Un drame au Labrador

Un drame au Labrador

de Vinceslas Eugene Dick

Chapitre 1 LES FUGITIFS

Il y a un peu plus d’une cinquantaine d’années, — en face du Grand Mécatina, sur la côte du Labrador, — vivait une pauvre famille de pêcheurs, composée du père, de la mère, de deux enfants (un garçon et une fille), et du cousin de ces derniers.

Le chef de la famille s’appelait Labarou ; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.

Quant aux deux femmes, l’une répondait au nom de mère Hélène et l’autre au sobriquet de : Mimie.

Tout ce petit monde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n’avait pas la moindre idée que l’on fût plus heureux ailleurs que sur cette lisière de côte désolée qu’il habitait.

Pour peu que la pêche allât bien, que la tempête ne vînt pas démolir la barque ou abîmer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n’en demandait pas davantage.

L’automne et le printemps, une goélette de cabotage parcourait cette partie de la côte, approvisionnant les pêcheurs échelonnés ça et là, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu’à la nouvelle saison navigable.

Quelquefois cette goélette avait à son bord un missionnaire, chargé des intérêts spirituels de cette vaste étendue de pays.

Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu’avait avec le reste de l’humanité la petite, colonie de Kécarpoui.

Car c’était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du mêmenom, que la famille Labarou avait assis son établissement.

Cela remontait à 1840.

Un soir de cette année-là, en juillet, unebarque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu’ilspossédaient : articles de ménage, provisions et agrès.

Le père, — un Français des îles Miquelon, —fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour lemeurtre d’un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentesentre pêcheurs et matelots, lorsqu’ils arrosent trop largement leplaisir qu’ils éprouvent de se retrouver sur le plancher desvaches.

Il s’était dit avec raison que le diablelui-même n’oserait pas l’aller chercher au fond de ces fiordsbizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuiteprécipitée avaient merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus étrange d’aspect, de plus sauvageà l’œil que l’estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l’endroit oùla rivière vient y mêler ses eaux ; rien de plus caché à tousles regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifsde Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terreindépendante de la justice française !

Les lames du large, longues et presquenivelées par une course de plusieurs milles en eau relativementcalme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivagede sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cettegrosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.

Mais, au-delà de cette lisière de sable, d’ungris-jaunâtre très doux à l’œil, quel chaos !… quelentassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiquesà équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l’étroite etprofonde rivière qui a fini par creuser son lit, — Dieu sait auprix de quelle suite de siècles ! — au milieu de cettecristallisation tourmentée !…

Ça et là, des mousses, des lichens, de petitssapins même, épais et trapus, s’élancent des fentes qui lézardentou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fondduquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers lamer.

Le thalweg de cette vallée est indiqué par laligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu’à unpâté de montagnes très élevées qui masque l’horizon du nord.

À droite et à gauche, le sol, moins tourmenté,offre ci et là des bouquets de sapins ou d’épinettes, qui semblentdes îlots surélevés au sein d’une mer de bruyères, d’où émergent denombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d’arbresfoudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre…

En somme, s’il plaît à l’imagination, le payasemble aride et tout à fait impropre à l’agriculture.

Pourtant, Labarou embrassa d’un œil satisfaitce paysage d’une horreur saisissante…

Bon homme au fond, mais d’humeur taciturne, —surtout depuis cette fatale rixe où il avait tué un camarade, — lepêcheur miquelonnais ne tarda pas à s’éprendre de cette naturebouleversée, si bien en harmonie avec sa propre conscience.

La situation exceptionnelle aussi de cettejolie baie, en pleine région de pêche, le décida…

Il résolut de s’y fixer.

L’installation ne fut ni longue, nidifficile.

Des sapins et des épinettes, de médiocrefutaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus,grossièrement équarris et superposés pour former les quatre pans dufutur logis. Toutes ces pièces de bois, liées à queue d’aronde auxquatre angles, formèrent un carré très solide, que l’on surmontad’un toit en accent circonflexe, recouvert de planchesconfectionnées à la diable…

Et la maison était construite.

On s’en rapporta aux jours de chômage à venirpour améliorer petit à petit cette installation faite à la hâte ety ajouter les hangars et autres annexes indispensables.

L’essentiel, pour le moment, c’était des’organiser pour la pêche.

Les agrès furent inspectés et réparés ;la barque radoubée et goudronnée de l’étrave à l’étambot ; lesvoiles remises en état…

Bref, quinze jours après leur abordage, lesLabarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vieordinaire.

Cela devait durer douze années entières,pendant lesquelles un incident digne d’être rapporté vint rompre lamonotonie de cette existence patriarcale.

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