalait en lui faisant voir quelquespectacle. Oscar avait été si bien rembarré par Godeschal et parDesroches à propos de ses velléités d’élégance, qu’il ne pensaitplus à la toilette.

– Un bon clerc, lui disait Godeschal, doit avoir deux habitsnoirs (un neuf et un vieux), un pantalon noir, des bas noirs et dessouliers. Les bottes coûtent trop cher. On a des bottes quand onest avoué. Un clerc ne doit pas dépenser en tout plus de sept centsfrancs. On porte de bonnes grosses chemises de forte toile.Ah&|160;! quand on part de zéro pour arriver à la fortune, il fautsavoir se réduire au nécessaire. Voyez monsieur Desroches&|160;? ila fait ce que nous faisons, et le voilà arrivé.

Godeschal prêchait d’exemple. S’il professait les principes lesplus stricts sur l’honneur, sur la discrétion, sur la probité, illes pratiquait sans emphase, comme il respirait, comme il marchait.C’était le jeu naturel de son âme, comme la marche et larespiration sont le jeu des organes. Dix-huit mois aprèsl’installation d’Oscar, le second clerc eut pour la deuxième foisune légère erreur dans le compte de sa petite caisse. Godeschal luidit devant toute l’Etude : – Mon cher Gaudet, allez-vous-en d’icide votre propre mouvement, pour qu’on ne dise pas que le patronvous a renvoyé. Vous êtes ou distrait ou peu exact, et le plusléger de ces défauts ne vaut rien ici. Le patron n’en saura rien,voilà tout ce que je puis pour un camarade.

A vingt ans, Oscar se vit troisième clerc de l’Etude de maîtreDesroches. S’il ne gagnait rien encore, il fut nourri, logé, car ilfaisait la besogne d’un second clerc. Desroches occupait deuxmaîtres-clercs, et le second clerc pliait sous le poids de sestravaux. En atteignant à la fin de sa seconde année de Droit,Oscar, déjà plus fort que beaucoup de Licenciés, faisait le Palaisavec intelligence, et plaidait quelques référés. Enfin Godeschal etDesroches étaient contents de lui. Seulement, quoique devenupresque raisonnable, il laissait voir une propension au plaisir etune envie de briller que comprimaient la discipline sévère et lelabeur continu de cette vie. Le marchand de biens, satisfait desprogrès du clerc, se relâcha de sa rigueur. Quand, au mois dejuillet 1825, Oscar passa ses derniers examens à boules blanches,Moreau lui donna de quoi s’habiller élégamment. Madame Clapart,heureuse et fière de son fils, préparait un superbe trousseau aufutur Licencié, au futur second clerc. Dans les familles pauvres,les présents ont toujours l’opportunité d’une chose utile. A larentrée, au mois de novembre, Oscar Husson eut la chambre du secondclerc qu’il remplaçait enfin, il eut huit cents francsd’appointements, la table et le logement. Aussi l’oncle Cardot, quivint secrètement chercher des informations sur son neveu auprès deDesroches, promit-il à madame Clapart de mettre Oscar en état detraiter d’une Etude, s’il continuait ainsi.

Malgré de si sages apparences, Oscar Husson se livrait de rudescombats dans son for intérieur. Il voulait par moments quitter unevie si directement contraire à ses goûts et à son caractère. Iltrouvait les forçats plus heureux que lui. Meurtri par le collierde ce régime de fer, il lui prenait des envies de fuir en secomparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souventemporté par des mouvements de folie vers les femmes, il serésignait, mais en tombant dans un dégoût profond de la vie.Soutenu par l’exemple de Godeschal, il était entraîné plutôt queporté de lui-même à rester dans un si rude sentier. Godeschal quiobservait Oscar, avait pour principe de ne pas exposer son pupilleaux séductions. Le plus souvent le clerc restait sans argent, ou enpossédait si peu qu’il ne pouvait se livrer à aucun excès. Danscette dernière année, le brave Godeschal avait fait cinq ou sixparties de plaisir avec Oscar en le défrayant, car il comprit qu’ilfallait lâcher de la corde à ce jeune chevreau attaché. Cesfrasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrentOscar à supporter l’existence&|160;; car il s’amusait peu chez sononcle Cardot et encore moins chez sa mère, qui vivait encore pluschichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal,se familiariser avec Oscar, et peut-être ce sincère protecteur dujeune Husson se servit-il de Godeschal pour initier le pauvreenfant aux mystères de la vie. Oscar devenu discret avait fini parmesurer, au contact des affaires, l’étendue de la faute commisedurant son fatal voyage en coucou&|160;; mais, la masse de sesfantaisies réprimées, la folie de la jeunesse pouvaient encorel’entraîner. Néanmoins, à mesure qu’il prenait connaissance dumonde et de ses lois, sa raison se formait, et pourvu que Godeschalne le perdît pas de vue, Moreau se flattait d’amener à bien le filsde madame Clapart.

– Comment va-t-il&|160;? demanda le marchand de biens au retourd’un voyage qui l’avait tenu pendant quelques mois éloigné deParis.

– Toujours trop de vanité, répondit Godeschal. Vous lui donnezde beaux habits et du beau linge, il a des jabots d’agent dechange, et mon mirliflor va le dimanche aux Tuileries, chercher desaventures. Que voulez-vous&|160;? c’est jeune. Il me tourmente pourque je le présente à ma sœur, chez laquelle il verrait une fameusesociété : des actrices, des danseuses, des élégants, des gens quimangent leur fortune… Il n’a pas l’esprit tourné à être avoué, j’enai peur. Il parle assez bien cependant, il pourrait être avocat, ilplaiderait des affaires bien préparées…

Au mois de novembre 1825, au moment où Oscar Husson pritpossession de son poste et où il se disposait à soutenir sa thèsepour la Licence, il entra chez Desroches un nouveau quatrième clercpour combler le vide produit par la promotion d’Oscar.

Ce quatrième clerc, nommé Frédéric Marest, se destinait à lamagistrature, et achevait sa troisième année de Droit. C’était,d’après les renseignements obtenus par la police de l’Etude, unbeau fils de vingt-trois ans, enrichi d’une douzaine de millelivres de rente par la mort d’un oncle célibataire, et fils d’unemadame Marest, veuve d’un riche marchand de bois. Le futurSubstitut, animé du louable désir de savoir son métier dans sesplus petits détails, se mettait chez Desroches avec l’intentiond’étudier la Procédure et d’être capable de remplir la place deprincipal clerc en deux ans. Il comptait faire son stage d’avocat àParis, afin d’être apte à exercer les fonctions du poste qu’on nerefuserait pas à un jeune homme riche. Se voir, à trente ans,Procureur du roi dans un tribunal quelconque, était toute sonambition, Quoique ce Frédéric fût le cousin-germain de GeorgesMarest, comme le mystificateur du voyage à Presles n’avait dit sonnom qu’à Moreau, le jeune Husson ne le connaissait que sous leprénom de Georges, et ce nom de Frédéric Marest ne pouvait lui rienrappeler.

– Messieurs, dit Godeschal au déjeuner en s’adressant à tous lesclercs, je vous annonce l’arrivée d’un nouveau bazochien&|160;; et,comme il est richissime, nous lui ferons payer, je l’espère, unefameuse bienvenue…

– En avant, le livre&|160;! dit Oscar en regardant lepetit-clerc, et soyons sérieux.

Le petit-clerc grimpa comme un écureuil le long des casiers poursaisir un registre mis sur la dernière planche pour y recevoir descouches de poussière.

– Il s’est culotté, dit le petit-clerc en montrant un livre.

Expliquons quelle plaisanterie perpétuelle engendrait ce Livrealors en pratique dans la plupart des Etudes. Il n’est quedéjeuners de clercs, dîners de traitants et soupers de seigneurs,ce vieux dicton du dix-huitième siècle est resté vrai, quant à cequi regarde la Bazoche, pour quiconque a passé deux ou trois ans desa vie à étudier la Procédure chez un avoué, le Notariat chez unmaître quelconque. Dans la vie cléricale, où l’on travaille tant,on aime le plaisir avec d’autant plus d’ardeur qu’il estrare&|160;; mais surtout on y savoure une mystification avecdélices. C’est ce qui, jusqu’à un certain point, explique laconduite de Georges Marest dans la voiture à Pierrotin. Le clerc leplus sombre est toujours travaillé par un besoin de farce et degausserie. L’instinct avec lequel on saisit, on développe unemystification et une plaisanterie, entre clercs, est merveilleux àvoir, et n’a son analogue que chez les peintres. L’Atelier etl’Etude sont, en ce genre, supérieurs aux comédiens. En achetant untitre nu, Desroches recommençait en quelque sorte une nouvelledynastie. Cette fondation interrompit la suite des usages relatifsà la bienvenue. Aussi, venu dans un appartement où jamais il nes’était griffonné de papiers timbrés, Desroches y avait-il mis destables neuves, des cartons blancs et bordés de bleu, tout neufs.Son Etude fut composée de clercs pris à différentes Etudes, sansliens entre eux et pour ainsi dire étonnés de leur réunion.Godeschal, qui avait fait ses premières armes chez maître Derville,n’était pas clerc à laisser se perdre la précieuse tradition de labienvenue. La bienvenue est un déjeuner que doit tout néophyte auxanciens de l’Etude où il entre. Or, au moment où le jeune Oscarvint à l’Etude, dans les six mois de l’installation de Desroches,par une soirée d’hiver où la besogne fut expédiée de bonne heure,au moment où les clercs se chauffaient avant de partir, Godeschalinventa de confectionner un soi-disant registrearchitriclino-bazochien, de la dernière antiquité, sauvé des oragesde la Révolution, venu du procureur au Châtelet Bordin,prédécesseur médiat de Sauvagnest, l’avoué de qui Desroches tenaitsa charge. On commença par chercher chez un marchand de vieuxpapiers quelque registre de papier marqué du dix-huitième siècle,bien et dûment relié en parchemin sur lequel se lirait un arrêt duGrand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans lapoussière, dans le poêle, dans la cheminée, dans la cuisine&|160;;on le laissa même dans ce que les clercs appellent la Chambre desdélibérés, et l’on obtint une moisissure à ravir des antiquaires,des lézardes d’une vétusté sauvage, des coins rongés à faire croireque les rats s’en étaient régalés. La tranche fut roussie avec uneperfection étonnante. Une fois le livre mis en état, voici quelquescitations qui diront aux plus obtus l’usage auquel l’Etude deDesroches consacrait ce recueil, dont les soixante premières pagesabondaient en faux procès-verbaux. Sur le premier feuillet, onlisait :

« Au nom du Père et du Fils et de Sainct-Esprit. Ainsi soit-il.Ce jovrd’hui, feste de nostre dame Saincte-Geneviève, patronne deParis, sous l’invocation de laquelle se sont miz, depuis l’an 1525,les clercqs de ceste Estude, nous, soubssignés, clercqs et petitsclercqs de l’Estude de maistre Jérosme-Sébastien Bordin, successeurde feu Guerbet, en son viuant procureur au Chastelet, avonsrecogneu la nécessité où nous estions de remplacer le registre etles archiues d’installations des clercqs de ceste glorieuse Estude,membre distingué du royaume de Basoche, lequel registre s’est veuplein par suite des actes de nos chers et bien amés prédécessevrs,et avons requis le Garde des Archives du Palays de le ioindre àiceux des autres Estudes, et sommes allés tous à la messe à laparoisse de Saint-Severin, pour solenniser l’inauguration de nostrenouveau registre.

En foi de quoi nous avons tous signé : Malin, principalclercq&|160;; Grevin, second clercq&|160;; Athanase Feret,clercq&|160;; Jacques Huet, clercq&|160;; Regnauld deSaint-Jean-d’Angély, clercq&|160;; Bedeau, petit clercqsaute-ruisseau. An 1787 de nostre Seigneur.

Après la messe, ouïe, nous nous sommes transportés en laCourtille, et, à frais communs, avons fait un large déjeuner quin’a fini qu’à sept heures du matin. »

C’était miraculeusement écrit. Un expert eût juré que cetteécriture appartenait au dix-huitième siècle. Vingt-septprocès-verbaux de réceptions suivaient, et la dernière serapportait à la fatale année 1792. Après une lacune de quatorzeans, le registre commençait, en 1806, à la nomination de Bordincomme avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Etvoici la glose qui signalait la reconstitution du royaume deBazoche et autres lieux :

« Dieu, dans sa clémence, a voulu que, malgré les orages affreuxqui ont sévi sur la terre de France, devenue un grand empire, lesprécieuses archives de la très célèbre Etude de maître Bordin aientété conservées&|160;; et nous, soussignés clercs du très digne,très vertueux maître Bordin, n’hésitons pas à attribuer cetteinouïe conservation, quand tant de titres, chartes, priviléges ontété perdus, à la protection de sainte Geneviève, patronne de cetteEtude, et aussi au culte que le dernier des procureurs de la bonneroche a eu pour tout ce qui tenait aux anciens us et coutumes. Dansl’incertitude de savoir quelle est la part de sainte Geneviève etde maître Bordin dans ce miracle, nous avons résolu de nous rendreà Saint-Etienne-du-Mont, pour y entendre une messe qui sera dite àl’autel de cette sainte Bergère, qui nous envoie tant de moutons àtondre, et d’offrir à déjeuner à notre patron, espérant qu’il enfera les frais.

Ont signé : Oignard, premier clerc&|160;; Poidevin, deuxièmeclerc&|160;; Proust, clerc&|160;; Brignolet, clerc&|160;; Derville,clerc&|160;; Augustin Coret, petit-clerc.

En l’Etude, 10 novembre 1806.

« A trois heures de relevée, le lendemain, les clercs soussignésconsignent ici leur gratitude pour leur excellent patron, qui les arégalés chez le sieur Rolland, restaurateur, rue du Hasard, de vinsexquis de trois pays, de Bordeaux, de Champagne et Bourgogne, demets particulièrement soignés, depuis quatre heures de relevéejusqu’à sept heures et demie. Il y a eu café, glaces, liqueurs enabondance. Mais la présence du patron n’a pas permis de chanterlaudes en chansons cléricales. Aucun clerc n’a dépassé les bornesd’une aimable gaieté, car le digne, respectable et généreux patronavait promis de mener ses clercs voir Talma dans Britannicus, auThéâtre-Français. Longue vie à maître Bordin&|160;!… Que Dieurépande ses faveurs sur son chef vénérable&|160;! Puisse-t-ilvendre cher une si glorieuse Etude&|160;! Que le client riche luivienne à souhait&|160;! Que ses mémoires de frais lui soient payésrubis sur l’ongle&|160;! Puissent nos patrons à venir luiressembler&|160;! Qu’il soit toujours aimé des clercs, même quandil ne sera plus&|160;! »

Suivaient trente-trois procès-verbaux de réceptions de clercs,lesquels se distinguaient par des écritures et des encres diverses,par des phrases, par des signatures et par des éloges de la bonnechère et des vins qui semblaient prouver que le procès-verbal serédigeait et se signait séance tenante, inter pocula.

Enfin, à la date du mois de juin 1822, époque de la prestationde serment de Desroches, se trouvait cette prose constitutionnelle:

« Moi, soussigné, François-Claude-Marie Godeschal, appelé parmaître Desroches pour remplir les difficiles fonctions de premierclerc dans une Etude où la clientelle était à créer, ayant apprispar maître Derville, de chez qui je sors, l’existence des fameusesarchives architriclino-bazochiennes qui sont célèbres au Palais, aiprié notre gracieux patron de les demander à son prédécesseur, caril importait de retrouver ce document portant la date de l’an 1786,qui se rattache à d’autres archives déposées au Palais, dontl’existence nous a été certifiée par Messieurs Terrasse et Duclos,archivistes, et à l’aide desquels on remonte jusqu’à l’an 1525, entrouvant sur les mœurs et la cuisine cléricales des indicationshistoriques du plus haut prix.

Ayant été fait droit à cette requête, l’Etude a été mise enpossession cejourd’hui de ces témoignages du culte que nosprédécesseurs ont constamment rendu à la dive bouteille et à labonne chère.

En conséquence, pour l’édification de nos successeurs et pourrenouer la chaîne des temps et des gobelets, j’ai invité messieursDoublet, deuxième clerc&|160;; Vassal, troisième clerc&|160;;Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeunerdimanche prochain, au Cheval-Rouge, sur le quai Saint-Bernard, oùnous célébrerons la conquête de ce livre qui contient la charte denos gueuletons.

Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différentsvins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés aujus romanum, un filet de bœuf, une croûte aux champignonibus.Mademoiselle Mariette, illustre sœur du premier clerc et PremierSujet de l’Académie royale de musique et de danse, ayant mis à ladisposition de l’Etude des places d’orchestre pour lareprésentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité.De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chezcette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu’à sonpremier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que lesdéboursés, dont acte.

Godeschal a été proclamé la fleur de la Bazoche et surtout unbon enfant. Puisse un homme qui traite si bien traiter promptementd’une Etude. »

Il y avait des taches de vin, des pâtés et des paraphes quiressemblaient à des feux d’artifice. Pour faire bien comprendre lecachet de vérité qu’on avait su imprimer à ce registre, il suffirade rapporter le procès-verbal de la prétendue réceptiond’Oscar.

« Aujourd’hui lundi, 25 novembre 1822, après une séance tenuehier rue de la Cerisaie, quartier de l’Arsenal, chez madameClapart, mère de l’aspirant bazochien, Oscar Husson, nous,soussignés, déclarons que le repas de réception a surpassé notreattente. Il se composait de radis noirs et roses, de cornichons,anchois, beurre et olives pour hors-d’œuvre, d’un succulent potageau riz qui témoigne d’une sollicitude maternelle, car nous y avonsreconnu un délicieux goût de volaille&|160;; et, par l’aveu durécipiendaire, nous avons appris qu’en effet l’abatis d’une belledaube préparée par les soins de madame Clapart avait étéjudicieusement inséré dans le pot-au-feu fait à domicile avec dessoins qui ne se prennent que dans les ménages.

Item, la daube entourée d’une mer de gelée, due à la mèredudit.

Item, une langue de bœuf aux tomates qui ne nous a pas trouvésautomates.

Item, une compote de pigeons d’un goût à faire croire que lesanges l’avaient surveillée.

Item, une timbale de macaroni devant des pots de crème auchocolat.

Item, un dessert composé de onze plats délicats, parmi lesquels,malgré l’état d’ivresse où seize bouteilles de vins d’un choixexquis nous avaient mis, nous avons remarqué une compote de pêchesd’une délicatesse auguste et mirobolante.

Les vins de Roussillon et ceux de la côte du Rhône ont enfoncécomplétement ceux de Champagne et de Bourgogne. Une bouteille demarasquin et une de kirsch ont, malgré du café exquis, achevé denous plonger dans une extase oenologique telle, qu’un de nous, lesieur Hérisson, s’est trouvé dans le bois de Boulogne en se croyantencore au boulevard du Temple&|160;; et que Jacquinaut, le petitclerc, âgé de quatorze ans, s’est adressé à des bourgeoises âgéesde cinquante-sept ans, en les prenant pour des femmes faciles, dontacte.

Il est dans les statuts de notre ordre une loi sévèrementgardée, c’est de laisser les aspirants aux priviléges de la Bazochemesurer les magnificences de leur bienvenue à leur fortune, car ilest de notoriété publique que personne ne se livre à Thémis avecdes rentes, et que tout clerc est assez sévèrement tenu par sespère et mère. Aussi constatons-nous avec les plus grands éloges laconduite de madame Clapart, veuve en premières noces de monsieurHusson, père de l’impétrant, et disons qu’il est digne des hourrasqui ont été poussés au dessert, et avons tous signé. »

Trois clercs avaient été déjà pris à cette mystification, ettrois réceptions réelles étaient constatées dans ce registreimposant.

Le jour de l’arrivée de chaque néophyte à l’Etude, le petitclerc avait mis à leur place sur leur pancarte les archivesarchitriclino-bazochiennes, et les clercs jouissaient du spectacleque présentait la physionomie du nouveau venu pendant qu’ilétudiait ces pages bouffonnes. Inter pocula, chaque récipiendaireavait appris le secret de cette farce bazochienne, et cetterévélation leur inspira, comme on l’espérait, le désir de mystifierles clercs à venir.

Chacun maintenant peut imaginer la figure que firent les quatreclercs et le petit clerc à ce mot d’Oscar, devenu mystificateur àson tour : – En avant le livre&|160;!

Dix minutes après cette exclamation, un beau jeune homme, d’unebelle taille et d’une figure agréable, se présenta, demandamonsieur Desroches, et se nomma sans hésiter à Godeschal.

– Je suis Frédéric Marest, dit-il, et viens pour occuper ici laplace de troisième clerc.

– Monsieur Husson, dit Godeschal à Oscar, indiquez à monsieur saplace, et mettez-le au fait des habitudes de notre travail.

Le lendemain, le clerc trouva le livre en travers sur sapancarte&|160;; mais, après en avoir parcouru les premières pages,il se mit à rire, n’invita point l’Etude, et le replaça devantlui.

– Messieurs, dit-il au moment de s’en aller vers cinq heures,j’ai un cousin premier clerc de notaire chez maître LéopoldHannequin, je le consulterai sur ce que je dois faire pour mabienvenue.

– Cela va mal, s’écria Godeschal, il n’a pas l’air d’un novice,le futur magistrat&|160;!

– Nous le taonnerons, dit Oscar.

Le lendemain à deux heures, Oscar vit entrer et reconnut dans lapersonne du maître clerc d’Hannequin, Georges Marest.

– Hé&|160;! voilà l’ami d’Ali-Pacha, s’écria-t-il d’un airdégagé.

– Tiens&|160;! vous voilà ici, monsieur l’ambassadeur, réponditGeorges en se rappelant Oscar.

– Eh&|160;! vous vous connaissez donc&|160;? demanda Godeschal àGeorges.

– Je le crois bien, nous avons fait des sottises ensemble, ditGeorges, il y a de cela plus de deux ans… Oui, je suis sorti dechez Crottat pour entrer chez Hannequin, précisément à cause decette affaire…

– Quelle affaire&|160;? demanda Godeschal.

– Oh&|160;! rien, répondit Georges à un signe d’Oscar. Nousavons voulu mystifier un pair de France, et c’est lui qui nous aroulés… . Ah&|160;! çà, vous voulez donc tirer une carotte à moncousin… .

– Nous ne tirons pas de carottes, dit Oscar avec dignité, voicinotre charte.

Et il présenta le fameux registre à la place où se trouvait unesentence d’exclusion portée contre un réfractaire qui pour fait deladrerie avait été forcé de quitter l’Etude en 1788.

– Je crois bien que c’est une carotte, car en voici les racines,répliqua Georges en désignant ces bouffonnes archives. Mais moncousin et moi, nous sommes riches, nous vous flanquerons une fêtecomme vous n’en aurez jamais eu, et qui stimulera votre imaginationau procès-verbal. A demain, dimanche, au Rocher de Cancale, à deuxheures. Après, je vous mènerai passer la soirée chez madame lamarquise de las Florentinas y Cabirolos, où nous jouerons et oùvous trouverez l’élite des femmes de la fashion. Ainsi, messieursde la Première Instance, reprit-il avec une morgue notariale, de latenue, et sachez porter le vin comme les seigneurs de laRégence…

– Hurrah&|160;! cria l’Etude comme un seul homme. Bravo&|160;!…Very well&|160;!… Vivat&|160;! vive les Marest&|160;!…

– Pontins&|160;! s’écria le petit clerc.

– Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il&|160;? demanda le patron ensortant de son cabinet. Ah&|160;! te voilà, Georges, dit-il aupremier clerc, je te devine, tu viens débaucher mes clercs. Et ilrentra dans son cabinet en y appelant Oscar. – Tiens, voilà cinqcents francs, lui dit-il en ouvrant sa caisse, va au Palais, etretire du greffe des Expéditions le jugement de Vandenesse contreVandenesse, il faut le signifier ce soir, s’il est possible. J’aipromis une prompte de vingt francs à Simon&|160;; attends lejugement s’il n’est pas prêt, ne te laisse pas entortiller&|160;;car Derville est capable, dans l’intérêt de son client, de nousmettre des bâtons dans les roues. Le comte Félix de Vandenesse estplus puissant que son frère l’ambassadeur, notre client. Ainsi aieles yeux ouverts, et à la moindre difficulté, reviens metrouver.

Oscar partit avec l’intention de se distinguer dans cette petiteescarmouche, la première affaire qui se présentait depuis soninstallation.

Après le départ de Georges et d’Oscar, Godeschal entama sonnouveau clerc sur la plaisanterie que cachait, à son sens, cettemarquise de Las Florentinas y Cabirolos&|160;; mais Frédéric, avecun sang-froid et un sérieux de Procureur-Général, continua lamystification de son cousin&|160;; il persuada par sa façon derépondre et par ses manières à toute l’Etude que la marquise de LasFlorentinas était la veuve d’un Grand d’Espagne, à qui son cousinfaisait la cour. Née au Mexique et fille d’un créole, cette jeuneet riche veuve se distinguait par le laissez-aller des femmes néesdans ces climats.

– Elle aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter commenous&|160;! dit-il à voix basse en citant la fameuse chanson deBéranger. Georges, ajouta-t-il, est très-riche, il a hérité de sonpère qui était veuf, qui lui a laissé dix-huit mille livres derentes, et avec les douze mille francs que notre oncle vient denous laisser à chacun, il a trente mille francs par an. Aussia-t-il payé ses dettes, et quitte-t-il le Notariat. Il espère êtremarquis de Las Florentinas, car la jeune veuve est marquise de sonchef, et a le droit de donner ses titres à son mari.

Si les clercs restèrent extrêmement indécis à l’endroit de lacomtesse, la double perspective d’un déjeuner au Rocher de Cancaleet de cette soirée fashionable les mit dans une joie excessive. Ilsfirent toutes réserves relativement à l’Espagnole pour la juger endernier ressort, quand ils comparaîtraient par devant elle.

Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était toutbonnement mademoiselle Agathe-Florentine Cabirolle, premièredanseuse du théâtre de la Gaîté, chez qui l’oncle Cardot chantaitla Mère Godichon. Un an après la perte très-réparable de feu madameCardot, l’heureux négociant rencontra Florentine au sortir de laclasse de Coulon. Eclairé par la beauté de cette fleurchorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchandretiré la suivit jusque dans la rue Pastourelle où il eut leplaisir d’apprendre que le futur ornement du Ballet devait le jourà une simple portière. En quinze jours, la mère et la filleétablies rue de Crussol y connurent une modeste aisance. Ce futdonc à ce protecteur des arts, selon la phrase consacrée, que leThéâtre dut ce jeune talent. Ce généreux Mécène rendit alors cesdeux créatures presque folles de joie en leur offrant un mobilierd’acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée&|160;; illeur permit de prendre une femme de ménage, et leur apporta deuxcent cinquante francs par mois. Le père Cardot, orné de ses ailesde pigeon, parut alors être un ange, et fut traité comme devaitl’être un bienfaiteur. Pour la passion du bonhomme, ce fut l’âged’or.

Pendant trois ans, le chantre de la mère Godichon eut la hautepolitique de maintenir mademoiselle Cabirolle et sa mère dans cepetit appartement, à deux pas du théâtre&|160;; puis il donna, paramour pour la chorégraphie, Vestris pour maître à sa protégée.Aussi eut-il, vers 1820, le bonheur de voir danser à Florentine sonpremier pas dans le ballet d’un mélodrame à spectacle, intitulé lesRuines de Babylone. Florentine comptait alors seize printemps.Quelque temps après ce début, le père Cardot était déjà devenu unvieux grigou pour sa protégée&|160;; mais comme il eut ladélicatesse de comprendre qu’une danseuse du Théâtre de la Gaîtéavait un certain rang à garder, et qu’il porta son secours mensuelà cinq cents francs par mois, s’il ne redevint pas un ange, il futdu moins un ami pour la vie, un second père. Ce fut l’âged’argent.

De 1820 à 1823, Florentine acquit l’expérience dont doiventjouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amiesfurent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets del’Opéra&|160;; Florine, puis la pauvre Coralie, sitôt ravie auxarts, à l’amour et à Camusot. Comme le petit père Cardot avaitacquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dansl’indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillardspour les jeunes talents qu’ils ont élevés, et dont les succès sontdevenus les leurs. D’ailleurs où et comment un homme desoixante-huit ans eut-il refait un attachement semblable, retrouvéde Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle ilpût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot setrouva donc sous un joug à demi conjugal et d’une forceirrésistible. Ce fut l’âge d’airain.

Pendant les cinq ans de l’âge d’or et de l’âge d’argent, Cardotéconomisa quatre-vingt-dix mille francs. Ce vieillard, pleind’expérience, avait prévu que, lorsqu’il arriverait à soixante-dixans, Florentine serait majeure&|160;; elle débuterait peut-être àl’opéra, sans doute elle voudrait étaler le luxe d’un PremierSujet. Quelques jours avant la soirée dont il s’agit, le pèreCardot avait dépensé quarante-cinq mille francs afin de mettre surun certain pied sa Florentine pour laquelle il avait reprisl’ancien appartement où feu Coralie faisait le bonheur de Camusot.A Paris, il en est des appartements et des maisons, comme des rues,ils ont des prédestinations. Enrichie d’une magnifique argenterie,le Premier Sujet du Théâtre de la Gaîté donnait de beaux dîners,dépensait trois cents francs par mois pour sa toilette, ne sortaitplus qu’en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petitlaquais. Enfin, on ambitionnait un ordre de début à l’Opéra. LeCocon-d’Or fit alors hommage à son ancien chef de ses produits lesplus splendides pour plaire à mademoiselle Cabirolle, diteFlorentine, comme il avait, trois ans auparavant, comblé les vœuxde Coralie, mais toujours à l’insu de la fille du père Cardot, carle père et le gendre s’entendaient à merveille pour garder ledécorum au sein de la famille. Madame Camusot ne savait rien ni desdissipations de son mari ni des mœurs de son père. Donc, lamagnificence qui éclatait rue de Vendôme chez mademoiselleFlorentine eut satisfait les comparses les plus ambitieuses. Aprèsavoir été le maître pendant sept ans, Cardot se sentait entraînépar un remorqueur d’une puissance de caprice illimitée. Mais lemalheureux vieillard aimait&|160;!… Florentine devait lui fermerles yeux, il comptait lui léguer une centaine de mille francs.L’âge de fer avait commencé&|160;!

Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beaugarçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont laprétention d’aimer comme les aiment leurs protecteurs, d’avoir unjeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de follesparties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d’unPremier Sujet est toujours une passion qui coûte quelquesbagatelles à l’heureux mortel choisi. C’est les dîners chez lesrestaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller auxenvirons de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés àprofusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois lesathlètes. Georges s’amusait comme s’amusent les jeunes gens quipassent de la discipline paternelle à l’indépendance, et la mort deson oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées.Tant qu’il n’eut que les dix-huit mille livres de rente laisséespar son père et sa mère, son intention fut d’être notaire&|160;;mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, ilfallait être stupide pour commencer un état avec la fortune quel’on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait sonpremier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps àpayer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéricpersistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beaujeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvaittrès-bien épouser une riche créole, que le marquis de LasFlorentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, audire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôtune belle fille qu’une fille noble, les clercs de l’Etude deDesroches, tous issus de familles pauvres, n’ayant jamais hanté legrand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assezimpatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas yCabirolos.

– Quel bonheur, dit Oscar à Godeschal, en se levant le matin,que je me sois commandé un habit, un pantalon, un gilet neufs, unepaire de bottes, et que ma chère mère m’ait fait un nouveautrousseau pour ma promotion au grade de second clerc&|160;! J’aisix chemises à jabot et en belle toile sur les douze qu’elle m’adonnées… Nous allons nous montrer&|160;! Ah&|160;! si l’un de nouspouvait enlever la marquise à ce Georges Marest…

– Belle occupation pour un clerc de l’Etude de maîtreDesroches&|160;?… s’écria Godeschal. Tu ne dompteras donc jamais tavanité, moutard&|160;?

– Ah&|160;! monsieur, dit madame Clapart qui apportait à sonfils des cravates et qui entendit le propos du maître clerc, Dieuveuille que mon Oscar suive vos bons avis. C’est ce que je lui dissans cesse : Imite monsieur Godeschal, écoute sesconseils&|160;!

– Il va, madame, répondit le maître clerc&|160;; mais il nefaudrait pas faire beaucoup de maladresses comme celle d’hier pourse perdre dans l’esprit du patron. Le patron ne conçoit point qu’onne sache pas réussir. Pour première affaire, il donne à votre filsà enlever l’expédition d’un jugement dans une affaire de successionoù deux grands seigneurs, deux frères, plaident l’un contrel’autre, et Oscar s’est laissé dindonner… . Le patron étaitfurieux. C’est tout au plus si j’ai pu réparer cette sottise enallant ce matin, dès six heures, trouver le commis-greffier, de quij’ai obtenu d’avoir le jugement demain à sept heures et demie.

– Ah&|160;! Godeschal, s’écria Oscar en allant à son premierclerc et en lui serrant la main, vous êtes un véritable ami.

– Ah&|160;! monsieur, dit madame Clapart, une mère est bienheureuse de savoir à son fils un ami tel que vous, et vous pouvezcompter sur une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie. Oscar,défie-toi de ce Georges Marest, il a été déjà la cause de tonpremier malheur dans la vie.

– En quoi, donc&|160;? demanda Godeschal.

La trop confiante mère expliqua succinctement au premier clercl’aventure arrivée à son pauvre Oscar dans la voiture dePierrotin.

– Je suis sûr, dit Godeschal, que ce blagueur-là nous a préparéquelque tour de sa façon pour ce soir… Moi, je n’irai pas chez lacomtesse de Las Florentinas, ma sœur a besoin de moi pour lesstipulations d’un nouvel engagement, je vous quitterai donc audessert&|160;; mais, Oscar, tiens-toi sur tes gardes. On vous ferapeut-être jouer, il ne faut pas que l’Etude de Desroches recule.Tiens, tu joueras pour nous deux, voilà cent francs, dit ce bravegarçon en donnant cette somme à Oscar dont la bourse allait êtremise à sec par le bottier et le tailleur. Sois prudent, songe à nepas jouer au delà de nos cent francs, ne te laisse griser ni par lejeu ni par les libations. Saperlotte&|160;! un second clerc a déjàdu poids, il ne doit pas jouer sur parole, ni dépasser une certainelimite en toute chose. Dès qu’on est second clerc, il faut songer àdevenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder unmaintien convenable, voilà la règle de ta conduite. Surtoutn’oublie pas de rentrer à minuit, car demain tu dois être au Palaisà sept heures pour y prendre ton jugement. Il n’est pas défendu des’amuser, mais les affaires avant tout.

– Entends-tu bien, Oscar&|160;? dit madame Clapart. Vois combienmonsieur Godeschal est indulgent, et comme il sait concilier lesplaisirs de la jeunesse et les obligations de son état.

Madame Clapart, en voyant venir le tailleur et le bottier quidemandaient Oscar, resta seule un moment avec le premier clerc pourlui rendre les cent francs qu’il venait de donner.

– Ah&|160;! monsieur&|160;! lui dit-elle, les bénédictions d’unemère vous suivront partout et dans toutes vos entreprises.

La mère eut alors le suprême bonheur de voir son fils bien mis,elle lui apportait une montre d’or achetée de ses économies, pourle récompenser de sa conduite.

– Tu tires à la conscription dans huit jours, lui dit-elle, etcomme il fallait prévoir le cas où tu aurais un mauvais numéro, jesuis allée voir ton oncle Cardot, il est fort content de toi. Ravide te savoir second clerc à vingt ans, et de tes succès à l’examende l’Ecole de Droit, il a promis l’argent nécessaire pour t’acheterun remplaçant. N’éprouves-tu pas un certain contentement en voyantcombien une bonne conduite est récompensée&|160;? Si tu endures desprivations, songe au bonheur de pouvoir, dans cinq ans d’ici,traiter d’une Etude. Enfin pense, mon bon chat, combien tu rends tamère heureuse… .

La figure d’Oscar, un peu maigrie par l’étude, avait pris unephysionomie à laquelle l’habitude des affaires imprimait uneexpression sérieuse. Sa croissance était finie, et sa barbe avaitpoussé. L’adolescence enfin faisait place à la virilité. La mère neput s’empêcher d’admirer son fils, et l’embrassa tendrement en luidisant : – Amuse-toi, mais souviens-toi des avis de ce bon monsieurGodeschal. Ah&|160;! tiens, j’oubliais&|160;! voici le cadeau denotre ami Moreau, un joli portefeuille.

– J’en ai d’autant plus besoin, que le patron m’a remis cinqcents francs pour retirer ce damné jugement Vandenesse contreVandenesse, et que je ne veux pas les laisser dans ma chambre.

– Tu vas les garder sur toi, dit la mère effrayée. Et si tuperdais une pareille somme&|160;! ne devrais-tu pas plutôt laconfier à monsieur Godeschal&|160;?

– Godeschal&|160;? cria Oscar qui trouva l’idée de sa mèreexcellente.

Godeschal, comme tous les clercs le dimanche, avait l’emploi deson temps entre dix heures et deux heures, il était déjà parti.

Quand sa mère le quitta, Oscar alla flâner sur les boulevards enattendant l’heure du déjeuner. Comment ne pas promener cette belletoilette qu’il portait avec un orgueil et un plaisir que serappelleront tous les jeunes gens qui se sont trouvés dans la gêneau début de la vie&|160;? Un joli gilet de cachemire à fond bleu età châle, un pantalon de casimir noir à plis, un habit noir bienfait, et une canne à pomme de vermeil achetée de ses économiescausaient une joie assez naturelle à ce pauvre garçon qui pensait àla manière dont il était vêtu le jour du voyage à Presles, en sesouvenant de l’effet que Georges avait alors produit sur lui. Oscaravait en perspective une journée de délices, il devait voir le soirle beau monde pour la première fois&|160;! Avouons-le&|160;? chezun clerc sevré de plaisirs, et qui, depuis si long-temps, aspiraità quelque débauche, les sens déchaînés pouvaient lui faire oublierles sages recommandations de Godeschal et de sa mère. A la honte dela jeunesse, jamais les conseils et les avis ne manquent. Outre lesrecommandations du matin, Oscar éprouvait en lui-même un mouvementd’aversion contre Georges, il se sentait humilié devant ce témoinde la scène du salon de Presles, quand Moreau l’avait jeté auxpieds du comte de Sérisy.

L’Ordre Moral a ses lois, elles sont implacables, et l’on esttoujours puni de les avoir méconnues. Il en est une surtout àlaquelle l’animal lui-même obéit sans discussion, et toujours.C’est celle qui nous ordonne de fuir quiconque nous a nui unepremière fois, avec ou sans intention, volontairement ouinvolontairement. La créature de qui nous avons reçu dommage oudéplaisir nous sera toujours funeste. Quel que soit son rang, àquelque degré d’affection qu’elle nous appartienne, il faut rompreavec elle, elle nous est envoyée par notre mauvais génie. Quoiquele sentiment chrétien s’oppose à cette conduite, l’obéissance àcette loi terrible est essentiellement sociale et conservatrice. Lafille de Jacques II, qui s’assit sur le trône de son père, avait dûlui faire plus d’une blessure avant l’usurpation. Judas avaitcertainement donné quelque coup meurtrier à Jésus avant de letrahir. Il est en nous une vue intérieure, l’oeil de l’âme, quipressent les catastrophes, et la répugnance que nous éprouvons pourcet être fatal, est le résultat de cette prévision&|160;; si lareligion nous ordonne de la vaincre, il nous reste la défiance dontla voix doit être incessamment écoutée, Oscar pouvait-il, à vingtans, avoir tant de sagesse&|160;?

Hélas&|160;! quand, à deux heures et demie, Oscar entra dans lesalon du Rocher de Cancale où se trouvaient trois invités, outreles clercs, à savoir : un vieux capitaine de dragons, nomméGiroudeau, Finot, journaliste qui pouvait faire débuter Florentineà l’opéra, du Bruel, un auteur ami de Tullia, l’une des rivales deMariette à l’opéra, le second clerc sentit son hostilité secrètes’évanouir aux premières poignées de main, dans les premiers élansd’une causerie entre jeunes gens, devant une table de douzecouverts splendidement servie. Georges fut d’ailleurs charmant pourOscar.

– Vous suivez, lui dit-il, la diplomatie privée, car quelledifférence y a-t-il entre un ambassadeur et un avoué&|160;?uniquement celle qui sépare une nation d’un individu. Lesambassadeurs sont les avoués des peuples&|160;! Si je puis vousêtre utile, venez me trouver.

– Ma foi, dit Oscar, je puis vous l’avouer aujourd’hui, vousavez été la cause d’un grand malheur pour moi… .

– Bah&|160;! fit Georges après avoir écouté le récit destribulations du clerc&|160;; mais c’est le comte de Sérisy quis’est mal conduit. Sa femme&|160;?… je n’en voudrais pas. Et legars a beau être Ministre d’Etat, pair de France, je ne voudraispas être dans sa peau rouge. C’est un petit esprit, je me moquebien de lui maintenant.

Oscar entendit avec un vrai plaisir les plaisanteries de Georgessur le comte de Sérisy, car elles diminuaient, en quelque sorte, lagravité de sa faute&|160;; et il abonda dans le sens haineux del’ex-clerc de notaire qui s’amusait à prédire à la Noblesse lesmalheurs que la Bourgeoisie rêvait alors, et que 1830 devaitréaliser. A trois heures et demie, on se mit à officier. Le dessertn’apparut qu’à huit heures, chaque service exigea deux heures. Iln’y a que des clercs pour manger ainsi&|160;! Les estomacs de dixhuit à vingt ans sont, pour la Médecine, des faits inexplicables.Les vins furent dignes de Borrel, qui remplaçait à cette époquel’illustre Balaine, le créateur du premier des restaurantsparisiens pour la délicatesse et la perfection de la cuisine,c’est-à-dire du monde entier.

On rédigea le procès-verbal de ce festin de Balthazar audessert, en commençant par : inter pocula aurea restauranti, quivulgo dicitur Rupes Cancali. D’après ce début, chacun peut imaginerla belle page qui fut ajoutée sur ce Livre d’or des déjeunersbazochiens.

Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onzeconvives, stimulés par l’ancien capitaine de la Garde Impériale, selivrer aux vins, aux toasts et aux liqueurs d’un dessert dont lespyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques deThèbes. A dix heures et demie, le petit clerc de l’Etude fut dansun état qui ne lui permit plus de rester, Georges l’emballa dans unfiacre en donnant l’adresse de la mère et payant la course. Les dixconvives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d’aller àpied par les boulevarts, vu la beauté du temps, chez la marquise deLas Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouverla plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l’air àpleins poumons&|160;; mais, excepté Georges, Giroudeau, Du Bruel etFinot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne putmarcher&|160;; Georges envoya chercher trois calèches chez unloueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur lesboulevards extérieurs, depuis Montmartre jusqu’à la barrière duTrône. On revint par Bercy, les quais et les boulevarts, jusqu’à larue de Vendôme.

Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisiesoù l’ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon lesintroduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaientdes princesses de théâtre qui, sans doute instruites de laplaisanterie de Frédéric, s’amusaient à singer les femmes comme ilfaut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaientflamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame duVal-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient desfriandises sur des plateaux d’argent. Les tentures, chefs-d’œuvrede l’industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d’or,étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à unparterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaientaux yeux. Dans le premier moment et dans l’état où Georges lesavait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de LasFlorentinas y Cabirolos. L’or reluisait sur quatre tables de jeudressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmess’adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur.Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombresboulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vraipalais d’Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétenduemarquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de laGaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie dedentelles, presque semblable à une vignette de Kepseake, et qui lereçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenirou dans l’imagination d’un clerc tenu si sévèrement. Après avoiradmiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmesqui s’y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toiletteentre elles pour l’inauguration de cette splendeur, Oscar fut prispar la main et conduit par Florentine à la table duvingt-et-un.

– Venez, que je vous présente à la belle marquise d’Anglade, unede mes amies… .

Et elle mena le pauvre Oscar à la jolie Fanny-Beaupré quiremplaçait depuis deux ans feu Coralie dans les affections deCamusot. Cette jeune actrice venait de se faire une réputation dansun rôle de marquise d’un mélodrame de la Porte-Saint-Martin,intitulé : la Famille d’Anglade, un succès du temps.

– Tiens, ma chère, dit Florentine, je te présente un charmantenfant que tu peux associer à ton jeu.

– Ah&|160;! voilà qui sera gentil, répondit avec un charmantsourire l’actrice en toisant Oscar, je perds, nous allons être demoitié, n’est-ce pas&|160;?

– Madame la marquise, je suis à vos ordres, dit Oscar ens’asseyant auprès de la jolie actrice.

– Mettez l’argent, dit-elle, je le jouerai, vous me porterezbonheur&|160;! Tenez, voilà mes derniers cent francs…

Et elle sortit d’une bourse, dont les coulants étaient ornés dediamants, cinq pièces d’or. Oscar tira ses cent francs en pièces decent sous, honteux déjà de mêler d’ignobles écus à des pièces d’or.En dix tours l’actrice perdit les deux cents francs.

– Allons, c’est bête, s’écria-t-elle, je vais faire la banque,moi. Nous restons ensemble, n’est-ce pas&|160;? dit-elle àOscar.

Fanny-Beaupré s’était levée, et le jeune clerc, qui se vit commeelle l’objet de l’attention de toute la table, n’osa pas se retireren disant que sa bourse logeait le diable. Oscar se trouva sansvoix, sa langue devenue lourde resta collée à son palais.

– Prête-moi cinq cents francs&|160;? dit l’actrice à ladanseuse.

Florentine apporta cinq cents francs qu’elle alla prendre àGeorges qui venait de passer huit fois à l’écarté.

– Nathan a gagné douze cents francs, dit l’actrice au clerc, lesbanquiers gagnent toujours, ne nous laissons pas embêter, luisouffla-t-elle dans l’oreille.

Les gens qui ont du cœur, de l’imagination et de l’entraînement,comprendront comment le pauvre Oscar ouvrit son portefeuille, et ensortit le billet de cinq cents francs. Il regardait Nathan, lecélèbre auteur, qui se remit avec Florine à jouer gros jeu contrela banque.

– Allons, mon petit, empoignez, lui cria Fanny-Beaupré enfaisant signe à Oscar de ramasser deux cents francs que Florine etNathan avaient pontés.

L’actrice ne ménageait pas les plaisanteries et les railleries àceux qui perdaient. Elle animait le jeu par des lazzis qu’Oscartrouvait bien singuliers&|160;; mais la joie étouffa cesréflexions, car les deux premiers tours produisirent un gain dedeux mille francs. Oscar avait envie de feindre une indispositionet de s’enfuir en laissant là sa partenaire, mais l’honneur leclouait là. Trois autres tours enlevèrent les bénéfices. Oscar sesentit une sueur froide dans le dos, il se dégrisa complétement.Les deux derniers tours enlevèrent les mille francs de la mise encommun, Oscar eut soif et avala coup sur coup trois verres de punchglacé. L’actrice emmena le pauvre clerc dans la chambre à coucheren lui débitant des fariboles. Mais là le sentiment de sa fauteaccabla tellement Oscar, à qui la figure de Desroches apparut commeen songe, qu’il alla s’asseoir sur une magnifique ottomane, dans uncoin sombre&|160;; il se mit un mouchoir sur les yeux : ilpleurait&|160;! Florentine aperçut cette pose de la douleur quipossède un caractère sincère et qui devait frapper une mime&|160;;elle courut à Oscar, lui ôta son banbeau, vit les larmes, etl’emmena dans un boudoir.

– Qu’as-tu, mon petit&|160;? lui demanda-t-elle.

A cette voix, à ce mot, à l’accent, Oscar, qui reconnut unebonté maternelle dans la bonté des filles, répondit : – J’ai perducinq cents francs que mon patron m’a remis pour retirer demain unjugement, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau, je suisdéshonoré…

– Etes-vous bête&|160;? dit Florentine, restez là, je vais vousapporter mille francs, vous tâcherez de tout regagner mais nerisquez que cinq cents francs, afin de conserver l’argent de votrepatron. Georges joue crânement bien l’écarté, pariez pour lui…

Dans la cruelle position où se trouvait Oscar, il accepta laproposition de la maîtresse de la maison.

– Ah&|160;! se dit-il, il n’y a que des marquises capables deces traits-là… Belle, noble et richissime, est-il heureux, ceGeorges&|160;!

Il reçut de Florentine les mille francs en or, et vint parierpour son mystificateur. Georges avait déjà passé quatre fois, quandOscar vint se mettre de son côté. Les joueurs virent arriver cenouveau parieur avec plaisir, car tous, avec l’instinct desjoueurs, se rangèrent du côté de Giroudeau, le vieil officier del’Empire.

– Messieurs, dit Georges, vous serez punis de votre défection,je me sens en veine, allons, Oscar, nous les enfoncerons&|160;!

Georges et son partenaire perdirent cinq parties de suite. Aprèsavoir dissipé ses mille francs, Oscar, que la rage du jeu saisit,voulut prendre les cartes. Par l’effet d’un hasard assez commun àceux qui jouent pour la première fois, il gagna&|160;; mais Georgeslui fit tourner la tête par des conseils, il lui disait de jeterdes cartes et les lui arrachait souvent des mains, en sorte que lalutte de ces deux volontés, de ces deux inspirations, nuisit au jetde la veine. Aussi, vers trois heures du matin, après des retoursde fortune et des gains inespérés, en buvant toujours du punch,Oscar arriva-t-il à ne plus avoir que cent francs. Il se leva latête lourde et perdue, fit quelques pas et tomba dans le boudoirsur un sofa, les yeux fermés par un sommeil de plomb.

– Mariette, disait Fanny-Beaupré à la sœur de Godeschal quiétait arrivée à deux heures après minuit, veux-tu dîner ici demain,mon Camusot y sera avec le père Cardot, nous les feronsenrager&|160;?…

– Comment&|160;? s’écria Florentine, mais mon vieux chinois nem’a pas prévenue.

– Il doit venir ce matin te prévenir qu’il chante la MèreGodichon, reprit Fanny-Beaupré, c’est bien le moins qu’il étrenneson appartement, ce pauvre homme.

– Que le diable l’emporte avec ses orgies&|160;! s’écriaFlorentine. Lui et son gendre, ils sont pires que des magistrats ouque des directeurs de théâtre. Après tout, on dine très-bien ici,Mariette, dit-elle au Premier Sujet de l’opéra, Cardot commandetoujours le menu chez Chevet, viens avec ton duc de Maufrigneuse,nous rirons, nous les ferons danser en Tritons&|160;!

En entendant les noms de Cardot et de Camusot, Oscar fit uneffort pour vaincre le sommeil&|160;; mais il ne put que balbutierun mot qui ne fut pas entendu, et retomba sur le coussin desoie.

– Tiens, tu as des provisions pour ta nuit, dit en riant àFlorentine Fanny-Beaupré.

– Oh&|160;! le pauvre garçon&|160;! il est ivre de punch et dedésespoir, c’est le second clerc de l’Etude où est ton frère, ditFlorentine à Mariette, il a perdu l’argent que son patron lui aremis pour les affaires de l’Etude. Il voulait se tuer, et je luiai prêté mille francs que ces brigands de Finot et de Giroudeau luiont gagnés. Pauvre innocent&|160;!

– Mais il faut le réveiller, dit Mariette, mon frère ne badinepas, ni son patron non plus.

– Oh&|160;! réveille-le si tu peux, et emmène-le, dit Florentineen retournant dans ses salons pour recevoir les adieux de ceux quis’en allaient.

On se mit à danser des danses dites de caractère, et quand vintle jour, Florentine se coucha, fatiguée, en oubliant Oscar à quipersonne ne songea, mais qui dormait du plus profond sommeil.

Vers onze heures du matin, une voix terrible éveilla le clercqui, reconnaissant son oncle Cardot, crut se tirer d’embarras enfeignant de dormir et se tenant la face dans les beaux coussins develours jaune sur lesquels il avait passé la nuit.

– Vraiment, ma petite Florentine, disait le respectablevieillard, ce n’est ni sage ni gentil, tu as dansé hier dans lesRuines, et tu as passé la nuit à une orgie&|160;? Mais c’estvouloir perdre ta fraîcheur, sans compter qu’il y a vraiment del’ingratitude à inaugurer ces magnifiques appartements sans moi,avec des étrangers, à mon insu&|160;!… Qui sait ce qui estarrivé&|160;?

– Vieux monstre&|160;! s’écria Florentine, n’avez-vous pas uneclef pour entrer à toute heure et à tout moment chez moi&|160;? Lebal a fini à cinq heures et demie, et vous avez la cruauté de meréveiller à onze heures&|160;!…

– Onze heures et demie, Titine, fit humblement observer Cardot,je me suis levé de bonne heure pour commander à Chevet un dînerd’archevêque… Ils ont abîmé tes tapis, quel monde as-tu doncreçu&|160;?…

– Vous ne devriez pas vous en plaindre, car Fanny-Beaupré m’adit que vous veniez avec Camusot, et pour vous faire plaisir j’aiinvité Tullia, du Bruel, Mariette, le duc de Maufrigneuse, Florineet Nathan. Ainsi, vous aurez les cinq plus belles créatures quijamais aient été vues à la lumière d’une rampe&|160;! et l’on vousdansera des pas de Zéphyr.

– C’est se tuer que de mener une pareille vie&|160;! s’écria lepère Cardot, combien de verres cassés&|160;! Quel pillage&|160;!l’antichambre fait frémir…

En ce moment l’agréable vieillard resta stupide et comme charmé,semblable à un oiseau qu’un reptile attire. Il apercevait le profild’un jeune corps habillé de drap noir.

– Ah&|160;! mademoiselle Cabirolle&|160;!… dit-il enfin.

– Eh&|160;! bien, quoi&|160;? demanda-t-elle.

Le regard de la danseuse prit la direction de celui du petitpère Cardot&|160;; et, quand elle eut reconnu le second clerc, ellefut prise d’un fou rire qui non-seulement interloqua le vieillard,mais qui contraignit Oscar à se montrer, car Florentine le prit parle bras et pouffa de rire en voyant les deux mines contrites del’oncle et du neveu.

– Vous ici, mon neveu&|160;?…

– Ah&|160;! c’est votre neveu&|160;? s’écria Florentine dont lefou rire recommença. Vous ne m’aviez jamais parlé de ce neveu-là.Mariette ne vous a donc pas emmené&|160;? dit-elle à Oscar quiresta pétrifié. Que va-t-il devenir, ce pauvre garçon&|160;?

– Ce qu’il voudra, répliqua sèchement le bonhomme Cardot quimarcha vers la porte pour s’en aller.

– Un instant, papa Cardot, vous allez tirer votre neveu dumauvais pas où il est par ma faute, car il a joué l’argent de sonpatron, cinq cents francs, qu’il a perdus, outre mille francs à moique je lui ai donnés pour se rattraper.

– Malheureux, tu as perdu quinze cents francs au jeu&|160;? àton âge&|160;!

– Oh&|160;! mon oncle, mon oncle, s’écria le pauvre Oscar queces paroles plongèrent à fond dans l’horreur de sa position et quise jeta devant son oncle à genoux, les mains jointes. Il est midi,je suis perdu, déshonoré… . Monsieur Desroches sera sanspitié&|160;! Il s’agit d’une affaire importante à laquelle il metson amour-propre. Je devais aller chercher ce matin au Greffe lejugement Vandenesse contre Vandenesse&|160;! Qu’est-ilarrivé&|160;?… Que vais-je devenir&|160;?… Sauvez-moi, par lesouvenir de mon père et de ma tante&|160;!… Venez avec moi chezmonsieur Desroches, expliquez-lui cela, trouvez desprétextes&|160;!…

Ces phrases étaient jetées à travers des pleurs et des sanglotsqui eussent attendri les sphinx du désert de Louqsor.

– Eh&|160;! bien, vieux grigou, s’écria la danseuse quipleurait, laisserez-vous déshonorer votre propre neveu, le fils del’homme à qui vous devez votre fortune, car il se nomme OscarHusson&|160;! sauvez-le, ou Titine te renie pour sonmilord&|160;!

– Mais comment se trouve-t-il ici&|160;? demanda levieillard.

– Hé&|160;! pour avoir oublié l’heure d’aller chercher lejugement dont il parle, ne voyez-vous pas qu’il s’est grisé, qu’ilest tombé là de sommeil et de fatigue&|160;? Georges et son cousinFrédéric ont régalé les clercs de Desroches au Rocher de Cancale,hier.

Le père Cardot regardait la danseuse en hésitant.

– Allons donc, vieux singe, est-ce que je ne l’aurais pas mieuxcaché s’il en était autrement&|160;? s’écria-t-elle.

– Tiens, voilà cinq cents francs, drôle&|160;! dit Cardot à sonneveu, c’est tout ce que tu auras de moi jamais&|160;! Vat’arranger avec ton patron si tu peux. Je rendrai les mille francsque mademoiselle t’a prêtés&|160;; mais je ne veux plus entendreparler de toi.

Oscar se sauva sans vouloir en entendre davantage&|160;; mais,une fois dans la rue, il ne sut plus où aller.

Le hasard qui perd les gens et le hasard qui les sauve firentdes efforts égaux pour et contre Oscar dans cette terriblematinée&|160;; mais il devait succomber avec un patron qui nedémordait pas d’une affaire une fois entamée. En rentrant chezelle, Mariette, épouvantée de ce qui pouvait arriver au pupille deson frère, avait écrit à Godeschal un mot dans lequel elle mit unbillet de cinq cents francs, en prévenant son frère de la griserieet des malheurs advenus à Oscar. Cette bonne fille s’endormit enrecommandant à sa femme de chambre d’aller porter ce petit paquetchez Desroches avant sept heures. De son côté, Godeschal, en selevant à six heures, ne trouva point Oscar. Il devina tout. Il pritcinq cents francs sur ses économies, et courut chez le greffierchercher le jugement, afin de présenter la signification à lasignature de Desroches à huit heures. Desroches, toujours levé dèsquatre heures, entra dans son Etude à sept heures. La femme dechambre de Mariette, ne trouvant point le frère de sa maîtresse àsa mansarde, descendit à l’Etude, et y fut reçue par Desroches àqui naturellement elle présenta le paquet.

– Est-ce pour affaire d’Etude&|160;? demanda le patron, je suismonsieur Desroches.

– Voyez, monsieur, dit la femme de chambre.

Desroches ouvrit la lettre et la lut. En y voyant un billet decinq cents francs, il rentra dans son cabinet, furieux contre sonsecond clerc. Il entendit, à sept heures et demie, Godeschal quidictait la signification du jugement au deuxième premier clerc, etquelques instants après le bon Godeschal entra triomphant chez sonpatron.

– Est-ce Oscar Husson qui est allé ce matin chez Simon&|160;?demanda Desroches.

– Oui, monsieur, répondit Godeschal.

– Qui donc lui a donné l’argent&|160;? fit l’avoué.

– Vous, dit Godeschal, samedi.

– Il pleut donc des billets de cinq cents francs&|160;? s’écriaDesroches. Tenez, Godeschal, vous êtes un brave garçon&|160;; maisle petit Husson ne mérite pas tant de générosité. Je hais lesimbéciles, mais je hais encore davantage les gens qui font desfautes malgré les soins paternels dont on les entoure. Il remit àGodeschal la lettre de Mariette et le billet de cinq cents francsqu’elle envoyait. – Vous m’excuserez de l’avoir ouverte, reprit-il,la soubrette de votre sœur m’a dit que c’était pour affaired’Etude. Vous congédierez Oscar.

– Le pauvre petit malheureux m’a-t-il donné du mal&|160;? ditGodeschal. Ce grand vaurien de Georges Marest est son mauvaisgénie, il faut qu’il le fuie comme la peste&|160;; car je ne saispas ce dont il serait cause à une troisième rencontre.

– Comment cela&|160;? dit Desroches.

Godeschal raconta sommairement la mystification du voyage àPresles.

– Ah&|160;! dit l’avoué, dans le temps Joseph Bridau m’a parléde cette farce, c’est à cette rencontre que nous avons dû la faveurdu comte de Sérisy pour monsieur son frère.

En ce moment Moreau se montra, car il se trouvait une affaireimportante pour lui dans cette succession Vandenesse. Le marquisvoulait vendre en détail la terre de Vandenesse, et le comte sonfrère s’y opposait. Le marchand de biens essuya donc le premier feudes justes plaintes, des sinistres prophéties que Desroches fulminacontre son ex-second clerc, et il en résulta chez le plus ardentprotecteur de ce malheureux enfant cette opinion que la vanitéd’Oscar était incorrigible.

– Faites-en un avocat, dit Desroches, il n’a plus que sa thèse àpasser&|160;; et, dans ce métier-là, ses défauts deviendrontpeut-être des qualités.

En ce moment Clapart tombé malade, était gardé par sa femme,tâche pénible, devoir sans aucune récompense. L’employé tourmentaitcette pauvre créature, qui jusqu’alors ignorait les atroces ennuiset les taquineries venimeuses que se permet, dans le tête-à-tête detoute une journée, un homme imbécile à demi et que la misèrerendait sournoisement furieux. Enchanté de fourrer une pointeacérée dans le coin sensible de ce cœur de mère, il avait enquelque sorte deviné les appréhensions que l’avenir, la conduite etles défauts d’Oscar inspiraient à la pauvre femme. En effet, quandune mère a reçu de son enfant un assaut semblable à celui del’affaire de Presles, elle est en des transes continuelles&|160;;et, à la manière dont sa femme vantait Oscar toutes les fois qu’ilobtenait un succès, Clapart reconnaissait l’étendue des inquiétudessecrètes de la mère, et il les réveillait à tout propos.

– Enfin, Oscar va mieux que je ne l’espérais&|160;; je me ledisais bien, son voyage à Presles n’était qu’une inconséquence dejeunesse. Quels sont les jeunes gens qui ne commettent pas defautes&|160;? Ce pauvre enfant&|160;! il supporte héroïquement desprivations qu’il n’eût pas connues si son pauvre père avait vécu.Dieu veuille qu’il sache contenir ses passions&|160;! etc.,etc.

Or, pendant que tant de catastrophes se passaient rue de Vendômeet rue de Béthisy, Clapart assis au coin du feu, enveloppé dans uneméchante robe de chambre, regardait sa femme, occupée à faire à lacheminée de la chambre à coucher tout ensemble le bouillon, latisane de Clapart et son déjeuner à elle.

– Mon Dieu, je voudrais bien savoir comment a fini la journéed’hier&|160;! Oscar devait déjeuner au Rocher-de-Cancale et allerle soir chez une marquise…

– Oh&|160;! soyez tranquille, tôt ou tard le pot aux roses sedécouvrira, lui dit son mari. Est-ce que vous croyez à cettemarquise&|160;? Allez&|160;! un jeune homme qui a des sens, aprèstout, et des goûts de dépense, comme Oscar, trouve des marquises enEspagne, à prix d’or&|160;? Il vous tombera quelque matin sur lesbras avec des dettes…

– Vous ne savez qu’inventer pour me désespérer&|160;! s’écriamadame Clapart. Vous vous êtes plaint que mon fils mangeait vosappointements, et jamais il ne vous a rien coûté. Voici deux ansque vous n’avez aucun prétexte pour dire du mal d’Oscar, le voilàmaintenant second clerc, son oncle et monsieur Moreau pourvoient àtout, et il a d’ailleurs huit cents francs d’appointements. Si nousavons du pain durant nos vieux jours, nous le devrons à ce cherenfant. En vérité, vous êtes d’une injustice…

– Vous appelez mes prévisions de l’injustice, répondit aigrementle malade.

En ce moment on sonna vivement. Madame Clapart courut ouvrir etresta dans la première pièce avec Moreau, qui venait adoucir lecoup que la nouvelle légèreté d’Oscar devait porter à sa pauvremère.

– Comment, il a perdu l’argent de l’Etude&|160;! s’écria madameClapart en pleurant.

– Hein&|160;! quand je vous le disais&|160;? s’écria Clapart quise montra comme un spectre à la porte du salon où la curiositél’avait attiré.

– Mais qu’allons-nous faire de lui&|160;? demanda madame Clapartque la douleur rendit insensible à cette piqûre de Clapart.

– S’il portait mon nom, répondit Moreau, je le verraistranquillement tirer à la conscription&|160;; et, s’il amenait unmauvais numéro, je ne lui payerais pas un homme pour le remplacer.Voici la seconde fois que votre fils commet des sottises parvanité. Eh&|160;! bien, la vanité lui inspirera peut-être desactions d’éclat, qui le recommanderont dans cette carrière.D’ailleurs, six ans de service militaire lui mettront du plomb dansla tète&|160;; et, comme il n’a que sa thèse à passer, il ne serapas si malheureux de se trouver avocat à vingt-six ans, s’il veutcontinuer le métier du barreau après avoir payé, comme on dit,l’impôt du sang. Cette fois, du moins, il aura été puni sévèrement,il aura pris de l’expérience, et contracté l’habitude de lasubordination. Avant de faire son stage au Palais, il aura fait sonstage dans la vie.

– Si c’est là votre arrêt pour un fils, dit madame Clapart, jevois que le cœur d’un père ne ressemble en rien à celui d’une mère.Mon pauvre Oscar, soldat&|160;?…

– Aimez-vous mieux le voir se jeter la tête la première dans laSeine après avoir commis une action déshonorante&|160;? Il ne peutplus être avoué, le trouvez-vous assez sage pour le mettreavocat&|160;?… En attendant l’âge de raison, quedeviendra-t-il&|160;? un mauvais sujet&|160;; au moins ladiscipline vous le conservera…

– Ne peut-il aller dans une autre Etude&|160;? son oncle Cardotlui payera certainement son remplaçant, il lui dédiera sathèse.

En ce moment, le bruit d’un fiacre, dans lequel tenait tout lemobilier d’Oscar, annonça le malheureux jeune homme qui ne tardapas à se montrer.

– Ah&|160;! te voilà, monsieur Joli-Cœur&|160;? s’écriaClapart.

Oscar embrassa sa mère et tendit à monsieur Moreau une main quecelui-ci refusa de serrer, Oscar répondit à ce mépris par un regardauquel le reproche donna une hardiesse qu’on ne lui connaissaitpas.

– Ecoutez, monsieur Clapart, dit l’enfant devenu homme, vousennuyez diablement ma pauvre mère, et c’est votre droit&|160;; elleest, pour son malheur, votre femme. Mais moi, c’est autrechose&|160;! Me voilà majeur dans quelques mois&|160;; or, vousn’avez aucun droit sur moi, quand même je serais mineur. On ne vousa jamais rien demandé&|160;! Grâce à monsieur que voici, je ne vousai pas coûté deux liards, je ne vous dois aucune espèce dereconnaissance&|160;; ainsi, laissez-moi tranquille.

Clapart, en entendant cette apostrophe, regagna sa bergère aucoin du feu. Le raisonnement du second clerc et la fureurintérieure du jeune homme de vingt ans, qui venait de recevoir uneleçon de son ami Godeschal, imposèrent pour toujours silence àl’imbécillité du malade.

– Un entraînement auquel vous eussiez succombé tout comme moiquand vous aviez mon âge, dit Oscar à Moreau, m’a fait commettreune faute que Desroches trouve grave et qui n’est qu’unepeccadille. Je m’en veux bien plus d’avoir pris Florentine de laGaîté pour une marquise, et des actrices pour des femmes comme ilfaut, que d’avoir perdu quinze cents francs au milieu d’une petitedébauche où tout le monde, même Godeschal, était dans les vignes duseigneur. Cette fois, du moins, je n’ai nui qu’à moi. Me voicicorrigé. Si vous voulez m’aider, monsieur Moreau, je vous jure queles six ans, pendant lesquels je dois rester clerc avant de pouvoirtraiter, se passeront sans…

– Halte-là, dit Moreau, j’ai trois enfants, et je ne peuxm’engager à rien… .

– Bien, bien, dit à son fils madame Clapart en jetant un regardde reproche à Moreau, ton oncle Cardot…

– Il n’y a plus d’oncle Cardot, répondit Oscar qui raconta lascène de la rue de Vendôme.

Madame Clapart, qui sentit ses jambes se dérober sous le poidsde son corps, alla tomber sur une chaise de la salle à manger,comme foudroyée.

– Tous les malheurs ensemble&|160;!… dit-elle ens’évanouissant.

Moreau prit la pauvre mère dans ses bras et la porta sur le litdans la chambre à coucher. Oscar demeurait immobile et commefoudroyé.

– Tu n’as plus qu’à te faire soldat, dit le marchand de biens enrevenant à Oscar. Ce niais de Clapart ne me paraît pas avoir troismois à vivre, ta mère restera sans un sou de rente, ne dois-je pasréserver pour elle le peu d’argent dont je puis disposer&|160;?Voilà ce qu’il m’était impossible de te dire devant ta mère.Soldat, tu mangeras du pain, et tu réfléchiras à la vie comme elleest pour les enfants sans fortune.

– Je puis tirer un bon numéro, dit Oscar.

– Après&|160;? Ta mère a bien rempli ses devoirs de mère enverstoi : elle t’a donné de l’éducation, elle t’avait mis dans le bonchemin, tu viens d’en sortir, que tenterais-tu&|160;? Sans argent,on ne peut rien, tu le sais aujourd’hui&|160;; et tu n’es pas hommeà commencer une carrière en mettant habit bas et prenant la vestedu manœuvre ou de l’ouvrier. D’ailleurs, ta mère t’aime, veux-tu latuer&|160;? Elle mourrait en te voyant tombé si bas.

Oscar s’assit et ne retint plus ses larmes qui coulèrent enabondance. Il comprenait aujourd’hui ce langage, si complètementinintelligible pour lui lors de sa première faute.

– Les gens sans fortune doivent être parfaits&|160;! dit Moreausans soupçonner la profondeur de cette cruelle sentence.

– Mon sort ne sera pas long-temps indécis, je tire après demain,répondit Oscar. D’ici là je résoudrai mon avenir.

Moreau, désolé malgré son maintien sévère, laissa le ménage dela rue de la Cerisaie dans le désespoir. Trois jours après, Oscaramena le numéro vingt-sept. Dans l’intérêt de ce pauvre garçon,l’ancien régisseur de Presles eut le courage d’aller demander àmonsieur le comte de Sérisy sa protection pour faire appeler Oscardans la cavalerie. Or, le fils du Ministre-d’Etat ayant été classédans les derniers en sortant de l’Ecole Polytechnique, était entrépar faveur sous-lieutenant dans le régiment de cavalerie du duc deMaufrigneuse. Oscar eut donc, dans son malheur, le petit bonheurd’être, sur la recommandation du comte de Sérisy, incorporé dans cebeau régiment avec la promesse d’être promu fourrier au bout d’unan. Ainsi le hasard mit l’ex-clerc sous les ordres du fils demonsieur de Sérisy.

Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle futvivement atteinte par ces catastrophes, madame Clapart se laissadévorer par certains remords qui saisissent les mères dont laconduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinentau repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elleattribua les misères de son second mariage et les malheurs de sonfils à une vengeance de Dieu qui lui faisait expier les fautes lesplaisirs de sa jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitudepour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première foisdepuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l’abbé Gaudron, quila jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussimaltraitée et aussi aimante que celle de madame Clapart devaitdevenir simplement pieuse. L’ancienne Aspasie du Directoire voulutracheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur latête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exerciceset aux œuvres de la piété la plus vive. Elle crut avoir attirél’attention du Ciel après avoir réussi à sauver monsieur Clapart,qui, grâce à ses soins, vécut pour la tourmenter&|160;; mais ellevoulut voir, dans les tyrannies de cet esprit faible, des épreuvesinfligées par la Main qui caresse en châtiant. Oscar, d’ailleurs,se conduisit si parfaitement, qu’en 1830 il étaitmaréchal-des-logis-chef dans la compagnie du vicomte de Sérisy, cequi lui donnait le grade de sous-lieutenant dans la Ligne, lerégiment du duc de Maufrigneuse appartenant à la Garde-Royale.Oscar Husson avait alors vingt-cinq ans. Comme la Garde-Royaletenait toujours garnison à Paris ou dans un rayon de trente lieuesautour de la capitale, il venait voir sa mère de temps en temps, etlui confiait ses douleurs, car il avait assez d’esprit pourcomprendre qu’il ne serait jamais officier. A cette époque, lesgrades dans la cavalerie étaient à peu près dévolus aux fils cadetsdes familles nobles, et les gens sans particule à leur nomavançaient difficilement. Toute l’ambition d’Oscar était de quitterla Garde et d’être nommé sous-lieutenant dans un régiment decavalerie de la Ligne. Au mois de février 1830, madame Clapartobtint par l’abbé Gaudron, devenu curé de Saint-Paul, la protectionde madame la Dauphine, et Oscar fut promu sous-lieutenant.

Quoiqu’au dehors l’ambitieux Oscar parût être excessivementdévoué aux Bourbons, au fond du cœur il était libéral. Aussi, dansla bataille de 1830, passa-t-il au peuple. Cette défection, qui eutune importance due au point sur lequel elle s’opéra, valut à Oscarl’attention publique. Dans l’exaltation du triomphe, au moisd’août, Oscar, nommé lieutenant, eut la croix de laLégion-d’Honneur, et obtint d’être attaché comme aide-de-camp à LaFayette qui lui fit avoir le grade de capitaine en 1832. Quand ondestitua l’amateur de la meilleure des républiques de soncommandement en chef des gardes nationales du royaume, OscarHusson, dont le dévouement à la nouvelle dynastie tenait dufanatisme, fut placé comme chef d’escadron dans un régiment envoyéen Afrique, lors de la première expédition entreprise par le princeroyal. Le vicomte de Sérisy se trouvait être lieutenant-colonel dece régiment. A l’affaire de la Macta, où il fallut laisser le champaux Arabes, monsieur de Sérisy resta blessé sous son cheval mort.Oscar dit alors à son escadron :

– Messieurs, c’est aller à la mort, mais nous ne devons pasabandonner notre colonel… Il fondit le premier sur les Arabes, etses gens électrisés le suivirent. Les Arabes, dans le premierétonnement que leur causa ce retour offensif et furieux, permirentà Oscar de s’emparer du vicomte qu’il prit sur son cheval ens’enfuyant au grand galop, quoique dans cette opération, tentée aumilieu d’une horrible mêlée, il eût reçu deux coups de yatagan surle bras gauche. La belle conduite d’Oscar fut récompensée par lacroix d’officier de la Légion-d’Honneur et par sa promotion augrade de lieutenant-colonel. Il prodigua les soins les plusaffectueux au vicomte de Sérisy que sa mère vint chercher et quimourut, comme on sait, à Toulon, des suites de ses blessures. Lacomtesse de Sérisy n’avait point séparé son fils de celui qui,après l’avoir arraché aux Arabes, le soignait encore avec tant dedévouement. Oscar était si grièvement blessé que l’amputation dubras gauche fut jugée nécessaire par le chirurgien que la comtesseamenait à son fils. Le comte de Sérisy pardonna donc à Oscar sessottises du voyage à Presles, et se regarda même comme son débiteurquand il eut enterré ce fils, devenu fils unique, dans la chapelledu château de Sérisy.

Long-temps après l’affaire de la Macta, une vieille dame vêtuede noir, donnant le bras à un homme de trente-quatre ans, et danslequel les passants pouvaient d’autant mieux reconnaître unofficier retraité qu’il avait un bras de moins et la rosette de laLégion-d’Honneur à sa boutonnière, stationnaient, à huit heures dumatin, au mois de mai, sous la porte cochère de l’hôtel duLion-d’Argent, rue du faubourg Saint-Denis, en attendant sans doutele départ d’une diligence. Certes, Pierrotin, l’entrepreneur desservices de la vallée de l’Oise, et qui la desservait en passantpar Saint-Leu-Taverny et l’Ile-Adam jusqu’à Beaumont, devaitdifficilement retrouver dans cet officier au teint bronzé le petitOscar Husson qu’il avait mené jadis à Presles. Madame Clapart,enfin veuve, était tout aussi méconnaissable que son fils. Clapart,l’une des victimes de l’attentat de Fieschi, avait plus servi safemme par sa mort que par toute sa vie.

Naturellement, l’inoccupé, le flâneur Clapart s’était campé surson boulevard du Temple à regarder sa légion passée en revue. Lapauvre dévote avait donc été portée pour quinze cents francs depension viagère dans la loi rendue à propos de cette machineinfernale en faveur des victimes.

La voiture, à laquelle on attelait quatre chevaux gris-pommelésqui eussent fait honneur aux Messageries-Royales, était divisée encoupé, intérieur, rotonde et impériale. Elle ressemblaitparfaitement aux diligences appelées Gondoles qui soutiennentaujourd’hui sur la route de Versailles la concurrence avec les deuxchemins de fer. A la fois solide et légère, bien peinte et bientenue, doublée de fin drap bleu, garnie de stores à dessinsmauresques et de coussins en maroquin rouge, l’Hirondelle de l’Oisecontenait dix-neuf voyageurs. Pierrotin, quoiqu’âgé decinquante-six ans, avait peu changé. Toujours vêtu de sa blouse,sous laquelle il portait un habit noir, il fumait son brûle-gueuleen surveillant deux facteurs en livrée qui chargeaient de nombreuxpaquets sur la vaste impériale de sa voiture.

– Vos places sont-elles retenues&|160;? dit-il à madame Clapartet à Oscar en les examinant comme un homme qui demande desressemblances à son souvenir.

– Oui, deux places d’intérieur au nom de Belle-Jambe, mondomestique, répondit Oscar, il a dû les prendre en partant hier ausoir.

– Ah&|160;! monsieur est le nouveau percepteur de Beaumont, ditPierrotin, vous remplacez le neveu de monsieur Margueron…

– Oui, dit Oscar en serrant le bras de sa mère qui allaitparler.

A son tour, l’officier voulait rester inconnu pendant quelquetemps.

En ce moment, Oscar tressaillit en entendant la voix de GeorgesMarest qui cria de la rue : – Pierrotin, avez-vous encore uneplace&|160;?

– Il me semble que vous pourriez bien me dire monsieur sans vousdéchirer la gueule, répondit vivement l’entrepreneur des Servicesde la vallée de l’Oise.

Sans le son de voix, Oscar n’aurait pu reconnaître lemystificateur qui déjà deux fois lui avait été si fatal. Georges,presque chauve, ne conservait plus que trois ou quatre mèches decheveux au-dessus des oreilles, et soigneusement ébouriffées pourdéguiser le plus possible la nudité du crâne. Un embonpoint malplacé, un ventre pyriforme altéraient les proportions autrefois siélégantes de l’ex-beau jeune homme. Devenu presque ignoble detournure et de maintien, Georges annonçait bien des désastres enamour et une vie de débauches continuelles par un teint couperosé,par des traits grossis et comme vineux. Les yeux avaient perdu cebrillant, cette vivacité de la jeunesse que les habitudes sages oustudieuses ont le pouvoir de maintenir. Georges, vêtu comme unhomme insouciant de sa mise, portait un pantalon à sous-pieds, maisflétri, dont la façon voulait des bottes vernies. Ses bottes àsemelles épaisses, mal cirées, étaient âgées de plus de troistrimestres&|160;; ce qui, à Paris, équivaut à trois ans ailleurs.Un gilet fané, une cravate nouée avec prétention, quoique ce fût unvieux foulard, accusaient l’espèce de détresse cachée à laquelle unancien élégant peut se trouver en proie. Enfin Georges se montraità cette heure matinale en habit au lieu d’être en redingote,diagnostic d’une réelle misère&|160;! Cet habit, qui devait avoirvu plus d’un bal, avait passé, comme son maître, de l’opulencequ’il représentait jadis, à un travail journalier. Les coutures dudrap noir offraient des lignes blanchâtres, le col était graisseux,l’usure avait découpé les bouts de manche en dents de loup. EtGeorges osait attirer l’attention par des gants jaunes, un peusalis à la vérité, sur l’un desquels une bague à la chevalière sedessinait en noir. Autour de la cravate, passée dans un anneau d’orprétentieux, se tortillait une chaîne de soie figurant des cheveuxet à laquelle tenait sans doute une montre. Son chapeau, quoiquemis assez crânement, révélait plus que tous ces symptômes la misèrede l’homme hors d’état de donner seize francs à un chapelier, quandil est forcé de vivre au jour le jour. L’ancien amant de cœur deFlorentine agitait une canne à pomme de vermeil ciselée, maishorriblement bossuée. Le pantalon bleu, le gilet en étoffe diteécossaise, la cravate en soie bleu de ciel, et la chemise encalicot rayé de bandes roses exprimaient au milieu de tant deruines un tel désir de paraître, que ce contraste formaitnon-seulement un spectacle, mais encore un enseignement.

– Et c’est là Georges&|160;?… se dit intérieurement Oscar, unhomme que j’ai laissé riche de trente mille livres de rentes.

– Monsieur de Pierrotin a-t-il encore une place dans lecoupé&|160;? répondit ironiquement Georges.

– Non, mon coupé est pris par un pair de France, le gendre demonsieur Moreau, monsieur le baron de Canalis, sa femme et sabelle-mère. Il ne me reste qu’une place d’intérieur.

– Diable&|160;! il paraît que sous tous les gouvernements lespairs de France voyagent par les voitures à Pierrotin. Je prends laplace d’intérieur, répondit Georges qui se rappelait l’aventure demonsieur de Sérisy.

Il jeta sur Oscar et sur la veuve un regard d’examen et nereconnut ni le fils ni la mère. Oscar avait le teint bronzé par lesoleil d’Afrique, ses moustaches étaient excessivement fournies etses favoris très-amples&|160;; sa figure creusée et ses traitsprononcés s’accordaient avec son attitude militaire. La rosetted’officier, le bras de moins, la sévérité du costume, tout auraitégaré les souvenirs de Georges, s’il avait eu quelque souvenir deson ancienne victime. Quant à madame Clapart, que Georges avait àpeine jadis vue, dix ans consacrés aux exercices de la piété laplus sévère l’avaient transformée. Personne n’eût imaginé que cetteespèce de Sœur Grise cachait une des Aspasies de 1797.

Un énorme vieillard, vêtu simplement, mais d’une façon cossue,et dans lequel Oscar reconnut le père Léger, arriva lentement etlourdement&|160;; il salua familièrement Pierrotin qui parut luiporter le respect dû, par tous pays, aux millionnaires.

– Hé&|160;! c’est le père Léger&|160;! toujours de plus en plusprépondérant, s’écria Georges.

– A qui ai-je l’honneur de parler&|160;? demanda le père Légerd’un ton sec.

– Comment&|160;? vous ne reconnaissez pas le colonel Georges,l’ami d’Ali-Pacha&|160;? Nous avons fait route ensemble un jour,avec le comte de Sérisy qui gardait l’incognito.

Une des sottises les plus habituelles aux gens tombés est devouloir reconnaître les gens et de vouloir s’en fairereconnaître.

– Vous êtes bien changé, répondit le vieux marchand de biens,devenu deux fois millionnaire.

– Tout change, dit Georges. Voyez si l’auberge du Lion-d’Argentet si la voiture de Pierrotin ressemblent à ce qu’elles étaient ily a quatorze ans.

– Pierrotin a maintenant à lui seul les Messageries de la valléede l’Oise, et il fait rouler de belles voitures, répondit monsieurLéger. C’est un bourgeois de Beaumont, il y tient un hôtel oùdescendent les diligences, il a une femme et une fille qui ne sontpas maladroites…

Un vieillard d’environ soixante-dix ans descendit de l’hôtel etse joignit aux voyageurs qui attendaient le moment de monter envoiture.

– Allons donc, papa Reybert, dit Léger, nous n’attendons plusque votre grand homme.

– Le voici, dit l’intendant du comte de Sérisy en montrantJoseph Bridau.

Ni Georges ni Oscar ne purent reconnaître le peintre illustre,car il offrait cette figure ravagée si célèbre et son maintienaccusait l’assurance que donne le succès. Sa redingote noire étaitornée d’un ruban de la Légion-d’Honneur. Sa mise, excessivementrecherchée, indiquait une invitation à quelque fêtecampagnarde.

En ce moment, un commis, tenant une feuille à la main, sortitd’un bureau construit dans l’ancienne cuisine du Lion-d’Argent, etse plaça devant le coupé vide.

– Monsieur et madame de Canalis, trois places&|160;! cria-t-il.Il passa à l’intérieur et nomma successivement : – MonsieurBelle-jambe, deux places. – Monsieur de Reybert, trois places. –Monsieur… . votre nom&|160;? dit-il à Georges.

– Georges Marest, répondit tout bas l’homme déchu.

Le commis alla vers la rotonde devant laquelle s’attroupaientdes nourrices, des gens de la campagne et de petits boutiquiers quise disaient adieu&|160;; après avoir empilé les six voyageurs, lecommis appela par leurs noms quatre jeunes gens qui montèrent surla banquette de l’impériale, et dit : – Roulez&|160;!… pour toutordre de départ. Pierrotin se mit à côté de son conducteur, unjeune homme en blouse qui, de son côté, cria : – Tirez&|160;! à seschevaux.

La voiture, enlevée par les quatre chevaux achetés à Roye,gravit au petit trot la montée du faubourg Saint-Denis&|160;; maisune fois arrivée au-dessus de Saint-Laurent, elle fila comme unemalle-poste jusqu’à Saint-Denis, en quarante minutes. On nes’arrêta point à l’auberge aux talmouses, et l’on prit à gauche deSaint-Denis la route de la vallée de Montmorency.

Ce fut en tournant là que Georges rompit le silence que lesvoyageurs avaient gardé jusqu’alors, en s’observant les uns lesautres.

– On marche un peu mieux qu’il y a quinze ans, dit-il en tirantune montre d’argent, hein&|160;! père Léger.

– On a la condescendance de me nommer monsieur Léger, réponditle millionnaire.

– Mais c’est notre blagueur de mon premier voyage à Presles,s’écria Joseph Bridau. Eh&|160;! bien, avez-vous fait de nouvellescampagnes en Asie, en Afrique, en Amérique&|160;? dit le grandpeintre.

– Sacrebleu&|160;! j’ai fait la Révolution de Juillet, et c’estbien assez, car elle m’a ruiné…

– Ah&|160;! vous avez fait la Révolution de Juillet, dit lepeintre. Ça ne m’étonne pas, car je n’ai jamais voulu croire, commeon me le disait, qu’elle s’était faite toute seule.

– Comme on se retrouve, dit monsieur Léger en regardant monsieurde Reybert. Tenez, papa Reybert, voilà le clerc de notaire à quivous avez dû sans doute l’intendance des biens de la maison deSérisy…

– Il nous manque Mistigris, maintenant illustre sous le nom deLéon de Lora, et ce petit jeune homme assez bête pour avoir parléau comte des maladies de peau qu’il a fini par guérir, et de safemme qu’il a fini par quitter pour mourir en paix, dit JosephBridau.

– Il manque aussi monsieur le comte, dit Reybert.

– Oh&|160;! je crois, dit avec mélancolie Joseph Bridau, que ledernier voyage qu’il fera sera celui de Presles à l’Ile-Adam pourassister à la cérémonie de mon mariage.

– Il se promène encore en voiture dans son parc, répondit levieux Reybert.

– Sa femme vient-elle souvent le voir&|160;? demanda Léger.

– Une fois par mois, dit Reybert. Elle affectionne toujoursParis, elle a marié, le mois de septembre dernier, sa nièce,mademoiselle du Rouvre, sur laquelle elle a reporté toutes sesaffections, à un jeune Polonais fort riche, le comte Laginski…

– Et à qui, demanda madame Clapart, iront les biens de monsieurde Sérisy&|160;?

– A sa femme qui l’enterrera, répondit Georges. La comtesse estencore très-bien pour une femme de cinquante-quatre ans, elle esttoujours élégante&|160;; et, à distance, elle fait encoreillusion…

– Elle vous fera long-temps illusion, dit alors Léger quiparaissait vouloir se venger de son mystificateur.

– Je la respecte, répondit Georges au père Léger. Mais, àpropos, qu’est devenu ce régisseur qui, dans le temps, a étérenvoyé&|160;?

– Moreau&|160;? reprit Léger&|160;; mais il est député del’Oise.

– Ah&|160;! c’est le fameux centrier&|160;! Moreau de l’Oise,dit Georges.

– Oui, reprit Léger, monsieur Moreau de l’Oise. Il a un peu plustravaillé que vous à la Révolution de Juillet et il a fini paracheter la magnifique terre de Pointel, entre Presles etBeaumont.

– Oh&|160;! à côté de celle qu’il régissait, auprès de sonancien maître, c’est de bien mauvais goût, dit Georges.

– Ne parlez pas si haut, dit monsieur de Reybert, car madameMoreau et sa fille, la baronne de Canalis, sont, ainsi que songendre, l’ancien ministre, dans le coupé.

– Quelle dot a-t-il donc donnée pour faire épouser sa fille ànotre grand orateur&|160;?

– Mais quelque chose comme deux millions, dit le père Léger.

– Il avait du goût pour les millions, dit Georges en souriant età voix basse, il commençait sa pelote à Presles…

– Ne dites rien de plus sur monsieur Moreau, s’écria vivementOscar. Il me semble que vous devriez avoir appris à vous taire dansles voitures publiques.

Joseph Bridau regarda l’officier manchot pendant quelquessecondes, et s’écria : – Monsieur n’est pas ambassadeur, mais sarosette nous dit assez qu’il a fait du chemin, et noblement, carmon frère et le général Giroudeau vous ont souvent cité dans leursrapports..

– Oscar Husson&|160;? s’écria Georges. Ma foi&|160;! sans votrevoix, je ne vous aurais pas reconnu.

– Ah&|160;! c’est monsieur qui a si courageusement arraché levicomte Jules de Sérisy aux Arabes&|160;? demanda Reybert, et à quimonsieur le comte a fait avoir la perception de Beaumont enattendant la recette de Pontoise&|160;?…

– Oui, monsieur, dit Oscar.

– Hé&|160;! bien, dit le grand peintre, vous me ferez, monsieur,le plaisir d’assister à mon mariage à l’Isle-Adam.

– Qui épousez-vous&|160;? demanda Oscar.

– Mademoiselle Léger, répondit le peintre, la petite-fille demonsieur de Reybert. C’est un mariage que monsieur le comte deSérisy a bien voulu préparer pour moi, je lui devais déjà beaucoupcomme artiste&|160;; et, avant de mourir, il a voulu s’occuper dema fortune, à laquelle je ne songeais point…

– Le père Léger a donc épousé… dit Georges.

– Ma fille, répondit monsieur de Reybert et sans dot.

– Il a eu des enfants&|160;?

– Une fille. C’est bien assez pour un homme qui s’est trouvéveuf et sans enfants, répondit le père Léger. Tout comme Moreau,mon associé, j’aurai pour gendre un homme célèbre.

– Et, dit Georges en prenant un air presque respectueux avec lepère Léger vous habitez toujours l’Isle-Adam&|160;?

– Oui, j’ai acheté Cassan.

– Eh&|160;! bien, je suis heureux d’avoir pris ce jour-ci pourfaire la vallée de l’Oise, dit Georges. Vous pouvez m’être utiles,messieurs.

– En quoi&|160;? dit monsieur Léger.

– Ah&|160;! voici dit Georges. Je suis employé de l’Espérance,une Compagnie qui vient de se former, et dont les statuts vont êtreapprouvés par une ordonnance du roi. Cette institution donne aubout de dix ans des dots aux jeunes filles, des rentes viagères auxvieillards&|160;; elle paye l’éducation des enfants&|160;; elle secharge enfin de la fortune de tout le monde…

– Je le crois, dit le père Léger en souriant. En un mot, vousêtes courtier d’assurances.

– Non, monsieur. Je suis inspecteur-général, chargé d’établirles correspondants et les agents de la Compagnie dans toute laFrance et j’opère en attendant que les agents soient choisis, carc’est chose aussi délicate que difficile que de trouver d’honnêtesagents…

– Mais comment donc avez-vous perdu vos trente mille livres derentes&|160;? dit Oscar à Georges.

– Comme vous avez perdu votre bras, répondit sèchement l’ancienclerc de notaire à l’ancien clerc d’avoué.

– Vous avez donc fait quelque action d’éclat avec votrefortune&|160;? dit Oscar avec une ironie mêlée d’aigreur.

– Parbleu&|160;! j’en ai malheureusement fait beaucoup trop…d’actions, j’en ai à vendre.

On était arrivé à Saint-Leu-Taverny où tous les voyageursdescendirent pendant qu’on relayait. Oscar admira la vivacité quePierrotin déployait en décrochant les traits des palonniers pendantque son conducteur défaisait les guides des chevaux de volée.

– Ce pauvre Pierrotin, pensa-t-il, il est resté, comme moi, pastrès-avancé dans la vie. Georges est tombé dans la misère. Tous lesautres, grâce à la Spéculation et au Talent ont fait fortune…Déjeunons-nous là, Pierrotin&|160;? dit à haute voix Oscar enfrappant sur l’épaule du messager.

– Je ne suis pas le conducteur, dit Pierrotin.

– Qu’êtes-vous donc&|160;? demanda le colonel Husson.

– L’entrepreneur, répondit Pierrotin.

– Allons, ne vous fâchez pas avec de vieilles connaissances, ditOscar en montrant sa mère et sans quitter son protecteur. Nereconnaissez-vous pas madame Clapart&|160;?

Ce fut d’autant plus beau à Oscar de présenter sa mère àPierrotin qu’en ce moment madame Moreau de l’Oise descendue ducoupé regarda dédaigneusement Oscar et sa mère en entendant cenom.

– Ma foi&|160;! madame je ne vous aurais jamais reconnue ni vousmonsieur. Il parait que ça chauffe dur en Afrique&|160;?…

L’espèce de pitié que Pierrotin inspirait à Oscar fut ladernière faute que la vanité fit commettre au héros de cette Scène,et il en fut encore puni mais assez doucement. Voici comment.

Deux mois après son installation à Beaumont-sur-Oise, Oscarfaisait la cour à mademoiselle Georgette Pierrotin, dont la dotétait de cent cinquante mille francs et il épousa la fille del’entrepreneur des Messageries de l’Oise vers la fin de l’hiver1838.

L’aventure du voyage à Presles avait donné de la discrétion àOscar, la soirée de Florentine avait raffermi sa probité, lesduretés de la carrière militaire lui avaient appris la hiérarchiesociale et l’obéissance au sort. Devenu sage et capable, il futheureux. Avant sa mort le comte de Sérisy obtint pour Oscar larecette de Pontoise. La protection de monsieur Moreau de l’Oise,celle de la comtesse de Sérisy et de monsieur le baron de Canalisqui, tôt ou tard redeviendra ministre, assurent une RecetteGénérale à monsieur Husson en qui la famille Camusot reconnaîtmaintenant un parent.

Oscar est un homme ordinaire, doux, sans prétention, modeste etse tenant toujours, comme son gouvernement, dans un juste milieu.Il n’excite ni l’envie ni le dédain. C’est enfin le bourgeoismoderne.

Paris, février 1842.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer